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Enfin ! Enfin, une étape décisive vient d’être franchie qui permet de nous éloigner du venimeux débat qui, principalement en France, empoisonne toute compréhension lucide du génocide survenu au Rwanda en 1994. En cent jours, à partir du 7 avril 1994, plus de 800 000 personnes étaient exterminées par les milices hutues – essentiellement des Tutsis mais aussi des Hutus opposés aux thèses extrémistes.
Le Falcon 50 abattu par un missile le 6 avril 1994. © (dr) Le Falcon 50 abattu par un missile le 6 avril 1994. © (dr)
De ce crime des crimes, l’élément déclencheur a été, le 6 avril, les tirs de missiles qui ont abattu au-dessus de Kigali le Falcon 50 transportant le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, le président du Burundi, Cyprien Ntaryamira, et leurs entourages. Dès le lendemain, les forces armées du régime hutu et les milices interahamwe déclenchaient les massacres.
Dix-huit années plus tard, le rapport d’expertise technique sur les conditions de cet attentat, qui a été remis par le juge d’instruction français Marc Trévidic aux avocats des familles de l’équipage français du Falcon, ne dit pas tout. Il ne dit pas qui a tiré, et sur ordre de qui. Mais il vient renverser une thèse âprement défendue en France, qui attribue la responsabilité directe de l’attentat aux forces du FPR (Front populaire du Rwanda-tutsi) et à leur dirigeant Paul Kagamé, devenu président du Rwanda.
Réalisé sur le terrain, à Kigali, par des experts en balistique, acoustique, explosif et par de minutieux relevés cartographiques, le rapport remis par le juge Trévidic établit au contraire que deux missiles SA-16 de fabrication soviétique ont été tirés depuis le camp militaire de Kanombé, place forte de l’armée officielle, de la garde présidentielle du président Habyarimana et de commandos d’élite. Ce rapport ne peut l’établir avec certitude : mais il accrédite le fait qu’une fraction extrémiste du pouvoir hutu voulait à tout prix se débarrasser du président, suspecté d’être prêt à un compromis et à un partage du pouvoir avec les forces tutsies dans la suite des accords conclus à Arusha (Tanzanie) huit mois plus tôt (sur le détail du rapport, lire ici un article de Christophe Boltanski).
L’attentat et l’élimination du président Habyarimana devaient ouvrir la voie à l’entreprise génocidaire. L’avion abattu n’en fut pas la cause directe, tant les massacres étaient planifiés de longue date. Mais l’acte donna le signal du déclenchement des opérations, par le choc et le chaos provoqué.
Ce rapport technique – le juge a donné aux parties trois mois pour le contester ou demander des compléments – ne fait pas tout à fait « basculer l’histoire », comme l’affirme la spécialiste et journaliste belge Colette Braeckman sur son blog (à lire ici). Mais son premier intérêt est de mettre à bas une thèse d’Etat : celle de la France. Thèse construite par le juge d’instruction Jean-Louis Bruguière et régulièrement relayée par des journalistes (dont Pierre Péan) et des experts.
Théorie et raison d'Etat
Dès 2004, mais dans une ordonnance de renvoi qui fut bouclée en 2006, le juge Bruguière lançait une tout autre thèse, construite exclusivement à partir de témoignages puisqu’il ne se rendit jamais sur le terrain pour enquêter. Le juge attribue à Paul Kagamé et à son entourage la responsabilité directe de l’attentat. Les missiles auraient été tirés depuis la colline et la ferme de Masaka, lieu également étroitement surveillé par les soldats et les milices du pouvoir mais où auraient réussi à s’infiltrer des combattants du FPR.
JL. Bruguière © Reuters JL. Bruguière © Reuters
Les témoignages sont fragiles, contestés. Les conditions dans lesquelles ils sont recueillis le sont encore plus. Aucun élément matériel ne vient à l’appui de cette démonstration.
