Citation
BILLETS D’AFRIQUE N° 27 - OCTOBRE 1995
TURBULENCES
On le lira dans les lignes qui suivent, ou entre les lignes, la « ligne » politique élyséenne à destination de l’Afrique reste difficilement déchiffrable. Les systèmes d’information qui « renseignent » la cabine de pilotage n’ont guère changé, malgré le crash rwandais : ils comportent toujours autant de bugs et de biais... Les lobbies divergents soumettent les liaisons francoafricaines au grand écart de leurs pressions - du néocolonialisme impudent à la lucidité stratégique, voire à la fibre humaniste.
Signes de ces turbulences : les lignes Foccart et Juppé s’empaillent par de Charette et Godfrain interposés ; tandis que ce dernier vitupère le gouvernement de Kigali et les calomnies de ses « mandants » anglo-saxons, Xavier Emmanuelli va au Rwanda prendre acte du génocide et proposer la reprise d’une coopération assainie ; etc.
Secoués dans un zinc hors d’âge, en plein brouillard, à quelques yards peut-être d’un mont Saint-Odile - quelque part entre N’Djaména, Khartoum, Nairobi et Cabinda -, on pourrait se contenter de croiser les doigts. Mais plusieurs éclaircies dans un ciel trop longtemps plombé rendent moins certaine la catastrophe : il n’est peut-être pas vain de préparer un nouveau manuel de navigation, et d’exiger une révision complète des instruments de bord.
SALVES
Le Tchad à la folie
Début février, le Dossier noir n° 3 (France, Tchad, Soudan, au gré des clans) décrivait un Tchad en triste état : pillage économique, exactions répétées de la Garde républicaine (GR) clanique, guerre civile larvée. Plusieurs témoins sont venus nous alerter : le régime sombre dans une folie sanglante. Non content de mettre le pays en coupe réglée et d’y déployer des trafics en tous genres, il a donné aux soudards de la GR licence de rançonner, brûler, violer, massacrer tout leur saoul, quotidiennement, les villages et les gens du Sud.
Les atrocités se multiplient. La GR vient par exemple de tuer, près de Moundou, le frère du ministre de la Santé, qui s’opposait au viol de son épouse - alors même que le ministre lançait une campagne de vaccination dans la région. Le président Déby est complètement débordé par la rapacité de la famille Haggar, qui le tient sous sa coupe, et la férocité des jeunes gardes zaghawa.
La France ne peut s’en laver les mains : aujourd’hui, et même si on le déplore, aucun régime ne peut subsister au Tchad sans son
aval. Certains décideurs parisiens auraient pris conscience du caractère insupportable du régime Déby - l’arrestation de Saleh
Kebzabo, fondateur du très remarquable N’Djaména Hebdo, s’ajoutant à des signaux d’alarme plus étouffés. Mais ils hésiteraient à
tirer l’échelle, faute de « solution de rechange ». Il y a pourtant au Tchad une source de légitimité politique : en 1993, la
Conférence nationale souveraine a révélé un ensemble d’interlocuteurs politiquement responsables. Le pistolet qu’ils ont
désormais sur la tempe a été armé par la France. Elle peut, au moins, l’enrayer.
Se contenter, comme le prône le ministre Godfrain, de faire « tous les efforts possibles pour qu’il y ait au moins des rencontres
entre le président Déby et ses opposants » (Jeune Afrique, 21/09/1995) est aussi judicieux que d’inviter au rapprochement entre les
Sarajéviens et les snipers bosno-serbes.
Éclaircie au Gabon
Le Gabon offre, comme le Koweït, un paysage démographico-économique assez singulier : hors rotation des robinets du pétrole,
la production est presque entièrement assurée par des travailleurs immigrés, au sort précaire. Cette moitié de la population n’a
évidemment pas accès à la politique gabonaise, réservée au demi-million de nationaux.
