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Il est question de massacres, de réfugiés et de soldats français en ce 29
juin 1994, dans la salle où se tient un conseil des ministres restreint
autour de François Mitterrand. Il est question du Rwanda, où la France
vient de lancer l'opération humanitaire « Turquoise ». La machine
génocidaire, lancée le 6 avril et qui fera entre 700 000 et 900 000
morts, tourne encore.
« Historiquement, la situation a toujours été
périlleuse, dit François Mitterrand lors de ce conseil. Avant
l'assassinat du président Habyarimana [dans l'attentat du 6
avril], on ne m'avait pas signalé de drames à l'intérieur du
pays. » C'est faux. A partir de la fin de l'année 1990, plus
de trois ans avant le déclenchement du génocide, l'Elysée avait reçu
des signaux d'alerte diplomatiques et militaires. Des signaux
aussitôt négligés, au nom d'une vision conservatrice façonnée par
l'histoire coloniale de la politique africaine de la France. La preuve
en est fournie par plusieurs volumes d'archives de l'Elysée transmis
au tribunal aux armées, dont Le Monde a eu connaissance. Ces archives
dessinent bien une France « mithridatisée » à son sommet,
c'est-à-dire accoutumée volontairement au poison, selon le mot de la
mission parlementaire réunie en 1998. Elles répondent à deux
questions-clés : Que savait la France des préparatifs de l'entreprise
génocidaire ? Quelle était la nature de la coopération militaire
décidée par l'Elysée ?
13 octobre 1990 :
« Des groupes d'autodéfense armés d'arcs et de machettes »
La version officielle de l'Etat français a toujours été la suivante : la
présence militaire au Rwanda, à partir du dernier trimestre 1990, avait
pour but non pas de soutenir unilatéralement le régime d'Habyarimana,
mais de le pousser à un partage du pouvoir, tout en empêchant l'avancée
militaire du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, soutenu
par l'Ouganda.
Le 3 octobre 1990, le régime rwandais sollicite l'appui de la France
contre l'offensive conduite par le FPR. François Mitterrand décide de
l'envoi d'une compagnie du 2e régiment étranger de
parachutistes afin de protéger, voire d'évacuer, les Français sur
place. Le détachement Noroit restera trois ans. Ses effectifs
monteront jusqu'à 680 hommes, soit quatre compagnies.
Déjà, les prémices du génocide étaient visibles. En ce début octobre
1990, plusieurs milliers de personnes sont arrêtées arbitrairement dans
la capitale ; elles ont le tort d'être tutsies ou d'avoir des intérêts
communs avec des Tutsis. La France fournit néanmoins des munitions en
masse à l'armée régulière, les Forces armées rwandaises (FAR).
Le 12 octobre, le colonel Galinié, attaché de défense à Kigali, s'alarme
dans un télégramme diplomatique de la multiplication de ces
arrestations. « Il est à craindre que ce conflit finisse par dégénérer
en guerre ethnique », ajoute-t-il.
Le lendemain, son supérieur, l'ambassadeur Georges Martres, précise :
« Les paysans hutus organisés par le MRND [parti du président] ont
intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines. Des
massacres sont signalés dans la région de Kibilira. » Les paysans,
fidèles au régime, « participent de plus en plus à l'action militaire à
travers des groupes d'autodéfense armés d'arcs et de machettes ».
Février 1991 : La France décide de « durcir le dispositif
rwandais »
Et à l'Elysée ? On pense stratégie, front contre front. Il faut aider
Habyarimana coûte que coûte et endiguer l'influence anglo-saxonne dans
la région portée par l'Ouganda qui soutient la rébellion tutsie.
Une assistance militaire technique a été décidée. Ses effectifs seront
portés à 80 conseillers, qui jouent un rôle actif dans la formation des
forces armées rwandaises. Le lieutenant-colonel Gilbert Canovas exerce
même la fonction de conseiller du chef d'état-major.
Le 30 janvier 1991, François Mitterrand suggère par écrit à son
homologue rwandais plusieurs conditions à un règlement politique de la
crise. Cette approche non contraignante est accompagnée d'un soutien
militaire massif.