Peu importe, Bruguière construit de fait ce qui ressemble à une théorie, une théorie qui arrange les autorités françaises mises en cause pour leur soutien au régime hutu voire l’implication de nos forces sur le terrain dans les opérations de génocide. Paul Kagamé aurait programmé l’élimination du président pour empêcher l’application de l’accord sur un partage du pouvoir et la tenue d’élections. Sûr de sa domination militaire, aux portes mêmes de Kigali, Habyarimana éliminé, Kagamé pouvait s’emparer du pouvoir et du pays.
A l’appui de sa thèse, Jean-Louis Bruguière délivrait en 2006 neuf mandats d’arrêt internationaux visant des proches de Kagamé, dont l’actuel ministre rwandais de la défense, James Kabarebe. Dans les années qui ont suivi, plusieurs témoins clés de l’enquête du juge Bruguière se sont rétractés, d’autres ont été contredits. Pièce par pièce, la construction du juge français s’est défaite. Son collègue Marc Trévidic, qui a repris le dossier depuis 2007, lui a porté le coup de grâce.
Bruguière et son enquête ont d’abord servi la raison d’Etat, visant à protéger la position de la France et son rôle dans le dernier génocide du XXe siècle. Une raison d’Etat doublement verrouillée, si l’on peut dire, puisque le génocide survint en période de cohabitation. Sont donc mis en cause dans la gestion de cette crise la gauche comme la droite, Edouard Balladur, Alain Juppé comme François Mitterrand et Hubert Védrine (écoutez ici la réaction de ce dernier, qui estime que ce rapport ne change pas grand-chose).
En 1998, une mission parlementaire présidée par l’ancien ministre socialiste de la défense Paul Quilès s’efforçait de jeter un voile opaque sur cette politique. Tout en affirmant, sans avoir pourtant recueilli beaucoup d’informations et en s’étant abstenu d’auditionner un certain nombre d’acteurs clés, que la France n’était « nullement impliquée » dans le génocide, les parlementaires voulaient bien reconnaître « une erreur globale de stratégie »
Une note des services belges
Par dérapages et raccourcis successifs, la thèse Bruguière allait provoquer bien pire, une relecture négationniste de l’extermination des Tutsis : en organisant l’attentat, les rebelles du FPR et Paul Kagamé auraient provoqué le massacre de leur propre peuple. Et ces massacres, soutinrent même certains, allaient permettre de masquer les propres exactions du FPR contre les Hutus.
Dans l’avalanche de polémiques et d’argumentaires biaisés qui ont entouré cet attentat, on néglige pourtant l’essentiel. Très vite, la thèse d’une opération menée par les extrémistes hutus entourant la famille du président Habyarimana a été étudiée, solidement documentée et finalement retenue par les services d’autres pays, par les Belges, par les Britanniques, par les Américains !
La radicalisation voulue et préméditée par les franges les plus extrêmes du régime hutu a été retenue par de nombreux experts. Ils s’appuyaient, outre des témoignages, sur un examen attentif de l’engrenage génocidaire méthodiquement construit par des responsables hutus depuis des mois. Ou par l’écoute attentive de la radio RTLM (la Radio Télévision Libre des Mille Collines), créée à l’été 1993 par les extrémistes hutus et qui allait devenir la voix des génocidaires.
Ainsi, comme l’ont expliqué Gabriel Périès et David Servenay dans le livre Une guerre noire (lire sous l’onglet « Prolonger »), le Service général de renseignements (SGR) belge privilégie dès les premiers jours une opération des ultras du Hutu-power. Le 22 avril, moins de deux semaines après l’attentat, le SGR rédige la note suivante :
« Tout fait croire maintenant que les auteurs font bien partie de la fraction dure des Ba-Hutu à l’intérieur de l’armée rwandaise. Chose étrange, qui fait supposer qu’il n’y a pas eu improvisation en la matière : une demi-heure après le crash, et donc bien avant l’annonce officielle à la radio, la ``purification ethnique'' commençait à l’intérieur du pays, menée sauvagement d’après des listes pré-établies. »
Le rapport des services belges se fait encore plus précis :
« Ce groupe gravitait dans l’orbite de Madame la présidente dont les frères et cousins étaient devenus de hauts dignitaires du régime. Ils avaient trempé dans des affaires de terreur et d’argent et il était impensable pour eux de renoncer à leurs privilèges et passe-droits. C’est eux qui dirigeaient les ``Interahamwe'', les jeunesses du MNRD qui formaient les sinistres escadrons de la mort. Ce lobby comprenait également des militaires de haut rang, et c’est parmi eux qu’il faut rechercher les responsables de l’attentat contre l’avion présidentiel. Donc, pas Madame en personne, mais son clan qui a été dépassé par sa propre logique interne de violence »
A Washington, le département d’Etat fait la même analyse, selon un document déclassifié dans le cadre d’une demande de Freedom of Information Act faite par un ancien de la National security agency. Et aussitôt, l’administration américaine s’attend au déclenchement des massacres de masse et crée dès le 7 avril au soir une cellule de crise pour suivre au plus près les événements.
