Fiche du document numéro 21144

Num
21144
Date
Jeudi 15 mars 2018
Amj
Taille
198329
Sur titre
Document
Titre
« Rwanda, la fin du silence » : un ancien officier français raconte
Sous titre
Extraits de « Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français », de Guillaume Ancel, et qui paraît vendredi 16 mars aux éditions Les Belles Lettres.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Bonnes feuilles. [En juin 1994, au moment où la France décide d’intervenir au Rwanda, Guillaume Ancel est officier de guidage de tir aérien. Ce pays de la région des Grands Lacs est alors plongé en plein génocide contre les Tutsi mené par les Forces armées rwandaises et par les milices extrémistes hutu, proches du gouvernement intérimaire, soutenu par Paris. Parallèlement, le Front patriotique rwandais, dominé par les Tutsi, a lancé une offensive pour mettre fin aux massacres et s’emparer du pays. Le livre de Guillaume Ancel contredit la version officielle d’une intervention avant tout « humanitaire ». Selon lui, la France a tardé à prendre ses distances avec le régime génocidaire. Extraits.]


Base militaire de Valbonne, près de Lyon, France. 22 juin 1994



(…) En fin d’après-midi, un officier du bureau des opérations entre brusquement et me remet personnellement un exemplaire numéroté d’un ordre préparatoire, dont manifestement Colin (*) dispose déjà. Il s’agit de réaliser un raid terrestre sur Kigali, la capitale du Rwanda, pour remettre en place le gouvernement, ordre expliqué par quelques schémas et des hiéroglyphes militaires appelés « symboles » :

Nous débarquerons en « unité constituée » à Goma [principale ville de l’est du Zaïre, près de la frontière rwandaise], et l’opération s’appuiera sur la vitesse et la surprise liées à notre arrivée ultrarapide. A ce stade, la mission n’est pas encore confirmée, mais elle devient très probable.

Cet ordre ne me surprend pas vraiment. J’apprécie les subtiles analyses de politique internationale et les débats sur la pertinence des interventions, mais en l’occurrence nous serons projetés à 6 000 kilomètres de la métropole pour faire notre métier, qui est de mener des opérations militaires, et celle-ci rentre dans nos cordes.

En théorie, c’est assez simple, je dois dégager un couloir en guidant les frappes des avions de chasse, couloir dans lequel la compagnie de légionnaires s’engouffre, suivie par d’autres unités aguerries. La rapidité est telle que les unités d’en face ne doivent pas avoir le temps de se réorganiser tandis que nous rejoignons aussi vite que possible la capitale, Kigali, pour remettre les insignes du pouvoir au gouvernement que la France soutient.

Tactiquement, c’est logique, puisque nous nous exerçons depuis plusieurs années à ce type d’opération avec les unités de la Force d’action rapide qui seront déployées sur ce théâtre, comme si nous allions jouer une pièce maintes fois répétée. En pratique, c’est évidemment risqué, très violent et nous sommes suffisamment entraînés pour savoir que ce raid terrestre ne se passera jamais comme nous l’avions prévu.

(…)

Aéroport de Goma, Zaïre. 26 juin 1994



Un officier d’état-major nous rend visite sur notre campement de fortune. J’aimerais l’interroger sur la suite de la mission puisque nous étions censés arriver par surprise pour mener une action offensive, mais il ne me répond pas et se contente de récupérer avec d’inhabituelles précautions l’ordre préparatoire reçu à Nîmes [où est basé le 2e régiment étranger d’infanterie, de la Légion étrangère]. Normalement, en opération, le simple fait d’ordonner la destruction d’un ordre écrit suffit, mais cet officier vérifie chaque exemplaire page par page, comme si ce document ne devait plus exister…

(…)

Aéroport de Bukavu, Zaïre. 30 juin 1994



(…) La forêt de Nyungwe constitue un îlot tropical sur la route menant à Kigali via Butare, à moins d’une centaine de kilomètres de notre position. Les légionnaires l’ont survolée en hélicoptère et me l’ont décrite comme très dense, quasi impénétrable pour une unité armée et motorisée, en dehors de la route nationale qui la traverse d’est en ouest, comme un canyon de verdure verticale.

