Citation
BILLETS D’AFRIQUE N° 33 - AVRIL 1996
SORTIR DU MEPRIS
Le monde tel qu’il va ne nous va pas. Trop de crimes innommables impunis, trop de misère. Laisser les 7 pays les plus riches, plus
la Russie, fonctionner en directoire de la planète, est le plus sûr moyen de ne pas y remédier. Survie, donc, participe à la
préparation des manifestations du Contre-sommet de Lyon (où le G7 se réunit fin juin) : Les autres voix de la planète et Reprenons
l’initiative.
Reprenons l’initiative politique pour remettre l’économie à sa place. Et demandons l’impossible : l’application, dans les
instances qui décident de l’avenir du monde, de la loi démocratique prônée par les pays du G7 - Un homme, une voix. Sauf à
dogmatiser le mépris en lequel sont tenus les milliards d’êtres humains non représentés, un tel progrès vers une démocratie
mondiale est inéluctable.
Mais il ne suffira pas. Pour partie, on n’a que la démocratie que l’on mérite. Seuls peuvent être élus ceux qui se sont présentés.
Seuls sont effectifs les droits que l’on fait valoir, les libertés d’expression et d’initiative dont on use.
A Lyon, la Coalition CFA (Citoyens France-Afrique), animée par Agir ici et Survie, organise l’un des sept "chapitres" de Reprenons
l’initiative. Titre : Avec l’Afrique, sortir du mépris. Sous-titre : L’Afrique existe, l’Afrique s’invite et prend sa place dans la donne
mondiale - même si elle est l’un des grands absents du G7. Le programme du concert est explicite. On peut nous contacter pour
s’associer à la mise en musique.
SALVES
Bagosora, n° 1
La justice va peut-être, enfin, pouvoir traiter des principaux instigateurs du génocide rwandais. Leur n° 1, le colonel Théoneste Bagosora - qui déclara vouloir « préparer l’apocalypse » et orchestra le déclenchement des massacres 1 - a été arrêté au Cameroun. Proche de l’ancien régime rwandais, le président Biya a dû céder à la pression internationale. A moins que Bagosora ne soit livré comme bouc émissaire. Il importe donc qu’il ne soit pas seul lors des procès que prépare le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), mais accompagné de quelques autres commanditaires de l’apocalypse.
Dans un dossier réclamant l’arrestation de Bagosora 2, nous avions accolé à ce chef militaire un responsable politique (le président intérimaire Théodore Sindikubwabo), et un administrateur territorial (le préfet de Kibuye, Clément Kayishema). Une trentaine d’arrestations (officiers, chefs de milices, financiers, propagandistes) permettraient d’atteindre l’impact d’un procès de Nuremberg... si la Belgique, vers lequel Bagosora pourrait être extradé, ne se le garde pas, et si l’on consent un minimum de moyens au TPIR d’Arusha : il n’a pas rédigé l’inculpation de Bagosora, et il se demande même où l’incarcérer...
1. Premier Rwandais admis à l’Ecole de guerre de Paris, il y perfectionna ses talents d’organisateur...
2. 10/1995. Disponible à Survie. 10F.
Initiative spéciale
Le 15 mars, le secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali a lancé « l’initiative spéciale du système des Nations unies
pour l’Afrique ». Ce programme décennal est censé signifier « solennellement à l’Afrique qu’elle n’est pas abandonnée ». Il sera
doté, en moyenne, de 13 milliards de F par an : moins de 0,05 % des ressources mondiales, et de 20 F par Africain !
Une partie de cet argent viendra du redéploiement de ressources existantes (un jeu d’écritures), l’autre de fonds qui restent
encore à mobiliser, sous la houlette de la Banque mondiale. Une petite moitié de cette montagne de générosité hypothétique doit
permettre d’améliorer l’éducation et la santé sur tout le continent : moins de 10 F/hab/an s’ajouteraient ainsi aux 180 F que peuvent
y consacrer les Etats africains - une fois délestés de 220 F par leurs créanciers extérieurs (ces mêmes généreux donateurs... ). La
Banque mondiale et le FMI envisagent bien de remettre quelques dettes, mais pas avant 6 ans, et avec l’argent des autres (Le Monde,
17/03/1996).
Une autre part (quelques F/hab/an) du pactole putatif de l’« initiative spéciale » financerait des investissements urgents (eau,
assainissement, etc.). Le reste devrait aider « les pays africains à accroître leurs capacités à mettre en place une administration
transparente, responsable et efficace, en renforçant la société civile et les forces pluralistes telles que les syndicats et les
organisations féminines ». (Libération, 16/03/1996). Tout cela est bel et bon, mais la modestie aurait conduit à préciser qu’à 99,9 %, la
charge de ce genre d’initiatives politico-sociales pèse sur les intéressés.
Or la modestie n’était pas à l’ordre du jour, mais plutôt le cocorico d’un Boutros-Ghali en pleine campagne pour le
renouvellement de son mandat, et désireux de rallier le vote des 53 pays africains. Ce chant gallinacé n’empêchera pas que figure,
au bilan de celui qui fut le candidat de la France et ménagea la légitimation de l’opération Turquoise, une tache indélébile :
Rwanda 1994.
Il ne fut, se plaint-il, que le notaire d’une impuissance organisée. Il aurait pu alors, en démissionnant, prendre à témoin
l’humanité : un boulevard est ouvert aux crimes à son encontre.
Turquoise
La classe politique française persiste à présenter l’opération Turquoise comme un chef d’œuvre humanitaire. Une "anecdote", donc. En juillet 1994, 5 000 civils Tutsis résistaient encore aux menées exterminatrices près du mont Karongi, dans la région de Kibuye. Un hélicoptère militaire français rejoint ces résistants. On leur demande de se regrouper sur le sommet, et leur promet un secours imminent.
Les soldats français ne reviendront qu’au bout d’une semaine : entre-temps, 90 % des rescapés ont péri, mitraillés par les Interahamwe. Leur concentration en avait fait une cible commode. Quant au corps expéditionnaire français, il avait, vraiment, plus urgent à faire qu’à s’occuper d’évacuer des Tutsis, ou de neutraliser les milices génocidaires...
Rapport non désiré
Une équipe internationale de chercheurs vient de réaliser une étude sur le génocide rwandais, sollicitée et financée par une palette exceptionnelle de commanditaires : 37 pays, l’OCDE, l’Union Européenne, les agences de l’ONU, la Croix rouge, etc. Au vu du pré-rapport, Paris a retiré ses billes. Il faut dire que la France n’échappe pas aux critiques : sont mentionnées, par exemple, ses livraisons d’armes au Hutu power.