Ceci relativise, mais n’annule pas les notables progrès inscrits dans les « accords de Paris », conclus entre le camp du président
Bongo et l’opposition menée par le père Mba Abessole. Ratifiés le 23 juillet, à la quasi-unanimité d’un referendum non truqué (!),
ces accords ébauchent un État de droit, balisent les procédures électorales, et prévoient une « républicanisation » de la Garde
présidentielle (tout ceci demandant bien sûr à être confirmé).
Ils ont été acquis, soulignons-le, grâce aux pressions de la France. Inquiètes de l’agitation consécutive à la réélection frauduleuse
d’Omar Bongo, fin 1993, Elf et la diplomatie française se sont souvenu d’un principe de bon sens : le gâteau de la paix est plus
large qu’une ration de guerre. Le Gabon est certes très riche, mais l’adage vaut aussi en bien d’autres pays où le chaos des schémas
et intérêts françafricains contribue à dégrader la situation politique - aux antipodes de la prudence et du savoir-faire dont
témoignent les « accords de Paris ».
Félicités kenyanes
On a déjà évoqué les aises que prennent les responsables du génocide rwandais au Zaïre, au Cameroun et, à un degré moindre, en Côte d’Ivoire ou au Gabon. Au Kenya, c’est carrément Byzance. Protégée par le président Arap Moi - dont l’hostilité au président ougandais Museveni s’étend à l’actuel gouvernement rwandais -, la fine fleur de l’état-major du génocide (l’ex-Akasu) se pavane à Nairobi, en voitures diplomatiques. Elle y étale ses fortunes, y organise ses trafics, et y publie son bulletin fétiche, le brûlot raciste Kangura (New African, 09/1995). À Mombasa, curieusement déguisé en négociant arabe, le « journaliste » belge Georges Ruggiu - qui appelait frénétiquement aux massacres sur la radio RTLM - diffuse les libelles du Hutu power. Les relations franco-kenyanes vont d’autant mieux (merci !) que se profile la « Conférence régionale de paix, de sécurité et de développement »...
Billets d’Afrique
N° 27 – Octobre 1995
Hirondelle ?
Jusqu’à quel point le Secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence Xavier Emmanuelli, passant au Rwanda du 17 au 19
septembre s’enquérir des besoins, représentait-il la volonté politique du gouvernement français et non pas seulement sa charitable
sollicitude ? La question est d’importance, car ce pionnier des French doctors a posé des gestes et tenu des propos lourds de sens :
visite à Nyarubuye - site emblématique du génocide -, appel au châtiment des responsables du génocide comme préalable à toute
« refondation », présentation de ce déplacement au Rwanda comme « premier pas d’une nouvelle relation avec ce pays ami de la
France » (Libération, 19/09/1995).
Les pas suivants vers la refondation d’une amitié dépendront beaucoup de l’attitude des militaires et des diplomates français,
obéissant (espérons-le) aux directives de l’Élysée. Les militaires favoriseront-ils ou gêneront-ils les préparatifs d’infiltrations du
Hutu power - peut-être via le Burundi - encouragés notamment par le staff bruxellois de l’Internationale démocrate-chrétienne ?
Les diplomates promouvront-ils la « Conférence régionale de paix » dans une perspective d’ingérence ou de reconstruction ?
L’angoissante course de vitesse entre extrémistes et modérés ne se joue pas seulement au Rwanda.
Coopération bananière
Xavier Dugoin, président pasquaïen du Conseil général de l’Essonne, est empêtré dans tellement d’affaires - dont des marchés
douteux avec des entreprises « amies », pour une usine de déchets et une piscine à vagues (!) -, que ses collègues comparent le
département à une « république bananière ». L’Essonne jouxte les Hauts-de-Seine. On le voit, la proximité Dugoin-Pasqua n’est
pas que politique. Le RPR n’en a pas moins promu cet amoureux du bien public au poste de secrétaire national chargé de la
Coopération... (Libération, 15/09/1995).
Et qui vient d’être chargé d’une mission sur « les liaisons entre la politique de coopération de la France et son commerce
extérieur » ? Le député-maire UDF de Sète, Yves Marchand, soupçonné d’avoir livré sa ville à la Générale des Eaux et offert de
juteux marchés au groupe Bouygues (Libération, 18/09/1995). La coopération, comme les bananiers, chérit l’arrosage.
