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Voici venu le temps des procureurs. A l'heure où l'oubli menace
 d'engloutir le génocide rwandais, les réquisitoires
 pleuvent. Confronté à l'holocauste, ce déni d'humanité, l'homme a
 besoin de coupables. Désigner les tueurs, dénoncer les complices,
 esquisser la chronique du bain de sang, en démonter l'infernal
 mécanisme, c'est tenter de dompter le mal absolu, de prêter une
 logique au délire assassin. Mais il faut bien commencer par les
 questions: pourquoi, comment, et à qui la faute? Pour y répondre, les
 essais accusateurs de Pascal Krop, Colette Braeckman et
 François-Xavier Verschave puisent à la même source - l'indignation -
 et brandissent les mêmes documents. On les quitte sur une tenace
 nausée. Au lendemain du sommet franco-africain de Biarritz, la
 « politique africaine de la France » sort en lambeaux de cette lecture. 
 Qui à Paris, haut lieu du « domaine réservé », aurait l'audace de
 plaider l'ignorance? Bercé par les notes lénifiantes de son ambassade
 à Kigali et des rapports d'officiers, l'Elysée fut le témoin passif de
 la dérive du régime de Juvénal Habyarimana. Rien n'y fit. Ni les
 précoces mises en garde du Quai d'Orsay, ni les appels au meurtre de
 Radio Mille-Collines, ni la prose incendiaire du mensuel « Kangura », ni
 le rapport alarmant de Jean Carbonare, transmis plus d'un an avant les
 faits. Les listes noires de Tutsi et de Hutu réfractaires? Les armes
 distribuées au nom de l'autodéfense populaire? « Rumeurs ». 
 
 Les experts élyséens ne daignèrent même pas, au début de 1993,
 visionner la longue confession d'un membre des « escadrons de la mort »
 dirigés par l'entourage d'Habyarimana. Pourtant, tout y était. A
 commencer par le récit de l'entraînement des milices « interahamwe »,
 fers de lance des futurs massacres, par des instructeurs bien de chez
 nous. Il est vrai qu'à deux reprises, en octobre 1990 puis en février
 1993, le détachement tricolore avait enrayé une offensive des rebelles
 du Front patriotique rwandais (FPR), sauvant du naufrage un pouvoir
 hutu aux abois. 
 
 Généreuse tutrice, la France avait effectué des livraisons d'armes
 auprès des arsenaux rwandais. Lesquelles, avance Colette Braeckman,
 auraient continué clandestinement jusqu'en juin dernier, bien après le
 début des massacres - plus de 500 000 morts - déclenchés en
 représailles à l'assassinat, le 6 avril, du président rwandais. 
 Comment expliquer, si cette information est fondée, un tel acharnement
 dans l'erreur? On invoque l'amitié de François Mitterrand pour le chef
 de l'Etat rwandais. Comment se méfier d'un homme qui déclame des
 poèmes et prie dévotement aux côtés du roi Baudouin? N'oublions pas
 les intérêts, plus prosaïques, de Jean-Christophe Mitterrand, naguère
 à la tête de la cellule africaine de l'Elysée. Mais l'explication
 essentielle tient à une vision archaïque de l'Afrique des grands lacs,
 inspirée, selon Verschave, de « schémas géopolitiques débiles ». Tenu
 pour la marionnette de l'Ouganda, le FPR ne pouvait être que
 l'instrument du vaste complot anglo-saxon contre la sphère d'influence
 francophone. A moi, Jeanne d'Arc, haro sur les « Khmers noirs »! Paris
 évacuera promptement de Kigali la veuve du président et sa coterie,
 mais abandonnera honteusement aux machettes des tueurs le personnel -
 en majorité tutsi - de l'ambassade et du centre culturel. 
 
 D'où vient, pourtant, que les actes d'accusation dressés par les trois
 ouvrages laissent une impression d'inachevé? François-Xavier Verschave
 emprunte aux journaux l'essentiel de son matériau, au risque de
 ramener son « Complicité de génocide? » au rang de revue de presse
 engagée. « Le Génocide franco-africain » est, quant à lui, à la hauteur
 de son titre: véhément à l'excès. Voilà des années que Pascal Krop
 dénonce, dans « L'Evénement du jeudi », les turpitudes françaises sur le
 continent noir. Du Togo au Zaïre, il les pourfend ici à la hussarde,
 au point de « noyer » la tragédie rwandaise, traitée en 50 pages. 
 L' « Histoire d'un génocide », de Colette Braeckman, journaliste au
 quotidien bruxellois « Le Soir », fournit un précieux éclairage
 historique. On y découvre comment les appareils coloniaux allemand,
 puis belge, prisonniers de leur imagerie raciale, aiguisèrent
 l'antagonisme entre les Tutsi - « race de seigneurs » élancés et
 hautains - et les paysans hutu, ces « Bantous serviles ». A l'heure de
 l'hallali, les apôtres de la solution finale surent jouer de la
 vieille rancoeur envers l'ordre féodal. Toutefois, le livre pâtit de
 ses partis pris. A en croire Colette Braeckman (qui s'obstine à
 prénommer André le ministre de la Coopération, Michel Roussin), le
 Falcon du président Habyarimana a été abattu le 6 avril par deux
 militaires français, pour le compte d'ultras hutu qui le jugeaient
 trop tiède. Certes, rien n'est exclu. Reste que la pièce censée étayer
 cette thèse - la lettre d'un chef de milice - donne prise au doute. De
 même, nul n'est assez candide pour attribuer l' « opération Turquoise »
 aux seuls élans du coeur d'une France saisie par le remords. De là à
 admettre, malgré le défaut de preuves, qu'elle visait avant tout à
 couvrir la « récupération » de matériel sensible et de conseillers
 piégés... Puisqu'il s'agit - dessein pertinent - d'instruire le procès
 des erreurs françaises, les auteurs de ces ouvrages auraient dû
 dresser la carte des « réseaux » rivaux quadrillant l'Afrique: Elysée,
 Quai d'Orsay, Coopération, Intérieur, vétérans des intrigues de
 palais, militaires nostalgiques de la « colo », marchands de canons,
 géants de l'industrie. Cache-misère des faillites politiques, le
 « théâtre humanitaire » eût mérité aussi une réflexion morale, que, dans
 « Rwanda. Devant le mal » (Arléa), l'ancien patron de MSF, Rony Brauman,
 ébauche, en praticien désenchanté.
 
 Le Génocide franco-africain, par Pascal Krop. Lattès, 162 p., 75 F.
 
 Rwanda. Histoire d'un génocide, par Colette Braeckman. Fayard, 341 p., 120 F.
 
 Complicité de génocide? La politique de la France au Rwanda, par François-Xavier Verschave. La Découverte, 180 p., 89 F.