Fiche du document numéro 18153

Num
18153
Date
Mercredi Mars 1995
Amj
Taille
777929
Titre
Rwanda. « Un espoir gâché » - L'opération de l'ONU pour les droits de l'homme
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
RWANDA
"Un espoir gâché"
L’opération de l’ONU pour les
droits de l’homme

mars 1995

Publié par African Rights
mars 1995
Copyright © African Rights
ISBN 1 899477 06 3
Imprimé au Royaume-Uni

AFRICAN RIGHTS
African Rights est une organisation qui se consacre aux des abus graves droits
de l'homme, aux conflits, à la famine et à la reconstruction civile en Afrique.
L'urgence qui a motivé la création d'African Rights est une conscience aigue,
des restrictions imposées aux droits de l'homme de la necessité de dessiner de
nouvelles stratégies humanitaires, rechercher des solutions aux conflits et aux
problèmes les plus pressants de l'Afrique.
Toute solution aux problèmes de l'Afrique - qu'il s'agisse des besoins
humanitaires d'urgence ou des exigences à long terme pour la reconstruction et
la prise de responsabilité politique - ne peut être recherchée, pour l'essentiel,
qu'auprès des Africains eux-mêmes. Il conviendrait que les organisations
internationales prennent conscience qu'ils doivent surtout faciliter et soutenir
les efforts des Africains pour régler leurs propres problèmes. La tragédie de
l'Afrique est que les institutions actuellement chargées de régler ces problèmes
ne s'adressent pas aux Africains pour trouver des réponses. African Rights
tente de donner la parole aux Africains préoccupés par ces questions urgentes,
et travaille dans le sens d'un renforcement de la responsabilité de la
communauté internationale.
Rakiya Omaar

Alex de Waal

African Rights
11 Marshalsea Road
Londres SE1 1EP
Tél.: +44 (171) 717 1224
Fax : +44 (171) 717 1240

2

RWANDA
"Un espoir gâché"
L'opération de l’ONU pour les droits de l'homme
au Rwanda

La mission de l'ONU pour la défense des droits de l'homme au Rwanda
est un gaspillage : de temps, d'énergie et d'argent mais plus que tout,
c'est un gaspillage d'espoir.
Un rapporteur de l'opération de l'ONU pour les droits de
l'homme au Rwanda, interviewé à Kigali, le 11 février 1995.
Il n'y a pas un seul secteur de nos besoins auquel je puis dire que cette
mission des droits de l'homme ait contribué en quoi que ce soit. Quand
je considère leur mandat, quand je pense à ce qu'ils disent qu'ils vont
faire, je constate qu'ils n'ont rien fait pour nous. Absolument rien. Ils ne
sont jamais venus parler de leurs projets pour contribuer à la
reconstruction de Kibuye. Ils n'ont jamais effectué d'enquêtes
approfondies sur le génocide, ils n'ont rien fait pour rétablir les
organes judiciaires, ni pour restaurer un climat de confiance. Au
contraire, ils ne créent que des problèmes. A mon avis, cette mission
contribue à faire régner l'insécurité à Kibuye, et à renforcer les
tensions politiques.
Asiel Kabera, préfet de Kibuye, interviewé à Kibuye, le 12 mars 1995.

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TABLE DES MATIERES
VUE D'ENSEMBLE.............................................................................................................................. 3
LE GENOCIDE : LA N'EST PAS LA QUESTION.............................................................................. 6

Qui sont les "éléments vulnérables" ?..............................................................6
Une négligence systématique ...........................................................................8
Relations avec le gouvernement et le Tribunal International ..........................10
La politique de la propriété..............................................................................11
LE CONTROLE DES DROITS DE L'HOMME : LA MEDIOCRITE DES NORMES
PROFESSIONNELLES......................................................................................................................... 17

La présentation des preuves : insuffisantes ou manquant de vérification
indépendante ....................................................................................................17
La mise en danger des témoins et des détenus : le manque de
confidentialité...................................................................................................19
La protection d’assassins présumés .................................................................21
Sur le terrain : la magie des "patrouilles" .......................................................24
Le modèle favori de patrouille : le style paramilitaire du chef d'équipe
de Gisenyi .........................................................................................................27
Le travail dans les prisons................................................................................28
La rédaction des rapports : pour qui et dans quel but ?..................................29
Le parti pris politique.......................................................................................31
Les arrestations et les détentions : quelle est la responsabilité de
l'HRFOR ? ........................................................................................................32
ETABLIR UN CLIMAT DE CONFIANCE : LA RHETORIQUE ET LA REALITE ........................ 35