Dans une étude de cette importance, ça fait tache. Tous les gouvernements - spécialement les membres permanents du Conseil de sécurité - se voient d’ailleurs reprocher leur lenteur de réaction, ainsi que le freinage des initiatives de secours. Jusqu’à ce que Zorro ne revête son habit turquoise...
Justice non désirée
La Cour d’appel de Nîmes vient, le 20 mars, de prononcer dans "l’affaire Wenceslas" un arrêt hallucinant, qui confirme nos
appréhensions (Billets n° 28) : « Les faits imputés au Père Wenceslas Munyeshyaka constituent, à les supposer établis, les crimes de
génocide et de complicité de génocide. [...] Le juge d’instruction de Privas est incompétent pour en connaître ».
Deux ans après le début du génocide rwandais, la loi d’adaptation de la législation française à la création du tribunal d’Arusha
(TPIR) n’est toujours pas votée. La France s’est bien gardée de prévoir l’application générale des conventions sur le génocide et
les crimes contre l’humanité (1948-49), qu’elle a pourtant ratifiées.
Pour contourner la difficulté, le juge de Privas s’était appuyé sur le convention de New York (1984) contre la torture et les
traitements cruels - qui, elle, est applicable. La Cour d’appel a estimé que, certes, les deux incriminations (génocide et torture)
étaient pertinentes, mais que la première l’emportait sur la seconde... avant de sombrer dans le vide juridique. Le Père Wenceslas,
qui s’était fort mal tiré d’une récente confrontation avec deux accusatrices, est libre comme l’air.
Le scandale est désormais officiel : les criminels contre l’humanité sont bienvenus en France. Des associations se mobilisent.
Agir ici va coordonner une campagne pour le vote de la loi sur le TPIR.
Mais ne nous faisons pas trop d’illusions. La loi d’adaptation au Tribunal pénal sur l’ex-Yougoslavie (TPIY), pourtant votée fin
1994, n’est pas appliquée : le vice-président bosno-serbe N. Kojlevic a pu venir à Paris le 2 mars, malgré un mandat d’arrêt
d’Interpol pour « génocide ». (Libération, 21/03/1996).
France-Burundi : sagesse ?
Alors que nous redoutions (Billets n° 31) un interventionnisme malencontreux de la France au Burundi, le représentant français à
l’ONU, Alain Dejammet, a tenu le 5 mars, devant le Conseil de sécurité, des propos pleins de sagesse.
Boutros-Ghali voulait positionner une force d’intervention de 25 000 hommes à la frontière zaïro-burundaise. Maints
observateurs, qui constatent un regain inattendu des forces modérées, et l’exécutif burundais (Président et Premier ministre),
craignant qu’une intervention ne déchaîne les extrémismes, jugeaient inopportun une tel déploiement.
Alain Dejammet a souligné le souci de Paris d’être « très attentif à la perception que les premiers intéressés, les habitants du
Burundi, ont de nos décisions ». Merveille ! Et le projet de Boutros-Ghali n’a pas été adopté. D’autant que - motivation moins
noble - personne n’était prêt à fournir de soldats.
On ne peut exclure que ce propos inhabituellement « attentif » soit la version diplomatique d’un double langage - avec une
version plus musclée rue de l’Elysée, ou dans les "services".
La France, ainsi, refuserait de recevoir le Premier ministre Antoine Nduwayo (tutsi) tant qu’il ne négociera pas avec le parti
(CNDD) du leader en exil Léonard Nyangoma, dont les milices hutues (les FDD) cherchent à relancer la terreur interethnique.
Paris accueille plus volontiers le Président Sylvestre Ntibantunganya (hutu). Celui-ci fut jadis, avec Nyangoma, l’un des
cofondateurs de l’actuel parti majoritaire, le FRODEBU. Cela ne l’a pas empêché d’être très clair envers le CNDD : « Je suis prêt
à parler avec tout le monde, mais on ne peut pas parler avec des gens qui massacrent gratuitement la population » (Reuter,
13/03/1996).
De son côté, le CNDD fait une suggestion (23/02/1996) : « Au lieu d’envoyer ces troupes [de l’ONU], il faudrait plutôt que la
communauté internationale augmente les moyens des FDD [...]. Il suffirait d’y consacrer 10 % des 500 000 $ alloués à nourrir les
réfugiés. En moins d’un mois, les réfugiés rentreraient chez eux et ça coûterait moins cher au contribuable ». Lequel aurait, du
même coup, financé la "solution finale" du "problème tutsi" au Burundi.
Mazeaud
Jacques Chirac a envoyé le député RPR Pierre Mazeaud préparer le ravalement constitutionnel (et présidentialiste ? ) de deux
régimes militaires - au Tchad et au Niger. La constitution est l’expression suprême d’une conception de la légitimité politique.
Comment peut-on en confier la rédaction au représentant d’une autre culture, d’une autre civilisation, issu de surcroît du pays
colonisateur ? Les précédents du Togo (Charles Debbasch) ou du Rwanda d’Habyarimana (Filip Reyntjens) ne sont pas très
convaincants. (Le Nouvel Observateur, 21/03/1996).
Ariel extra
Garde des Sceaux et des affaires françaises sensibles (les trésoriers et autres Urba-nistes des partis de la majorité n’auront sans
doute pas à connaître le sort d’Henri Emmanuelli), Jacques Toubon, qui préside le très françafricain Club 89, garde aussi un œil
vigilant sur les affaires africaines. Le quatrième frère Jacques (avec Chirac, Foccart et Godfrain) y chante sa partition sans sonner
Matignon.
Il a ainsi dépêché au Bénin son collaborateur à la mairie du XIIIe, Ariel Bert, pour conseiller la « communication » de l’un des
candidats à l’élection présidentielle, l’ami Adrien Houngbedji. Celui-ci, bien que sponsorisé par Bongo, a été éliminé au premier
tour. Pour le second, Ariel Bert a reporté ses talents au service de l’ex-dictateur Mathieu Kerekou. (Le Canard enchaîné, 13/03/1996).
Au fait, Ariel Bert était-il en congés payés ou sans solde, ou en mission de « coopération décentralisée » au nom des habitants de
Paris-XIIIe ?