Nous devons – comprendre « nous allons tout faire pour » – stopper l’avancée militaire des soldats du FPR [Front patriotique rwandais, rébellion d’obédience tutsi, dirigée par Paul Kagame] quand ils arriveront à l’est de la forêt et qu’ils devront s’engouffrer sur cette unique route pour la traverser. Dans notre jargon, c’est un coup d’arrêt, qui consiste à bloquer brutalement l’avancée ennemie par une embuscade solidement adossée au massif forestier, à un endroit précis qu’ils ne pourront contourner.

Je n’ignore pas la difficulté de la situation, car les légionnaires n’ont pas d’armes lourdes. Même les mortiers légers dont ils disposent n’ont toujours pas leurs munitions et ce sera difficile de tenir face aux soldats du FPR connus pour leur discipline et leur endurance. Un détail, nous sommes 150, les éléments en face seraient au moins dix fois plus, rien que sur cette route. Aussi, pour contrebalancer ce déséquilibre, il nous faut les avions de chasse… et je suis bien placé pour savoir que le dispositif d’appui aérien n’est pas rodé.

Aéroport de Bukavu, Zaïre. 01 juillet 1994



(…) Nous rejoignons le tarmac, sur lequel nous attendent cinq hélicoptères de transport Super Puma. Le sifflement de leurs turbines crisse dans nos tympans. Les lumières de position des hélicos forment une ligne vers l’est où le ciel s’éclaire lentement des signes précurseurs du lever du jour. Nous embarquons dans le premier hélicoptère, sur ces sièges en toile toujours trop étroits, les sacs comprimés entre nos genoux. Les visages des légionnaires sont fermés. L’intérieur de la cabine est faiblement éclairé par une lumière blafarde qui ajoute au sentiment de tension. J’observe Tabal, très concentré sur la suite, il me renvoie sa mine confiante, celle de la Légion étrangère qui ne doute pas, ne tremble pas.

Plus un mouvement, les pilotes ont terminé leur procédure de décollage, les rotors se mettent à tourner, faisant vibrer tout l’appareil. J’aperçois par la porte latérale, grande ouverte, la courbe d’un soleil orangé qui émerge maintenant à l’horizon. Notre hélico se soulève par l’arrière, les têtes rentrent dans les épaules, la mission est lancée, nous partons au combat.

Brusquement, sur le tarmac, un officier surgit de l’estancot qui sert d’état-major aux forces spéciales et fait signe, les bras en croix, de stopper immédiatement l’opération. L’hélicoptère atterrit brutalement, à la surprise générale. Je défais ma ceinture de sécurité et saute par la porte pour rejoindre le stoppeur, c’est le capitaine de Pressy, en charge des opérations pour ce secteur. Il comprend à ma mine mauvaise que j’ai besoin d’explications.

« Nous avons passé un accord avec le FPR, nous n’engageons pas le combat. »

Les rotors s’immobilisent, et les hommes descendent sans attendre des cabines restées ouvertes, avec leurs sacs immenses et leurs armes sur l’épaule.

Tabal me rejoint avec calme, et Pressy reprend :

« Les Tutsi stoppent leur avance et nous allons protéger une zone qu’ils n’occupent pas encore, à l’ouest du pays. Ce sera une “zone humanitaire”, qui passe sous notre contrôle.

– Si je comprends bien, on renonce à remettre au pouvoir ce qui reste du gouvernement ?

– Oui, pour l’instant, nous allons vite voir quel cap nous prenons maintenant.
 »

Tous ces militaires étaient déterminés à aller se battre, et ils ont été stoppés dans leur élan, comme si, au bout de la nuit, un responsable politique avait enfin décidé que ce combat ne pouvait pas avoir lieu. Les soldats désarment bruyamment leur arsenal après avoir ôté les chargeurs. Nous sommes un peu groggy, à la fois soulagés mais aussi frustrés.