Le 3 février, l'amiral Jacques Lanxade, chef d'état-major des armées,
soumet à François Mitterrand les différentes options envisagées,
notamment l'envoi d'un détachement d'assistance militaire et
d'instruction (DAMI) qui devrait « renforcer la coopération » et
« durcir le dispositif rwandais ».
Ces mesures, note le haut gradé, comportent le risque d'être
interprétées par les autorités rwandaises comme un « soutien
inconditionnel à leur politique ». Le 21 mars, le DAMI est envoyé.
Mais la situation se dégrade. Le soutien français au régime n'apporte
pas de résultats. « La guerre déstabilise et radicalise de plus en
plus » le Rwanda, affirme même Paul Dijoud, le directeur des affaires
africaines du Quai, dans une note du 11 mars 1992 qui appelle à un
renforcement de l'appui de la France à Kigali. Les livraisons d'armes
s'accélèrent.
19 janvier 1993 : Le pouvoir de Kigali voudrait « procéder à un
génocide systématique », écrit l'ambassadeur
Face à l'avancée de la rébellion, Juvénal Habyarimana est contraint
d'envisager des négociations. La position de la France n'est guère
aisée. Le 19 janvier 1993, l'ambassadeur Martres envoie un télégramme
après sa rencontre avec Jean Carbonare, président du mouvement Survie et
membre de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH).
Celle-ci est sur le point de publier un rapport accablant. Elle dispose,
explique M. Martres, du témoignage d'un ancien membre des escadrons de
la mort chargés des exactions, du nom de Janvier Afrika.
Selon ce dernier, le président rwandais aurait lui-même donné le signal
de départ de massacres après une réunion avec ses collaborateurs. Il
aurait intimé « l'ordre de procéder à un génocide systématique en
utilisant, si nécessaire, le concours de l'armée et en impliquant la
population locale dans les assassinats », écrit l'ambassadeur.
Février 1993 : « Exactions malheureuses commises par les
extrémistes hutus », pour l'Elysée ; « programme de
purification ethnique », selon la DGSE
Comme tout l'entourage du président Mitterrand, obsédé par la
préservation de l'influence française dans la région, le diplomate
Bruno Delaye décèle une autre urgence que ces alertes. Dans une note
du 15 février 1993, le conseiller Afrique de l'Elysée s'alarme du fait
que le FPR est « en mesure de prendre Kigali », bénéficiant
entre autres de la « complicité bienveillante du monde
anglo-saxon » et d'un « excellent système de propagande qui
s'appuie sur les exactions malheureuses commises par les extrémistes
hutus ». La notion d'« exaction malheureuse » n'est pas
développée. « Nous sommes aux limites de la stratégie indirecte
d'appui aux forces armées rwandaises », note-t-il. Il faudra
évacuer Kigali « à moins de devenir cobelligérants ».
Les analyses provenant du terrain sont de plus en plus inquiétantes. Le
18 février, la DGSE signe une note sur les « véritables massacres
ethniques » et les 300 morts dénombrés au cours des semaines précédentes.
Une des explications avancées par le service extérieur français est
glaciale : « Il s'agirait d'un élément d'un vaste programme de
purification ethnique dirigé contre les Tutsis », fomenté au sommet de
l'Etat.
Le lendemain, le général Christian Quesnot, chef d'état-major
particulier de François Mitterrand, ainsi que le numéro 2 de la cellule
Afrique de l'Elysée, Dominique Pin, présentent différentes options au
président.
La première consiste à évacuer les Français et à retirer le dispositif
Noroit. Les auteurs la rejettent aussitôt : « C'est l'échec de notre
présence et de notre politique au Rwanda. Notre crédibilité sur le
continent en souffrirait. »
Dans une autre note, M. Pin assure que les massacres ethniques
s'amplifieront si la rébellion prend Kigali; il faut donc accroître
l'effort comme jamais.
La France lance l'opération « Chimère ». « Du 20 février au
20 mars 1993, la présence militaire française au Rwanda a franchi un
cap qu'elle n'aurait pas dû dépasser », résumera la mission
parlementaire en 1998, qui soulignera les « nouvelles
missions » des soldats français : « Les patrouilles, les
contrôles de zone autour de la capitale et les vérifications
d'identité aux points d'accès » de la capitale.