Retards d'ouverture des bureaux......................................................................39
LE PROGRAMME DE COOPERATION TECHNIQUE : LA COOPERATION AVEC LE
GOUVERNEMENT REJETEE ET QUALIFIEE DE "COLLABORATION"..................................... 41

L'absence d'un contexte politique.....................................................................42
Justice, pas de séminaires : le défi de l'enseignement des droits de
l'homme.............................................................................................................43
PARTIALITE POLITIQUE : DES EFFORTS CONCENTRES POUR "EPINGLER L'APR"............ 46

Se préparer au deuxième "rapport Gersony"...................................................50
ABSENCE DE GESTION ET D’ORIENTATION POLITIQUE ......................................................... 51

Confusion et changements dans le mandat ......................................................52
UNE OPERATION AU HASARD ....................................................................................................... 58

Le recrutement du personnel : heureux d’embaucher le premier venu ...........58
L’absence de préparatifs ..................................................................................61
Les conséquences d’une mauvaise gestion : luttes internes et mauvais
moral ................................................................................................................63
Le gaspillage des ressources financières .........................................................64
Trop proche pour la tranquillité d’esprit : Relations avec les
observateurs militaires de l’ONU ....................................................................65
Une dépendance dangereuse : les ONG guides politiques ..............................66
CONCLUSION...................................................................................................................................... 69
RECOMMANDATIONS ...................................................................................................................... 72
PUBLICATIONS D’AFRICAN RIGHTS............................................................................................. 75

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VUE D'ENSEMBLE
Au lendemain du génocide au Rwanda, l'opération de l’ONU sur le terrain pour les
droits de l'homme au Rwanda (HRFOR) a fait naître un moment d'espoir. Pour les
survivants, c'était la première expression concrète de solidarité internationale d'un
monde qui s'était contenté de contempler le génocide de loin. L'opération devait
contribuer à la recherche de la vérité et de la justice. Pour un gouvernement assailli et
appauvri, la mission représentait une chance de commencer la tâche difficile, mais
urgente, d'assurer la justice et de reconstruire un pays dévasté au-delà de toute
expression.
Elle constituait une possibilité de créer un mécanisme grâce auquel l’ONU
travaillerait, dans un esprit constructif, avec le gouvernement du Rwanda afin d'assurer
un rôle de protection actif, politiquement informé et complet, pour les réfugiés et les
personnes déplacées dans le pays. Elle représentait aussi une chance d'aider une armée
de guérilleros, issue de la brutalité d'un génocide et confrontée à tout un éventail de
problèmes gigantesques. Il s'agissait notamment pour elle d'un défi consistant à se muer
en une armée nationale permanente, tout en assurant la police d'un pays dépourvu d'une
force de police civile, où se trouvaient en liberté des dizaines de milliers de tueurs
endurcis, des milliers de survivants plongés dans la douleur et la rage, ayant
désespérément soif de justice, tout en protégeant le pays contre une ancienne armée et
une milice composées des auteurs d'un génocide.
Enfin, la HRFOR représentait un moment d'espoir pour les hommes qui, dans le
monde entier, s'attendent que les Nations Unies renforcent leur action dans le domaine
des droits de l'homme. C'était une occasion, pour les Nations Unies, alors discréditées
aux yeux des Rwandais, de se racheter. C'est la première opération conduite par le
bureau nouvellement créé du Haut Commissariat aux Droits de l'Homme. En tant que
première initiative des Nations Unies dans le domaine des droits de l'homme, lancée
indépendamment de tout processus de paix, l'opération avait de profondes implications
politiques, stratégiques et pratiques.
La HRFOR a été créée conformément à la résolution S-3/1, adoptée par la
Commission des Nations Unies pour les Droits de l'Homme le 25 mai 1994, et par la
résolution 935 du Conseil de Sécurité, adoptée le 1er juillet 1994. Sur le papier, son
mandat est impressionnant. Les objectifs sont énumérés dans l'Accord (non daté) conclu
entre les Nations Unies et le gouvernement du Rwanda sur le statut de l'opération des
droits de l'homme au Rwanda, accord signé par le Premier Ministre, Faustin
Twagiramungu, et par le Haut Commissaire aux Droits de l'Homme, José Ayala Lasso :
(a)
Enquêter sur les violations des droits de l'homme et du droit humanitaire,
y compris les actes éventuels de génocide, conformément aux directives données
par le Rapporteur Spécial chargé des droits de l'homme au Rwanda et par la
Commission des Experts ;
(b)
Surveiller la situation actuelle des droits de l'homme et, par leur
présence, contribuer à résoudre les problèmes existants et à empêcher les
violations éventuelles des droits de l'homme ;