Je retourne aux grandes tentes avec Tabal, qui se moque gentiment en s’interrogeant sur la fonction que je vais maintenant pouvoir occuper. J’étais le responsable des frappes aériennes, il me propose de devenir « responsable des frappes humanitaires », ironisant sur la tonalité nouvelle et un peu surprenante de notre intervention, car c’est la première fois que nous entendons parler d’« humanitaire ».

Aéroport de Cyangugu, Rwanda. Juillet 1994



Je suis vraiment contrarié.

En rentrant tard dans l’après-midi sur la base de Cyangugu, je trouve un groupe de journalistes qui assiègent le petit état-major, ils attendent un point de situation et s’impatientent bruyamment. Je ne veux pas m’en mêler, je les contourne discrètement pour aller poser mes affaires sous mon lit et faire le point avec Malvaud, l’officier rens [de renseignement].

Le lieutenant-colonel Lemoine, l’adjoint de Garoh, m’intercepte et me demande de l’aider : les journalistes ne devaient pas rester au-delà de 15 heures, mais leur programme a été prolongé sans son avis. Ils attendent un brief alors « qu’un convoi de camions doit quitter la base pour transporter des armes vers le Zaïre ». Je ne comprends pas de quoi il parle, mais Lemoine me propulse devant les journalistes sans me laisser le temps de poser plus de questions.

Les journalistes m’entourent aussitôt, comme s’ils m’encerclaient. Je parle doucement pour les obliger à se concentrer sur mes propos. Je leur fais un brief rapide sur la situation dans la zone et sur mes activités de recherche et de sauvetage de rescapés. La plupart s’en contentent, cependant un reporter du journal Le Monde n’en reste pas là :

« Capitaine, vous désarmez les Rwandais qui traversent votre zone ? Même les militaires des FAR [Forces armées rwandaises] ?

– Bien sûr, nous protégeons la zone humanitaire sûre, donc plus personne n’a besoin de porter une arme dans ce périmètre.

– Et pourquoi vous ne confisquez pas aussi les machettes ?

– Pour la simple raison que tout le monde en possède. Dans ce cas, il faudrait aussi supprimer les couteaux, les pioches et les bâtons ! »

Rire de ses confrères, mais la question est loin d’être anodine ; ne rien faire dans ces situations alors qu’on en a le pouvoir, c’est se rendre complice. J’aperçois dans leur dos, de l’autre côté de la piste, une colonne d’une dizaine de camions transportant des conteneurs maritimes, qui quittent le camp en soulevant un nuage de poussière.

Le journaliste n’abandonne pas.

« Et les armes saisies, qu’en faites-vous ? »

Je n’ai pas envie de mentir ni de nous mettre en difficulté, alors j’esquive avec un sourire.
« Nous les stockons ici dans des conteneurs, et nous attendons que leurs propriétaires les réclament. »

Les journalistes rient encore, ils doivent penser que je suis plein d’humour. Ils plient bagage après m’avoir remercié et remontent dans l’avion qui les attend enfin sur la piste.

J’attends avec impatience le débriefing du soir auquel assistent tous les chefs de détachement du groupement. Nous sommes une douzaine autour de la table et j’aborde sans attendre le sujet du convoi, pour lequel on m’a demandé de détourner l’attention des journalistes. Je sens que Garoh hésite et cherche ses mots :

« Ces armes sont livrées aux FAR qui sont réfugiées au Zaïre, cela fait partie des gestes d’apaisement que nous avons acceptés pour calmer leur frustration et éviter aussi qu’ils ne se retournent contre nous. »

Je suis sidéré.

