Fiche du document numéro 21415

Num
21415
Date
Mercredi 10 novembre 1869
Amj
Taille
149566
Titre
Lettre à l’Abbé Soubiranne, Directeur de l’Œuvre des Ecoles d’Orient
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
Alger, le 10 novembre 1869.

Mon cher Grand-Vicaire et ami,

L’année dernière, en vous rendant compte de l’emploi de vos aumônes et de celles de vos associés, je vous parlais d’œuvres que vous ne connaissiez que par mon témoignage. Mais maintenant
vous les avez vues, dans le récent voyage que votre charité et votre zèle vous ont fait entreprendre sur
notre terre africaine ; vous les connaissez comme moi et vous les aimez presque autant. Je me sens
donc encore plus libre pour vous en parler, sachant que vos souvenirs contrôleront mes appréciations
personnelles et suppléeront à ce que les bornes d’une lettre ne me permettent pas de dire.

Vous avez donc vu, mon cher ami, ces onze cents orphelins auxquels les aumônes de la France,
les vôtres, ont sauvé tout à la fois la vie du corps et celle de l’âme. Vous avez vu nos vieillards, les
écoles de nos enfants, l’asile de nos veuves, et je me rappelle de ce que vous m’avez dit tant de fois :

– « Personne en France n’a une juste idée d’une aussi formidable entreprise, de semblables résultats,
et des ressources nécessaires pour mener votre œuvre à bon terme ».

Et à cela je vous répondais : « Je suis, avec la grâce de Dieu, certain du succès, pourvu que la charité me soutienne encore durant quatre ou cinq ans au plus. Je suis maintenant propriétaire
d’excellentes terres que j’ai achetées pour nos enfants. Les installations sont commencées. J’ai tout ce qu’il faut pour faire vivre plus tard et pour établir définitivement mes orphelins, à la seule condition que je pourrais atteindre l’époque où un assez grand nombre d’entre eux se suffira par le travail
(...) ».

Vous rappelez-vous, mon cher ami, le merveilleux panorama qui se déroule aux regards du haut
des collines qui forment le centre de la propriété. C’est, sans contredit, l’un des plus beaux du monde.

En face la rade, et au fond de la rade, à une distance de huit milles, la ville d’Alger s’élevant en blanc amphithéâtre, au pied du mont Boudjareah, baignée par la mer bleue de notre Afrique, si belle parce qu’elle est belle, au milieu de cette atmosphère lumineuse et embaumée dont nous n’avons pas l’idée sous nos climats du nord, et qui passionne bientôt tous ceux qui se fixent parmi nous (...).

Chose merveilleuse ! L’impression de mes petits barbares fut la même que la mienne.

Lorsque je les menai pour la première fois sur les hauteurs de la Maison-Carrée, leurs yeux perçants parcoururent tout cet ensemble, et ils se mirent à dire avec transport :

– « Oh ! Que c’est beau ! A Ben-Aknoun, les bois mettaient nos yeux en prison ; mais ici, c’est
comme dans nos montagnes, on voit partout, on voit la mer, on voit Alger ».

Et ils énuméraient tout ce qu’ils voyaient : l’énumération était longue, vous le savez.

– « Vous voulez donc rester ici, mes enfants ? Leur dis-je enfin.

– Oh ! Oui, nous le voulons !

– Mais faites attention. Voyez-vous cette grande plaine près de la mer, toute couverte encore de
broussailles ? Il n’y a aucune maison, rien de cultivé. Il faudra que vous travailliez pour vous procurer
tout ce qui vous est indispensable. On vous dirigera, mais vous aurez tout à faire.

– Nous travaillerons, cela ne fait rien, sois tranquille !

– Et puis, me dit l’un deux plus espiègle, dans les broussailles il y a des lièvres, nous les attraperons tous en vie pour te les donner.

– Soit, leur dis-je, et moi je vous donnerai des outils ».

Ce qui fut dit fut fait. Nous entassâmes nos orphelins, à peu près comme Robinson dans son
île, au milieu des broussailles, sans maison, sans quoi que ce soit des choses qui paraissent ailleurs nécessaires à la vie. Il y avait, tout près de la mer, un vieux bastion turc abandonné. Nous y allâmes,
et à travers les ronces et les épines qui le recouvraient de toutes parts nous pénétrâmes dans son enceinte de murailles, hautes d’environ deux mètres. Nous y trouvâmes quatre longs canons turcs en fer,
encore sur leurs affûts. Ils avaient probablement, en 1830, tiré sur notre flotte, et depuis lors, faute de
mieux, ils se taisaient et se laissaient ronger par la rouille sous leur manteau de broussailles.

– « Tenez, dis-je aux enfants, voilà des poteaux solides que la Providence nous envoie pour porter
notre toit futur : vous les dresserez dans les coins, vous mettrez des poutres dans leur bouche, une charpente sur vos poutres, et vous pourrez dormir en paix, le vent ne renversera pas votre toit ».

C’est effectivement ce qui a été fait. Aujourd’hui, ces quatre canons turcs qui ont tiré sur les soldats de la France, portent la toiture sous laquelle, tous les soirs, les enfants des Arabes prient Dieu de
nous rendre le bien que nous leurs faisons.

