Fiche du document numéro 23034

Num
23034
Date
Lundi 17 novembre 1997
Amj
Taille
1703469
Titre
Droits de l'homme et « méticulosité »
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le Forum

Libre opinion

Droits de l’homme et « méticulosité »

Michel Rocard

Ancien premier ministre,

Sous ce titre, mon vieil ami Noël Copin me passe dans La Croix du 30 septembre 1997 une volée de bois vert sympathique mais vigoureuse. Tout en rappelant gentiment que les problèmes de décolonisation, de droits de l’homme et de paix ou de guerre ne sont pas pour moi des sujets d'envolées oratoires mais d'engagement et de combat, il m'en veut de poser des questions sur le sens et l'intensité d'un regard particulier,et termine sèchement par cette phrase : « On ne peut construire la paix sur le mensonge même par omission. » Horreur. Naturellement, dit comme cela, Copin a raison. Et je partage totalement ce sentiment. Il me paraît cependant nécessaire de prendre la plume pour lever un malentendu, probablement dû d’ailleurs à une maladresse d'expression de ma part dans le texte qu'incrimine Noël Copin. Il s’agit d'une interview parue dans L'Événement du Jeudi au sujet du Rwanda, d'où je revenais. Ce texte est en fait une reprise, transformée en interview avec mon accord, d'extraits d'une conférence de presse que j'ai donnée à Kigali à la fin de mon séjour.

La phrase qui a choqué Noël Copin et qu'il cite est la suivante : « Tout l'Occident est en train de faire peser une obligation d'extrême méticulosité sur les droits de l'homme selon les critères juridiques du monde occidental, sans s'apercevoir que construire la paix au milieu de toute cette haine est très difficile. »

Et N. Copin demande: « Serait-ce à une façon nouvelle de distinguer entre « l'éthique de la responsabilité» et «l'éthique de la conviction » ? »

En effet, merci de l'avoir compris. À cela près cependant que ce qui me soucie, qui cherche la zone de convergence entre ces deux éthiques, n'a rien de nouveau. Bien au contraire, l'enracinement de la responsabilité dans la conviction et la validation de la conviction par l'exercice pertinent de la responsabilité font depuis l'origine des temps la dignité des politiques comme des citoyens, et notamment de ceux qui établissent et diffusent l'information, donc le jugement.

Nous sommes naturellement d'accord pour rechercher la transparence et condamner le mensonge même par omission. Je crois avoir montré que je me chauffais de ce bois-là. Je conviens même qu'on ne saurait observer le degré de respect, ici et là, des droits de l’homme, sans méticulosité, fût-elle extrême.

Ce qui me fait horreur et que j'entends condamner de la manière la plus formelle, est la sélectivité de cette méticulosité dans l'espace comme dans le temps. Le mensonge par omission concerne aussi les choix que l'on fait de souligner ceci et pas cela, et de s'occuper de tel pays à tel moment plutôt que de tel autre.

La plus forte unité des Nations Unies pour l'observation du respect des droits de l'homme, dans le monde d'aujourd'hui, est au Rwanda. Et une des plus fortes concentrations d'ONG s'étant donné cette tâche y est aussi. Dans l'absolu, c'est bien. Comment ne pas noter la disproportion de ces efforts par rapport à ce que la communauté internationale fait au Tibet, au Kosovo, dans les territoires palestiniens occupés par Israël, chez les Kurdes de Turquie ou d'Irak ou au Nigeria ? Bien sûr, c'est plus difficile. Les autorités locales ne le veulent guère, ou pas. Bon. Allons-y donc moins, ou pas. Mais n'ayons garde de le laisser oublier, et maintenons la comparaison constamment présente à l’esprit.


Car quel est le problème du Rwanda ? Avant de pouvoir juger de la situation actuelle du Rwanda, il faut savoir deux choses de son histoire.