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(c)
Collaborer avec d'autres agences internationales chargées de rétablir un
climat de confiance et donc faciliter le retour des réfugiés et des personnes
déplacées, ainsi que reconstruire la société civile ;
(d)
Mettre en œuvre des programmes de coopération technique dans le
domaine des droits de l'homme, et notamment dans celui de l'administration de
la justice.
Pour que ce projet ambitieux réussisse, il existait plusieurs objectifs et stratégies
d'importance critique. Premièrement, la HRFOR devait adopter un mandat intégré,
comprenant le génocide, les violations actuelles, l'instauration d'un climat de confiance,
la reconstruction du système juridique et la promotion de l'éducation en matière de
droits de l'homme. Deuxièmement, ses travaux devaient être guidés par un principe
d'impartialité, fondé sur l'objectivité en matière de droits de l'homme, et non pas sur la
neutralité dans ce domaine. Troisièmement, chacune des mesures prises par la HRFOR
aurait dû être décidée avec un haut niveau de professionnalisme.
Selon les déclarations publiques de la HRFOR, ces objectifs ont été réalisés. Un
document publié en février déclarait :
La structure de base de l'administration publique [du gouvernement] est en
place, mais les nouvelles autorités publiques ne jouissent pas de la confiance de
l'ensemble de la population. En surveillant les événements à tous les niveaux de
la société rwandaise, en intervenant en temps opportun auprès des autorités
rwandaises, et en fournissant des renseignements précis sur l'évolution de la
situation, la communauté internationale [c'est-à-dire, la HRFOR] contribue à la
fois à la possibilité pour le gouvernement d'exercer son autorité avec
responsabilité, et à réduire l'anxiété qu'éprouvent les réfugiés et les Rwandais
déplacés à la perspective de rentrer chez eux en toute sécurité.1
Cette appréciation optimiste a été répétée et développée dans le Programme
complet de coopération technique pour les droits de l'homme au Rwanda
(Comprehensive Programme of Technical Co-operation in Human Rights for Rwanda),
programme de deux ans pour lequel la HRFOR cherche une assistance financière.
Près d'une centaine de responsables des droits de l'homme sur le terrain ont été déployés
sur l'ensemble du pays de manière à réagir à la situation grave des droits de l'homme. [A
l'époque, environ soixante d'entre eux seulement travaillaient au Rwanda. Les autres
venaient d'arriver, et n'avaient pas encore pris leur poste]. Ces responsables ont
commencé à contribuer à l'instauration d'un climat de confiance et de stabilité...
L'immensité des besoins et la complexité de l'environnement rwandais constituent un
gigantesque défi lancé à la communauté internationale, et plus particulièrement au Haut
Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, à qui le Secrétaire Général a
confié la responsabilité de cette zone. Les bureaux du Haut Commissaire à Genève, et
son bureau des opérations de terrain au Rwanda ont été les sources d'informations les
plus efficaces pour cette zone, et ont travaillé en étroite collaboration avec le
gouvernement rwandais. Un juriste et un spécialiste de l'éducation ont été affectés à
1

Cité dans "Prospects and Activities for National Reconciliation in Rwanda" (Les perspectives de
réconciliation nationale au Rwanda, et les activités correspondantes), HRFOR/doc/feb.95.

