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Après avoir quitté ses fonctions diplomatiques, Johan Swinnen, qui fut ambassadeur de Belgique au Rwanda en 1994 et fut évacué avec les derniers civils, a eu le sentiment que, 23 ans après le génocide « on ne savait pas encore tout, qu’il était important de remettre sur la table toutes les pièces du puzzle. » C’est pourquoi il s’est attelé à la rédaction d’un livre inspiré par ses souvenirs personnels, mais nourri aussi par des dépêches diplomatiques, des documents tirés des archives des Affaires étrangères, des articles de presse de l’époque… Encouragé à écrire cette histoire, son histoire, par son éditeur, par le public de ses conférences, l’ambassadeur à la retraite, se mettant au travail, s’est rendu compte que « les passions sont toujours intactes. Il nous faut encore nous libérer des explications simplistes, des clichés… Tout le monde devrait pouvoir porter son deuil… Il faut, avec humilité, en recherchant les nuances, continuer à poursuivre la vérité… Mon livre est aussi l’histoire d’un diplomate, celle d’un homme accompagné de sa femme, de ses enfants, qui vit aussi la situation d’un pays en crise avec son coeur, ses émotions… » (1)
Au début de votre prise de fonctions, quelle était l’ambiance au Rwanda ? Que saviez vous de ce pays ?
A l’époque, les relations étaient difficiles avec le Burundi, en crise permanente avec le Zaïre de Mobutu. Par comparaison, le Rwanda était bien considéré, notre coopération se construisait sur la base de la co-gestion. Cependant, le pouvoir commençait à s’user, il y avait un début de corruption. La question du retour des réfugiés, les Tutsis vivant en Ouganda, suscitait beaucoup de réticences… En janvier 1989 cependant, le temps était aux réformes : Habyarimana avait lancé la commission nationale de synthèse et on discutait du retour des réfugiés. Le plus critique des hommes politiques belges était Jean Gol, qui parlait d’une « dictature cléricale ». Après qu’en octobre le FPR ait déclenché la guerre depuis la frontière ougandaise, on a assisté les 4 et 5 octobre, à un simulacre d’attaque sur la capitale et surtout à l’arrestation de milliers de civils qui se sont retrouvés au stade de Kigali.
Décelait on déjà un certain radicalisme ?
Dans les premiers jours de la guerre, des centaines de personnes furent massacrées à Kibilira et la présence de troupes belges, qui restèrent au Rwanda jusque fin octobre, joua un rôle positif. A l’époque, je croyais aux « forces positives » je pensais qu’il était possible de faire la paix avec les rebelles, de permettre leur retour et la réintégration politique, culturelle, sociale, des Tutsis vivant à l’extérieur. Il fallait concilier la paix et la réforme démocratique… La question qui me hante toujours est de comprendre pourquoi tant de Rwandais sont tombés dans le piège de la radicalisation, avions-nous vraiment compris tous les agendas ?
Nous les Belges nous étions des croyants, nous pensions que le compromis pouvait réussir…Il y avait un potentiel pour la paix et j’ai été très déçu lorsque j’ai vu imploser le « centre »… Cependant, le compromis intervenu à Arusha n’était pas mauvais pour le Front patriotique, il n’avait que 5 ministres mais avait obtenu 50% des postes de commandement.
La grande inconnue, c’est l’agenda véritable de toutes les parties en présence…
Vous-même, comme ambassadeur, aviez vous connaissance des messages diffusés par la Radio des Mille Collines et même par Radio Rwanda ? Le double langage était constant, en étiez-vous conscient ?
