Fiche du document numéro 21167

Num
21167
Date
Dimanche 18 mars 2018
Amj
Taille
212209
Titre
Le temps des archives [3/3]
Sous titre
Les secrets de la France au Rwanda 3|3 Vingt-quatre ans après le génocide de 1994, l’accès aux archives reste un parcours semé d’embûches, en France comme au Rwanda, alors que la plupart des acteurs souhaitent leur ouverture complète. Pour écrire l’histoire et sortir des polémiques
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Première rencontre entre Emmanuel Macron et Paul Kagame, à New York, le 18 septembre 2017. Une image tweetée par la présidence rwandaise. Flickr/Présidence rwandaise

A-t-on encore beaucoup de choses à apprendre sur le génocide des Tutsi ? Dans la petite communauté des « rwandologues », les avis ont longtemps été opposés – les uns souhaitant appliquer un devoir de transparence, les autres se retranchant derrière le secret militaire –, mais un consensus est en train d’émerger en faveur d’une ouverture complète et réelle des archives disponibles. Il faut dire qu’elles sont nombreuses, car si la France et le Rwanda de 1994 ont bien un point commun, c’est le goût immodéré de leurs administrations respectives pour le papier. Dans les deux cas, les autorités civiles et militaires ont eu le réflexe de noter, consigner et conserver toutes leurs décisions. Le génocide, qui fit a minima 800 000 morts en trois mois, est donc abondamment documenté, tout comme la guerre qui opposa de 1990 à 1994 les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR, à dominante tutsi, emmené par Paul Kagame) aux troupes « régulières » des Forces armées rwandaises (FAR) soutenues par la coopération militaire française.

Côté français, le Service historique de la défense (SHD), basé au château de Vincennes, près de Paris, dispose à lui seul de 210 cartons d’archives « provenant de plus de 40 services ou unités différents ». Le recensement de ce fonds baptisé « Rwanda 1990-1998 » a été réalisé en 2007. Comme le détaille un inventaire confidentiel que Le Monde a pu consulter, il n’est, à l’époque, pas encore totalement trié mais presque complet, chaque unité ayant versé ses documents dans les délais légaux (cinq ans), à l’exception du cabinet civil de François Léotard, ministre de la défense de 1993 à 1995. Manquent tout de même des éléments importants… « L’absence la plus notable dans cet état est cependant celle des archives de la DGSE [direction générale de la sécurité extérieure], précise l’inventaire, qui dispose de son propre service d’archives intermédiaires et n’a, à ce jour, rien reversé au SHD. » La direction du renseignement militaire (DRM), en revanche, a livré ses notes et rapports.

Les archivistes de la défense soulignent la richesse des pièces conservées, en particulier la présence des journaux de marche et d’opération (JOM), établis au jour le jour par chaque unité de terrain. De telles informations aident à mieux déterminer le processus de décision. « Les multiples niveaux, parallèles ou successifs, pris en compte offrent autant d’angles de lecture différents de la crise “Rwanda”, confirment les archivistes. A ce titre, il n’y a pas eu une, mais des crises “Rwanda”… » Seul hic, d’après la loi, ce fonds est soumis à un délai de communication de soixante ans. Les chercheurs n’y auront donc accès qu’en 2054 !

Délais de communication



La mémoire des responsables politiques a droit à un traitement différent, une exception au nom tout trouvé : les archives « sous protocole ». Ce dispositif a été inventé du temps de Valéry Giscard d’Estaing, pour les cas spécifiques des présidents et premiers ministres, les archives nationales ayant constaté, dans les années 1970, la disparition de nombreux documents. Pour inciter les dirigeants à les verser à l’Etat, une sorte d’arrangement a été institué garantissant aux intéressés le contrôle de leurs papiers : pendant la durée légale de protection (soixante ans), la consultation des archives présidentielles dépend de l’autorité qui les a versées, puis de son mandataire. Lui seul peut autoriser ou refuser les demandes de dérogation adressées par des chercheurs, des journalistes ou n’importe quel citoyen.

Les archives de la présidence Mitterrand entrent dans ce cadre. Aussi, François Hollande savait sans doute être l’auteur d’une fausse promesse en 2015, lorsqu’il annonça, au moment des commémorations du génocide, l’ouverture complète des archives Mitterrand sur le dossier rwandais. En réalité, seule l’ancienne ministre socialiste de la famille (2012-2014), Dominique Bertinotti, qui n’a pas répondu à notre demande d’entretien, peut exaucer cette promesse en tant que mandataire exclusive du fonds Mitterrand. C’est elle qui répond aux demandes de consultation, sans avoir à se justifier, sauf à invoquer comme motif de refus le fait que les documents réclamés sont « susceptibles de porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ». Une formule assez floue pour ne pas prêter le flanc à la polémique.

François Graner en a fait l’amère expérience. Militant de l’association Survie, engagé depuis plusieurs années dans un travail de recherche sur le Rwanda, il a déposé une demande de consultation qui s’est soldée par deux autorisations et seize refus, sans la moindre explication. Sur les autres demandes formulées – pour l’essentiel par des « thésards » – les réponses varient, sans qu’il y ait, en apparence, de critères établis. « Le problème, souligne M. Graner, est que, sur six demandes d’accès, il y a eu six réponses différentes… » Comme il n’y a aucun recours possible en France, Survie a porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Sur le fond, le citoyen Graner n’attend pas de « scoops » des archives, sauf peut-être de celles des services de renseignement (DGSE, DRM), dont certains documents sont soumis à un délai de communication de… cent vingt ans. Sa démarche s’inscrit plutôt dans la perspective d’alimenter un débat de société : « L’enjeu principal est que, si l’on n’a rien à cacher et que l’on veut arrêter la polémique, alors il faut ouvrir entièrement les archives sur le Rwanda. Mais, pour cela, il faut une vraie volonté politique et en le faisant maintenant, alors que les victimes sont toujours en vie. »