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chacune des préfectures du pays, ainsi qu'au niveau national afin de définir les besoins
et de contribuer à déterminer les priorités des projets.
Pendant plus de deux mois, 25 responsables de terrain ont collaboré activement
avec des fonctionnaires du gouvernement, aux niveaux local et national, afin de
formuler les besoins et de définir les priorités en fonction desquelles les programmes
allaient contribuer positivement à l'amélioration du climat des droits de l'homme.

Malheureusement, sur le terrain, la réalité dément ce tableau optimiste. Ainsi
que le prouve le présent rapport, qui s'appuie sur des éléments d'information de
première main émanant des rapporteurs eux-mêmes, la HRFOR s'est révélée être un
lamentable échec. Rien de ceci n'a été établi. Vouée à devenir un épisode pitoyable de
l'histoire du Rwanda, elle est bien, en fait, le digne successeur de la première mission
d'assistance de l'ONU au Rwanda, la MINUAR 1, qui a abandonné le pays dès que le
génocide a commencé. Par manque de but précis, gaspillage et incompétence,
l'opération a été, selon un membre du personnel, "un boycott systématique de tout ce
qui aurait pu constituer une contribution positive".
En tant que modèle d'une future intervention pour défendre les droits de
l'homme ailleurs dans le monde, cette mission est une véritable catastrophe.
Malheureusement pour l'Afrique, les Nations Unies sont sur le point d'envoyer une
mission analogue en Angola. Il est aussi question d'envoyer des rapporteurs au Burundi
pour enquêter sur la situation complexe et politiquement explosive qui règne du pays. Et
il est évident que les Nations Unies n'ont tiré aucune leçon de leur débâcle actuelle au
Rwanda, tout comme l'organisation n'avait auparavant tiré aucune leçon de ses missions
en Somalie et en Bosnie.
La mission HRFOR est surréaliste. A certains moments, il était difficile de
croire les renseignements et les documents communiqués par de nombreux rapporteurs
travaillant pour l'opération. Plusieurs d'entre eux, qui ont lu, au Rwanda, les ébauches
de ce rapport, se sont demandés tout haut si quiconque, en dehors de la HRFOR,
pouvait croire ce qu'il contient. Sans s'être consultés, plusieurs rapporteurs ont proposé
que le rapport soit intitulé "Plus étrange que la fiction". Parmi les autres idées de titre,
on trouve également "Vouée à l'échec".
Le présent rapport se fonde sur trois mois de recherches menées au Rwanda en
janvier, février et mars. African Rights n'avait pas prévu d'orienter ce rapport sur les
travaux de l'ONU, mais a été incitée à le faire par un grand nombre de rapporteurs euxmêmes. African Rights a interviewé environ une vingtaine d'observateurs, et nombre
d'entre eux à plusieurs reprises. Principalement pour des raisons professionnelles, la
plupart des rapporteurs ont accepté de parler sous couvert de l'anonymat, et nous avons
respecté leur vœux. C'est pour cette raison que nous ne donnons aucun renseignement
concernant la date et le lieu des interviews des rapporteurs, excepté lorsqu'ils se sont
exprimés officiellement.