Billets d’Afrique
N° 33 – Avril 1996
Supporteurs
Apparemment, les Béninois ont élu Mathieu Kerekou. Si telle a été leur volonté, elle doit être respectée. Mais elle n’a pas
manqué d’interférences. Plusieurs milliers de Togolais ont été expédiés au nord du Bénin, pour se muer en électeurs de Kerekou.
Eyadema ? A voté ! (La Tribune des Démocrates, Togo, 12/03/1996).
Quant à la Françafrique, elle ne verse pas de longs sanglots sur Soglo : elle espère la nomination d’Adrien Houngbedji au poste
de Premier ministre...
Comptoirs
François Pinault (FP), PDG du groupe Pinault-Printemps-Redoute-FNAC, est peut-être l’ami le plus intime de Jacques Chirac.
Avant mai 1995, il mettait à sa disposition avion, maison, ... ; depuis, il dîne souvent avec lui, en copains. Cela évoque la relation
Pelat-Mitterrand. FP a tant d’influence sur Chirac que Pierre Méhaignerie, qui préside la commission des Finances de l’Assemblée,
le considère comme le vrai patron de Bercy.
FP détenait déjà la CFAO (Compagnie française de l’Afrique occidentale). Il vient d’acquérir la SCOA. Voilà donc rassemblés
sous un même chef les deux anciens grands réseaux du commerce franco-africain. Même s’ils se sont aujourd’hui diversifiés, il est
curieux de constater que la réunion de ces deux archétypes françafricains se trouve désormais en ligne quasi directe avec l’Elysée.
Peu de fonctionnaires bouderont ses dossiers...
Développement du Nord
Depuis que l’énorme production marocaine de kif (cannabis) est sous le feu de l’actualité (cf. Billets n° 29), Hassan II, en
négociations permanentes avec l’Union européenne (UE), a fait mine de sévir. Quelques trafiquants avérés, aux agissements trop
visibles, ont été arrêtés.
Cela convaincra-t-il l’UE, qui manifestait un profond scepticisme quant à la volonté réelle des autorités marocaines de combattre
le trafic de stupéfiants ? On lui avait fait miroiter une Agence de développement des provinces du Nord, dont les investissements
auraient permis de détourner les producteurs de kif de leur lucrative spéculation : dubitative, l’UE a refusé d’en financer les
travaux. Jacques Chirac, lui, a fait un cadeau de Noël de 400 millions de F à cette œuvre pie : il était allé fêter au Maroc la fin
d’année 1995, dans le manoir dont Hassan II lui accorde la jouissance (Dépêche internationale des Drogues, 03/1996 ; Le Canard enchaîné,
31/01/1996).
L’on apprenait peu après que la Lyonnaise des eaux - présidée par l’ancien secrétaire général du RPR Jérôme Monod décrochait un gigantesque contrat de 11 milliards de F : la concession de l’eau et de l’électricité de Casablanca. Une aliénation très
discutable du service public. En France, la concession de l’eau de Grenoble à la même Lyonnaise des Eaux a fait chuter Alain
Carignon, et révélé les dessous fréquents de ce genre de contrats, souvent léonins et très arrosés - au détriment des consommateurs.
Il serait stupéfiant qu’au Maroc, les conditions de signature d’un contrat de ce type fussent limpides et débranchées. Alors, il
sera intéressant d’observer quel développement produit la fameuse Agence, et au profit de quel Nord...
Pastis
Une grande première. Les Etats-Unis ont accordé le droit d’asile à deux citoyens français, Ali Auguste Bourequat et Jacqueline
Hémard, qui craignent pour leur vie dans l’Hexagone. Le premier est un rescapé du mouroir de Tazmamart, où l’avait expédié
Hassan II. La seconde est mariée à l’un des héritiers du groupe familial Pernod-Ricard. Tous deux ont fait des révélations
stupéfiantes sur la french-moroccan connection, relayées par une série du San Francisco Chronicle.
Bref rappel. Au début des années 60, De Gaulle et Foccart avaient, pour combattre l’OAS, recruté des barbouzes de tous poils, y
compris des truands. Certains d’entre eux installèrent au Maroc, avec la bénédiction du jeune monarque, une multinationale de
stupéfiants. Selon Ali Bourequat, « Pernod-Ricard servait de couverture aux services spéciaux français, pour le trafic de drogue
comme pour le reste ». Autrement dit, une joint-venture reliait les "services" français - officiels (SDECE) et foccartiens (SAC) Hassan II, la pègre et Ricard.
Or, tout cela n’est peut-être pas à conjuguer au passé. La déposition de Jacqueline H. a ébranlé les autorités US :
« [...] Mon mari, M. Eric Hémard [...], était étroitement lié avec des membres influents du gouvernement français. [...] La famille
Hémard a contribué à mettre en place des installations de transformation de la cocaïne au Maroc. Le ministre de l’Intérieur, M.
Pasqua, et le roi du Maroc, aussi bien que la famille de mon mari, étaient impliqués dans la mise en place de laboratoires.
Cela démarra il y a de nombreuses années, vers 1962, avec le père de mon mari et d’autres individus. Cela se développa dans
les années 70 et 80. M. Pasqua travailla dix ans pour la famille Hémard, dans la branche exportation de leur entreprise nommée
Pernod & Ricard, avec le roi du Maroc. C’est pour le compte de l’entreprise Pernod & Ricard qu’ils mirent en place les
laboratoires de drogue.
[...] Mon mari [...] m’expliqua que les 100 000 dollars que chacun des Hémard recevait chaque année de leur mère [...]
provenaient des revenus issus du trafic de drogue au Maroc. D’évidence, c’était devenu très lucratif. M. Pasqua avait été
auparavant ministre de l’Intérieur entre 1986 et 1988. Il redevint ministre entre 1993.
[...] Je crois que, si je retourne en France, je serai persécutée en raison des informations que je procède à propos d’individus, à
l’intérieur du gouvernement français, qui sont profondément impliqués dans le trafic de drogue ». Des noms !
C’est Maintenant, dans son ultime numéro (20/03/1996), qui fait ces révélations 1. Il enquêtait sur les recoins les plus sordides du
pouvoir. Un travail de salubrité publique, qui rebute les grandes rédactions. On se ménage, comme dirait Gilles (ex-Elysée,
débranché de l’EDF).
1. A signaler aussi un dossier sur les compromissions de la France et de Total avec la junte birmane. Principal investisseur en ce pays, la France légitimise ainsi une
dictature « dont la responsabilité dans le trafic d’héroïne n’est plus à démontrer ». On n’en sort pas...