Mais en attendant ce toit moitié guerrier, moitié rustique, il fallut coucher en plein air d’abord,
puis sous des tentes ou dans des cabanes de broussailles improvisées ; et quoique habitués aux
dortoirs fermés de Ben-Aknoun, tous le firent sans se plaindre ; il est vrai que les prêtres et les frères qui étaient avec eux leur donnaient gaiement l’exemple.

Bientôt le bastion fut dégagé, et une maison improvisée par nos enfants et leurs chefs d’ateliers,
sous la conduite du bon abbé Bénèche, que vous avez reçu chez vous, à Paris, et qui mettait là toute
son activité méridionale. Je n’ose pas dire que ce soit un palais, il s’en faut ; mais on y est couvert, et
nous pouvons attendre, pour faire les frais d’un autre édifice, que la charité et le travail nous aient
fourni les moyens.

Ce n’est pas tout que de bâtir, il faut encore planter, et cela à tout âge, quoi qu’en dise le bon La Fontaine, si l’on veut vivre des fruits de la terre.

Les enfants se sont donc mis courageusement à défricher et à labourer. Nous avons aujourd’hui près de vingt-cinq hectares ensemencés, et avant la fin de l’hiver nous en aurons
cinquante. Les pommes de terre, les choux, les petits pois couvrent la terre de leur verdure. Nos
enfants sèment déjà le blé et le lin. Ils préparent une prairie artificielle près de la rivière, une vigne de dix hectares sur les collines ; en un mot, tout marche avec un entrain qui m’étonne.

Ce qu’il y a, en effet, de plus remarquable encore que le travail matériel des orphelins, c’est
l’intérêt qu’ils prennent à leur œuvre. Ils étudient les progrès de leurs cultures. Ils remarquent et font
remarquer que les graines germent, qu’elles sortent, qu’elles prospèrent.

Quand je vais les voir, ils me prennent par le bras et me mènent à leurs jardins :

– « Regarde, me disent-ils, c’est nous qui avons planté ces choux : vois comme ils sont beaux » !

Et quand on veut les exciter à l’ouvrage, on leur dit :

– « Monseigneur va venir, il sera bien content s’il voit que le champ est tout labouré ».

Cela suffit pour doubler leur activité.

Du reste, je leur répète souvent que tout leur avenir à eux-mêmes est dans le travail.

– « Quand vous serez grands, mes enfants, assez grands pour vous marier, je vous donnerai
à chacun un morceau de terre suffisant : si vous savez le cultiver et vous le cultivez bien, vous
aurez de quoi vivre ; sinon vous serez malheureux ».

Ils m’écoutent, ils réfléchissent, et puis, ils me font cent questions à leur manière, qui
m’embarassent un peu quelquefois, parce qu’il faut, pour y répondre convenablement, escompter la
charité. Mais je me rassure en pensant à vous et à tous ceux qui nous ont secourus jusqu’à ce jour.

Les progrès moraux et religieux ne sont pas moins marqués par eux que ceux du travail.

Vous savez combien ils nous aiment et nous sont reconnaissants.

Ils ont ce sentiment pour tous leurs bienfaiteurs et pour la France entière, dont ils parlent sans
cesse.
(...)

Un autre trait plus touchant encore et accompli, celui-là non pas par un petit enfant, mais par mes
plus grands orphelins, aujourd’hui devenus des hommes.

J’avais recueilli, en effet, au moment de la famine, dix ou douze jeunes gens et jeunes filles de
dix-huit à vingt ans. Nous leur avons appris à chacun un état, et nous gardons les hommes auprès de
nous comme ouvriers à Saint-Eugène, les filles dans d’autres établissements.

Peu à peu ils se sont faits à nos habitudes ; ils ont été touchés par nos exemples, et enfin ils nous
ont demandé le baptême, il y a environ une année. J’ai répondu par refus, voulant éprouver leur sincérité. Ils n’ont cessé d’insister depuis. Je leur ai dit sous toutes les formes que s’ils voulaient être
chrétiens, pour mieux s’assurer de mon appui, ils se trompaient ; que je ne leur ferais moins de
bien s’ils restaient musulmans, que s’ils embrassaient notre foi. Enfin, le moment étant venu de
les marier, et leurs instances étant toujours les mêmes, je me suis décidé de les baptiser avant
mon départ pour le Concile, et après les avoir fait soigneusement instruire.

Il y quinze jours que cette cérémonie a eu lieu, à Notre-Dame d’Afrique. Mgr l’Evêque d’Oran
avait bien voulu accepter mon invitation et la présider avec moi. Rien de plus touchant que la tenue de
nos néophytes, rien de plus émouvant que les souvenirs et les pensées qui se pressaient dans nos
cœurs ! Nous n’avions donné aucune publicité à ce baptême pour ne pas donner lieu à des
interprétations erronées. Des prêtres, des religieuses, les grands orphelins assistaient seuls.

C’étaient les humbles et touchantes prémices d’une régénération si longtemps attendue, si
vainement demandée pendant des siècles !

