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Quand Paris était le «hub» des ventes d’armes au régime sud-africain d’apartheid
17 déc. 2017 Par Thomas Cantaloube - Mediapart.fr Dans un livre d’enquête fondé sur des archives sud-africaines, Hennie Van Vuuren remet en cause plusieurs lieux communs sur l’isolement de l’Afrique du Sud sous l’apartheid, mais il dévoile aussi le rôle considérable joué par la France dans le trafic d’armes avec Pretoria, pendant que Giscard, Mitterrand et Chirac fermaient les yeux.
Afrique du Sud, envoyé spécial.- C’est un livre d’enquête qui démarre comme un film d’espionnage : un gouvernement qui sait qu’il va être chassé du pouvoir, après des décennies de règne sans partage, jette 44 tonnes de documents confidentiels dans des broyeurs qui n’en peuvent plus et finissent par casser. Il faut passer aux incinérateurs. Pourtant, malgré ces destructions systématiques, il reste des archives dans lesquelles un chercheur décide de se plonger. Et il y fait des découvertes étonnantes…
Le livre, c’est Apartheid, Guns and Money (« L’apartheid, les armes et l’agent »). Le gouvernement, c’est le régime d’apartheid qui a sévi en Afrique du Sud jusqu’en 1992. Le chercheur, c’est Hennie Van Vuuren, qui a passé ces dernières années à examiner un certain nombre de documents qu’il lui a fallu extraire des archives que personne ne souhaite vraiment mettre au jour (il a souvent dû recourir à des procédures judiciaires pour y avoir accès). Car ce qu’il a découvert remet en cause un certain nombre de faits communément admis sur l’histoire de la dernière décennie de l’apartheid, dans les années 1980.
Contrairement à l’image facilement entretenue d’une Afrique du Sud isolée car soumise à l’opprobre international et à des boycotts commerciaux en raison de sa politique de ségrégation envers les Noirs, Hennie Van Vuuren a mis au jour un réseau extrêmement puissant et lucratif de contournement des embargos, en particulier celui sur les armes. En moins de dix ans, entre 1970 et 1980, Pretoria est devenu l’un des plus gros vendeurs d’armes au monde, ce qui lui a notamment permis de continuer à opprimer la population noire et de mener des guerres déstabilisatrices en Afrique australe.
Bien entendu, cela n’a pu se faire que grâce à la complicité de nombreux gouvernements étrangers. Ceux-ci n’ont pas hésité à violer l’embargo sur les armes à destination de l’Afrique du Sud voté par les Nations unies en 1977, mais également à continuer à commercer avec le régime d’apartheid en sous-main, en dépit des proclamations publiques d’adhésion au boycott. Un pays a joué dans cette histoire un rôle pivot : la France. C’est une des découvertes majeures de la plongée d’Hennie Van Vuuren dans les archives : Paris était le « hub » commercial des ventes d’armes sud-africaines. Non seulement nombre d’entreprises hexagonales ont vendu des armes à l’Afrique du Sud durant cette période (Matra, Aérospatiale, Thomson-CSF devenu Thalès, Snecma devenue Safran…), mais elles ont bénéficié de l’appui des gouvernements français successifs et de la DGSE. Même quand le socialiste François Mitterrand est arrivé au pouvoir en 1981, le négoce s’est poursuivi, à condition qu’il soit discret.
Le récit de ce commerce, immoral et bien souvent illégal, que fait Hennie Van Vuuren dans son ouvrage Apartheid, Guns and Money (non traduit en français) est palpitant. Nous l’avons rencontré au Cap pour un entretien sur les points saillants de son ouvrage.
Mediapart : Un des aspects les plus intéressants de votre livre est que vous montrez qu’il y a un lien entre l’apartheid et la période qui s’ensuit, contrairement à l’image d’Épinal qui veut que tout ait changé en 1994 avec l’accession de Mandela au pouvoir.
Hennie Van Vuuren : Il y a eu un changement fondamental dans notre politique dans les années 1990 : la libération de notre pays, les premières élections démocratiques qui ont permis d’élire l’ANC, la première constitution démocratique en 1996, et le travail de la Commission vérité et réconciliation. Mais il y a encore énormément de choses qui n’ont pas été examinées sur la période d’avant, en particulier les réseaux de l’État profond qui tissent une continuité entre les deux périodes. Ces réseaux composés de partis politiques, de politiciens, de marchands d’armes, de banques, d’intermédiaires, de services secrets dictaient, et continuent de dicter, énormément de décisions politiques en Afrique du Sud. Ils forment le lien, la continuité de notre politique.