Jeune Afrique et vieilles recettes
Dans son numéro du 14/02/1996, l’hebdomadaire nous refait le coup du publi-reportage politique pour le régime Eyadema, payé
par les contribuables togolais. Comment, après cela, informer objectivement sur ce régime ?
Billets d’Afrique
N° 33 – Avril 1996
Mais Jacques Vergès est là. Il signe un éloge du « Togo nouveau » dans J.A. du 21/02/1996. C’est un actionnaire de Jeune
Afrique - comme Jacques Foccart, Elf et le groupe Castel (La Lettre du Continent, 29/02/1996).
Puisant ainsi aux meilleures sources, J.A. nous informe (20/03/1996) que le président camerounais Biya peut compter, pour sa
réélection en octobre 1997, « sur un soutien français qui, quoi qu’on en dise, ne se démentira pas tant que l’adversaire principal
sera un anglophone [John Fru Ndi] ». Fachoda, nous voilà !
Elf, entre ex et néo-AEF...
Le PDG d’Elf Philippe Jaffré a évoqué sur RFI (22/02/1996) « trois pays de l’Afrique Equatoriale Française » : Gabon, Cameroun,
Congo. Voulait-il dire « Francophone », anticipant un regroupement inspiré du sommet de Cotonou ? Ou signifiait-il que le
regard d’Elf sur ces pays d’or noir perpétue celui des compagnies concessionnaires de l’ex-AEF ?
Bons points
- Le tribunal d’Arusha (TPIR) entend commencer les procès mi-avril.
- Aldo Ajello a été chargé par l’Union Européenne d’une mission de médiation dans la région des Grands Lacs. En tant que
représentant de l’ONU au Mozambique, il est considéré comme l’un des principaux artisans du rétablissement de la paix civile en
ce pays martyr.
- Le sinistre Jean Fochivé, patron de la police et des services spéciaux camerounais depuis un tiers de siècle, a été limogé. Non
pour ses crimes, mais en raison du « mauvais » résultat des récentes élections municipales...
Fausses notes
- D’après le rapport d’orientation sur l’outil de défense français, présenté par le ministre Charles Millon, « trois hypothèses »
d’action « doivent être privilégiées ». L’une d’elles consiste à donner suite aux accords de défense conclus avec des pays africains
ou des Etats du Golfe, dans un contexte néocolonial et/ou affairiste.
- En difficulté financière, l’ONU tarde à reverser au TPIR l’argent qui lui est alloué par certains Etats, comme la Belgique. (Le Soir,
20/03/1996).
ILS ONT DIT
« On avance parfois cette idée ridicule selon laquelle Mandela est l’unique responsable des succès du peuple sud-africain et de la
transition qui s’est effectuée en douceur. J’apprécie les compliments tant qu’ils ne donnent pas l’impression que l’ANC - qui
compte des millions de membres et des milliers de responsables - n’est qu’une chambre d’enregistrement de mes idées et qu’ils
laissent penser que les ministres, les experts et tous les autres sont insignifiants, tenus sous le charme d’un individu. [Si "miracle" sudafricain il y a, c’est] un miracle auquel la majorité des citoyens a pris part, sans prendre le mot au sens propre, sans s’asseoir en
attendant qu’un surhomme accomplisse tout tout seul ». (Nelson MANDELA, in Sunday Times (AfS), cité par Courrier International,
14/03/1996).
« Tous les membres de l’Eglise qui ont péché durant le génocide [rwandais] doivent avoir le courage de supporter les conséquences
des faits qu’ils ont commis contre Dieu et contre leur prochain. l’amour fraternel, qui conduit au pardon de toutes les offenses, ne
rend pas sans objet la justice des hommes, qui juge la faute et la condamne ». (Jean-Paul II, 20/03/1996).
[Une mise au point élémentaire, tardive mais bienvenue].
« Ainsi apparaîtra le terme de "génocide", justifié sans doute en considération du nombre de Tutsis massacrés relativement à leur
pourcentage dans la population, mais injustifié dans l’intention des paysans et des miliciens qui les ont massacrés à leur corps
défendant. Dans d’autres situations, ce qui a été appelé "génocide" aurait pu s’appeler "résistance", et paysans et miliciens auraient
pu être tenus pour des héros, surtout si à la fin, il y avait eu victoire. Mais voilà, l’opinion internationale s’était retournée contre
eux à cause du travail énorme de communication de leur adversaire ». (Eugène SHIMAMUNGU, dans un mémoire de DEA soutenu en
octobre 1995 à l’Université de Villeneuve d’Ascq. Cette thèse "révisionniste" a obtenu la mention « Très bien ». Cité par La Voix du Nord, 15/02/1996).
« Le nœud de la crise, au Burundi comme au Rwanda il y a deux ans, oppose une logique raciste à une logique d’Etat de droit ».
(Jean-Pierre CHRETIEN, in Esprit, 03/1996).
A FLEUR DE PRESSE
Le Figaro, Afrique : la France ne baisse pas la garde, 20/03/1996 (Arnaud de la GARDE) : « En novembre dernier, avant le Sommet
de la francophonie de Cotonou, des rumeurs de coupes drastiques avaient couru avec insistance. [...] En fait, il s’agissait des
conclusions d’un groupe de travail [...] Toute révision brutale du dispositif français aurait [...] supposé d’âpres discussions. "Un
peu, note un vieux routard du chemin franco-africain, comme avec un député français lorsqu’on veut supprimer une garnison. Sauf
que, là, il s’agit de chefs d’Etat..." [...].
Le passage à une armée professionnelle plaide pour le maintien de bases en Afrique. "Elles seront indispensables à
l’entraînement des unités professionnelles, explique un officier. [...] Et puis, [...] un séjour en Côte d’Ivoire restera toujours plus
"sexy" qu’une garnison en Champagne. Il faudra bien susciter des vocations". [...] Finalement, les arguments politiques, militaires
et économiques allaient tous dans le même sens : Paris se devait de conserver une posture "musclée" en Afrique. [...] Comme disait
Louis de Guiringaud [ministre des Affaires étrangères de Giscard], "l’Afrique est le seul continent qui soit encore à la mesure des moyens
de la France" ».
[Que peuvent penser les Africains de cette puissante argumentation ? ]
Billets d’Afrique
N° 33 – Avril 1996
La Croix, Retour des prétoriens sur la scène africaine, 21/03/1996 (Alphonse QUENUM, Abidjan) : « Il faut dire clairement qu’en
Afrique, et on l’a souvent vu aussi en Amérique latine, le pouvoir militaire a le gros inconvénient d’avoir les défauts des civils sans
posséder toujours leurs qualités et la "raison raisonnante" qui permet de démontrer en situation que la seule force ne suffit pas à
créer ni à organiser durablement le droit.