Rappelons que le prince de l’affairisme tahitien, Gaston Flosse, représente l’Assemblée nationale à la Caisse française de
développement (CFD). Il y est suppléé par Jean-Pierre Thomas, trésorier du Parti républicain... dont on ne cesse de découvrir les
comptes luxembourgeois, suisses, panaméens, etc., gavés au trucage de marchés publics. La CFD est bien contrôlée.
Reconnaissance de dettes
Court-circuitant Matignon, l’Élysée a arrêté le 11 septembre un nouveau dispositif de conversion des dettes africaines. Il ne
concerne que quatre pays : la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Congo et le Gabon. Les trois derniers sont au cœur du pactole
qu’évoquait en novembre 1994 Jean-François Bayart : « Lui [Jacques Chirac], c’est l’Afrique du clientélisme pétrolier ». Quant à la
Côte d’Ivoire, ce fut longtemps le paradis des « éléphants blancs » et le carrefour d’un plantureux import-export. Un Yanni
Soizeau, par exemple, y mêlait agréablement le trafic d’armes, le négoce de bananes, le renseignement,... et le recyclage des
fausses factures des HLM franciliennes au profit des caisses du RPR (cf. Billets n° 16).
Cette cogestion « bananière » n’a pas vraiment arrangé l’économie des quatre pays en question. L’apurement de leurs dettes
efface donc des ardoises compromettantes. Pourquoi pas, si l’on devait ne plus recommencer... Mais on continue avec les mêmes :
la « conversion » chiraquienne ouvre une voie royale à l’acquisition, par Bouygues et consorts, des meilleures parts du secteur
public privatisable (cf. Le Monde, 13/09/1995).
Jean-Pierre Bazin, délégué général du RPR, s’est par ailleurs rendu le 26 août à Yamoussoukro. Le PDCI - parti de feu
Houphouët et de l’actuel président ivoirien Henri Konan Bédié - y préparait le scrutin présidentiel du 22 octobre. Au PDCI et à
HKB (copain de Yanni Soizeau), J.P. Bazin a apporté le soutien du « RPR, dont est issu le nouveau Président français Jacques
Chirac ». Multimilliardaire, HKB ne craint pas le diabète : il se serait copieusement sucré, à la fin des années 70, lors du ruineux
épisode des « complexes sucriers ». Beaucoup d’argent fut réparti sur les deux rives de la Françafrique, grossissant une dette
ivoirienne en phase explosive. Le contribuable français est sollicité pour l’éteindre, tandis que d’anciens pyromanes à l’incertain
repentir consolident mutuellement leurs pouvoirs. On cherche des pompiers civiques pour doucher leurs ardeurs...
CFA
La Coalition pour ramener à la raison démocratique la politique africaine de la France (ouf !), qui a organisé le Contre-sommet
de Biarritz et publié, sur cette politique, cinq Dossiers noirs au retentissement inattendu, devient la Coalition C.F.A. (Citoyens
France Afrique - sans cédille, ni sébile). Co-animée par Agir ici et Survie, elle coordonne l’impatience d’une dizaine d’associations
face à la dérive du village françafricain - du clientélisme à la mafia, et/ou à l’ethnisme.
Au-delà d’un sigle quelque peu provocateur, la nouvelle appellation évoque la nécessité d’une synergie entre mouvements
civiques français et africains - pris dans la même glu anti-démocratique.
De nouveaux Dossiers noirs sont en préparation : sur les 6 premiers mois de politique africaine de J. Chirac, sur les liaisons
franco-camerounaises,... La Coalition interviendra aussi au moment du prochain Sommet de la francophonie, à Cotonou, et fourbit
d’autres ripostes.
COFACE
Agir ici lance une campagne pour la transparence des garanties publiques à l’exportation accordées par la COFACE. Le système,
fondé sur l’opacité et l’irresponsabilité, a coûté en 15 ans 3 000 F par habitant de l’Hexagone. Agir ici propose donc à chacun
d’adresser à son percepteur, à son député, et à Bercy, un simili-chèque de 3 000 F. En surcharge, une mention explicite :
« Opposition ».
