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La France a-t-elle des valeurs à défendre dans le monde, et notamment en Afrique? L’ancien diplomate français Jean de Gliniasty pense que non. Dans son dernier livre, « La diplomatie au péril des valeurs », paru chez L’inventaire, il s’élève même contre le droit d’ingérence humanitaire. L’ancien directeur Afrique du Quai d’Orsay répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
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RFI: Depuis la guerre du Biafra il y a cinquante ans (de juillet 1967 à janvier 1970), la France a introduit une nouvelle valeur normative : le droit d’ingérence humanitaire. Et vous semblez très critique à l’égard de ce droit ?
Jean de Gliniasty : D’abord, ce n’est pas vraiment un droit. On a essayé évidemment aux Nations unies de le faire reconnaître comme un droit, d’ailleurs non pas sous forme de droit d’ingérence parce que c’est déjà en soi-même une formule assez intrusive, mais on a essayé de le faire passer comme devoir de protéger. Et finalement, on a obtenu une formule qui se réfère au devoir de protéger, mais on ne peut pas dire que c’est un droit. Ou si c’est un droit, c’est un droit que se sont arrogé les plus grandes puissances pour imposer les critères qui étaient les leurs. Et l’expérience montre que ces interventions dites humanitaires conduisent en général à des catastrophes plus grandes que celles qu’elles étaient supposées éviter. On l’a vu par exemple avec la Libye de Kadhafi.
Et quand, c’était en mars 2011, le colonel Kadhafi a menacé de détruire Benghazi, il ne fallait pas intervenir ?
Nous avons, pour sauver Benghazi, fait le nécessaire avec l’autorisation complète des Nations unies, c’est-à-dire que nous avons bombardé les colonnes qui s’approchaient de Benghazi. Et là c’était dans le mandat, mais en revanche nous n’avions pas mandat de renverser le régime.
Au début du génocide au Rwanda en avril 1994, les pays occidentaux ont décidé de retirer leurs casques bleus de Kigali. Est-ce qu’il ne fallait pas au contraire qu’ils y restent et qu’ils fassent de l’ingérence ?
Tout à fait. Pourvu qu’ils aient un mandat international pour le faire, c’est-à-dire un accord unanime du Conseil de Sécurité. C’est là la légalité de l’ingérence. D’ailleurs nous n’avons pas eu de chance parce que la force Turquoise s’est installée trop tard pour jouer un vrai rôle, elle a joué un rôle humanitaire, mais au dixième de ses capacités. Mais il nous a fallu longtemps pour avoir un mandat du Conseil de sécurité pour installer Turquoise au point qu’on nous a reproché après de recueillir plus les génocidaires que les victimes.
Au Congo-Kinshasa, dans le Grand Kasaï, l’église catholique affirme que les violences ont fait en huit mois plus de 3 000 morts, dont deux experts des Nations unies. Depuis ce mardi à Genève, devant le comité des droits de l’homme de l’ONU, les pays occidentaux réclament une commission d’enquête indépendante, mais les pays africains la refusent au nom de la souveraineté. Qui a raison à votre avis ?
Le droit international, c’est un droit intergouvernemental. Et aucun pays ne peut s’arroger le droit de sanctionner le non-respect du droit international. Donc il est fondé sur la souveraineté des Etats. Tant que les Etats ne sont pas d’accord, c’est difficile de passer par-dessus leur tête. Ils prennent des responsabilités historiques s’ils laissent perpétuer des massacres ou s’ils prennent de mauvaises décisions. On a reproché par exemple à Vladimir Poutine de ne pas avoir accepté l’aide internationale à temps pour sauver le sous-marin Koursk [qui a sombré le 12 août 2 000 avec ses 118 hommes d'équipage, à la suite d'une série d'explosions à son bord] qui était sous l’eau. Moi-même j’ai expérimenté ça en Afrique, au moment du Joola [26 septembre 2002, le ferry sénégalais sombrait au large de la Gambie faisant au moins 1 863 morts], les autorités sénégalaises ont hésité parce qu’elles voulaient sauver le bateau toutes seules. Elles ne voulaient pas que ce soit l’armée française qui était dans le coin qui aide. Et en fait, c’est la décision des Etats. Nous sommes encore dans un système interétatique et vouloir le casser au nom de l’humanitaire ou de valeurs aboutit en fait à aggraver la situation.
Et si Abdoulaye Wade avait autorisé l’armée française à intervenir, on aurait pu sauver plus de personnes dans ce bateau ?
Non, parce qu’en fait, on devait envoyer un bateau et il a mis dix heures pour y arriver. Non malheureusement le mal était fait. Cela n’a rien changé en fait.
Vous avez été le directeur Afrique du quai d’Orsay pendant trois ans, de 2006 à 2009. A propos de Laurent Gbagbo devant la Cour pénale internationale, vous dites « le refus de l’impunité n’est valide que s’il s’applique à tout le monde ». Est-ce que cela veut dire que vous êtres pour la libération de Laurent Gbagbo ?
Je ne connais pas suffisamment le dossier. Mais le défaut de la Cour pénale internationale, c’est qu’elle traite d’une part pour l’essentiel d’Africains et deuxièmement, d’Africains qui ont perdu. Alors c’est un peu embêtant quand même.
Au Sahel, les pays du G5 [Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad] viennent de créer une force de 5 000 hommes pour repousser les jihadistes et ils ont besoin de financements. Mais avant-hier, mercredi 21 juin, Donald Trump a fait bloquer toute validation formelle de cette force par les Nations unies afin de ne pas être obligé de financer une nouvelle opération de maintien de la paix. Il a eu raison ou tort ?
Il y a eu tort bien sûr. Le problème des forces africaines, c’est essentiellement qu’elles manquent d’argent et d’expertise. Donc il faut les aider aussi par une légitimité onusienne. Et c’est une erreur de la part de Trump pour une raison très simple : c’est que les Africains le feront sans la légitimité du Conseil de sécurité et donc ça se retournera contre le Conseil de sécurité.
Vous écrivez aussi quelques lignes sur l’armée française en Afrique. Et vous dites que « la réintégration de la France dans le commandement militaire de l’Otan, risque de distraire les meilleurs cadres de l’armée française d’un théâtre majeur qui est l’Afrique » ?
Absolument. Quand on regarde les grands cadres de l’armée française, c’était toujours des cadres qui s’étaient exercés sur le terrain africain. Et ils en avaient acquis une épaisseur humaine, une connaissance du terrain, un savoir-faire, qui dépassent largement ce qu’on fait dans les bureaux de l’Otan. Or maintenant, les meilleurs cadres sont attirés par l’Otan, attirés par la pratique de l’anglais, l’ouverture sur le monde, la globalisation, l’âge numérique, toute une problématique qui conduit en fait à une uniformisation de la pensée militaire française qui risque d’être dramatique dans les prochaines années.
A vous écouter, on a l’impression que pour vous, l’exception française c’est plus l’armée française que les valeurs françaises ?
Je crois que l’ancrage à l’Afrique est un des éléments très importants de l’exception française et qu’il faut le préserver à tout prix.