Fiche du document numéro 18575

Num
18575
Date
Dimanche 31 août 2014
Amj
Taille
186560
Titre
L'itinéraire du génocide par Jean-Damascène Bizimana
Type
Note
Langue
FR
Citation
L’itinéraire du génocide par Jean-Damascène
Bizimana
Jacques Morel
31 août 2014, v0.3
« L’itinéraire du génocide contre les Tutsi » de Jean-Damascène Bizimana est
bien plus qu’une mine d’information. C’est une description minutieuse des faits
qui ont contribué à la préparation et à la mise en œuvre du génocide des Tutsi en
1994. Certains sont connus mais ils sont rassemblés ici avec beaucoup d’apports
nouveaux. Ce n’est pas une étude du génocide mais des conditions qui l’ont
permis. Le projet du livre ressemble au dernier livre de Jean-Pierre Chrétien
et Marcel Kabanda, « Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique ».
Mais il ne se cantonne pas à l’étude de l’idéologie du génocide et n’aborde
pas l’influence européenne. La documentation provient pour une grande part
d’archives rwandaises d’avant 1994, de la gendarmerie, de la justice, du ministère
de l’Intérieur, du Service central de renseignement (SCR), de journaux comme
Kinyamateka et Imvaho. La participation de l’auteur aux commisions Mucyo
et Mutsinzi n’est pas étrangère à cette abondance. C’est un ouvrage précieux
pour les Rwandais et les chercheurs. C’est aussi une introduction pour qui veut
comprendre comment un génocide a pu s’organiser et s’exécuter, sans que les
bonnes âmes s’en émeuvent. L’importance du travail mériterait une nouvelle
édition avec un petit nettoyage du français et surtout l’ajout d’un index.
À la genèse du génocide des Tutsi, Gitera, fondateur du parti APROSOMA,
figure comme le pionnier de la propagande de la haine contre les Tutsi, notamment avec ses dix commandements de décembre 1959, où on lit : « Ne crois plus
et ne fais plus confiance aux Tutsi ».
Le mot génocide apparaît la première fois pour qualifier les massacres de
1963. De nombreux témoignages les décrivent dont celui de l’ethnologue belge
Luc de Heusch. Il affirme qu’ils ont été organisés par Kayibanda, le président de
la République, qui envoie ses ministres pour mobiliser la population et se débarrasser de « l’ennemi ». Radio Rwanda appelle à débusquer l’ennemi tutsi, comme
elle le fera en 1994. Anastase Makuza, ministre des Affaires étrangères, vient
devant l’Assemblée nationale à Paris, le 3 mars 1964, dénoncer « l’agressionsuicide des terroristes inyenzi ».
Les discours de Kayibanda le montrent à chaque cérémonie officielle ravivant
la haine contre les Tutsi qui selon lui maintenaient les Hutu sous le joug de la
féodalité.
C’est encore Kayibanda qui organise l’opération de « déguerpissement » de
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1973. Les frères joséphites tutsi de Kabgayi, dont Jean-Damascène Ndayambaje,
sont agressés sans que monseigneur Perraudin et le président Kayibanda luimême n’interviennent, alors qu’ils habitent à proximité. Mais Bizimana relève
que le père Ernotte, quoique apôtre de la révolution de 1959, s’est insurgé contre
les persécutions des Tutsi dans une lettre de février 1973 à Kayibanda.
Rien ne vient accuser Juvénal Habyarimana et ses « compagnons du 5
juillet » dans les pogroms de 1973. Après son coup d’État suivi de l’assassinat
de Kayibanda et de ses partisans, décrit au travers du procès de Lizinde, Habyarimana met en place une politique de discrimination qui favorise systématiquement les Hutu du Nord-Ouest. Sous couvert de « politique d’équilibre », ceux-ci
monopolisent tous les postes de direction dans les ministères et les entreprises
publiques. Des tableaux montrent comment les Hutu sont systématiquement favorisés à l’université et pour les bourses d’études à l’étranger. Kinyamateka, le
journal catholique, s’est opposé à cette politique de discrimination, à l’époque
où il était dirigé par Silvio Sindambiwe, avant qu’il soit révoqué par les évêques
puis assassiné.
Le sort des 8 402 personnes arrêtées par la gendarmerie ou le SCR à partir
du 5 octobre 1990 est analysé à partir de dossiers judiciaires. Karuranga Jean
Chrysostome de Kibungo est condamné à mort pour crime de trahison ayant
pour but de renverser le pouvoir par les armes. « Il était de notoriété publique
qu’il possédait un fusil ». Ses aveux auraient été obtenus sous la torture. Le
Monde du 9 janvier 1991 confirme que Karuranga Chrysostome est condamné
à mort. Le groupe de Narcisse Munyambaraga, directeur général des Postes,
est aussi condamné à mort pour trahison. Les preuves semblent inventées. Ils
ont été torturés au fichier central de la gendarmerie en étroite collaboration
avec le SCR. On trouve confirmation de ce jugement inique dans Le Soir du 2
février 1991 et dans Les risques du métier de Filip Reyntjens. Leur peine est
commuée en prison à perpétuité et ils sont libérés en 1992. Beaucoup de ces
personnes arrêtées arbitrairement ont été torturées. Le livre fait la liste de ceux
qui meurent sous la torture ou par manque de soins médicaux. Il évoque les
exécutions au camp militaire de Byumba.
Des militaires et gendarmes sont aussi poursuivis, soit pour intelligence avec
l’ennemi Inkotanyi, comme les commandants Kanamugire et Rurangwa, soit
pour avoir dissimulé leur appartenance à l’ethnie tutsi comme le major Emmanuel Mugabo, soit encore pour avoir été battus par le FPR comme le lieutenantcolonel Charles Uwihoreye et le major François Munyataga.
Les massacres de Kibilira, des Bagogwe, du Bugesera, sont examinés de manière critique par confrontation de plusieurs enquêtes dont des rapports officiels
inédits provenant de la gendarmerie, du ministère de l’Intérieur ou du SCR.
D’autres massacres moins connus sont décrits : commune de Mbogo (mars 1992
et février 1993), préfecture de Kibuye (août 1992), Shyorongi (novembre 1992),
Murambi, commune dirigée par le sinistre Gatete (1991).
Les articles de journaux qui ont propagé la haine contre les Tutsi à partir
de 1990 sont analysés, en particulier le journal gouvernemental Imvaho, qui
dès 1991 attribue les massacres de Tutsi de Kibilira au FPR. Gaspard Gahigi
et Kantano Habimana écrivent dans ce journal en 1991. On les retrouvera à la