3 mars 1993 : « Exiger une réorientation forte et immédiate
des médias »
Cet engagement radical de la cellule de l'Elysée ne fait pas
l'unanimité. Le malaise gagne les rangs du gouvernement. Dans une note
au président du 26 février, Pierre Joxe, ministre de la défense, se dit
« préoccupé » par la position française et estime que l'envoi de deux
compagnies supplémentaires ne serait pas « la meilleure façon » d'amener
le président rwandais à « faire les concessions nécessaires ».
Mais autour de François Mitterrand, dans ce palais hermétique, on veut
défendre une autre perspective et justifier, à tout prix, la politique
française. Le 3 mars, pour renverser les charges, le général Quesnot
propose au président d'incriminer la rébellion en exigeant « une
réorientation forte et immédiate de l'information des médias [français]
sur notre politique au Rwanda en rappelant notamment (...) les graves
atteintes aux droits de l'homme du FPR : massacres systématiques de
civils, purification ethnique, déplacement de population ».
Le 7 mars 1993, un accord est enfin trouvé entre les deux parties en
conflit. Il prévoit un cessez-le-feu et le départ des deux compagnies
françaises; il ouvre la voie aux négociations politiques, qui aboutiront
aux accords d'Arusha, le 4 août.
La France, elle, est entrée en cohabitation. Le 2 avril, un conseil des
ministres restreint a pour thème le Rwanda. La droite découvre un
dossier sans issue. Le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé,
est tranchant. « Il y a des risques de massacres si nous partons et un
risque de défiance africaine vis-à-vis de la France. Mais par contre, si
nous renforçons nous nous enfonçons dans ce dossier. Nous ne pouvons pas
partir. »
Le premier ministre, Edouard Balladur, envisage d'envoyer 1 000 hommes de
plus. François Mitterrand est d'accord et théorise : « La règle est
qu'il n'y a d'intervention française que s'il y a agression extérieure
et non pas s'il y a un conflit tribal. Ici, c'est mélangé, car il y a le
problème tutsi. »
Après un an de négociations infructueuses, les accords d'Arusha sont
enfin signés. Ils prévoient le partage du pouvoir et des élections dans
les vingt-deux mois à venir. Une force internationale neutre, sous égide
des Nations unies, doit être mise en place. Le 15 décembre 1993, la
présence française retrouve son niveau du 1er octobre 1990, soit 24
assistants militaires. Pourtant, rien n'est réglé.
12 janvier 1994 : « Eliminer 1 000 d'entre eux dès la première
heure »
Dans un télégramme diplomatique du 12 janvier, l'ambassadeur à Kigali
rapporte les confidences d'un informateur du représentant des Nations
unies. Celui-ci a livré les détails « graves et plausibles » d'un plan
de déstabilisation radicale du pays. Il commencerait par des
provocations contre les troupes du FPR à Kigali, pour susciter une
riposte.
« Les victimes rwandaises que ne manqueraient pas de
provoquer ces réactions seraient alors le prétexte à l'élimination
physique des Tutsis de la capitale, explique le
diplomate. Selon l'informateur de la Minuar, 1 700
Interhamwe [membres des milices populaires] auraient reçu une
formation militaire et des armes pour cela, avec la complicité du chef
d'état-major FAR. La localisation précise des éléments tutsis de la
population de Kigali devrait en outre permettre d'éliminer 1000
d'entre eux dans la première heure après le déclenchement des
troubles. »
Trois mois plus tard, le 6 avril, un missile abat l'avion transportant
le président Juvénal Habyarimana. En quelques heures, la machine
génocidaire se met en marche comme prévu.
« Matignon et le Quai d'Orsay souhaitent, dans cette nouvelle crise
rwandaise, qui risque d'être très meurtrière, que la France ne soit pas
en première ligne », écrit Bruno Delaye à François Mitterrand, le
lendemain de l'attentat. La priorité est l'évacuation des Français. Elle
s'effectue en quelques jours. La communauté internationale est paralysée
et aphone.
L'ambassadeur de France au Rwanda, Jean-Michel Marlaud, lui, à
l'instar de la cellule de l'Elysée, refuse d'accabler seulement les
Hutus : « Tant qu'ils auront le sentiment que le FPR essaie
de prendre le pouvoir, [ils] réagiront par des massacres
ethniques », écrit-il le 25 avril.
