Fiche du document numéro 21578

Num
21578
Date
Mardi 22 mai 2018
Amj
Taille
152295
Sur titre
Entretien
Titre
Rwanda : « Macron doit défendre nos soldats ». Propos recueillis par David Servenay
Sous titre
L’amiral Jacques Lanxade, ex-chef d’état-major des armées sous François Mitterrand, récuse toute erreur liée à l’opération « Turquoise » pendant le génocide des Tutsi au Rwanda
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Ancien chef d’état-major au moment du génocide des Tutsi au Rwanda, en 1994, l’amiral Lanxade a été chargé de mettre en œuvre l’opération militaro-humanitaire « Turquoise », sur laquelle pèsent plusieurs procédures judiciaires. Alors que le président Emmanuel Macron doit recevoir, mercredi 23 mai à Paris, son homologue rwandais Paul Kagamé, Jacques Lanxade plaide pour l’ouverture des archives militaires, afin d’en finir avec les polémiques.

Comment qualifieriez-vous votre relation avec François Mitterrand ?

Extrêmement professionnelle, avec une grande confiance mutuelle. Je disposais d’une marge de manœuvre importante, car le président Mitterrand ne donnait jamais de directive précise. Il considérait que vous deviez savoir ce que vous aviez à faire. Il n’intervenait pas, il vous faisait comprendre que vous étiez chargé d’agir. A mon époque, à l’Elysée, son fils [Jean-Christophe Mitterrand] dirigeait la cellule africaine. Mais, dès qu’il se passait quelque chose de sérieux en Afrique, il y avait une sorte de message du président, et nous devions comprendre que l’affaire passait de la cellule africaine à l’état-major particulier. C’est ce dernier qui réglait les crises africaines. Après, les choses ont changé.

C’est-à-dire ?

Jusqu’à la guerre du Golfe [1990-1991], le chef d’état-major des armées (CEMA) était peu présent dans la gestion des crises. Il ne voyait presque jamais le président. Quand j’ai quitté l’Elysée pour prendre la tête des armées, la donne a changé. Le CEMA est devenu le seul responsable opérationnel militaire. En 1992, nous avons ensuite institutionnalisé les conseils de défense restreints. Donc, ce qui relevait auparavant du domaine réservé du président devenait un domaine partagé avec le gouvernement.

A partir d’octobre 1990, qui a la main sur le dossier rwandais ?

L’Elysée. Et non l’état-major, qui, lui, exécutait les ordres. Intervenir au Rwanda [en 1990, les rebelles tutsi du Front patriotique rwandais, FPR, la rébellion armée tutsi de Paul Kagamé, attaquent le régime Habyarimana ; la France lance l’opération « Noroît » pour soutenir son allié] est la décision du président Mitterrand. A partir du moment où la décision avait été prise de soutenir ce régime, il fallait aider l’armée rwandaise. C’est la raison pour laquelle fut mis en place un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI). Techniquement, il était sous l’autorité de l’ambassadeur et de la Mission militaire de coopération. En cas de tensions, le DAMI passait sous l’autorité du CEMA. Du coup, nous étions assez bien informés.

Février 1993 marque un tournant dans l’engagement de la France au Rwanda, avec une offensive des rebelles du Front patriotique rwandais, que Paris repousse…

Oui et non. Nous ne voulions pas que le FPR l’emporte sur le terrain, mais, en même temps, se tenaient les négociations de paix à Arusha. On ne voulait pas que le Rwanda tombe et on cherchait la paix en s’appuyant sur le président Juvénal Habyarimana, qui donnait le sentiment de tenir le pays.

N’était-ce pas une erreur d’analyse ?

Il y avait un risque dont nous étions conscients. L’une des raisons pour lesquelles le président Mitterrand a soutenu Habyarimana était que celui-ci était le seul capable de tenir le pays. Nous savions très bien qu’il y avait des tensions extrémistes, mais nous pensions qu’il pouvait les contenir.

Parlons maintenant de l’opération « Turquoise » : dans votre dossier préparatoire, vous indiquez Kigali comme objectif…

Lors du conseil de défense restreint du 15 juin 1994, deux options étaient en présence. La première [consistait à aller jusqu’à] Kigali. J’y étais opposé, car nous aurions été perçus comme prenant part aux combats, dans une situation épouvantable, alors que la capitale était déjà largement aux mains du FPR. J’ai alors proposé Goma [principale ville de l’est de l’ex-Zaïre, à la frontière du Rwanda, qui servit de base principale à « Turquoise »].

Le premier ministre de l’époque, Edouard Balladur, n’avait aucune envie d’intervenir. Il était donc favorable à cette seconde option. Il avait le sentiment qu’il aurait plus de contrôle. Entre le 15 et le 22 juin, nous avons établi le déroulé de l’opération, dont l’objectif n’a jamais été d’aller à Kigali.

Pourtant, l’ex-capitaine Guillaume Ancel raconte, dans un livre récent (Rwanda, la fin du silence, Les Belles Lettres), que le 1er juillet une action offensive destinée à dégager la route de Kigali a été annulée au dernier moment.

Ce capitaine se trompe. C’est sa propre interprétation. La mienne est très différente : il nous fallait être prêts à montrer au FPR qu’il ne pourrait pas entrer dans la zone humanitaire sûre (ZHS). D’ailleurs, des échanges de tirs ont eu lieu dans cette zone et, très rapidement, le FPR a compris que nous ne céderions pas.

Comment être « impartial » dans un génocide, comme l’indiquent les ordres d’opérations ? Cela paraît contradictoire…

Le génocide, on n’était pas encore complètement conscient que c’était quelque chose de très organisé, après l’attentat [du 6 avril 1994 contre le président Juvénal Habyarimana]. L’impartialité consistait à ne pas prendre parti, entre l’armée rwandaise de Habyarimana et le FPR.