Billets d’Afrique
N° 27 – Octobre 1995
En 1993-94, sur 213 milliards de F de crédits garantis, près de la moitié cautionnent des ventes d’armes. On sait que, sur ces
contrats, les commissions sont prodigieuses - y compris pour les décideurs politiques français. En 1993-94, ceux-ci étaient
beaucoup plus préoccupés par les budgets de leurs campagnes électorales que par l’effet des impayés sur les futurs budgets de la
France...
Au-delà des seules ventes d’armes, la garantie publique n’entre généralement en jeu, sous la pression de grands groupes
exportateurs, que pour des projets à la rentabilité très suspecte. Les crédits ainsi consentis n’arrangent donc pas vraiment la santé
économique et financière des pays destinataires (cf. l’Algérie). L’impayé n’est pas plus accidentel qu’une collision provoquée par
un chauffard alcoolique. Mais il n’y a ni gendarme, ni retrait de permis...
(Agir ici, 14 pass. Dubail, Paris 10°. Tél. 40 35 07 00).
Commandements...
Coopération pratiqueras
Sans bakchich et loyalement.
Ton parti financeras
Désormais proprement
Et d’Afrique reviendras
Sans valises, ni détournements.
Crédits cofacés octroieras
Pour projets de développement,
Utiles, féconds, évidemment,
Et permettant remboursements.
Un bémol sur armements
Et pots-de-vin pareillement.
Éléphants blancs au zoo mettras
Et moins d’oseille au lac Léman.
Partenariat Nord-Sud bâtiras
Sous le contrôle du Parlement.
Messieurs Afrique licencieras
sans indemnité :
Ils ont suffisamment profité.
Hirondelles (bis)
- Une excellente pluviosité au Sahel.
- Le départ annoncé du général Huchon, qui dirigeait la Mission militaire de coopération durant la tragédie rwandaise
(cf. Billets n°
17).
- La création par l’ONU d’une Commission d’enquête internationale sur les massacres perpétrés en 1993 au Burundi (mais pourquoi la France s’est-elle opposée à la création d’un Tribunal international ad hoc ?).
- Le moratoire annoncé par la France (26/09/1995) sur la production et l’exportation de mines antipersonnel.
Justice (encore et encore)
- Associée à plusieurs organisations (dont Survie), Médecins du monde engage une campagne pour la justice au Rwanda, selon
trois axes principaux : doter de vrais moyens le Tribunal international ; aider à la réhabilitation du système judiciaire rwandais ;
prendre les dispositions pour que soient arrêtés et jugés les auteurs ou complices du génocide trouvés en France. Vaste
programme ! (62 r. Marcadet, Paris 18°. 44 92 15 15).
- Le Réseau d’alerte Rwanda Burundi (une vingtaine d’organisations ; siège de la coordination à Survie) va s’attacher à un objectif plus précis : l’arrestation des principaux responsables du génocide rwandais. Il s’apprête à diffuser un dossier sur 3 d’entre eux : le colonel Théoneste Bagosora (« cerveau » présumé) ; le président de l’« État génocidaire » (04-07/1994), Théodore Sindikubwabo, qui lança les massacres à Butare ; le préfet de Kibuye, Clément Kayishema, sous l’« administration » duquel périrent quelque 200 000 Tutsis. Leur liberté de circulation ostentatoire est un terrible ferment de peur et de haine. On vise, d’abord, à les interdire de séjour dans les pays « civilisés » : on verra si la France - qui aurait accueilli début septembre un autre haut administrateur de l’État génocidaire, son chef militaire Augustin Bizimungu - en fait partie. La même question sera forcément posée, aussi, à plusieurs pays amis...