Agathe Kanziga, veuve Habyarimana, vit en France. © (dr) Agathe Kanziga, veuve Habyarimana, vit en France. © (dr)
Le jour suivant l’attentat voit se concrétiser la prise de pouvoir des ultras et l’élimination rapide de tous les ministres du régime ayant soutenu le processus de négociations, toutes les personnalités modérées susceptibles de succéder à Habyarimana. « C’est un putsch doublé d’une purge, où but politique et objectif militaire se confondent », notent Gabriel Périès et David Servenay. Le lendemain, les ordres filent vers toutes les communes rurales du pays : le génocide a démarré.
L’enquête du juge Bruguière, négligeant tous les rapports et analyses des services étrangers, a ainsi servi de leurre durant de longues années. Bruyamment relayée par Pierre Péan, cette thèse a empêché toute recherche sereine de la vérité, amenant au passage à la rupture des relations entre le Rwanda dirigé par Paul Kagamé et la France, de 2006 à 2010. Relations péniblement rétablies aujourd’hui, comme en témoigne la visite de Nicolas Sarkozy à Kigali et celle de Kagamé à Paris en septembre dernier.
Kigali se félicite
Bruguière a aussi évité de poser des questions embarrassantes que le rapport technique commandé par le juge Trévidic relance. Le jour de l’attentat, des officiers français étaient présents dans le camp militaire de Kanombe. Ils y entraînaient des forces spéciales de l’armée rwandaise. Qu’ont-ils vu, su, qu’ont-il fait ? Les spéculations concernent aussi un homme, l’ancien gendarme de l’Elysée et capitaine de gendarmerie Paul Barril. Il a été vu à Kigali la veille, demeure durant le génocide dans des zones contrôlées par les forces hutues. Il n’a jamais été entendu, ni par les parlementaires, ni par la justice.
Paul Kagamé: première visite en France en septembre 2011 depuis la rupture des relations diplomatiques en 2006. © (Reuters) Paul Kagamé: première visite en France en septembre 2011 depuis la rupture des relations diplomatiques en 2006. © (Reuters)
Dès mardi, les autorités rwandaises se sont félicitées des conclusions de ce rapport. « Cette vérité scientifique claque la porte sur dix-sept ans de campagne visant à nier le génocide et blamer les victimes. Il est maintenant clair que l’attentat contre l’avion a été un coup d’Etat des extrémistes hutus et de leurs conseillers », a déclaré la ministre rwandaise des affaires étrangères, Louise Mushikiwabo (à lire ici un article du Guardian).
Le régime de Paul Kagamé peut d’autant plus triompher que les expertises scientifiques viennent soutenir les conclusions du rapport d’enquête demandé par le gouvernement rwandais et rendu public en janvier 2010 – connu comme le « rapport Mutsinzi ». Ce rapport désignait les cercles extrémistes du pouvoir hutu décidés à se débarrasser d’Habyarimana et à en faire la raison du déclenchement du génocide. Son aspect polémique avait permis aux responsables français de lui dénier toute crédibilité. Le “rapport Trévidic” vient changer la donne et devrait aussi amener les autorités françaises à donner de nouvelles explications.
Lire également sous l'onglet “Prolonger” nos documents et nos articles sur le juge Bruguière