Le pouvoir militaire porte préjudice à la démocratie en interrompant sans cesse les confrontations certes houleuses et parfois
dérisoires entre les partis. Cette confrontation, si irresponsable qu’elle puisse paraître dans certains cas, est non seulement utile,
mais elle est même nécessaire pour obliger les hommes politiques à des compromis dynamiques susceptibles de secréter des
structures démocratiques adaptées à chaque pays. si à chaque difficulté les militaires doivent intervenir, on ne s’en sortira jamais ».
Le Soir, Un "Hutuland" au nord de Bukavu, 08/03/1996 (Colette BRAECKMAN) : « [Sur] les riches plateaux du Masisi, [...] à tout
moment des affrontements violents mettent aux prises les Hutus du Rwanda et les populations [zaïroises] locales, qui auraient subi
des massacres rappelant les jours du génocide. Hunde et Nyanga constatent aussi, avec amertume, que l’armée ne les défend pas.
[...] Certains militaires [...] soutiendraient plutôt les Hutus, plus nombreux, plus riches, plus organisés que les populations locales.
[Selon un observateur] "Personne ne souhaite réellement le retour des réfugiés hutus dans leur pays. Ni la communauté internationale,
ni les principaux intéressés. Tout se passe comme si un Hutuland était en création sur le fertile plateau du Masisi [...] où, un jour,
tout le monde, avec reconnaissance, votera pour Mobutu" ».
South China Morning Post, Hong Kong, Les Occidentaux cachent les preuves accablantes dont ils disposent (Tim SEBASTIAN. Cité par
Courrier International du 14/03/1996) : « Le 20 juillet dernier [lors du massacre de Srebrenica, en Bosnie] , [...] les caméras des satellites
américains et des appareils de reconnaissance téléguidés filmaient la scène depuis le ciel, silencieusement. Ils ont capté des images
parmi les plus incriminantes jamais saisies. Cela peut paraître incroyable, mais aucune de ces preuves "en temps réel" n’a pour
l’instant été transmise au Tribunal pénal international (TPI). Au contraire, plusieurs pays - dont les Etats-Unis et la GrandeBretagne - ont systématiquement refusé aux équipes d’enquêteurs l’accès à ces informations pourtant essentielles, malgré des
accords écrits et contraignants les obligeant à aider ces derniers. [...]
J’ai eu des entretiens confidentiels avec d’anciens et d’actuels responsables et conseillers de l’administration américaine, ainsi
qu’avec leurs homologues de plusieurs pays européens. [...] Ce qu’ils révèlent est décrit par un officiel américain comme "une
démonstration de cynisme de haute volée" : promesse d’un soutien total aux enquêtes sur les crimes de guerre accompagnée d’une
série d’obstructions pilotées par les Etats eux-mêmes. [...]
[L’un de ces interlocuteurs] déclare : "Si les gouvernements occidentaux voulaient coopérer, on parviendrait sans aucun doute à des
mises en accusation de haut niveau, et qui aboutiraient. Nous avons tout. Absolument tout. En fait, un certain nombre de pays ont
en leur possession des éléments qui leur pourraient condamner toute la hiérarchie de Belgrade, sans parler des autres". [...] "Il
faut leur forcer la main", reconnaît un responsable de haut niveau à La Haye [au TPI] . "Sans la pression des médias, ils ne feront
rien. Si nous échouons, ce sera le dernier tribunal de ce genre. Plus personne ne sera en sécurité et il n’y aura plus de justice
internationale, plus de loi". [...]
Selon des sources américaines bien informées, le secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, est entré dans une telle
colère quant le Tribunal pour les crimes de guerre a lancé les premiers actes d’accusation qu’il a tenté de faire renvoyer son
principal magistrat ».
[L’enjeu est clair. Tim Sebastian signale l’hostilité viscérale des Britanniques au TPI, car ils ont toujours été très pro-serbes. En l’occurrence, il
y avait "entente cordiale" avec la France - qui n’a sans doute pas davantage communiqué les images de ses satellites-espions].
LIRE
Le drame burundais. Hantise du pouvoir ou tentation suicidaire, Gaëtan SEBUDANDI et Pierre-Olivier RICHARD, Karthala, 1996, 208 p.
Une initiation, claire et chaleureuse, aux arcanes du Burundi : les sordides calculs d’une partie de sa classe politique et militaire, rencontrant des
intérêts et idéologies étrangers, ont effectivement mené ce pays aux portes du suicide. Les auteurs l’aiment assez pour déjouer les pièges de la
passion ethniste, que les extrémistes des deux bords échafaudent à chaque station d’un calvaire trentenaire.
Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire, Filip REYNTJENS, Cahiers africains n° 16, Karthala, 1995, 151 p.
Les lecteurs assidus de Billets le savent, nous n’avons pas la même interprétation des enjeux politiques de la région des Grands Lacs que le
professeur Reyntjens, ni le même avis sur plusieurs acteurs majeurs de la crise actuelle. Nous sommes cependant d’accord avec lui sur une
nécessité absolue : mettre fin à l’impunité, ce qui suppose d’établir la vérité des faits et des responsabilités. Cela vaut tout particulièrement pour
les assassinats des présidents Ndadaye (21/10/1993), Habyarimana et Ntaryamira (06/04/1994), et pour les embrasements consécutifs : massacres
génocidaires au Burundi, génocide rwandais. Sur ces événements (sauf l’avant-dernier), l’auteur a recueilli une masse impressionnante de
matériaux, généralement de bonne qualité - l’ouvrage vaut beaucoup mieux que le libelle co-signé en juin avec le RP Serge Desouter. Voilà une
contribution fort utile à l’avancement de la justice internationale, si balbutiante encore. Même si, on l’imagine, il y aurait beaucoup à dire de
certains arguments ou, surtout, certaines conclusions.
Deux exemples. L’acte d’accusation contre l’armée burundaise, pour son implication dans l’assassinat du président Ndadaye, est abondamment
documenté, et convaincant. Mais l’implication d’une fraction du FRODEBU (le parti du modéré Ndadaye, mais aussi de L. Nyangoma, qui dirige
aujourd’hui la guérilla hutu alliée aux Interahamwe rwandais) dans le début de génocide qui a suivi, est évacuée. Cela déséquilibre
l’interprétation de l’histoire postérieure.