ILS ONT DIT
Jacques GODFRAIN, ministre délégué à la Coopération, interrogé par Jeune Afrique (JA) du 21/09/1995 :
JA : « Le 31 août, Hervé de Charette, ministre des Affaires étrangères, a annoncé la fusion progressive du ministère délégué à la Coopération
avec son propre département [...] ». JG : « [...] Il y aura [...] un rapprochement... »
Billets d’Afrique
N° 27 – Octobre 1995
JA : « Hervé de Charette a parlé de fusion... » JG : « Dans un discours. J’appartiens à un pays de langue d’oc et de droit romain, qui
est un droit écrit. Je n’ai lu le mot "fusion" dans aucun texte. » [...].
JG : « Le président de la République est entouré d’hommes d’une grande compétence sur les affaires africaines. Les autres pays en
sont jaloux ». [...]
JG : « Celui qui n’a pas son réseau d’amitiés n’est pas un "Africain" ». [...]
JA : « Que répondez-vous aux accusations formulées par [l’actuel gouvernement de Kigali], récemment encore à l’ONU, contre la France, qui
aiderait militairement les extrémistes hutus ? » JG : « Il s’agit d’une propagande antifrançaise qui n’est pas nouvelle de la part de ceux
qui s’y livrent. Nous n’y attachons strictement aucune importance. Pas plus qu’à l’écho de cette propagande au Congrès des ÉtatsUnis ou sur les antennes de la BBC ».
[Avec son « parrain » Foccart - qui imposa la création du ministère de la Coopération -, J. Godfrain guerroie pour le maintien, rue Monsieur...
Afrique, d’une institution néocoloniale. Certes, nul n’est françafricain s’il n’a pas son réseau, mais les Africains préfèreraient sans doute que le
ministre soit tout simplement Français... Quant au couplet sur la propagande anti-française du Congrès américain et de la BBC, il a un relent
vichyssois].
« Il n’y a pas eu de véritable engagement [de l’Europe] dans le processus de réconciliation, de justice, de réhabilitation et de
construction [au Rwanda] . Il n’y a eu qu’une avalanche d’argent déversé dans des camps intenables de réfugiés le long des
frontières ». (Michael AARONSON, Directeur général de Save the Children, in Courrier ACP/UE, 07/1995).
« Le pouvoir a été convoité et senti comme le pôle et la source des richesses. Des massacres cycliques ont été perçus comme un
moyen d’y accéder. On a cru qu’en éliminant physiquement l’autre, on assurait la chance de jouir de ce pouvoir sans partage. [...]
Des "seigneurs de la guerre, de faux sauveurs attirent des jeunes de leur groupe ethnique pour les entraîner dans leurs projets
criminels en en faisant des acteurs de l’absurde. [...] Nous n’acceptons pas le suicide de notre pays » (Déclaration de la Conférence
épiscopale du Burundi, 26/07/1995).
À FLEUR DE PRESSE
RWANDA
La Libre Belgique, L’avocat de la famille Habyarimana mécontent, 11/09/1995 (Marie-France CROS) : « Maître Luc De
Temmerman, avocat de la famille Habyarimana "et aujourd’hui celui de nombreuses personnes portées sur la liste des 427
présumés coupables de génocide confectionnée par le Front patriotique rwandais" a donné à Bruxelles une conférence de presse.
[...] Il a pris la défense de la France, "qui n’a pas livré un (seul) kilo de munitions au Rwanda", contrairement aux accusations
portées contre elle. Ce qui s’est passé, [...] "c’est que le capitaine Barril a essayé d’aider le gouvernement rwandais, à la demande
de ce dernier [cf. Billets n° 20]. Il n’a rien commis d’illégal à ma connaissance. [...] Ses hommes ont participé un tout petit peu à
l’organisation dans une situation de guerre. Augustin Bizimungu (chef de l’armée d’Habyarimana) m’a confirmé que cette guerre,
on a essayé de la faire proprement. Les milices ont fait des massacres, tout le monde l’a vu. C’est une situation assez normale
dans une situation de guerre qui durait depuis quatre ans. Mais le rôle de Barril, il faut le séparer totalement de celui de la
France". [...]
