Fiche du document numéro 2282

Num
2282
Date
Lundi 10 septembre 1990
Amj
Taille
150147
Titre
La honte de Pierre
Sous titre
A Yamoussoukro, village natal du président Houphouët-Boigny, la réplique de Saint-Pierre de Rome aura coûté plus de cent milliards de centimes alors que le pays est en cessation de paiements et que vient d'être lancé un plan d'austérité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
LES quelques 260 km séparant Abidjan du village natal de Félix
Houphouët-Boigny sont devenus pour l'hypothétique pèlerin un parcours
du combattant, haché de postes de contrôle militaires. Alors que la
capitale historique et économique de la Côte-d'Ivoire demeure
quadrillée à la suite de deux manifestations de l'opposition
violemment réprimées ces derniers jours, en pays baoulé on s'interroge
sur l'étonnant état de siège mis en place dès vendredi dans une
bourgade d'une centaine de milliers d'âmes - dont la quasi totalité
sont consacrées à l'Islam, à l'animisme et aux sectes, lesquelles
poussent comme des champignons - avant la visite du chef de l'Eglise
catholique et romaine. Celui-ci, arrivé dimanche en Côte-d'Ivoire,
doit aujourd'hui recevoir en offrande le fruit du dernier caprice d'un
vieillard âgé, selon les sources, de 84 à 90 ans : une cathédrale dans
le désert ou plutôt un gros fromage dans la brousse, réplique
surdimensionnée de Saint-Pierre de Rome. Un coût estimé entre un et un
milliard et demi de nos francs, somme officiellement prélevée sur la
cassette personnelle du chef de l'Etat dont tout le monde sait qu'il a
toujours eu tendance à confondre les finances publiques avec les
siennes, alors que le pays est en cessation de paiements et sous le
coup d'un plan d'austérité concocté par le FMI.

Notre-Dame de la Paix, c'est un péristyle, un parvis couvert et la
basilique proprement dite, bâtis sur 800.000 m3 de terrassement. Une
double colonnade ouverte en ellipse, dont le grand axe compte 275
mètres, le petit 160, délimitant une esplanade de 30.000 m2. Sept
cloches donneront de la voix. 120 colonnes de 21 mètres de haut
supportent un plancher bordé d'un fronton de 6 m de hauteur. La
basilique forme un cercle de 100 m de diamètre, l'édifice étant porté
par 48 colonnes pleines, de style dorique. 7.300 m2 de vitraux, 18.000
places. La coupole culmine à 148 mètres du sol, alors que le modèle, à
Rome, s'en tient à 119 mètres. La basilique est climatisée, les 12
confessionnaux et les bancs réalisés en bois précieux, le marbre est
de Carrare, mais aussi d'Espagne et du Portugal. Un parc à la
française couvre 36 hectares, abritant une résidence pontificale et un
palais archiépiscopal. Ouf !

Le pape, arrivant vendredi au Rwanda, petit pays d'Afrique frappé par
la famine et le sida, a demandé aux Africains - entre une condamnation
du préservatif et une autre du contrôle des naissances - de bien
utiliser l'aide provenant des pays développés. L'entreprise française
Dumez, qui s'est taillé la part du gâteau à Yamoussoukrou, ne dira pas
le contraire : c'est grâce à de tels « éléphants blancs », comme
disent les Africains, que l'argent de nos contribuables - l'aide
publique - revient en partie dans les escarcelles de nos gros
industriels.

Quant aux peuples dont les dirigeants empochent une commission au
passage, ils sont chargés d'applaudir : la Ligue ivoirienne des droits
de l'homme dénonce à Abidjan les « réquisitions des populations »
organisées par les autorités à l'occasion de la consécration de la
basilique par Jean-Paul II. « Dans certains villages, 100, 400, 500,
voire 2.000 personnes (sont) inscrites d'office sur la liste des
partants pour Yamoussoukro
 », précisait-elle. Des habitants de la
capitale auraient reçu 5.000 CFA (100 francs) - une petite fortune
dans la misère ambiante - pour venir grossir la foule autour du
successeur de Pierre. Ce qui ne saurait être le cas de Jacques Chirac
et de Jean-Christophe Mitterrand, le « monsieur Afrique de l'Elysée »,
attendus dès hier.

Le cardinal Bernard Yago, qui a en charge le million de catholiques
ivoiriens - sur 12 millions d'habitants - écrivait le 16 août : « Le
Saint-Père, qui ne manquait pas d'informations sur la portée de sa
visite chez nous, a pris ses responsabilités
 ». Le clergé local rue
dans la soutane, préoccupé par une érosion notable du christianisme
dans la région, surtout chez les plus défavorisés. Mais aujourd'hui,
Saint-Pierre de Rome n'est plus dans Rome.

Claude Kroës

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