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LE GENOCIDE : LA N'EST PAS LA QUESTION
Lorsque vous condamnez le génocide, vous êtes considéré comme n'étant pas neutre.
Un ancien rapporteur s'adressant à African Rights, à Kigali, le 4 février 1995.
L'opération de l'ONU pour les droits de l'homme au Rwanda (HRFOR) a été mise sur
pied à la suite du génocide. Elle a été créée à cause du génocide, de façon à constituer
un engagement tangible devant mettre fin à l'impunité, et proclamant ainsi "plus jamais
ça". Par conséquent, l'enquête sur le génocide, ainsi qu'un rassemblement systématique
et méticuleux des preuves qui permettraient de condamner les tueurs, auraient dû être le
rôle principal de la HRFOR. Tel n'est pas le cas. Dire que le génocide a été marginalisé
dans la HRFOR serait un euphémisme : il a tout juste été inscrit à l'ordre du jour.
Qui sont les "éléments vulnérables" ?
Selon le plan d'opération du 16 janvier 1995, "la HRFOR fait partie de l'effort global
des organisations internationales, régionales et non gouvernementales, ainsi que des
Etats membres, de création de conditions visant à donner confiance aux citoyens
rwandais, et plus particulièrement aux éléments les plus vulnérables de la société
rwandaise, tels que les réfugiés et les personnes déplacées dans le pays, afin qu'ils
retournent dans leur pays et retournent chez eux afin de reprendre leur vie dans la
sécurité et la dignité." (Les italiques sont de nous). Il n'a été fait aucune mention des
survivants du génocide. A l'inverse des réfugiés et des personnes déplacées dans le
pays, les survivants du génocide au Rwanda n'ont pratiquement bénéficié d'aucune aide
matérielle des Nations Unies, ni des ONG. De plus, les inquiétudes éprouvées par les
survivants quant à leur sécurité ne sont pas prises en considération, mettant seulement
en évidence la sécurité des réfugiés et des personnes déplacées lors de leur retour.
Les survivants du génocide forment, de loin, le groupe le plus vulnérable parmi
les Rwandais. Nombre d'entre eux souffrent encore des blessures physiques qu'ils ont
subies. D'autres sont gravement handicapés, notamment de nombreuses femmes qui
doivent s'occuper de leurs enfants et des orphelins de leurs familles. Dans leur majorité,
ils ont perdu la plupart des membres de leur famille proche ou de leur famille au sens
large du terme. Un grand nombre de personnes, dont des enfants, sont les seuls
survivants de familles entières. De plus, tous ont perdu des amis, des collègues et des
voisins. Ils sont accablés de douleur et de solitude. Sur le plan pratique, la mort de tant
de gens a détruit les réseaux qui les soutenaient, ce qui fait qu'il leur est encore plus
difficile de reconstruire leur vie.
Toutefois, les survivants du génocide ont perdu beaucoup plus que ceux qu'ils
aimaient. La plupart d'entre eux, en effet, ont perdu tout ce qu'ils possédaient. Les
hommes et les femmes qui ont planifié et exécuté le génocide ont appelé la population à
piller les biens des Tutsis, peuple dont l'extinction avait été décidée. C'était là un
élément essentiel de la stratégie pour inciter à la participation de masse au massacre.
Leur bétail, leur argent et leurs biens ménagers furent pillés. Leurs terres furent
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confisquées par les assassins, ou "louées" par des fonctionnaires des administrations
locales afin de créer des alliances politiques. Leurs entreprises furent confisquées, et
leurs maisons détruites. Il est rare de rencontrer un seul survivant du génocide dont la
maison n'ait pas été démolie. Dans les préfectures les plus touchées par le génocide Kibuye, Cyangugu et Gikongoro -, il est pratiquement impossible de trouver la trace
d'une maison qui ait appartenu à un Tutsi avant avril 1994.
La peur n'est jamais loin non plus. Il est faux que la plupart des tueurs ont quitté
le pays. Des milliers d’auteurs du génocide sont toujours en liberté dans tout le Rwanda.
Ceci est particulièrement vrai à Gikongoro, qui abrite le dernier des camps de personnes
déplacées dans le pays, et parmi elles un grand nombre d'auteurs des crimes commis à
Gitarama, Butare, Kigali et dans l'agglomération de Kigali. Pratiquement aucun
survivant du génocide n'ose retourner à Gikongoro. Dix mille d'entre eux font partie des
personnes déplacées à Butare ; les autres sont éparpillés à Kigali. Dans les lointaines
collines de Cyangugu et de Kibuye, les tueurs, désireux de supprimer les preuves de
leurs crimes, s'efforcent de terminer ce qu'ils considèrent comme le génocide
"inachevé". En février et mars, African Rights a interviewé plusieurs survivants qui
venaient d'être gravement blessés par les mêmes hommes qui avaient tenté de les tuer au
cours du génocide.
Les organisations de défense des droits de l'homme, nationales et
internationales, ont perdu leur crédibilité et leur pertinence aux yeux de la plupart des
survivants. Le fait que la plupart des groupes internationaux de défense des droits de
l'homme ne se soient pas rendus au Rwanda pendant le génocide, et qu'ils se
concentrent sur les violations actuelles plutôt que sur le génocide lui-même ont, à juste
titre, conduit à un cynisme corrosif qui remet en question l'utilité réelle de ces
organisations. Le souvenir du départ de la MINUAR 1, au moment même où le
génocide a commencé, a fait que, dans d'innombrables interviews obtenues par African
Rights, la rage s'est particulièrement manifestée devant ce que l'un des survivants a
qualifié d'“audace” des Nations Unies d'envoyer des rapporteurs chargés des droits de
l'homme au Rwanda. Le Dr. Emmanuel Bugingo, vice-recteur de l'université de Butare,
a perdu sa femme et la plupart de ses amis. Ecartant d'un geste la seule évocation des
rapporteurs des Nations Unies, il demanda, d'une voix vibrante de colère :
Et où étaient les inquiétudes qu'éprouvaient les Nations Unies pour les droits de
l'homme pendant le génocide ? Où ? Quels droits de l'homme, les droits de quels
2
hommes ?