« Attendez, on les désarme, et ensuite on va leur livrer des armes, dans des camps de réfugiés, alors que ce sont des unités en déroute, sans doute liées aux milices et, pire encore, au ravage de ce pays ? »

Garoh me répond avec son calme imperturbable,

« Oui, parce que les FAR sont à deux doigts d’imploser et d’alimenter effectivement les bandes de pillards. En donnant ces armes à leurs chefs, nous espérons affermir leur autorité. De plus, nous ne sommes que quelques centaines de combattants sur le terrain, et nous ne pouvons pas nous permettre le risque qu’ils se retournent contre nous, alors que le FPR nous menace déjà. »

Lemoine, son adjoint, ajoute pour l’aider :

« Ancel, nous payons aussi leur solde, en liquide, pour éviter qu’ils ne deviennent incontrôlables, ce que nous sommes souvent obligés de faire dans ces situations. »

Je trouve le raisonnement court-termiste et indéfendable : comment avaler qu’en livrant des armes à ces militaires nous améliorons notre propre sécurité ? Je leur rappelle que nous n’avons plus vraiment de doutes sur l’implication des FAR dans les massacres de grande ampleur qu’aucun d’entre nous ne nomme encore « génocide ». Mais Garoh stoppe là le débat, même s’il semble troublé aussi par cette situation.

Après cet événement, j’ai demandé aux pilotes d’hélicos et aux gendarmes chargés du contrôle des armes saisies de les balancer au-dessus du lac Kivu. Garoh aurait pu s’y opposer, mais il a validé cette pratique…

Retour à Bisesero, ouest du Rwanda



(…)

Comme je l’ai relaté, au lever du jour du 1er juillet, cette mission de combat contre les ennemis des génocidaires a été annulée in extremis. J’en connais désormais plus de détails grâce au témoignage d’Oscar, un des pilotes de chasse engagés dans cette opération et dont je raconterai le parcours un peu plus loin.

En croisant nos témoignages, il apparaît que cette mission a été annulée par le PC Jupiter situé sous le palais présidentiel de l’Elysée, alors que les avions de chasse, des Jaguar, étaient déjà en vol pour frapper, et que nous-mêmes décollions en hélicoptère pour rejoindre la zone de guidage. Pourtant, le PC Jupiter n’a pas vocation à diriger ce type d’opération, qui est plutôt du ressort du bien nommé Centre opérationnel interarmées. C’est une procédure tout à fait inhabituelle que m’a décrite mon camarade et, compte tenu de ma compréhension du sujet, il est probable que les événements se soient enchaînés ainsi : cette opération de combat contre le FPR a été décidée sans réel contrôle politique, mais l’intervention des Jaguar a déclenché une procédure quasi automatique de confirmation auprès du PC de l’Elysée, qui s’en est effrayé. En effet, l’engagement au combat d’avions de chasse est considéré comme stratégique du fait de leur puissance de feu, ainsi que du risque médiatique : difficile de faire croire qu’un bombardement n’a pas été organisé, tandis qu’il est toujours possible d’habiller un échange de tirs au sol en accrochage accidentel ou en riposte à une tentative d’infiltration.

En conséquence, la patrouille de Jaguar, au moment de rejoindre la zone de combat, demande la validation de son engagement, sans doute par l’intermédiaire de l’avion ravitailleur KC135 qui les soutient et qui est équipé d’un système radio longue portée en l’absence d’Awacs. Le PC Jupiter alerte l’Elysée – l’étage du dessus –, qui découvre l’opération, prend brutalement conscience des conséquences possibles d’un tel engagement et l’interdit aussitôt.

L’annulation, au tout dernier moment, de cette mission, par la présidence de la République, déclenche un débat – plutôt que d’en être l’issue – sur le risque que la France soit effectivement accusée de complicité de génocide et mise au ban des nations, alors même que la crise de Bisesero [un secteur de collines où des dizaines de miliers de personnes ont été massacrées] vient de débuter. Dans les jours qui suivent, des spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs sont consultés, et probablement dépêchés sur place, pour négocier un compromis avec le FPR, c’est la suite de l’opération « Turquoise » avec la création d’une zone humanitaire sûre.

(*) Les noms des personnes citées ont été modifiés

Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français, éditions Les Belles Lettres, 250 p., 21 Euros

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