Fiche du document numéro 1916

Num
1916
Date
Mercredi 8 avril 2009
Amj
Taille
141970
Sur titre
Point de vue
Titre
Le prétendu mystère de la boîte noire du génocide rwandais
Sous titre
"Clé" du massacre des Tutsis il y a quinze ans, elle est une coquille vide.
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C'est l'histoire d'une boîte noire, un coffret orange et métallique de
la taille d'une grosse boîte à chaussures.
Les avions de ligne commerciaux sont équipés de telles boîtes,
identifiées par des numéros rivés au métal.
Conçues pour enregistrer les données du vol et les conversations du
cockpit, elles sont utiles en cas d'accident.


C'est donc l'histoire d'une boîte noire, mais une histoire à nulle
autre pareille.
Celle dont il est question fut, en effet, supposée abriter en ses
entrailles la clé du génocide, en 1994, des Tutsi du Rwanda.

Elle apparaît pour la première fois sur la scène au moment où les
troupes françaises engagées dans l'opération ``Turquoise'' se déploient
au Rwanda, alors que le génocide continue.

D'un coup, elle est tirée du chapeau par l'ancien gendarme de l'Elysée
Paul Barril. Le 28 juin 1994, celui-ci assure être entré en possession
de la boîte noire du Falcon 50 du président Juvénal Habyarimana,
abattu trois mois auparavant. Cet attentat avait donné le signal du
génocide.

Paul Barril déclare tenir « à la disposition des instances
internationales
 » cette boîte noire supposée enfermer une « énigme » à
même de livrer les clés du génocide. Dès lors, les regards se
détournent du Rwanda, de la réalité du terrain et des faits, pour se
focaliser sur cette boîte à l'allure de Graal, aussitôt devenue la
boîte noire du génocide. Las, quelques jours plus tard, le soufflé
retombe. Le Monde explique dès le 8 juillet 1994 que la boîte noire
présentée par Paul Barril « n'était pas la boîte noire ».

Fin du premier chapitre, mais l'histoire est loin d'être finie. La
boîte noire va être ressuscitée et connaître une deuxième vie. Cela se
produit en 2004. La dixième date anniversaire du génocide des Tutsi du
Rwanda approche. De nombreux éléments accablants sur la politique
menée par Paris au Rwanda ont été rendus publics. La date marque un
tournant.

Le 10 mars 2004, Le Monde annonce que « la boîte noire du Falcon aurait
été transférée, il y a dix ans, au siège de l'ONU, à New York
 ». Il
précise que « selon le juge Bruguière, les Nations unies font
obstruction à l'enquête sur l'attentat du 6 avril 1994
 ». La mise en
accusation et les sous-entendus sont clairs : l'ONU a conservé par-
devers elle une « pièce à conviction » essentielle. Un déferlement de
dépêches, d'articles et de déclarations appuie ce coup de théâtre. A
nouveau, les mécanismes du génocide se trouvent occultés au profit
d'un polar bien ficelé.

Selon l'article, la boîte noire aurait été convoyée dix ans plus tôt à
New York, au siège de l'ONU, qui s'en serait désintéressé.
Conclusion : « Si la boîte noire s'y trouve toujours, l'ONU disposerait
d'un sérieux atout pour le jour où elle voudrait savoir ce qui s'est
passé, le 6 avril 1994, dans le ciel nocturne de Kigali...
 »

Une fois de plus, la révélation est invalidée une dizaine de jours
plus tard. « Un premier examen de la boîte noire retrouvée, la semaine
dernière, au siège des Nations unies, à New York, n'a rien révélé qui
permettrait d'établir qu'elle provient du Falcon 50 abattu le 6 avril
1994
 », doit constater Le Monde.

La bande a été écoutée, elle contient des extraits de conversation
entre la tour de contrôle et un appareil sur le tarmac de Kigali, et
n'a livré aucun élément. On apprendra par la suite qu'il s'agissait
d'un montage.

Fin de la deuxième vie de la boîte noire. Reste pourtant un troisième
chapitre qui, écrit et acté, n'a pas encore été rendu public. Le
voici. Il débute très exactement à la cote 6 798 de l'instruction du
juge Bruguière.

Le 31 mars 2004, un représentant officiel de Dassault reconnaît que
l'avion du président rwandais n'était pas équipé d'une boîte noire. Le
1er juillet suivant, le rapport définitif d'enquête de l'ONU sur la
boîte noire découverte à New York est versé à l'instruction. Il y est
établi que juste après l'attentat, à 2 h 45, le 7 avril, la mission
militaire française au Rwanda a reçu l'autorisation de Paris de
procéder à une enquête sur le crash.

Il est également établi que l'accès est refusé à l'ONU jusqu'au 21
mai. Il est précisé que la boîte noire de New York a été trouvée par
l'ONU le 27 mai 1994, abandonnée à proximité du crash. En conclusion,
l'ONU confirme que la boîte noire n'est pas celle du Falcon.

Le juge Bruguière est néanmoins obligé d'aller jusqu'au bout de
l'enquête. Le 29 novembre 2004, il interroge un officiel d'Air France.
Celui-ci, sur déposition, affirme que la boîte noire découverte dix
ans plus tard dans un placard de l'ONU, est celle d'un Concorde ! Plus
précisément, le Concorde 209 d'Air France, immatriculé F-BVFC. Une
fiche de maintenance établie à la dépose du Concorde d'Air France
atteste formellement de son origine. Un mois plus tard, un deuxième
responsable d'Air France confirme.

Le juge Bruguière interrompt là son investigation. Sans chercher à
comprendre cet enchaînement stupéfiant de faits. Comment la boîte
noire d'un Concorde d'Air France, retrouvée « par hasard » en mai 1994
dans l'herbe à Kigali, puis dix ans plus tard sur une étagère new-
yorkaise de l'ONU, peut-elle être présentée comme l'élément décisif
supposé permettre de résoudre l'énigme posée par un génocide ? La
question évoque irrésistiblement le bordereau de l'affaire Dreyfus.

Il n'est pas donné à tout le monde de disposer d'une boîte noire de
Concorde. Il n'est pas facile de faire un montage quelque peu crédible
de la bande sonore de cette boîte. Ni de la déposer dans l'herbe à
Kigali après l'attentat du 6 avril 1994, alors que la ville est à feu
et à sang. Il est encore plus difficile de suivre dans le détail le
parcours de cette boîte jusqu'au siège new-yorkais des Nations unies.

Il est enfin très rude de faire fuiter l'information au bon moment,
c'est-à-dire au moment du scandale utile, quand il faudra provoquer
l'emballement médiatique et une opportune confusion.

L'histoire de la boîte noire du génocide ne dit rien, bien évidemment,
sur le génocide. En revanche, elle dit tout de ce qu'on a voulu lui
faire raconter. Qui ? Pourquoi ? La réponse à ces questions se trouve
à un endroit, un seul : Paris.

Patrick de Saint-Exupéry est rédacteur en chef de "XXI", auteur de
"Complices de l'inavouable, la France au Rwanda" (Les Arènes, 288 p.,
19,80 euros, nouvelle édition).

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