Quand les soldats français arrivent dans le cadre de l’opération « Turquoise », les Forces armées rwandaises (FAR) les voient comme un soutien…

Nous leur avons vite fait comprendre que nous n’étions pas là pour les soutenir. Notre mission était d’arrêter les massacres. Point à la ligne. Je ne voulais pas que nous puissions nous trouver impliqués dans les combats.

L’armée française a laissé passer des livraisons d’armes clandestines aux FAR, en fermant les yeux…

L’état-major des armées n’est absolument pas au courant. Je n’ai aucun souvenir d’une telle chose. Si cela s’est fait, alors c’était de manière subreptice, et non conforme aux instructions présidentielles.

Quid de l’exfiltration des membres du gouvernement génocidaire vers le Zaïre ?

Il faut se rappeler que nous intervenions dans le cadre d’une résolution des Nations unies, visant à arrêter les massacres. Pas plus. Des reproches similaires nous ont été adressés au sujet de la radio des Mille Collines [qui diffusa jusqu’au 31 juillet 1994 une propagande haineuse contre les Tutsi] que nous n’avions pas neutralisée.

Paul Kagamé, ex-chef du FPR et actuel président rwandais, affirme que le FPR aurait capturé, à la mi-juillet 1994, 23 hommes du commandement des opérations spéciales (COS), en limite de la ZHS. Vous confirmez ?

Je n’en ai aucun souvenir. A mon avis, c’est faux. Il y a eu deux ou trois soldats capturés pendant leur jogging, que le FPR nous a rendus. Mais 23 hommes du COS, c’est du roman, c’est impossible ! Ou alors j’ai été complètement leurré.

Comprenez-vous les polémiques d’aujourd’hui sur « Turquoise » ?

Non. Je comprends que soit reproché à la France son soutien au président Habyarimana, jusqu’à ce qu’il soit assassiné. Selon l’appréciation de François Mitterand, il ne fallait pas laisser tomber ce régime. Certains peuvent dire : vous n’auriez pas dû lancer l’opération « Noroît », faire ci ou ça. C’est une opinion. Mais sur « Turquoise » – alors que nous avons été les seuls à intervenir et à sauver des gens ! –, non, je ne comprends pas.

Nicolas Sarkozy a parlé en 2010 d’« erreurs » commises au Rwanda…

Le problème auquel le président Macron va être confronté, ce sont les fortes pressions en France pour normaliser les relations avec le Rwanda. Alors, on peut dire qu’« on n’aurait pas dû faire ça ! » : c’est le jugement du président Sarkozy sur la politique de Mitterrand. Les gouvernements français successifs se sont tous trouvés face à cette difficulté : d’un côté, la volonté de rétablir des relations normales avec le régime Kagamé, de l’autre, celle de ne pas mettre en cause les responsables de l’époque : Balladur, Juppé, Védrine…

Chez les militaires, plusieurs points de vue s’affrontaient. Il y avait les « faucons » (les généraux Quesnot et Huchon), mais aussi le général Varret, par exemple, qui tira le signal d’alarme. Or il fut débarqué de son poste de chef de la Mission militaire de coopération en 1993.

Je ne suis pas sûr de partager le point de vue de Varret. Les forces françaises au Rwanda exécutaient les ordres qu’on leur demandait d’exécuter. Que certains disent qu’« il faudrait faire ceci ou cela » n’a aucune importance, puisque ce n’est pas eux qui prennent les décisions. Il n’y pas de point de vue possible : les soldats obéissent aux ordres. On ne voulait plus d’actions qu’on ne contrôlait pas forcément : la DGSE [direction générale de la sécurité extérieure] déployait des moyens et des hommes en uniforme, sans que l’état-major soit au courant.

Etes-vous favorable à l’ouverture complète des archives ?

Oui, car, encore une fois, nous n’avons rien à nous reprocher.

Sans restriction ?

Les archives militaires, oui. Je ne peux m’engager que sur ce qui concerne les forces armées, qui étaient sous mon autorité. Le reste, ce n’était pas de mon ressort. Si la DGSE accepte d’ouvrir ses archives, c’est son affaire. Je ne pense pas que cela puisse dévoiler quoi que ce soit, vingt-quatre ans après, sur l’organisation des armées. Il n’y a pas de secrets qui doivent être préservés.

Beaucoup de procédures judiciaires sont en cours sur le Rwanda. Qu’en pensez-vous ?

Les autorités françaises ne couvrent pas assez les militaires en opération. Que les autorités mènent des enquêtes, d’accord. Ensuite, l’Etat doit assumer sa responsabilité politique. Dans le cas du Rwanda, on a laissé les officiers être attaqués en justice. Leurs avocats sont payés par le ministère de la défense, mais ils se sont retrouvés seuls face à ces attaques. Cela ne se passerait pas comme ça aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. La France ne soutient pas ses soldats.

Faudrait-il une loi d’amnistie sur le Rwanda ?

Cela signifierait qu’une erreur a été commise. Or, ce n’est pas le cas !

C’est pourtant ce qu’affirmait le président Nicolas Sarkozy.

C’est sa responsabilité, et je ne suis pas d’accord avec ce jugement. Les militaires français vont attendre du président [Emmanuel Macron] qu’il prenne la défense des soldats français et de leur action. Je lui fais a priori confiance pour trouver la formule, mais l’amnistie n’est pas une solution. Le gouvernement français doit faire admettre que nous sommes intervenus pour arrêter les massacres.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024