Vous décrivez dans les années 1970 et 1980 en Afrique du Sud une « économie de guerre » mise en œuvre grâce à l’imbrication très importante de l’État et des entreprises privées, notamment celles de l’armement.
Durant l’apartheid, jusqu’à 30 % du budget de l’État était consacré à la défense, contre moins de 3 % aujourd’hui. L’argument des entreprises privées quand on les interroge sur cette époque est généralement de dire : « Durant l’apartheid, le complexe militaire était une économie à part et nous n’y participions pas. » Mais en réalité, il était très difficile d’y échapper. En nous penchant sur les archives, nous avons constaté que la plupart des entreprises sud-africaines, qui sont souvent devenues des multinationales depuis, avaient des liens avec le complexe militaro-industriel. Par exemple, elles pouvaient fabriquer de la nourriture pour les Sud-Africains, et en même temps des rations pour l’armée. Cela était vrai pour la plupart des entreprises fournissant des biens et des services. Par ailleurs, l’Afrique du Sud était un acteur insignifiant des ventes d’armes mondiales dans les années 1970, se contentant d’importer des armes et de la technologie. Or, à la fin des années 1980, le pays était devenu le 10e exportateur mondial d’armes. Passer de rien à ce niveau a nécessité la construction de capacités industrielles très importantes, à tous les niveaux de l’économie.
Paris était un vrai « hub » international des ventes d’armes
Vous remettez sérieusement en cause l’idée communément admise d’une Afrique du Sud complètement isolée, dans les années 1980, en raison des sanctions économiques.
Quand j’ai commencé à enquêter, je n’avais aucune idée de l’étendue de la collaboration internationale avec l’Afrique du Sud. J’étais enfant dans les années 1980 et nous avions un sentiment d’isolement : on n’arrêtait pas de me répéter qu’il y avait un embargo contre notre pays, que l’approvisionnement en biens était coupé. Cela faisait partie de la propagande du gouvernement nationaliste sud-africain. En réalité, tous les embargos qui furent mis en place ou tentés (sur le charbon, l’or, les minerais rares, le pétrole, et bien entendu les armes) ont été contournés. Le plus emblématique était évidemment l’embargo sur les armes, rendu obligatoire par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU en 1977. Aucun pays n’avait le droit de vendre des armes à l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Or, ce que j’ai découvert durant mes recherches, ce n’est pas uniquement qu’il y avait des pays et des entreprises hypocrites qui ont commercé avec l’Afrique du Sud à cette époque, mais que des États et des multinationales ont violé la loi internationale de manière systématique et pendant des années.
Et aucun n’a subi les conséquences de ce viol de l’embargo…
Très peu. Il y a eu quelques cas emblématiques, lorsque l’Afrique du Sud a commencé à toucher aux intérêts des grandes puissances, ou alors quand un individu courageux a décidé d’exposer ces violations (par exemple un agent du FBI aux États-Unis). Mais la plupart n’ont pas été inquiétés. Il ne faut pas pour autant en conclure que le mouvement antiapartheid était faible. En réalité, le mouvement antiapartheid avait affaire à des réseaux extrêmement bien organisés et financés. Il était extrêmement difficile de les percer à jour et encore plus de les abattre.
Hennie Van Vuuren Aujourd’hui encore, il est très difficile de révéler ces réseaux. Vous citez par exemple l’ancien ministre des affaires étrangères Pik Botha, qui vous a dit en 2016 : « Il est dangereux de nommer les compagnies qui ont violé les sanctions, nous ne voulons pas les diffamer. »
On protège ses amis… Pour les politiciens de l’époque de l’apartheid, ceux qui les ont aidés à contourner l’embargo sont de vieux alliés : ils ont de la sympathie pour les entreprises qui les ont appuyés dans des « temps difficiles ». Aujourd’hui, dans l’Afrique du Sud démocratique, il y a néanmoins une forme d’embarras, car nous continuons à faire des affaires avec les mêmes entreprises…
Un des événements les plus marquants de l’Afrique du Sud dirigée par l’ANC, c’est le gigantesque contrat d’armement de 1999, qui a montré que les mêmes réseaux, les mêmes entreprises et le même type de corruption étaient à l’œuvre avant et après l’apartheid.