Tout en admettant ne pouvoir trancher entre plusieurs hypothèses (il en examine quatre) sur les auteurs et commanditaires de l’attentat contre
l’avion d’Habyarimana, F. Reyntjens considère comme probable un coup du FPR - sans guère étoffer, en ce sens, les indices circonstanciels déjà
exposés par Stephen Smith en juillet 1994. Pour réduire la probabilité d’un putsch des extrémistes hutus, il avance des arguments à décharge que
contredit son récit (remarquable) des événements de la nuit du 6 au 7 avril : « l’impréparation politique » de la mouvance présidentielle, sa
lenteur de réaction (des barrages « de routine »), ne résistent pas devant la mise en place hyper-rapide d’un dispositif super-efficace, commandé
en parallèle par le colonel Bagosora - qui réussit, par exemple, à quasi paralyser les déplacements des militaires belges de l’ONU.
Pour finir, un autre point d’accord avec F. Reyntjens : on constate chez les forces en présence (France, Belgique, USA, ONU, FPR, Hutu
power) une unanimité paradoxale, et inquiétante, dans l’envie de ne pas savoir, ou de cacher ce que l’on sait. Comme si la découverte de la vérité
devait éclabousser trop de monde...
SURVIE, 57 AVENUE DU MAINE, 75014-PARIS - TEL. : (33.1) 43 27 03 25 ; FAX : 43 20 55 58 - IMPR. BRENGOU, 15 RUE DES PETITS HOTELS, 75010-PARIS
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : FRANÇOIS-XAVIER VERSCHAVE - COMMISSION PARITAIRE N° 76019 - DEPOT LEGAL : AVRIL 1996 - ISSN 1155-1666
Billets d’Afrique
N° 33 – Avril 1996
Rwanda : information et victimes
Un pays à l’humanité singulièrement riche a connu les pires crimes contre l’humanité - et leur déchaînement absolu : le génocide.
De cette richesse, nous ne retiendrons que deux caractéristiques, qui se renforcent mutuellement : la passion 1 et l’habileté
rhétorique. Elles construisent le monde, édifient les sociétés, engendrent les générations ; elles peuvent les détruire.
L’on commence seulement à faire l’histoire de ce et ceux qui ont sapé, plus ou moins consciemment, les barrages au déferlement
de la violence - d’autant plus fragiles que les passions sont aiguisées. La manipulation des médias (radio et presse écrite) pour
imposer un "langage meurtrier" 2 fut l’offensive la plus franche. On est loin d’avoir tiré toutes les leçons de cette bataille des
mots 3. Elle a, pourrait-on dire, révélé l’arme absolue : comment transformer de paisibles citoyens en tortionnaires de leurs
voisins.
La passion attire, et séduit. Nombre d’individus et groupes étrangers se sont branchés sur les passions rwandaises, pris au jeu
de ces joutes rhétoriques, de ces parties de poker où la dissimulation est reine, où tous les coups sont permis. Le plus souvent, il
faut bien l’admettre, ils n’étaient pas de force parmi tant de bretteurs affûtés. Leurs interventions intempestives ont accru la mise,
et aggravé la crise.
L’ampleur du désastre inviterait à une prudente retenue. Mais les passions des Rwandais et de leurs anciens amis se sont
exacerbées encore, alimentées de trop de drames réels. Et de nouveaux « amis », culpabilisés de n’avoir pas été au feu, accourent
prendre un ticket.
Les jeux de massacre de l’élite rwandaise (la "quatrième ethnie", par-dessus les Hutus, les Tutsis et les Twas) ont certes un côté
fascinant - d’aucuns les trouvent « grandioses 4». Mais il arrive un moment où il faut savoir dire : « Stop ! », retrouver l’humble
réalité, constater les dégâts : un pays ruiné, une société disloquée, en lambeaux, assaillie par la peur, la haine, le "devoir" de
vengeance. Le choix est alors entre la poursuite insensée des chausse-trappes politiciennes, au service d’ambitions délirantes, et
une parole, une perspective politiques. Comment rendre crédibles les règles du jeu du vivre ensemble ?
La désintoxication est difficile. Encore plus si les étrangers, avec qui l’on se saoulait de mots, viennent - généreusement ou
cyniquement - vous offrir le champagne de leurs médias.
HUMANITE
Soyons clairs. Il y eu, d’avril à juillet 1994, le génocide des Tutsis ; il y a eu des crimes de guerre du FPR. Sans le passage de la
justice, il n’y aura plus de peuple rwandais. Et puisque l’humanité est en cause, ce peuple n’est pas seul concerné : la
communauté internationale se doit de mener sur cette période, et ses prémices criminels (1990-94), l’enquête la plus exhaustive
possible ; puis elle se doit de juger les responsables, comme en ex-Yougoslavie (même si la cohorte des Realpoliticiens fait tout
pour s’épargner cette épreuve 5).
Depuis l’été 1994, un gouvernement appliquant tant bien que mal les accords d’Arusha est en place et entreprend, avec des
succès et des échecs, la tâche surhumaine de reconstruire le pays. Il est observé par des centaines d’organisations et des milliers
d’étrangers, sur place. Sa démarche est parfois cahotante, son discours politique souffre des rivalités au sommet - mais regardons
les quelque 200 Etats de la planète...
Les criminels contre l’humanité sont politiquement disqualifiés. Sauf preuve du contraire, le gouvernement rwandais actuel n’en
compte pas. Hors ce gouvernement, le génocide a fait le vide dans la classe politique, à l’intérieur du pays. A l’extérieur,
beaucoup ont des connexions avec les responsables du génocide : ils ne seront "affranchis" qu’une fois ces responsables jugés.
Les rares exceptions - les hommes politiques hutus exilés qui n’ont pas frayé avec le Hutu power - sont l’objet d’intenses
sollicitations de la part de tous ces "joueurs" étrangers qui ont perdu la partie en 1994 : on leur promet le pouvoir, ce qui suppose
de délégitimer le gouvernement actuel, avant de l’abattre.
Et de remonter la mécanique des comptabilités macabres, des extrapolations les plus invraisemblables. Puisque la dissimulation
est un talent rwandais, on prête au FPR des capacités d’escamotage quasi magiques. Personne (nous non plus), ne sait toute la
vérité. Mais l’urgence n’est pas de tout savoir, elle est de rebâtir en respectant la séparation des pouvoirs : il faut d’un côté que la
justice fasse son œuvre ; de l’autre, que tous ceux dont le discours s’oppose au suicide ethniste et qui ont résisté à la pulsion
génocidaire - même si ne sont pas des saints - reconstruisent un espace politique. Le mélange relève de la manipulation.