Ces réactions sont très répandues parmi les survivants du génocide, qui se
sentent oubliés par leurs propres compatriotes comme par le monde entier. Incapables
de pardonner la trahison des Nations Unies, la plupart des survivants auraient éprouvé
quelques difficultés à accorder le bénéfice du doute à la HRFOR. Toutefois, le fait que
la mission semble n’avoir rien fait à propos du génocide a avivé leur critique et leur
cynisme sur les motifs qui sont à l'origine de la création de la HRFOR. Un employé
d'une agence des Nations Unies à Butare, qui a perdu la plus grande partie de sa famille,
et qui a eu la chance d'échapper à la mort, a déclaré :

2

Interviewé à Butare, le 17 janvier 1995.

9

Lorsque je vois ce que les rapporteurs chargés des droits de l'homme font à Butare, ma
seule conclusion est qu'ils sont venus pour se ballader dans le pays. Nous avons essayé
de leur parler du génocide. Mais ils sont plus préoccupés par l'emprisonnement d'une
personne que par l'assassinat de milliers de gens. Quand on leur parle d'un charnier, ils
haussent les épaules. En revanche, ils s'excitent vraiment si on leur dit qu'un soldat de
l'APR a giflé un civil. Ils aiment aussi beaucoup photographier les maisons qu'ils
croient avoir été occupées depuis que le FPR est arrivé au pouvoir.

Et il a ajouté :
D'après ce que j'ai vu à Butare, je pense que le travail des rapporteurs des Nations Unies
est une honte pour les droits de l'homme. Le travail des organisations de défense des
3
droits de l'homme risque de ne pas être pris au sérieux au Rwanda.

Une négligence systématique
Une analyse de la stratégie de la HRFOR à l'égard du génocide confirme les pires
craintes des survivants. Mi-septembre, une équipe de quatre américains est arrivée à
Kigali afin de commencer une enquête sur le génocide. On ne sait pas, en toute
certitude, s'ils faisaient partie intégrante de la HRFOR ou s'il s'agissait d'une délégation
distincte, envoyée par le gouvernement américain. Qu'ils aient eu un rapport officiel ou
non avec la HRFOR, ils ont refusé de travailler avec l'opération. Il ne fait aucun doute
qu'ils ont eu le sentiment que la confusion régnant au sein de la HRFOR les gênerait
dans leurs recherches. Ils sont repartis, après avoir passé quatre semaines au Rwanda. Il
est difficile de savoir dans quelle mesure ils ont pu progresser pendant ce temps. Fin
mars 1995, aucun des rapporteurs interviewés par African Rights n'avait encore vu un
seul exemplaire de leur rapport, ni ne savait où s'en procurer un.
A la fin du mois d'octobre, la pression qui s'exerçait sur la HRFOR pour "faire
quelque chose" à propos du génocide ne cessait d'augmenter. Il restait à définir ce
"quelque chose". Dans la hâte de paraître actif, on dit aux rapporteurs : "vous pouvez
identifier les témoins, mais vous ne pouvez pas recueillir d'informations". Vers le début
du mois de novembre, un membre du personnel fut nommé à la tête de l'Unité Spéciale
d'Enquête (Special Investigations Unit [SIU]), une équipe de deux personnes,
exclusivement chargées d'enquêter sur le génocide.
Malheureusement, la SIU n'a pas bénéficié des ressources humaines qui lui
auraient permis d'accomplir sa tâche de façon sérieuse et appronfondie. La plupart du
temps, les travaux de recherche ont consisté à se rendre, en hélicoptère, sur les lieux des
charniers pour quelques heures. La SIU n'a fait que compliquer le problème en ne
coordonnant pas ses activités avec celles des rapporteurs sur le terrain. L'un des
rapporteurs s'est exprimé au nom de nombreux autres en se plaignant d'un incident qui
s'était produit dans sa préfecture :
Peu importe la coordination. Ils n'avaient même pas la politesse de nous prévenir quand
ils venaient dans notre préfecture. Ils débarquaient sans nous avertir. Nous sommes les
gens sur le terrain, et nous avons la responsabilité de prendre contact avec les autorités
3