Hier au soir, ceux de ces jeunes gens qui sont à Saint-Eugène, venaient chez moi pour
m’offrir timidement un souvenir avant mon prochain départ. C’était une photographie où ils
s’étaient fait représenter ensemble, tenant chacun une croix à la main.

– Tiens, me dirent-il, tu porteras cela avec toi à Rome ; et si tu le montres au pape, tu lui diras que
maintenant nous sommes ses enfants !

Je leur ai promis de le faire, et je connais assez le cœur de Pie IX pour savoir qu’il ne dédaignera pas ce naïf hommage rendu à son autorité paternelle par mes pauvres enfants d’adoption.

Qu’ajouterai-je, mon cher ami, sinon que je désire et que je demande que notre œuvre continue
avec le même esprit et le même succès, qu’elle montre ce qu’on peut obtenir en rapprochant de nous
et en faisant entrer dans le courant de notre civilisation chrétienne et française le plus grand nombre possible d’indigènes.

Je pense, en effet, et beaucoup d’autres qui voient les choses depuis plus longtemps que moi, dans
ce pays, pensent aussi que tous ceux d’entre eux qui resteront attachés à leurs mœurs, à leurs préjugés, à leur fatalisme musulman, sont condamnés à disparaître rapidement au contact d’une civilisation et d’une race supérieures. C’est une loi historique dont l’accomplissement fatal frappe déjà tous les yeux, en Algérie.

Partout la société arabe se désorganise profondément à notre contact. En dehors des tribus
sahariennes auxquelles nous ne sommes point mêlés, elle est même déjà tellement désorganisée
qu’elle ne peut plus inspirer de crainte d’aucune sorte. Partout les familles et les individus, abandonnés à eux-mêmes, disparaissent peu à peu. Alger qui comptait plus de soixante mille Arabes ou
Maures musulmans, à l’époque de la conquête, n’en avait plus qu’environ douze mille au dernier
recensement qui a précédé la famine et le typhus ; et partout le chiffre des décès est de beaucoup
supérieur à celui des naissances.


Il n’y a donc pour les indigènes ou du moins pour leurs enfants (car je ne pense pas que l’on
puisse rien obtenir des adultes), qu’une chance de salut même humain, c’est de se fondre dans nos
rangs.

On ne s’en souvient pas assez en France, mais cette pensée de fusion complète et chrétienne,
vraiment digne de notre politique nationale, avait présidé à la conquête de l’Algérie.


Vous avez lu, comme moi, le rapport présenté au roi Charles X, par M. le duc de Clermont-Tonnerre, ministre de la guerre, rapport qui décida l’expédition d’Alger, et vous connaissez ses nobles paroles :

« Peut-être même avec le temps, disait-il, aurons-nous le bonheur en civilisant les Arabes, de les rendre chrétiens ; et si cette considération ne peut pas être présentée comme un motif pour entreprendre une guerre, du moins est-ce une raison, quand la guerre est commencée, pour marcher avec plus de confiance à une gloire que la Providence semble nous avoir réservée ».

Il me semble retrouver dans ces lignes l’écho fidèle de toutes nos traditions nationales, des lettres admirables de François Ier, de Henri III, Henri IV, qui certes, n’étaient pas des saints, mais que dominait malgré eux le génie chrétien et missionnaire de notre nation. Connaissez-vous ces lettres qui se trouvent dans le recueil des actes de l’ancienne monarchie relatifs à la colonisation du Canada, publiées il y a quelques années, à Québec, par les soins du gouvernement anglais ?

Je n’ai jamais rien lu de plus sage, de plus chrétien, de plus instructif. Que de leçons à y puiser, que d’exemples surtout à suivre ! Mais aussi quel peuple excellent ces traditions ont formé, et
combien il est resté, malgré tout, fidèle au souvenir de ses origines !

Puissent les mêmes idées, qui furent également celle de Colbert et de Louis XIV, être aussi largement appliquées à notre colonie africaine ! Puisse-t-on y amener comme dans nos anciennes colonies « la fleur de nos campagnes », afin de donner par elle plus largement encore à nos
pauvres indigènes l’exemple du travail et de la vertu ! Puisse l’heureuse influence du christianisme
amener une fusion progressive entre deux races jusqu’à ce jour si divisées !

Ces désirs ne sont pas les miens seulement : vous savez que sous le gouvernement de l’Empereur,
M. Troplong les a hautement soutenus ; beaucoup d’autres pensent comme lui, et l’un de nos plus
éminents chefs militaires qui a longtemps appartenu à l’armée d’Afrique, m’écrivait, il y a quelques mois : « Je suis convaincu que vous tenez la solution pratique, et que les idées chrétiennes que vous représentez sauveront ce pays auquel, envers et contre tout, elles donneront la vie et la lumière » (...)

J’attends donc avec confiance la continuation de votre bon concours et celui de tous ceux qui
m’ont aidé avec vous ; et je suis dans les sentiments les plus reconnaissants et les plus dévoués, tout à vous en N.S.

+ CHARLES, Archevêque d’Alger

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024