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RTLM. Le journal de l’Église catholique, Kinyamateka, dénonçait en février 1991
les Inyenzi qui achètent des armes « pour nous exterminer » et recommandait
de traquer les complices, les Ibyitso dans les sphères du pouvoir. Kinyamateka
est alors dirigé par André Sibomana. L’importance de l’impact de ces journaux
est sous-estimée dans le livre sur les médias du génocide. 1
La double face d’Isibo et de son fondateur Sixbert Musangamfura est soulignée. Jean-Paul Gouteux avait remarqué que ce journaliste d’opposition avait
écrit « si nous n’exterminons pas les Tutsi, c’est eux qui nous exterminerons. » 2
Mais Musangamfura a été la cible de Kangura et de la RTLM pour avoir attaqué
Joseph Nzirorera, un des principaux promoteurs du génocide. Il est un des informateurs du livre Rwanda : Les médias du génocide de Jean-Pierre Chrétien.
Il est nommé chef de la Sûreté par le Premier ministre Faustin Twagiramungu.
Il démissionne avec lui en 1995 et adhère maintenant au parti FDU-Inkingi de
Victoire Ingabire.
L’idéologie de la CDR est analysée à partir de textes où on lit des formules
comme « le peuple majoritaire doit se mobiliser comme en 1959 pour ne pas
être décimé » (19 février 1993).
Le noyau politique génocidaire est formé à partir de l’Alliance pour le renforcement de la démocratie (ARD), groupement des partis MRND, CDR, PARERWA, PADER, PECO dès 1992. C’est le précurseur du front Hutu-Power,
l’organisation politique qui accomplira le génocide.
La genèse, l’organisation, l’entraînement des Interahamwe sont décrites en
détail. Leurs précurseurs, les Amahindure, s’entraînaient au camp militaire de
Mukamira en 1991. Des lettres au Premier ministre, des communiqués du parti
MDR décrivent quelques uns de leurs méfaits.
La formation de milices, de comités de défense civile ou de groupes d’autodéfense, la distribution d’armes aux civils sont décrites au travers de rapports
d’agents du SCR. Un article du correspondant de l’ORINFOR dans Imvaho de
novembre 1990 décrit comment la population de la région de Byumba participe
à la chasse aux « Inyenzi ».
L’organisation et les actes du parti MRND est décrite, notamment le discours
de Mathieu Ngirumpatse le 7 janvier 1993 devant 20 000 Interahamwe.
Au chapitre négationnisme, après le génocide, on découvre l’organisation
des ex-FAR au Zaïre ainsi que la formation et l’idéologie du RDR. On voit
comment celui-ci a tenté de manipuler le Tribunal pénal international pour
le Rwanda (TPIR) en faisant embaucher des génocidaires comme assistants
juridiques auxquels les accusés ont droit. Avec effroi nous relevons qu’Edison
Ndayisaba, assistant juridique de Mika Muhimana au TPIR, est dénoncé par les
rescapés pour avoir participé aux massacres le 27 juin 1994 au matin à Bisesero.
Au lieu de démasquer ces assassins, la justice internationale les a entretenus.
Le livre passe au crible toutes les personnes et organisations qu’ils jugent
négationnistes. La liste va du FDU-Ikingi de Victoire Ingabire et des FDLR à
1. Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda , Joseph Ngarambe,
“Rwanda : Les médias du génocide”, Karthala, 1995.
2. Jean-Paul Gouteux, Un génocide sans importance. La France et le Vatican au Rwanda,
Tahin Party, rééd. 2007, p. 39.