Depuis l’arrestation de quatre Rwandais en Belgique et l’émission par la justice belge d’un mandat d’arrêt international contre le
colonel Bagosora [le cerveau présumé du génocide], "tous les Rwandais ont peur de venir en Belgique" parce qu’ils n’ont pas
confiance dans "l’objectivité" de celle-ci. Il y a bien des "courageux", comme M. Kabuga [l’un des principaux financiers du Hutu
power] qui accepte de venir quand même, mais l’avocat rencontre des difficultés "incroyables" pour lui obtenir un visa ».
[Voilà bien une histoire belge ! Ce n’est pas la patrie des Lumières et des droits de l’homme qui manquerait « d’objectivité » au point de lancer
un mandat d’arrêt contre l’instigateur d’un génocide - ce colonel rwandais qu’elle a transporté dans ses aéronefs durant l’été 1994 et qui aurait
effectué depuis, selon la justice belge, plusieurs passages par l’Hexagone ; au point de mégoter un visa au Crésus du Hutu power - qui
possèderait
des biens immobiliers à Paris.
e
M De Temmerman ajoute gratuitement la France à la longue liste de ses clients génocidaires : ce n’est pas forcément un cadeau. Si l’on suit
son plaidoyer, les milices hutues ne seraient pas bien coupables, puisque le génocide relevait d’« une situation assez normale ». L’armée de
Bizimungu, qui protégeait les milices et concourait aux massacres, serait tout aussi excusable (le général aurait d’ailleurs, selon plusieurs
diplomates, été reçu à Paris début septembre). De même Paul Barril (parrainé en Afrique par François de Grossouvre, puis Charles Pasqua),
qui participait « un tout petit peu à l’organisation » du camp génocideur. De même la France, qui promut Barril, juste après ses exploits
rwandais, au grade de commandant de gendarmerie dans le cadre de réserve].
Nouvelles des Grands Lacs, Le calvaire des réfugiés rwandais expulsés du Zaïre, 07/09/1995 : « Selon un témoignage oculaire diffusé par ANB-BIA, les réfugiés rwandais expulsés du Zaïre du 19 au 23 août 1995 ont subi un véritable calvaire [...]. Des gens ont dit, par exemple, "qu’on avait enfermé un certain nombre d’expulsés dans un container et qu’on y avait mis le feu". Et on sait, ajoute le témoin oculaire dont ANB-BIA diffuse les propos, que "le container comme prison existe au Rwanda, et cela a déjà été dénoncé" ».
[Nouvelles des Grands Lacs est publié en Belgique par la Coordination chrétienne pour l’Afrique centrale, qui regroupe, entre autres, les coordinations catholiques d’ONG européennes, CIDSE et Eurocaritas, et la Commission Justice et Paix. Il est regrettable qu’elle apporte sa caution à une opération de désinformation caractérisée - qui transparaît d’ailleurs dans la dernière phrase de l’article. Nous avons pu la démonter en interrogeant la source, ANB-BIA - bulletin édité à Bruxelles par les Pères blancs. Deux choses sont exactes : il est arrivé que des containers servent de prison, et certains réfugiés ont subi des violences (beaucoup d’autres ont été correctement accueillis, plusieurs journalistes l’attestent). Le « témoin oculaire » a vu une fumée au loin. Il en a déduit que l’on brûlait des réfugiés dans un container. Ce type d’opération mentale est instructif des ressorts de la crise rwandaise. Il est plus gênant qu’il permette de colporter des accusations très graves, sans
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N° 27 – Octobre 1995
fondement réel, jusque dans des publications à capital éthique. Si une telle information était vraie, elle devrait provoquer une interpellation immédiate des autorités rwandaises ; si elle est fausse, c’est une bombe de haine. Lorsque l’on voit une fumée à Paris, il n’est pas sûr qu’un nouveau Landru est en train de brûler l’une de ses victimes...].