Une collaboratrice de l’ambassade, Tutsie, venait régulièrement me trouver pour rapporter ce qu’ elle avait entendu en kinyarwanda. Mon collaborateur Bruno Angelet avait aussi pour tâche d’écouter les émissions de RTLM en français. Même si nous ne comprenions pas tout ce qui se disait en kinyarwanda, nous en savions suffisamment pour mesurer le danger. Tous nos contacts rwandais exprimaient leur inquiétude. Je mesurais le risque de ce que j’appelais « une déstabilisation tragique ». Les composantes en étaient l’opposition au compromis d’Arusha, la présence, aux portes de Kigali, d’un million de réfugiés qui avaient été chassés de la région de Byumba par les combats et les attaques du FPR ce qui nourrissait la haine et radicalisait l’opinion publique… A cela s’ajoutait la méfiance suscitée par l’assassinat, au Burundi, du président démocratiquement élu, le Hutu Melchior Ndadaye…
A l’époque, je suppliais le président Habyarimana de mieux expliquer le compromis d’Arusha et je lui disais : « comptez sur nous pour dire au FPR qu’eux aussi doivent faire un effort »…
Avec le temps, je me demande si, au lieu d’exercer tant de pressions, nous ne devrions pas plutôt laisser les Africains suivre leur voie propre. Pour moi, si les droits de l’homme sont bien respectés, si la liberté d’expression est garantie, si le pays progresse, cette question du troisième mandat, sinon davantage, est finalement secondaire, ce sujet ne doit pas être sacralisé.
Vous avez quitté Kigali avec les derniers civils. Quelle était l’ambiance ?
Le colonel Rusatira, directeur de l’école supérieure militaire était venu me dire quelques heures après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana que je me trouvais sur la liste de ceux qui allaient être tués. Je n’ai pas pu quitter la résidence avant le lundi, nous y hébergions beaucoup de monde dont Enoch Ruhigira, le chef de cabinet du président qui me disait qu’il ne pouvait plus rester dans ce pays qui allait au désastre. Que savait il exactement ? …
Peut être connaissait il l’existence du plan d’extermination…
Y avait il un master plan, un cerveau diabolique ? Je me le demande encore… Le tribunal d’Arusha, a condamné le général Bagosora pour génocide mais pas pour génocide programmé… Ce que je savais c’est qu’on avait dressé des listes, distribué des armes et des machettes, je voyais les Interhahamwe, je voyais l’implosion du centre démocratique et modéré et la radicalisation croissante, je mesurais la catastrophe causée par la radio des Mille collines.
Vous étiez déjà en Belgique lorsque le ministre Willy Claes a décidé de retirer les Casques bleus belges, qui représentaient l’élément le plus opérationnel de la Minuar (Mission des Nations unies au Rwanda). Qu’en avez-vous pensé à l’époque ?
Je ne me trouvais plus dans le pays, mais je me souviens qu’à l’époque je comprenais la décision de retirer nos troupes car les Belges, assimilés aux Tutsis, ne pouvaient plus travailler normalement, ils étaient menacés. Par contre, et je m’en suis ouvert au Premier Ministre d’alors Jean-Luc Dehaene, j’ai exprimé mon opposition au lobbying mené par la Belgique auprès de l’ONU pour que tous les Casques bleus, l’ensemble du contingent, soit retiré. Willy Claes estimait que cette présence était inutile si le mandat de la Minuar n’était pas modifié. Dehaene, avec son sens de la formule, m’a alors répondu « quelle paix reste-t-il à défendre » ?.
Quelles étaient vos relations avec les Français ?
Avec l’ambassadeur Georges Martres, elles étaient correctes, mais je me posais tout de même beaucoup de questions : pourquoi le président Mitterrand est-il considéré comme un héros par les durs du régime, pourquoi des militaires français se trouvent-ils sur le front militaire ?
Etes vous retourné récemment au Rwanda?
A quelques reprises j’en ai eu l’occasion et j’ai été frappé par les changements, les progrès réalisés. Aujourd’hui que je me trouve à la retraite, que le temps a passé, j’aimerais tant m’entretenir avec le président Kagame, revisiter le passé, discuter du présent… C’est un rêve…
(1) Johan Swinnen, Rwanda, mijn verhaal, éditions Polis