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François Mitterrand, Bernard Lugan et au juge Bruguière en passant par le père
Theunis, la revue Dialogue éditée en Belgique et Radio Vatican.
Le livre est animé d’une philosophie simple : il relève de manière systématique et stigmatise toutes les incitations à la haine contre les Tutsi, toutes les
persécutions à leur égard. Il n’a pas d’autre vindicte a priori. Il n’épargne pas
l’Eglise catholique et son journal Kinyamateka, mais il ne s’attaque pas à l’institution en tant que telle. C’est à chaque fois sur des faits précis avec preuves à
l’appui. Par ailleurs, il décrit le courage des pères De Jamblinne et Henri Bazot
qui secourent les victimes et dénoncent les massacres de 1963, il relève l’assassinat du père Silvio Sindambiwe, ancien directeur de Kinyamateka (1980-1985),
il commente la lettre aux évêques du père Augustin Ntagara de Gisenyi qui lui
vaudra son arrestation en 1990. Il sera enterré vivant en 1994. Il stigmatise le
MRND, l’ancien parti unique, mais salue le courage et l’honnêteté du professeur
Jean Rumiya qui, outré par le discours de Léon Mugesera, en démissionne en
novembre 1992.
Le livre n’épargne personne. S’il ne donne pas accès au contenu des documents, il cite systématiquement tous les signataires, tous les gens qu’ils trouvent
à poursuivre les Tutsi, ce qui peut constituer une entrave à la réconciliation actuelle. On y rencontre les noms de Paul Rwarakabije, directeur général des
prisons, et de Jérôme Ngendahimana, membre de la commission Mucyo, sur des
rapports qui couvrent les auteurs de massacres comme celui de la région de Kibuye en août 1992. Il est rappelé que Pasteur Bizimungu, premier président du
Rwanda après le génocide, a participé à la chasse aux Tutsi en 1973. Il a rejoint
plus tard le FPR.
Ce livre invite à l’approfondissement. Il laisse entrevoir que toutes les personnes citées comme pourchassant les Tutsi de leur haine vont être des acteurs
de la solution finale de 1994, que les pourchassés qui en ont réchappé avant
1994 vont mourir durant le génocide. L’exemple d’Isaac Kamali, beau-frère du
colonel Bagosora, retrace à lui seul l’itinéraire de génocide présenté dans le livre.
En 1973, Kamali enseigne à l’école normale de Zaza (Kibungo) et participe à
l’expulsion des élèves tutsi. En 1994, il est directeur au ministère des Travaux
publics et participe au massacre des Tutsi au bureau communal de Nyabikenke
(Gitarama). Il est accueilli en France, obtient la nationalité et la justice française
refuse son extradition au Rwanda.
La France n’est pas particulièrement ciblée mais son rôle est évoqué dans la
présence de Français à la criminologie, lieu de torture, au camp de Mukamira
où des Tutsi sont torturés et exécutés, dans l’entraînement des Interahamwe,
dans l’entrave à la mise en application des accords de paix par le maintien de sa
présence militaire, dans la négation du génocide des Tutsi et par ses inépuisables
capacités d’accueil pour les assassins.
Le résultat de ce travail est une sorte de chambre d’écho temporel, dont
l’entrée en résonnance fait perdre sa contenance à toute personne raisonnable.
L’impunité dont a joui le préfet de Gikongoro, André Nkeramugaba, après les
massacres de 1963 – hormis l’Eucharistie que lui a refusé le père de Jamblinne !
– fait écho à celle de son successeur Laurent Bucyibaruta qui, en dépit d’avoir
ordonné en 1994 l’élimination des Tutsi dans sa préfecture, coule des jours tran-

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quilles en France.
Ce livre n’est pas facile d’accès, mais une fois qu’on y est plongé, il est difficile
d’en sortir. Si l’on veut garder ses certitudes tranquilles, il est recommandé de
ne pas l’ouvrir !

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024