Le Soir, Le Premier ministre rwandais révoqué, 29/08/1995 (Colette BRAECKMAN) : « Il y a longtemps que le gouvernement
rwandais était divisé entre diverses sensibilités : les uns - comme le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur - mettaient
l’accent sur le retour des réfugiés, la protection des biens privés, la réconciliation nationale, les autres, plus proches du Front
patriotique et des Tutsis, survivants des massacres ou anciens réfugiés, insistaient sur la nécessité de faire avancer la justice, afin
que soient jugés et châtiés les responsables du génocide, et se montraient décidés à reconstruire au plus vite le pays, avec ou sans
les réfugiés hutus. [...] Il ne fait pas de doute que, quelles qu’en soient les raisons véritables, le limogeage [...] de trois ministres que
les réfugiés considéraient comme les plus ouverts au dialogue politique sera interprété dans les camps, comme au sein de l’opinion
internationale, comme un durcissement de Kigali, et sera utilisé comme un argument supplémentaire pour dissuader les retours ».
[Le remplacement de Faustin Twagiramungu par Pierre-Célestin Rwigema - un Hutu du même parti MDR - à la tête du gouvernement rwandais
ne résout certes pas la crise post-génocidaire qui étreint ce pays, victime de surcroît d’un ostracisme dont on espère une dérive de type castriste.
Mais la réduction des dissensions fait espérer à d’autres plus de cohérence dans les décisions, et un exercice plus net des responsabilités. La
rapide réaction du ministre de la Défense Paul Kagame au massacre de Kanama (une centaine de morts, le 12/09/1995, dans une réaction hors
de proportion à l’attaque d’un commando de miliciens hutus) en est un signe - à condition que les coupables soient, comme promis, effectivement
jugés].
Le Nouvel Observateur, Rwanda : une justice à la chandelle, 14/09/1995 (Dominique SIGAUD) : « Contrairement à ses promesses, [...] la communauté internationale n’a pas fourni les moyens nécessaires pour former et payer le personnel judiciaire, réhabiliter les tribunaux dévastés et payer le personne judiciaire. [...] Le parquet de Butare s’éclaire à la chandelle quand la nuit tombe [...].
Il existe pourtant déjà plus de 2 000 dossiers d’accusation suffisamment étoffés pour être soumis aux tribunaux. Mais aucun procès n’a commencé. Jusqu’à présent, les principaux projets de loi concernant le fonctionnement de la justice ont en effet été systématiquement rejetés par le Parlement. "Certains députés font tout pour empêcher la justice de s’exercer, dénonce un parlementaire de l’opposition qui préfère garder l’anonymat. Pour eux, la mort des détenus en prison est une condamnation préférable". L’accusation vise précisément la frange la plus extrémiste des Tutsis rentrés de leur exil en Ouganda, au Zaïre et au Burundi, aujourd’hui présents au sein du gouvernement, de l’armée, et qui voudraient profiter de la victoire politique et militaire du FPR pour contrôler entièrement le pays. Leur discours consiste à accuser tous les Hutus de participation au génocide...
Pourquoi, alors, les passer en jugement ? De plus, ils soupçonnent les magistrats en poste sous l’ancien régime, qu’ils soient hutus ou tutsis, de vouloir rendre une justice trop indulgente. Enfin, dénonce un magistrat, "ils ne veulent pas de procès menés en toute indépendance, car ils pourraient montrer les faiblesses de certains dossiers d’accusation et souligner la part active de certains éléments de l’armée dans les arrestations arbitraires. De plus, ils pourraient annoncer l’apparition d’un contre-pouvoir judiciaire" [...]
La justice [...] risque d’attendre d’autant plus longtemps que le Tribunal international instauré par l’ONU pour juger les principaux instigateurs du génocide fait lui aussi preuve de lenteur. Représenté à Kigali par le Malgache Honoré Rakotomanana, procureur général adjoint, il ne dispose pour l’instant que de sept enquêteurs anglo-saxons, aidés par... un interprète. "Écœurés" par le manque de moyens mis à leur disposition, certains des enquêteurs envisagent d’ailleurs déjà de donner leur démission, et n’hésitent pas à se plaindre en privé de ce que "l’ONU n’ait pas la moindre volonté politique de faire réellement fonctionner ce tribunal, qui n’est, finalement, qu’un... magnifique exercice de maquillage". [...]