La leçon de tout cela, c’est à quel point ces grandes entreprises défient le projet démocratique sud-africain. Un des exemples les plus criants est l’entreprise française Thomson-CSF (devenue Thalès) : dans les années 1970 et 1980, elle a été très proche du gouvernement sud-africain, notamment pour le développement des missiles Mistral. Nous avons retrouvé une correspondance datant du moment où elle s’établit officiellement en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, au début des années 1990, et dans laquelle l’entreprise demande à l’ANC si elle peut utiliser des images et des citations de Nelson Mandela pour ses publicités ! Cela montre la volonté des entreprises de s’adapter à n’importe quel climat politique. Lors des gigantesques contrats d’armement de 1999, Thalès n’a pas obtenu les plus gros marchés, mais elle en a obtenu quand même quelques-uns. L’ensemble de ces marchés et la corruption qui y est associée marquent le début des ennuis judiciaires de Jacob Zuma, dans lesquels il se débat depuis 15 ans. Par conséquent, celui-ci fait tout pour échapper à la justice, jusqu’à démanteler les agences anticorruption. Et cela facilite grandement la tâche de tous ceux qui veulent abuser de l’État. Hier c’était Thalès, aujourd’hui ce sont les Gupta : tout cela montre les liens, au travers du temps, entre tous les acteurs qui cherchent à faire de l’argent sur le dos de l’État. Il ne faut jamais oublier que les contrats d’armement de 1999, même s’ils ont été conclus par un gouvernement démocratique, ont été signés à une époque où le gouvernement expliquait qu’il n’avait pas assez d’argent pour payer des médicaments rétroviraux aux centaines de milliers de malades du sida en Afrique du Sud, dont 300 000 ont péri.
On entend parfois certaines personnes parler de la corruption en Afrique du Sud de manière « raciale », en stigmatisant les gouvernants noirs de l’ANC comme étant aussi corrompus que les satrapes du reste de l’Afrique. Mais ce que vous montrez dans votre livre, c’est qu’il y avait déjà beaucoup de corruption dans les gouvernements blancs de l’apartheid.
Bien entendu. Il existe un peu partout dans le monde, et pas uniquement en Afrique du Sud, un discours qui pointe du doigt la corruption dans les pays du Sud, en particulier africains, tout en laissant entendre que les pays du Nord auraient les mains propres. C’est une vision très simpliste, souvent instrumentalisée par des politiciens populistes, de la manière dont fonctionne la corruption. Il faut des partenaires à tous les niveaux pour entretenir la corruption : celui des gouvernements comme celui des entreprises. Dans une économie mondialisée, les réseaux de corruption s’étendent aussi bien dans le Nord que dans le Sud.
Une des découvertes importantes de votre livre, c’est que Paris était le « hub », le centre de pilotage, des ventes d’armes de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid.
Il y avait un autre hub à Tel-Aviv, mais il concernait essentiellement le commerce direct entre l’Afrique du Sud et Israël. En revanche, Paris était un vrai hub international. C’est à Paris qu’étaient basés les fonctionnaires expatriés d’Armscor, l’organisme d’État chargé des programmes d’armement sud-africains. Par exemple, quand il y avait une rencontre à Genève entre des vendeurs d’armes est-européens et des officiels sud-africains, les gens d’Armscor faisaient le déplacement depuis Paris. Le personnel d’Armscor était basé à Paris, mais se déplaçait en Europe et probablement aussi aux États-Unis. Paris était au centre de la toile d’araignée. Ce bureau d’Armscor est resté en place pendant près de 20 ans, dans les années 1970 et 1980, au travers de plusieurs gouvernements français. Comment est-il possible que la présence d’une trentaine de représentants d’Armscor, qui occupaient tout le dernier étage de l’ambassade située à trois pâtés de maison du Quai d’Orsay, n’ait pas attiré l’attention, et que le réseau n’ait pas été été exposé ? Il est difficile de croire que les hommes politiques français de premier plan, et plus encore les services de renseignement, n’aient pas été au courant. On a le sentiment qu’il existait une forme de collaboration entre la France et l’Afrique du Sud, au moment même où les gouvernements français expliquaient qu’ils appliquaient l’embargo des Nations unies sur les armes à destination de Pretoria.
Chirac a complètement blanchi son soutien au régime sud-africain de l’apartheid
Vous citez par exemple Valéry Giscard d’Estaing, qui expliquait avant même le vote de l’embargo à l’ONU en 1977 que la France ne vendrait pas d’armes à l’Afrique du Sud. Et pourtant, au même moment, Paris exportait des armes en passant par des pays tiers comme l’Argentine ou le Brésil, avec des marges commerciales considérables.