Interviewé à Butare, le 18 janvier 1995.

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et les victimes. Ils arrivent en hélicoptère dans notre région ; on ne sait pas où ils vont,
ce qu'ils ont trouvé, ni à qui ils ont parlé. Nous n'avons jamais été autorisés à lire leurs
rapports. C'est ultra-secret, "confidentiel". C'est risible. Comment est-ce que l'une des
branches de la HRFOR peut cacher des éléments de la même opération à une autre
4
branche ?

L'indifférence apparente au génocide est telle que, même lorsque l'équipe de la
SIU a fini par entrer en action, elle a reçu l'ordre de détourner son attention du
génocide, et de se concentrer sur les incidents actuels. C'est pourquoi l'équipe de la SIU
s'est rendue, à deux ou trois reprises, à Cyangugu, en novembre, après l'assassinat de
treize personnes à Kamembe. Même une équipe espagnole de médecine légale, qui était
venue pour enquêter sur les charniers, s'est jointe à cette mission.
En décembre, il fut demandé à la SIU de mettre fin à sa mission, aussi limitée
qu'elle fût, et de transférer la responsabilité, ainsi que la totalité des renseignements
qu'elle avait rassemblés, au bureau du juge Richard Goldstone, le Procureur général du
Tribunal International pour le Rwanda. Fin décembre, les équipes sur le terrain reçurent
une lettre de l'adjoint au chef de la SIU, leur donnant un délai d'un mois pour rassembler
des informations sur les charniers et les lieux des massacres, les témoins et les contacts
avec les fonctionnaires des administrations locales, les autorités militaires, la MINUAR,
les observateurs militaires (MILOBS), les agences de l'ONU et les ONG, de manière à
transférer les dossiers au bureau du juge Richard Goldstone.
A l'inverse de l'énorme opération de la HRFOR, très bien financée, le Tribunal
international n'a, à ce jour, aucun budget, aucun juge et aucun règlement intérieur. Le
personnel est composé de cinq personnes, et seuls trois pays ont apporté des
contributions financières (Royaume-Uni : 250 000 dollars, Etats-Unis : 500 000 dollars
et Suisse : 60 000 dollars).
On a demandé à chacun des bureaux de terrain de la HRFOR de nommer une
équipe d'enquête sur le génocide, composée de deux membres, chargée de collaborer
avec la SIU et avec le Tribunal International au cours de cette période de transition. Les
ordres donnés aux équipes étaient "de créer une base de données, constituée
d'informations sommaires sous forme systématique et coordonnée, devant être exploitée
ultérieurement par les services d'analyse et les enquêteurs du Procureur général". Ces
ordres manquaient de sincérité, puisque la SIU savait parfaitement bien que les
rapporteurs de terrain n'avaient jusqu'alors rien fait à propos du génocide.
La date limite initiale, soit le 21 janvier, donnait aux rapporteurs trois semaines
pour démarrer et terminer une étude du génocide au cours duquel, dans certaines
préfectures telles que Kibuye, Cyangugu et Gikongoro, entre cent et deux cent mille
personnes ont été tuées. La date limite fut progressivement reportée, et finalement fixée
au 13 mars. Bien que ce délai supplémentaire ait été utile, cette élasticité rendit une
planification convenable des recherches impossible.
D'autres problèmes se sont posés. En dépit de l'urgence apparente de la tâche,
certaines personnes chargées de l'étude ne reçurent pas les véhicules qui leur auraient
4

L'identité de ce rapporteur, comme celles d'autres rapporteurs, est confidentielle.