Le génocide est donc présenté comme une réaction spontanée, et non un
plan. Trois jours plus tard, Bruno Delaye reconnaît que les massacres se
déroulent « avec une ampleur horrifiante : de l'ordre de 100 000 morts,
selon les responsables du CICR (...). Les milices hutues, armées de
grenades et de machettes, massacrent les Tutsis qui n'ont pas pu trouver
refuge dans la zone FPR ou bénéficier de la protection de la
Minuar ».
6 mai 1994 : Vers « un Tutsiland avec l'aide anglo-saxonne et
la complicité objective de nos faux intellectuels »
La ligne française demeure marquée par ses pesanteurs historiques,
quitte à nier la réalité. Le 6mai, le général Quesnot résume le danger
d'une victoire militaire éventuelle du FPR, sa hantise. « Le président
/[ougandais]/ Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un Tutsiland
avec l'aide anglo-saxonne et la complicité objective de nos faux
intellectuels, remarquables relais d'un lobby tutsi auquel est également
sensible une partie de notre appareil d'Etat. »
Quatre jours plus tard, à la télévision, François Mitterrand résume la
prudence française en une phrase : « Nous ne sommes pas destinés à faire
la guerre partout, même lorsque c'est l'horreur qui nous prend au visage. »
Pourtant, la prise de conscience internationale commence à s'opérer. Le
17 mai, à la demande de la France, une résolution de l'ONU est adoptée,
imposant la création de zones humanitaires sûres et un embargo sur les
armes. Le lendemain, en conseil des ministres, Alain Juppé brave
l'interdit : « Au Rwanda, le mot de génocide n'est pas trop fort. »
Mais à l'Elysée, l'entourage de François Mitterrand s'accroche à ses
présupposés. Le 24 mai, le général Quesnot s'alarme une nouvelle fois des
ambitions du FPR. « L'arrivée au pouvoir dans la région d'une minorité
dont les buts et l'organisation ne sont pas sans analogie avec le
système des Khmers rouges est un gage d'instabilité régionale. »
Dans les conversations informelles à l'Elysée, le général parle des
« Khmers noirs » de Kagamé.
21 juin 1994 : « Le passé est le passé »
La pression diplomatique monte, face à l'ampleur des massacres. Les ONG
mettent en cause la France. Le 19 juin, l'Elysée publie même un
communiqué exceptionnel, pour dénoncer les « procès sommaires » qui lui
sont faits. Les médias n'auraient rien compris : la France serait au
contraire à louer pour son engagement.
L'opération humanitaire « Turquoise » est lancée; elle va durer jusqu'au
22 août. « Toute cette mission doit être présentée comme une étape
nouvelle de notre politique : le passé est le passé », écrit Bruno
Delaye le 21 juin.
Mais il est difficile d'imposer l'idée d'une virginité en matière de
politique africaine, après plus de trois ans d'étroite coopération avec
Kigali. Au cours d'une réunion avec des représentants du FPR, le 22
juin, Philippe Baudillon, conseiller à Matignon, assure que le
gouvernement de droite a développé une nouvelle approche vis-à-vis du
continent.
Il souligne la volonté d'Edouard Balladur d'établir des « relations
claires » avec les pays africains, rapporte Bruno Delaye dans une note
au président. « Votre interprétation des intentions françaises au Rwanda
n'est pas la bonne, aurait dit le conseiller du premier ministre à ses
interlocuteurs du FPR. Elle est en contradiction avec ce qui s'est fait
depuis un an. » François Mitterrand enrage à cette lecture et ajoute à
la main : « Inadmissible. Protester à Matignon. »
Le 14 juillet, le président parle à la télévision à l'occasion de sa
dernière fête nationale en pleine lumière. François Mitterrand livre,
une nouvelle fois, sa version de l'histoire. « Les Français sont partis
plusieurs mois avant le déclenchement de ce génocide qui a suivi
l'assassinat des présidents du Rwanda et du Burundi. A ce moment-là, on
nous a suppliés de revenir en nous disant : Sauvez les casques bleus,
ramenez les Français, les Belges, les étrangers qui se trouvent au
Rwanda , ce que nous avons fait. (...) Nous avons sauvé des dizaines, des
milliers de gens, de pauvres gens qui avaient déjà supporté beaucoup de
souffrances. »