Nous avons trouvé, dans les archives de PW Botha (ministre de la défense, puis premier ministre et président), des exemples de marges commerciales de 400 à 15 000 % sur certains contrats. Je pense que ces marges étaient exceptionnelles, à un moment où l’Afrique du Sud était en guerre en Angola et où les compagnies d’armement savaient qu’elle pouvait en profiter. Mais ces chiffres nous rappellent que les profits prennent toujours le dessus sur les principes. Si certains des vendeurs et des facilitateurs avaient des connivences idéologiques avec le régime d’apartheid, pour la plupart il s’agissait juste d’une opportunité de se faire de l’argent. Quand on revisite cette période, on nous répond souvent qu’il s’agissait d’une époque différente, du monde de la guerre froide, avec ses complexités propres. Mais il existait des normes et des lois internationales, qui ont systématiquement été violées au nom du profit.
Si l’on sait que les gouvernements de droite français du général de Gaulle, de Pompidou ou de Giscard d’Estaing fermaient les yeux sur la politique d’apartheid, le plus surprenant, c’est que lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir en 1981, les choses continuent comme avant. Vous avez même retrouvé des comptes-rendus de réunions où des ministres français socialistes comme Claude Cheysson (affaires étrangères) ou Michel Jobert (commerce extérieur) disent en substance : « Tant que cela reste discret, il n’y a pas de problème, nous continuerons à vous vendre des armes. »
Oui, c’est édifiant. François Mitterrand, et surtout sa femme Danielle, ont fréquemment dénoncé l’apartheid. Néanmoins, en tant que président, il a continué à vendre des armes à Pretoria. Cela illustre bien la duplicité de nombreux chefs d’État, et de nombreuses nations. Les Chinois, par exemple, ont directement financé l’ANC et des mouvements antiapartheid, à tel point qu’il n’y avait pas d’ambassade de Chine en Afrique du Sud à l’époque. Et pourtant, Norinco, la plus grande entreprise étatique d’armement, a vendu des armes à Pretoria et des fonctionnaires chinois se rendaient clandestinement en Afrique du Sud pour négocier les contrats. Tout cela n’enlève rien au soutien qu’ont pu apporter la France ou la Chine contre l’apartheid, mais cela montre la complexité de la situation et le fait que des individus et des gouvernements jouaient sur les deux tableaux.
L'ambassade d'Afrique du Sud à Paris. Dans les années 1980, elle était cernée de barbelés et de protections, et le dernier étage était occupé par les fonctionnaires d'Armscor, la société publique de commerce des armes
Cependant, dans la plupart des cas, notamment celui de la France, il ne s’agissait pas juste de transactions commerciales du type « vous avez besoin d’armes, nous vous en vendons ». Il existait tout un circuit pour contourner l’embargo et les restrictions légales.
Je suis d’accord, il ne s’agissait pas simplement de duplicité. Ils ont contribué à mettre en place toute l’architecture des ventes d’armes. Ces entreprises et ces personnalités politiques se sont rendues complices des crimes de l’apartheid. Toutefois, les documents que nous avons trouvés ne nous disent pas le niveau information qu’avait Mitterrand par exemple : était-il au courant des détails des contrats ou de l’implication de la DGSE ? Nous ne le savons pas. Mais nous élisons des politiciens afin qu’ils utilisent les leviers de l’État pour contrôler les entreprises et les services de renseignement. Quand ils échouent, nous pouvons les considérer comme coresponsables des crimes commis.
Dans votre livre, on découvre que la DGSE a fourni des missiles Mistral à l’Afrique du Sud afin qu’ils soient testés en Angola, avant même que ces missiles ne soient disponibles pour l’armée française.
Cela fait longtemps qu’il y avait des suspicions, et certains auteurs français ont écrit à ce sujet [Antoine Glaser et Stephen Smith notamment, dans Ces messieurs Afrique – ndlr], mais nous avons découvert des comptes-rendus de réunions entre de hauts responsables des services secrets français et sud-africains. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque, la fin des années 1980, c’est-à-dire au summum de la répression de l’apartheid, avec des dizaines de milliers de gens emprisonnés en Afrique du Sud, et la guerre en Angola faisant rage. Là, nous assistons à un accord parfaitement cynique dans lequel les Sud-africains sont autorisés à tester le missile Mistral avant même que les militaires français ne puissent faire de même. Il ne s’agit même pas d’aider les Sud-Africains, mais carrément de leur accorder une préférence. Ainsi, une fois que le missile est testé pour de vrai, on peut plus facilement le vendre sur les marchés internationaux. Ce n’est pas seulement cynique, c’est aussi profondément criminel.