La première est qu'il fut colonisé tard, vers 1890, et que dans les quatre siècles précédents il vivait sous la forme d'un royaume assez débonnaire confédérant des tribus à définition géographique, Tutsis au Nord-Est et Hutus ailleurs, sans distinction ethnique réelle. On se mélangeait paisiblement, le royaume ne connaissait de distinction ni sociale ni ethnique. C'est le colonisateur, allemand, puis belge à partir de 1919, qui les apporte. Lorsque l'administration belge a, au début des années 30, l'idée monstrueuse d'imposer la carte d'identité obligatoire avec mention ethnique, pour distinguer «l'élite locale » sur laquelle elle s'appuie, il va falloir classer ces gens : sera tutsi tout paysan propriétaire de plus de 10 vaches et hutu tout autre. En outre, un homme de moins de 1,60 m ne saurait être tutsi même s'il a 12 vaches. L'administration ne saurait s'appuyer sur les nabots. L'Église catholique suit en ethnicisant son message Mgr Caille [Classe] bénit les Tutsis et maudit les Hutus. Un hasard opportun lui fait. Cependant quitter ses fonctions à peu


Photo de Frédéric Sautereau
Un camp de réfugiés rwandais, en décembre 1996. L'attention de la communauté internationale pour ce pays est louable, mais bien tardive.

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près au moment où ces ingrats de Tutsis — les seuls bien sûr que l’on avait complètement scolarisés — demandent l'indépendance, vers 1958-1959, comme à peu près tout le monde en Afrique à l'époque. Du coup: le colonisateur comme l'Église prennent peur. On doit accepter sans barguigner la « révolution » de 1959. Le Rwanda devient une République gouvernée par la majorité hutue qui entend se venger de l'oppression subie depuis soixante ans. Et Mgr Perraudin, qui finit tranquillement ses jours en Suisse, couvre et signe un nouveau discours ethnicisé, mais pro-hutu celui-là.

Tout cela va venir devant le Tribunal pénal international dans les procès de l'année prochaine. La deuxième chose qu'il faut savoir du Rwanda est que, dans cette ambiance terrible (les premiers Tutsis fuient dès 1959), Juvénal Habyarimana qui accède au pouvoir en 1973 se révèle un nazi tropical de la pire espèce. Dans les quatre dernières années de son pouvoir (il meurt dans un avion abattu en 1994), il couvre et encourage la préparation méthodique d’un effroyable génocide. La désignation des chefs d'escadrons tueurs et les premières listes de cibles seront effectuées en un an et demi. Le déclenchement est « spontané » lorsque l'avion d'Habyarimana est abattu, On tue

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principalement à la machette, on éventre les femmes, on découpe les bébés en rondelles, on fait tuer les enfants par les parents, on rase au bulldozer une cathédrale bondée de personnes vivantes, on massacre dans l'église de la Sainte-Famille à Kigali sans que le curé bouge ni s'interpose. On oblige tous les hommes hutus à tuer eux-mêmes, faute de quoi on les massacre. Il y a, en quatre mois, plus de 1 200 000 morts, et naturellement bien davantage de Hutus que de Tutsis : il restait peu de ces derniers, et pour les Hutus toute hésitation devant le fait de tuer coûtait la vie.


Il est mensonger de croire que l’on peut dénoncer sans prêter attention à qui l’on dénonce et à qui la dénonciation va profiter.

Il y a dans toutes les familles du Rwanda des tueurs et des tués. Le désir de revanche reste présent dans toutes les relations de voisinage. Et surtout, 200 000 ou 300 000 massacreurs, membres ou encadrés par les FAR, forces armées rwandaises, l'armée devenue nazie de Habyarimana, ont fui vers le Zaïre, notamment en utilisant sans que nous l’ayons voulu la protection opportunément fournie par l'opération Turquoise. Et maintenant ces hommes rentrent, par milliers. En clandestins, en maquisards, Et ils tuent de nouveau, car ils ont gardé leur volonté de purification ethnique et veulent déstabiliser le pouvoir vainqueur.

