Citation
Rwanda: la
démocratie des quotas
PAR JEAN-PIERRE CHRETIEN*
2 novembre 1990
Depuis trente ans, le Rwanda est un pays sans histoire. Les Organisations non
gouvernementales qui en ont fait un de leurs enfants chéris et les missions catholiques, à l'aise
dans ce pays christianisé aux trois quarts, ont propagé une image lisse, faite de bonheur
modeste et de sérieux, qui est largement due aux sept millions de Rwandais, qui ont
transformé ce pays en un immense jardin ouïes exploitations familiales ont moins d'un
hectare.
Depuis un demi-siècle, on annonce la famine pour le lendemain. Elle s'est bel et bien
manifestée au début de celle année, entraînant la fuite en Tanzanie ou au Bu Burundi de
milliers de paysans. Surprise amère pour des populations qu'on avait entretenues dans
l'illusion : le développement rural endogène, la petite exploitation familiale, l'artisanat
coopératif local pourraient suffire à les tirer d'affaire.
Parallèlement, il faut noter une discrétion exemplaire sur les crises internes, sur les procès
politiques, sur les disparus des prisons, sur les querelles entre factions régionalistes du nord et
du centre, sur les vendettas claniques au sein même de la région du nord-ouest, pépinière de la
minorité dirigeante, mais aussi sur l'affairisme.
En fait, les colonisateurs avaient fantasmé durant soixante ans sur la supériorité jugée
naturelle des «pasteurs hamites», les Tutsis, considérés comme des alliés faits pour gouverner
les «paysans nègres bantous», les Hutus. L'unité de langue, de culture et d'histoire fut traitée
comme un détail : seul comptait le critère somatique, la fréquence de traits définis selon une
typologie ressassée sur un mode plus esthétique que biologique.
En 1959, une révolution hutu renverse le pouvoir néoféodal tutsi, mais, paradoxalement, avec
l'aide du pouvoir colonial qui, dans le tourbillon de l'indépendance congolaise en gestation,
change de cap à 180 degrés. Mais l'idéologie dominante ne change pas: après avoir encensé
les «seigneurs tut-sis», on fétichise en bloc le « menu peuple hutu ». Dans le discours du
Parmehutu (le parti de Grégoire Kayibanda, soutenu passionnément par le mouvement ouvrier
chrétien belge), ce n'est pas seulement une inégalité sociale qui est dénoncée, c'est toute une
partie de la population, définie littéralement en termes «raciaux», qui est clouée au pilori et
décrétée étrangère à son propre pays. Considérés comme des « nomades » par vocation, les
Tutsis, dont les enclos sont attaqués et brûlés, se retrouvent par milliers réfugiés d'abord au
sud-est du Rwanda, puis, par vagues successives entre ; 1960 et, 1964 (et; encore, plus tard,,
en 1973) ; exilés dans tous les pays voisins (Burundi, Tanzanie, Zaïre, Ouganda). Ils
représentaient environ 18% delà population rwandaise vers 1950 : aujourd'hui ils sont
officiellement 9%. Il reste au moins 50000 Rwandais de la deuxième génération en Afrique
orientale, qui ont toujours le statut de réfugiés. Ceux d'Ouganda, qui représentent près de la
moitié du total, se sont trouves en 1983 dans une situation ubuesque: refoulés par l'ancien
président Obote dans des camps installés dans leur propre pays, au Mutara (la région où se
déroulent aujourd'hui des combats), la plupart ont rejoint ensuite les maquis de Museveni,
l'actuel chef d'Etat ougandais.
Le surpeuplement, bien réel, se double d'une idéologie d'apothicaire, qui inspire une règle non
écrite de la Constitution, maintenue vivace par le nouveau régime fondé par le général
Habyarimana en 1973 : le système des quotas raciaux. L'accès aux emplois et aux écoles est
limité à 9% pour les Tutsis. Les cartes d'identité et tous les documents officiels doivent donc
mentionner l'appartenance ethnique qui se transmet par la voie paternelle.
La discrimination joue un. double rôle : elle permet de marginaliser socialement une partie de
la population et surtout elle assure une légitimité politique au nom du; principe de la majorité.
Cette « démocratie » héréditaire, en excluant a priori tout débat qui ne serait pas figé dans l'a
priori racial fondateur, permet d'occulter les problèmes évoqués plus haut, en particulier les
divisions de factions régionalistes qui ont pris un tour particulièrement grave ces dernières
années, mais aussi la montée d'une contestation sociale proprement dite, celle des classes
moyennes et des intellectuels sous-employés contre les privilèges et les abus de la petite
couche dirigeante et de son complexe politico-affairiste.
*Historien, CNRS