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La France porte-t-elle des responsabilités dans l'histoire du génocide des Tutsi du Rwanda? La question est posée depuis 1994 : cette année-là, entre huit cent mille et un million de personnes sont exterminées dans ce petit pays d'Afrique centrale. La France, « unique pays de la communauté internationale à avoir tenté quelque chose », selon l'expression d'Edouard Balladur (alors premier Ministre), y aura initié une action « militaro-humanitaire ». L'opération Turquoise, menée par la France avec l'appui de modestes contingents africains, s'est déroulée du 22 juin au 22 août 1994. Elle est donc engagée deux mois et demi après qu'a été déclenché le génocide de l'ethnie
tutsi de ce pays. La plupart des Tutsi ont alors été exterminés et cette opération destinée à « mettre fin aux massacres » en cours depuis le 6 avril paraît dès lors tardive, ce qui incite à s'interroger sur les diverses motivations qui ont présidé à sa mise en oeuvre. Le rapport de la Mission d'information de l'Assemblée nationale sur le rôle de la France au Rwanda publié en 1998 note en effet que, parallèlement à sa mission humanitaire, l'opération avait été entreprise dans l'objectif de préserver les conditions nécessaires à un cessez-le-feu entre le Front patriotique rwandais (FPR) et le gouvernement intérimaire rwandais (GIR), et de garantir « un territoire et une légitimité » au GIR. Il s'agissait donc de « préserver les conditions d'une négociation politique fondée sur le partage du pouvoir ». La France, de ce fait, admettait encore en juin 1994 la légitimité du gouvernement intérimaire, « soit [en] ne prenant pas en compte la réalité du génocide, soit [en] n'analysant pas les responsabilités du gouvernement intérimaire en ce domaine (1) ». Au Rwanda, la France avait de longue date choisi son camp : celui du pouvoir en place. Les responsables français se montreront dès lors aveugles, ou indifférents, à sa dérive extrémiste. L'ennemi est identifié : c'est le FPR, que les Français voient comme une émanation du monde anglo-saxon. Au début des années quatre-vingt-dix, l'armée française sauve le régime rwandais d'une défaite militaire certaine face aux troupes du FPR. Certains des soldats engagés à ce moment-là reviendront au Rwanda au moment de l'opération Turquoise, qui se réclame d'une étrange neutralité dans un contexte de génocide : les instructions données aux forces françaises stipulent qu'il leur faudra « affirmer auprès des autorités locales rwandaises, civiles et militaires [leur] neutralité et [leur] détermination à faire cesser les massacres sur l'ensemble de la zone contrôlée par les forces armées rwandaises en les incitant à rétablir leur autorité (2) ». En somme, l’ordre d’opérations préconise de s'en remettre à des autorités civiles et militaires lourdement impliquées dans le génocide pour faire cesser les massacres.
Dix-huit ans plus tard, le général Jean-Claude Lafourcade, ex-commandant de l'opération Turquoise, ne voit toujours aucune partialité dans cette action. Ses déclarations à la télévision française, en juin et juillet 1994, sont pourtant étonnantes. Alors que la réalité du génocide est désormais bien établie (le mot apparaît à la télévision française le 18 avril), le général ne semble pas avoir conscience du caractère organisé des massacres : il s'agit pour lui de protéger les populations contre des « bandes un petit peu désorganisées », des « trublions », des « jeunes désorganisés en petites bandes », de « jeunes déserteurs ou miliciens qui essaient de commettre quelques exactions ou quelques pillages sur les populations ». Il ne semble en outre rien savoir de l'implication des Forces Armées Rwandaises (FAR) dans les massacres : « Nous allons [...] protéger les populations, [mais] pas contre le FPR ni contre les FAR, vous en convenez ».
Un sujet du 20H de TF1, daté du 23 juin 1994, nous renseigne en outre sur les leçons « d'histoire et de géographie » dispensés aux soldats français. Un soldat du régiment de chars et de marine de Vannes résume ce qui vient de lui être expliqué : « La mission s'annonce difficile car à priori c'est l'anarchie. Et à ce titre de l'anarchie il y a des massacres, donc il faut à tout prix intervenir et surtout le plus vite possible pour arrêter ces massacres et sauver toutes les populations qui peuvent être sauvées ». Les massacres résulteraient du chaos ambiant, et non d'une campagne d'extermination.
La victoire du FPR sur les forces armées rwandaises sera mal acceptée des officiels français, qui tarderont à reconnaître le nouveau régime. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères, laissera transparaître son agacement : évoquant ce gouvernement qu'il voit comme une force alliée aux anglo-saxons, il notera au 20H de France 2, le 19 août 1994, que « certains grands pays occidentaux lui trouvent [...] de grands mérites ».
Aujourd'hui encore, la presque totalité des responsables politiques et militaires impliqués dans ce dossier s'accrochent toujours à la fiction d'une neutralité de la France au Rwanda. Les critiques faites à notre pays trouveraient leur source à Kigali, capitale du Rwanda : une manipulation d'Etat, relayée par des idiots utiles. Le général Lafourcade, s'il a reconnu une fraternité d'arme avec les Forces Armées Rwandaises au moment de Turquoise, persiste à nier qu'il y ait eu des signes avant-coureurs du génocide bien avant avril 1994 : « En aucun cas nous ne savions qu'un génocide était en préparation. On savait que ce pays pouvait connaître des vagues de violence, mais c'est vraiment l'attentat contre l'avion du président Habyarimana (le 6 avril 1994. ndlr) qui a tout déclenché (3) ». Or si cet attentat est bien l'événement qui a déclenché le génocide, il n'en est en aucun cas la cause : expliquer le génocide par l'attentat, c'est laisser de côté la question de la planification et de l'organisation des massacres. C'est oublier que le génocide n'est en aucun cas une réaction d'une partie de la population à un acte terroriste, mais le produit d'une volonté d'extermination que les responsables français n'ont pas su ou pas voulu voir : sans doute étaient-ils obnubilés par leur volonté de voir le FPR perdre la guerre qui l'opposait à leurs alliés. Cette persistance dans le déni n'y changera rien : la France n'a pas été neutre au Rwanda en 1994. Il reste désormais à évaluer l'ampleur de l'engagement français auprès de ceux qui ont voulu et orchestré le génocide et à trancher, s'agissant du processus de décision, entre la part de l'engagement et celle de l'égarement.
(1) Mission d'information commune de l'Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, tome I, Rapport, 1998.
(2) Ibid.
(3) « Génocide au Rwanda : le chef de l'opération Turquoise livre sa vérité », Le Parisien / Aujourd'hui en France, 9 mai 2010.
Ce texte a été initialement publié dans le journal 7 Semaines avant l'élection du 14 mars 2012.