Gouvernements et médias ont compris cela en beaucoup de pays. Pas en France (à part quelques titres et journalistes). La
désintoxication y est particulièrement difficile, puisque la passion avait atteint le sommet de l’Etat, et que la dénégation de toute
complicité devient une vache sacrée. Dans l’ombre, les vieux joueurs s’affairent, manipulent l’exécutif, et cette part des médias
trop proche des pouvoirs et/ou des "services". Le génocide rwandais (comme d’ailleurs la purification ethnique en exYougoslavie) est un impitoyable révélateur des failles de notre démocratie.
Revenons-en au Rwanda, à la justice et à la politique, au sens noble. La première dépend largement de la mobilisation
internationale. La seconde est de la responsabilité des Rwandais : on attend qu’à l’instar d’un Mandela, ils y investissent leur
passion, et la renforcent d’une authenticité du langage.
1. Cf. Claudine Vidal, Sociologie des passions, Karthala, 1991.
2. Titre d’un ouvrage de Jean-Pierre Faye, Hermann, 1996, sur le langage génocidaire.
3. Décrite dans : Rwanda. Les médias du génocide, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Karthala, 1995.
4. Cf. Jean d’Ormesson, Le Figaro du 19 au 21/07/1994.
5. Voir A fleur de presse, en ce n° 33.
Macabres comptabilités (suite)
Le 27 février, Libération consacre ses cinq premières pages à un sujet unique : Rwanda : enquête sur la terreur tutsie. Ce titre
barre la "Une", avec en sous-titre « Plus de 100 000 Hutus auraient été tués depuis avril 1994 », puis une photo d’après le
massacre de Kibeho. A l’intérieur, cinq photos, toutes extraites du massacre de Kibeho.
Billets d’Afrique
N° 33 – Avril 1996
Premier problème : l’ensemble de l’illustration photographique est hors sujet. Car le dossier de 4 pages, réalisé par Stephen
Smith, se veut une enquête sur la face méconnue de massacres imputés à l’Armée patriotique rwandaise (APR). Or celui de Kibeho
(2 000 à 3 000 victimes) est aujourd’hui extraordinairement documenté. Libération, en particulier, y a consacré une surface
éditoriale (texte et photos) proche de la moitié de toute celle accordée au génocide.
L’une des photos les plus choquantes montre des bébés vers lequel un soldat pointe le canon de son arme automatique. La
légende (corrigée le lendemain... ) laisse entendre qu’il s’agit d’un militaire de l’APR, alors que c’est un soldat de l’ONU !
L’enquête voudrait contribuer à éclairer la question, certes très importante, du nombre des victimes des représailles de l’APR.
Nous avons à plusieurs reprises traité de cette question (Billets n° 24, 25, 30), évoquée dès l’automne 1994 par Stephen Smith luimême (à partir du "rapport Gersony"), puis par Pierre Erny, Serge Desouter, Filip Reyntjens, Faustin Twagiramungu, Sixbert
Musangamfura et, récemment, Seth Sendashonga : les chiffres avancés par les uns et les autres enflent au fil du temps : 30 000,
250 000, 312 726, plus de 500 000... chacun annonçant des preuves que l’on n’a toujours pas vues, ni pu confronter à des éléments
matériels.
Le dossier de Libération est lui-même assez contradictoire. Une seule affirmation : la guerre civile, les représailles au génocide
et les exactions postérieures ont impliqué le FPR et l’APR dans « le massacre d’au moins plusieurs dizaines de milliers de civils ».
Gérard Prunier, dont l’expertise est sollicitée à l’appui du dossier, se demande : « combien ? 30 000, 40 000, 50 000 ? C’est
difficile à dire ». Stephen Smith, à partir de décomptes effectués par ses sources rwandaise dans la préfecture de Gitarama, balance
par extrapolation le chiffre de 150 000, puis tente (? ) de le nuancer en admettant qu’un tel calcul supposerait « - au mépris des
faits - que l’intensité des représailles du FPR et la proportion de Hutus restés sur place lors de son avancée aient été partout les
mêmes », concluant par cette étrange formule : « ce calcul n’a d’autre valeur que celle d’engager clairement la responsabilité des
nouveaux dirigeants ». Un calcul plus politique que scientifique, donc.
Il n’empêche : entre les « plusieurs dizaines de milliers » - qui ne sont guère contestés, et qu’il faut situer dans un contexte
d’horreur absolue (sans oublier l’épuration en France, le bombardement de Dresde, etc.), et les 150 000 destinés à engager le fer
contre le gouvernement de Kigali, la rédaction de Libération tranche la poire en deux, et titre « plus de 100 000 Hutus
auraient... ». Elle se couvre avec un conditionnel, mais le mal est fait.
Le chiffre (rond) de 100 000 a désormais (en France) toute la crédibilité de Libé. Le 8 mars, Témoignage chrétien embraye : Le
Rwanda face à un nouveau génocide ? , en sous-titrant, sans besoin d’argumenter « la communauté internationale semble
découvrir au vu de témoignages accablants qu’à leur tour des populations hutues ont été et sont encore massacrées en grand
nombre (plus de 100 000 en deux ans) ». Libération et S. Smith ont "réussi" une double opération : dans l’esprit du public français
"informé", les représailles que l’expert évaluait à quelque 40 000 (le chiffre que nous évoquions dans notre n° 30) ont franchi le
cap des 100 000, remettant en selle la thèse, si opportune, du « double génocide » ; et le nombre forcément élevé des victimes de
1994 s’étend jusqu’à la période actuelle (« sont encore massacrées »)...
Un amalgame auquel invite toute la confection du dossier, qui distingue mal les époques. Les photos du massacre de Kibeho font
la transition entre 1994 et 1996, alors que Kibeho montre bien qu’aucun massacre important ne peut se passer aujourd’hui au
Rwanda sans susciter d’innombrables analyses et commentaires. Les observateurs des droits de l’homme, plus nombreux qu’en
aucun autre pays, répertorient actuellement entre 50 et 100 victimes d’exactions par mois. C’est encore beaucoup trop, mais cela
n’a rien avoir avec l’étiquette "double-génocidaire" dont on veut affubler le gouvernement de Kigali.
