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Charles Josselin, Pierre-André Wiltzer, Hélène Conway-Mouret et André Vallini, quatre anciens ministres français chargés de la francophonie, expliquent dans une tribune au « Monde » pourquoi le choix de Louise Mushikiwabo, proche de Paul Kagame, président du Rwanda, « porte atteinte à l’image même de notre pays ».
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Le 23 mai, le président Macron annonçait de l’Elysée, en présence de Paul Kagame, souhaiter confier les destinées de la Francophonie à Louise Mushikiwabo, ministre des affaires étrangères du Rwanda. Anciens ministres chargés des questions de développement et de la francophonie, par-delà les clivages partisans, nous voulons dénoncer une décision incompréhensible qui met en péril des décennies de construction patiente d’un projet ambitieux.
Nous la dénonçons pour au moins trois raisons : cette décision a été prise sans concertation aucune avec nos principaux partenaires de l’Organisation internationale de francophonie (OIF). L’OIF n’est pas la propriété de la France, et il n’appartient pas aux dirigeants d’un pays de décider à la place de tous les autres : conception d’un autre âge, contraire aux intérêts mêmes de la France, qui a tout à perdre à vouloir se conduire en leader autoproclamé de la Francophonie. Si la France pense que l’OIF doit être dirigée par un Africain, laissons les Africains eux-mêmes en décider et ne choisissons pas à leur place. Cette attitude paternaliste va à l’encontre des engagements pris devant la jeunesse africaine à Ouagadougou.
Enfin, faute d’avoir pris la peine d’en parler à nos plus proches partenaires francophones, à commencer par les Canadiens, l’autre grand bailleur de l’OIF, la France est aujourd’hui contrainte d’engager un bras de fer inutile avec le premier ministre Justin Trudeau, au moment où elle a plus que jamais besoin d’Ottawa pour faire front commun face aux errements de Donald Trump.
Plutôt qu’une décision unilatérale pour le moins hasardeuse, la France aurait dû saisir l’occasion pour amorcer une réflexion collective sur l’avenir de la Francophonie et sur les perspectives qu’elle peut ouvrir.
Le choix du Rwanda par la France place également l’OIF dans une situation intenable.
L’OIF a deux grandes missions. La première est la plus connue : il s’agit de la promotion de la langue française partout dans le monde.
Cela revient à soutenir l’enseignement du français dans les écoles, à former des professeurs de français et à défendre partout le français comme langue de communication et de travail dans les instances internationales mais aussi dans les grandes rencontres sportives comme les Jeux olympiques. Y a-t-il au monde un pays moins bien placé que le Rwanda pour prétendre présider aux destinées de la francophonie linguistique ?
Sans doute pas, tant Kigali, depuis l’arrivée au pouvoir de Paul Kagame, n’a cessé de prendre ses distances avec notre langue : adhésion au Commonwealth, fin de l’enseignement du français dans les écoles, choix de l’anglais comme langue nationale, rédaction de tous les actes officiels en anglais, y compris lorsque Kagame s’adresse à l’OIF… ou rencontre le président Macron ! Il s’en est fallu de peu que le Rwanda ne quitte définitivement l’OIF. Et les arriérés de paiement accumulés au fil des ans au titre de sa cotisation due à l’OIF n’ont été soldés qu’en mai.
Soutenir les démocraties et renforcer les droits de l’homme
La seconde mission de l’OIF est moins connue, du moins du grand public : soutenir les démocraties et renforcer les droits de l’homme dans l’espace francophone. Lancé par les prédécesseurs de Michaëlle Jean, l’ancien secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros-Ghali et l’ancien président du Sénégal Abdou Diouf, ce volet d’action de l’OIF est aujourd’hui essentiel.
L’ONU, qui fait face à de nombreuses crises politiques et sécuritaires dans l’espace francophone, en Afrique notamment, s’appuie sur l’OIF, qui a développé au fil des décennies une véritable expertise dans tous les domaines : prévention et gestion de crises, médiation, organisation des élections (de la préparation des fichiers électoraux jusqu’à l’observation des opérations électorales), consolidation des institutions démocratiques, pluralisme des médias…
Comment imaginer un seul instant que, après avoir fidèlement servi dix années durant une politique étrangère au service d’un seul homme et d’un seul régime, Louise Mushikiwabo va du jour au lendemain se faire le chantre de la démocratie ? Quelle sera sa crédibilité lorsqu’il lui sera demandé de raisonner et de convaincre les ennemis de la démocratie ?
La pratique du Rwanda en la matière pourra certes lui servir de référence, tant les violations des droits de l’homme dans son propre pays sont nombreuses, qu’il s’agisse des changements apportés à la Constitution pour maintenir à vie son président au pouvoir, ou de la répression des opposants emprisonnés à Kigali, ou exécutés à l’étranger.
« Très fière de la gestion politique du Rwanda »
Tout récemment encore, en réponse à la question d’un journaliste de l’AFP sur ce que seraient ses priorités une fois élue, l’intéressée a balayé la question des droits de l’homme d’un revers de la main : « Toute la notion de démocratie et des droits, ce n’est pas toujours très clair et très précis ce que l’on veut dire par là », allant jusqu’à oser s’affirmer « très fière de la gestion politique du Rwanda… la majorité des Rwandais étant contents du système démocratique » en place dans le pays.
Enfin, troisième raison, pour la France, le choix du Rwanda porte atteinte à l’image même de notre pays. Derrière le choix du Rwanda, il y a un double bénéfice escompté : se réconcilier avec le régime de Kagame ; donner des gages à l’Afrique anglophone. Mais il y a fort à parier que l’on perde sur les deux tableaux.
Kagame, tout d’abord. D’autres ont essayé avant Macron. La politique de séduction de Sarkozy n’a pas eu les résultats escomptés : la France est demeurée l’ennemie. Parce qu’il y va de la légitimité même de sa présidence à vie, Kagame a besoin d’une France coupable. Et aussi longtemps qu’il sera au pouvoir, elle le restera. Il attend que l’action publique et judiciaire à son encontre soit définitivement éteinte, ce qui dans une démocratie digne de ce nom n’est pas concevable.
L’Afrique anglophone, ensuite. Mettre le Rwanda aux commandes de la Francophonie, c’est adresser un message à tous nos partenaires francophones africains : là où nous aurions échoué, les anglophones vont réussir. Du « miracle rwandais » au mirage d’une Afrique anglophone qui gagne, il n’y a qu’un pas. Mais quel triste aveu d’impuissance et quel renoncement ! Comme si le développement pouvait se réduire à des effets de mode, comme si la solidarité entre francophones n’était au fond qu’une simple variable d’ajustement.
Signataires : Charles Josselin, ancien ministre délégué, chargé de la coopération et de la francophonie (1997-2002) ; Pierre-André Wiltzer, ancien ministre délégué à la coopération et à la francophonie (2002-2004) ; Hélène Conway-Mouret, ancienne ministre déléguée aux affaires étrangères, chargée des Français établis hors de France (2012-2014) ; André Vallini, ancien secrétaire d’Etat chargé du développement et de la francophonie (2016).