Malgré l’immense effort de reconstruction réalisé en un an, le pays des mille collines semble attendre. Comme si son sort dépendait de la course de vitesse entre modérés et extrémistes dans laquelle [il] est aujourd’hui engagé ».
[Il faut dénoncer les sources internes du blocage de la justice au Rwanda. Mais comment ne pas s’indigner du « magnifique exercice de
maquillage » auquel se prêtent des pays beaucoup moins accablés - dont la France, qui prétend soutenir à fond le travail du Tribunal
international.
Dominique Sigaud est par ailleurs l’auteur, dans La Vie du 07/09/1995, de l’une des meilleures descriptions récentes de la situation au
Rwanda, avec ses espoirs, ses risques et ses contradictions].
ZAIRE
Info-Zaïre, 22/08/1995 (Bulletin produit par la Table de concertation sur les droits humains au Zaïre, Montréal) : « [Le] septième
gouvernement de Kengo depuis 1983 [...] se situe dans la même ligne que les précédents, [avec] les mêmes personnages aux postes
importants (Kamanda, Pay Pay, Katanga, Mozagba, Kyakwama, Mawando, Mushobakwa, Mwamba, Tambwe, Madame Soki,
Kisanga...) [...]. Il est aujourd’hui connu au Zaïre que c’est durant les gouvernements Kengo que le pays a été saigné à blanc par les
détournements de centaines de millions de dollars de ses ministres. Associés à des expatriés (Belges, Français, Libanais, Grecs...),
ces millionnaires zaïrois poussent à fond la privatisation de certains secteurs de l’économie. Après avoir quasiment liquidé Air
Zaïre en en détournant les recettes et en vendant ses appareils, ce sont eux qui exploitent aujourd’hui des compagnies privées
d’aviation, des comptoirs de diamants et d’or, l’exportation frauduleuse du café... En association avec des Sud-africains, une partie
des chemins de fer zaïrois vient de passer dans leurs mains. [...]
Pour se couvrir et protéger ses amis, Kengo a toujours su partager avec Mobutu [...]. Fait important et révélateur : Mobutu vient
de signer une ordonnance pour annuler toutes les poursuites qui pesaient contre les ministres Pay Pay et Katanga, accusés d’avoir
détournés plus de 40 millions de $ [...]. Bref, Kengo au gouvernement, la recette a toujours été la même : garantir à Mobutu et aux
membres influents de son entourage le plus de moyens financiers possibles, laisser à ses ministres la liberté de puiser
astucieusement dans les caisses de l’État, et être en bonne grâce avec le FMI en payant les arriérés de la dette extérieure. Et la
rigueur ? La rigueur consiste à bloquer les salaires des fonctionnaires, au besoin en ne les payant pas, à couper les dépenses
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N° 27 – Octobre 1995
sociales du gouvernement en réduisant au maximum les services à la population, à réduire les importations des biens de
consommation de masse même essentiels comme les produits pharmaceutiques ou la nourriture ».
[Sur les perspectives politiques d’un Zaïre ballotté par 110 ans de rivalités des puissances européennes (puis américaine), cf. la Libre opinion
d’Anicet MOBE, Le Zaïre pris au piège de son histoire ?, in La Croix du 31/08/1995. Ces puissances ont autorisé l’entreprise de décérébration
menée depuis 30 ans par MobUbu, non dénuée d’effets sur la lucidité des classes politique et ecclésiastique. Selon Antoine GLASER et Stephen
SMITH (Le retour en grâce négocié de Mobutu, in Libération du 02/09/1995), la Fondation Carter, avec l’aval du président Clinton et en
concertation avec l’ONU, s’apprêterait à parrainer « la métempsycose » de Mobutu « en démocrate reconnu »... ]
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DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : FRANÇOIS-XAVIER VERSCHAVE - COMMISS. PARITAIRE N° 76019 - DEPOT LEGAL : OCTOBRE 1995 - ISSN 1155-1666