Car un Front patriotique

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rwandais, né en exil en Ouganda, principalement fait de Tutsis mais avec beaucoup de Hutus ralliés dans ses rangs, dont l'actuel président de la République, Pasteur Bisimungu [sic], a vaincu l’armée d'Habyarimana et mis fin à cette horreur. Il a mis en place un gouvernement fait de 8 Tutsis et 13 Hutus, il a reconstitué un appareil judiciaire qui avait disparu, il accepte la présence des observateurs des droits de l'homme. Il a la main lourde dans l'interdiction des vengeances. Son armée est une guérilla victorieuse, à commandement mixte. Personne ne l'a formée. Elle n’est guère payée, pas plus que la police, car toute l'économie fut dévastée au Rwanda. Dans cette ambiance et dans cette culture, quand un village sert de base aux tueurs d'Habyarimana rentrés clandestinement, l’armée frappe. À l'algérienne. Ce n'est pas bien, d'accord, Aussi bien, le pouvoir sanctionne quand il le peut.

Un auditorat militaire vient d'être mis en place pour cela. Il y a 130 000 suspects dans les prisons. Par rapport au nombre de gens qui ont tué, c’est peu. Mais comme on manque de prisons, les cachots sont effroyables. On y meurt. Mais la foule a récemment lynché quelques suspects de faible importance qu'on libérait pour faire de la place.

Mais le Rwanda se reconstruit. La paix civile règne sur les trois quarts du territoire. Les usines à thé sont rénovées et exportent. L'université fonctionne, superbement. On n'ose plus demander à quiconque s’il est hutu ou tutsi, Toutes les équipes qui commandent quelque chose quelque part sont mixtes, Mais la férule pèse lourd. En effet. Ne mentons pas par omission : ce pouvoir est brutal.Mon jugement est clair: s'il ne l'était pas, on s’entretuerait de nouveau.

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Alors se déroule une opération scandaleuse. Il y a des centaines de morts par mois, moitié du fait des infiltrés, moitié du fait de l’armée. Au nom de ces bavures, la dénonciation du nouveau pouvoir se fait au cri de « il y a contre-génocide ». Voilà qui arrangerait tout le monde, la communauté internationale, la Belgique et la France qui ont soutenu Habyarimana jusqu’au bout, et l’Église qui a davantage une posture de défensive que de contrition et d’examen de conscience. Elle le pourrait cependant : si elle a eu ses prêtres tueurs, elle a eu assez de prêtres et de religieuses martyrs pour qu'un vrai nouveau message évangélique désethnicisé soit légitime. Mais le contre-génocide, à 5 000 ou 6 000 personnes par an contre 1 200 000 en quatre mois, c'est mieux. Égalité de culpabilité, égalité d’indignité : quand tout le monde est coupable, il n'y a plus de coupables.

Va donc pour la méticulosité. Mais comment rendre compte du fait qu'il y avait beaucoup moins de méticulosité dans l'observation du respect des droits de l’homme sous Habyarimana, qui pourtant tuait beaucoup plus que le régime actuel et, lui, délibérément, même avant le génocide? Et comment rendre compte de cette intransigeante aggravation de La méticulosité dans ce pays-là, dans cette situation-là, à ce moment-là ?

Car aucune observation, aucun message n'est jamais neutre. Il est mensonger de croire que l'on peut dénoncer sans prêter attention à qui l'on dénonce et à qui la dénonciation va profiter. L'éthique de la responsabilité est là totalement compatible avec celle de la conviction. La conviction se
déshonore de n'être pas responsable.


Dénonçons tout ce qu’il faut dénoncer au Rwanda — il y a hélas de quoi faire — mais sans jamais omettre :

1) de décrire les conditions dans lesquelles se produisent les bavures,

2) que la déstabilisation de l'actuel pouvoir rwandais aboutirait à la reprise des massacres et constitue donc un crime,

3) que le fait que devant des crimes le pouvoir en place soit organisateur (Tibet, Kurdistan, Kosovo, Nigeria), plus ou moins complice (Israël en Palestine) ou réprobateur et impuissant (Rwanda) constitue une différence absolument majeure. Cela aussi fait partie de la méticulosité. Je n'ai rien voulu dire d'autre.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024