A tout mélanger, les crimes de guerre et l’incroyable difficulté de rétablir un peu de sécurité dans un pays ruiné, miné par la
peur, on mène sur le dos des Rwandais un jeu politique terriblement dangereux : on fait le lit d’une renaissance du Hutu power, on
renforce l’emprise des extrémistes, y compris tutsis.
Par contre, désigner et dénoncer les exactions que ces extrémistes peuvent commettre, contribuer à les identifier et à les isoler,
réclamer qu’ils soient sanctionnés, relève d’un travail d’information et de vigilance salutaires. D’autant plus efficace s’il est
impartial.
« Pendant les 18 mois de notre présence ici, nous avons assisté à une normalisation remarquable et à une période de stabilisation.
Oui, il existe un sentiment de peur dans certaines régions et la tension est perceptible, mais grosso modo, un climat de sécurité
prévaut ». (Shaharyar KHAN, représentant de l’ONU au Rwanda, 08/03/1996).
Partialité
Depuis la fin juillet 1994, Stephen Smith règle on ne sait quels comptes avec le gouvernement de Kigali. Il s’en défend en
déclarant que l’histoire rwandaise démontre la nécessité d’une extrême vigilance. Certes. Mais cette sollicitude serait plus crédible
si elle n’était pas à sens unique. Il y a quand même eu un génocide. Ses auteurs et ses complices courent toujours (sauf Bagosora)
et il n’y a aucune raison pour que leur dangerosité ait faibli.
Or non seulement Stephen Smith n’enquête guère sur ce que font et deviennent tous ces Messieurs (il y brûlerait certaines de ses
sources), mais il s’emploie à disqualifier ceux qui mènent un tel travail.
Il existait à Libération une autre "ligne" d’investigation sur le dossier rwandais : elle a été écartée.
Evoquer la complicité de la France avec le camp du génocide, et son jeu actuel dans la région, ce serait, selon Stephen Smith, de
« l’auto-flagellation ».
Lorsque Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport sur les livraisons d’armes au Hutu power - d’origine française en
particulier (cf. Billets n° 23) -, il a taxé l’enquêtrice d’HRW, Kathi Austin, d’« indélicatesse déontologique » (Libération, 31/07/1995),
discréditant à partir de ragots quatre mois de recherches sur le terrain : un interview se serait passé dans un bistrot (il eut lieu en
fait dans le bureau du vice-consul de France à Goma) ; la présence d’un interprète zaïrois (un professionnel) aurait déformé les
propos (comme si un traducteur zaïrois était forcément incompétent...) ; etc. Il a même obtenu que Libération ne publie pas le droit
de réponse proposé...
En juillet 1995, Stephen Smith admettait que la réalité de livraisons d’armes par la France au camp du génocide, pendant les
massacres, aurait des « implications politiques et morales gravissimes ». Or il écrivait, le 4 juin 1994 : « Toutes les sources sur
place - y compris les expatriés bien placés - expriment leur "certitude" que ces livraisons d’armes ont été "payées par la
France" » : le gravissime était donc, déjà, plus que probable. Mais, depuis juillet 1994, Stephen Smith a changé de cap...
Billets d’Afrique
N° 33 – Avril 1996
Retour sur Kibeho
Le titre de Témoignage Chrétien (08/03/1996) cité plus haut surplombe un interview de Françoise Bouchet-Saulnier, juriste à
Médecins sans frontières - qui réalisa un travail remarquable sur le génocide. Mais l’entretien reflète une étonnante influence de ce
complexe d’infériorité hutu, cultivé par une propagande trentenaire (les Tutsis voudraient ôter aux Hutus « l’envie de relever la
tête ») et contient une importante contre-vérité : le massacre de Kibeho aurait été « organisé, planifié ».
C’est bien tout le contraire qui s’est passé, et nous disposons à ce sujet du récit très précis et détaillé d’un témoin oculaire. La
décision de fermeture du camp a été entourée d’un énorme cafouillage entre le gouvernement de Kigali, le HCR, l’ONU et les
ONG. Résultat : il manquait de camions pour évacuer les plus de 100 000 réfugiés. L’attente (5 jours), la tension, l’appréhension
(il y avait dans le camp des plusieurs milliers de personnes impliquées dans le génocide) les provocations, ont fini par déclencher
un début d’émeute, des tirs, une panique (dans laquelle près de la moitié des 2 000 victimes ont péri piétinées ou étouffées). Les
jeunes officiers d’une troupe très jeune ont perdu pied, et cherché d’une manière complètement disproportionnée à endiguer les
mouvements de foule.
Utiliser cet horrible épisode comme l’exemple d’un massacre planifié est le type même du contre-sens. Sauf à prêter à Paul
Kagame, commandant de l’APR, la capacité magique de planifier la panique d’une foule de 100 000 personnes.
Rwanda : questions
(Communiqué diffusé le 29/02/1996 par Agir ici, Juristes sans Frontières, la Ligue Française pour la Défense des Droits de l’Homme et du
Citoyen, Médecins du Monde et Survie)
L’Armée Patriotique Rwandaise (APR) a-t-elle froidement massacré des dizaines de milliers de Rwandais appartenant à l’ethnie hutu ?
Certains supports de presse français ainsi que des personnalités politiques rwandaises en exil l’affirment. Le chiffrage des victimes va bon train
- selon les sources du simple au double ou au triple. Il règne d’ailleurs une grande confusion sur la période et les causes des exactions massives
alléguées : s’agit-il de la période du génocide avec ses représailles ou de ce que vit aujourd’hui le Rwanda ?
Le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui affirme ne pas avoir d’éléments de preuves de telles tueries, se déclare
prêt à enquêter si ces éléments lui étaient fournis. Ces éléments de preuve existent-ils ? Si oui, pourquoi ne sont-ils pas immédiatement produits
afin de déclencher une enquête approfondie ? Depuis deux mois, nous attendons des réponses précises à une question précise que nous avons
posée aux plus hautes autorités internationales : les accusations d’une extrême gravité formulées à l’encontre des responsables rwandais sontelles ou ne sont-elles pas fondées ?
S’agit-il d’une manipulation de l’information, ou bien la Communauté internationale est-elle complice de graves violations des Droits de
l’Homme ? Un nombre élevé d’observateurs sont présents dans le pays. Nous voulons croire que ces derniers font preuve de toute la vigilance
nécessaire et qu’ils auront à cœur de procéder à la vérification des allégations très alarmantes qui circulent.
L’avenir du Rwanda ne peut se bâtir sur l’escamotage des victimes et l’impunité des criminels quels qu’ils soient.
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