Parmi les responsables politiques français qui soutiennent le régime d’apartheid, il y en a un qui ne cesse d’apparaître à toutes les époques, c’est Jacques Chirac…
On le retrouve effectivement à différentes périodes, et j’étais très curieux de savoir comment il jugeait, avec le recul, sa position durant l’apartheid. Alors j’ai lu son autobiographie, en me disant qu’il allait sûrement décrire la complexité de la situation, mais à la place, il nous raconte comment il a donné de l’argent à l’ANC et combien il était heureux de la libération de Nelson Mandela. Il blanchit complètement son soutien au régime sud-africain de l’apartheid. D’après les documents que nous avons examinés, Chirac était très heureux de collaborer avec le régime de l’apartheid. Il soutenait le régime idéologiquement, mais aussi parce que cela servait ses intérêts politiques. On s’en rend compte en 1986, lors de l’emprisonnement de ce jeune militant français antiapartheid, Pierre-André Albertini, que le régime sud-africain voulait libérer parce qu’il était devenu un casse-tête international qui lui faisait beaucoup de mauvaise publicité : Chirac envoie ses émissaires et demande au gouvernement de Pretoria de le maintenir en prison parce qu’il ne veut pas que François Mitterrand en retire un gain politique [c’est l’époque de la cohabitation – ndlr]. Il est assez incroyable de voir un chef de gouvernement œuvrer contre l’un de ses propres citoyens, emprisonné à l’étranger pour des activités politiques !
Vous évoquez également le cas d’un proche de Jacques Chirac, Jean-Yves Ollivier, qui clame aujourd’hui avoir contribué à la libération de Mandela, tout en ayant profité financièrement pendant des années de ventes de pétrole et de charbon au régime de l’apartheid.
Ollivier est un opportuniste qui a fait fortune en Afrique en faisant commerce d’armes et de matières premières pendant des décennies. Il est incroyable qu’un tel personnage puisse faire un virage à 180 degrés et se présenter aujourd’hui comme le sauveur de l’Afrique du Sud. Il y a eu un film réalisé à sa gloire, Plot for peace, financé par un vendeur d’armes sud-africain, Ivor Ichikowitz, grand admirateur de Mobutu. Aujourd’hui, personne ne s’interroge sur la manière dont Ollivier a construit son incroyable réseau en Afrique.
Si certaines entreprises et certains acteurs ont clairement violé la loi, en contournant l’embargo sur les armes des Nations unies, beaucoup ont aussi procédé de manière parfaitement légale. Ils se réfugient aujourd’hui derrière cette légalité, sans jamais examiner la morale ou l’éthique de leurs actions.
[[lire_aussi]]On a déjà vu cela depuis au moins les années 1940, quand des entreprises collaborant avec les nazis se sont justifiées en disant : « On ne savait rien, on faisait juste des affaires. » Mais bien souvent, ces entreprises savent. Elles envoyaient leurs représentants en Afrique du Sud sous l’apartheid, quand il était difficile de ne pas voir ce qui s’y passait, sans oublier toute la couverture médiatique qu’il y avait. Il ne s’agissait pas simplement d’un manque de solidarité vis-à-vis d’êtres humains qui souffraient sous la coupe d’un régime injuste, mais clairement de travailler activement en faveur de ce régime qui opprimait des gens et d’en tirer du profit.
Il est trop facile aujourd’hui de s’abstraire de toute responsabilité. Ce que nous avons essayé de faire avec ce livre, c’est de nommer quelques-unes de ces personnes et de ces entreprises, afin qu’elles ne réécrivent pas leur propre histoire. Certaines familles très riches en Afrique du Sud nous en veulent beaucoup d’avoir exposé leurs noms ou les noms de leurs sociétés dans notre livre, ne serait-ce qu’en tant que financiers du Parti national par exemple. Mais c’est la réalité historique : nous avons des lettres, des documents. C’est un rappel important pour ces gens, dont l’ego est très souvent au cœur de tout ce qu’ils font, que non, ils ne sont pas les seuls à écrire leur histoire. Nous ne pouvons pas les envoyer en prison, ni prendre leur argent pour le donner aux personnes dont ils ont profité, mais nous pouvons leur rappeler qu’ils laissent des traces, et que cela prendra peut-être 20 ou 30 ans, mais nous découvrirons toujours ce qu’ils ont fait.
Prolonger
Boite Noire
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