L’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées à l’époque du génocide, est lui aussi favorable à une telle ouverture. « Nous n’avons rien à nous reprocher, confie-t-il au Monde. Je parle de ce que j’ai connu : ce que les forces armées ont fait. Je ne veux pas m’engager sur autre chose que les forces armées qui étaient sous mon autorité. Le reste, ce n’est pas moi. La DGSE, par exemple, cela ne me concerne pas, c’est leur affaire. Ouvrir les archives aujourd’hui, vingt-quatre ans après les faits, je ne pense pas que cela puisse dévoiler quelque chose sur l’organisation des armées. Il n’y a pas là de secrets qui doivent être préservés. »

A Kigali, le président Paul Kagame (l’ex-rebelle du FPR) ne paraît pas pressé, lui non plus, d’ouvrir les archives militaires, même s’il fait souvent de cette revendication un argument politique face aux Français. En 2017, le gouvernement rwandais a d’ailleurs pris une curieuse initiative, toujours au nom de la transparence.

L’affaire commence à Washington, où il charge le cabinet d’avocats Cunningham Levy Muse LLP de constituer un fonds d’archives sur le génocide. Deux avocats américains viennent alors à Paris et demandent à nous rencontrer (*). Ce jour-là, le 20 avril 2017, ils présentent leur démarche comme désintéressée, en tout cas ayant pour but de faire progresser la connaissance historique. Le « deal » proposé est en substance le suivant : « Si vous nous aidez à alimenter ce fonds en fournissant vos archives, alors nous vous donnerons accès à l’ensemble des pièces collectées. » Dans un mail daté du 3 août 2017, ils se disent désireux de « construire une base d’archives, afin d’être sûrs que les générations de Rwandais à venir soient en mesure de s’approprier leur propre histoire ».

Deux conteneurs remplis au Rwanda



Surprise : six mois plus tard, le 11 décembre 2017, le cabinet publie un rapport de 50 pages, pour documenter, dit le texte, le « rôle et la connaissance que les officiels français avaient sur le génocide contre les Tutsi ». En résumé, il s’agit d’un rapport à charge où les connaisseurs du dossier n’apprendront pas grand-chose, puisque les avocats en question ont surtout compilé des faits et documents déjà rassemblés en France par la mission d’information parlementaire de 1998. La presse américaine relaie l’information, sans s’y attarder ; la presse française l’évoque à peine. L’opération aura été aussi inefficace qu’absurde, si elle s’arrête là. D’après nos informations, les avocats américains sont maintenant à l’œuvre dans la capitale rwandaise, afin d’y recenser les archives exploitables.

Les autorités de Kigali détiennent au moins deux conteneurs remplis d’archives militaires des ex-FAR (forces gouvernementales en partie responsables du génocide), selon une confidence faite par James Kabarebe, l’actuel ministre de la défense, à l’époque où il était encore chef d’état-major de l’armée nationale. Les archives de la présidence Habyarimana – le président hutu tué dans un attentat en avril 1994 – pourraient-elles aussi livrer quelques secrets ? Pourquoi ne sont-elles pas ouvertes aux chercheurs ? M. Kagame espère-t-il encore y puiser des éléments compromettants dans le bras de fer qui l’oppose à Paris ?

Le dossier pourrait se débloquer lors d’une prochaine visite du président français au Rwanda. M. Macron et M. Kagame semblent s’apprécier, comme le montrent les photos de leur première poignée de main, certes un peu crispée, le 18 septembre 2017, à New York. L’image a été tweetée par la présidence rwandaise. Augure-t-elle d’un rapprochement ? Plusieurs signaux politiques ont, depuis, confirmé cette tendance. Le 29 octobre, dans un entretien au Monde, la ministre rwandaise des affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, appelait à un geste : « Nous attendons de la France qu’elle prenne ses responsabilités, ce n’est pas à coups de faux procès, de faux rapports qu’elle le fera. Nous, Rwandais, avons dû nous confronter à nous-mêmes, c’est au tour de la France de le faire. » Quelques jours plus tard, M. Kagame répondait à l’invitation française de participer au Forum sur la sécurité de Dakar, organisé par le Sénégal et la France. Une présence significative pour Paris, qui a besoin de son appui – en tant que président de l’Union africaine tout au long de 2018 – dans le cadre de sa présence militaire au Sahel.

Que pense Emmanuel Macron, qui n’avait que 16 ans au moment du drame rwandais et dont la formation politique ne compte aucun protagoniste de l’époque ? Le chef d’Etat n’a pas évoqué le sujet depuis son élection. Sollicité, l’Elysée n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Pour certains protagonistes, l’ouverture des archives devrait s’accompagner d’une loi d’amnistie couvrant les militaires français. « Mais cela voudrait dire que l’on a commis une erreur et ce n’est pas le cas, rétorque au Monde l’amiral Jacques Lanxade. Je ne suis pas d’accord avec Nicolas Sarkozy lorsqu’il parlait d’“erreur”. » Et l’ancien chef d’état-major des armées de prévenir à l’adresse du président Macron : « Les militaires vont attendre du président de la République, quand il va aller au Rwanda, qu’il prenne la défense des soldats français et de leur action. » La mise en garde a le mérite de la clarté.

(*) L’auteur de cette série d’articles est un spécialiste du dossier rwandais. Il est le coauteur, avec Benoît Collombat, d’« Au nom de la France. Guerres secrètes au Rwanda » (La Découverte, 2014).

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024