11

permis d’accomplir leurs tâches. Immobilisé, au moins un des rapporteurs fut forcé de
se fier aux renseignements communiqués par les MILOBS stationnés au Rwanda
pendant le génocide, et non pas aux survivants, qui sont de loin la meilleure source
d'informations.
En janvier, les membres de l'opération reçurent des formulaires destinés à définir
les emplacements des charniers. On leur demandait simplement d'indiquer leurs
emplacements. C'est une perte de temps et un gaspillage de ressources. Premièrement, il
était difficile de savoir ce que la SIU avait fait jusqu'alors, dépensant des milliers de
dollars à se déplacer dans le pays en hélicoptère, si ce n'était afin d'accomplir la plus
simple des tâches, à savoir l'identification des charniers éventuels. Deuxièmement, la
seule chose que l'on attendait des rapporteurs était de tracer un simple croquis du lieu où
ils pensaient qu'il y avait un charnier, sans pouvoir s'assurer des faits. L'objectif d'un tel
exercice échappait même aux rapporteurs.
N'importe qui peut se présenter et dire qu'il y a un charnier à tel endroit, là où il y a de
l'herbe et des pierres. Et même s'il y en a un, nous ne sommes pas des spécialistes en
médecine légale, et on ne nous a pas demandé de creuser sur les lieux. Pourquoi perdre
notre temps et donner de faux espoirs aux gens quant aux charniers et au Tribunal
International ?

L'un des rapporteurs a taxé cet exercice d'insulte aux victimes, aux survivants et
à tous ceux touchés et concernés par le génocide.
Les formulaires qu'on nous a demandés de remplir et les croquis que nous devons tracer
sont absurdes. Nous ne sommes plus à l'école primaire. Cette mission n'est qu'une
nouvelle sortie de scouts. Je n'ai jamais rempli un seul formulaire parce que je pense
que c'est une insulte aux victimes du génocide, aux survivants, à l'humanité et à notre
intelligence.

Les rapporteurs n'ont pas l'expérience qui leur permettrait de creuser les tombes
sans courir le risque de détruire d'importantes preuves médico-légales. De plus, les
autoriser à le faire serait un manque de respect pour les morts, et offenserait, à juste
titre, parents et amis survivants. Le temps et les ressources ainsi gaspillés rendent cet
exercice encore plus regrettable.
Relations avec le gouvernement et le Tribunal International
Des entretiens sur le transfert ont eu lieu, au début du mois de mars, entre le bureau du
Haut Commissaire aux droits de l'homme, José Ayala Lasso, et le bureau du juge
Richard Goldstone. Il fut apparemment convenu de nommer un officier chargé de la
liaison entre la mission et le Tribunal.
Au cours de ses visites au Rwanda, le personnel du Tribunal International a
exprimé clairement ses intentions, à savoir se concentrer sur les poursuites à l'encontre
des principaux architectes du génocide - idéologues, politiciens, propagandistes,
officiers de l'armée et officiers de sécurité - qui vivent à l'étranger. Il ne fait aucun doute
que leur idéologie, leur politique, leur propagande, leurs menaces et leurs ressources ont
mis les balles, les grenades et les machettes entre les mains des hommes, des femmes et
des enfants dans tout le pays.
12

Toutefois, à quelques rares exceptions près, le matériel recueilli par les
rapporteurs n'aura guère de pertinence pour les affaires dont le Tribunal International se
chargera. Les informations, même peu satisfaisantes, seraient un actif pour le
gouvernement du Rwanda, qui est chargé de poursuivre les responsables des charniers.
Le gouvernement est privé des ressources humaines et financières qui lui permettraient
de procéder à des enquêtes approfondies sur les milliers de personnes arrêtées ou
soupçonnées de complicité de génocide. Il va sans dire que la HRFOR aurait dû tout
faire pour aider à combler les lacunes existantes. A la fin mars, rien n'indiquait que la
HRFOR avait la moindre intention de partager ces informations avec le gouvernement
du Rwanda.
Le fait que la question du génocide n'ait pas été abordée représente un mauvais
présage des activités du Tribunal International. Le manque de professionnalisme et de
constance dont la HRFOR a fait preuve quant à la question du génocide a compliqué la
tâche du gouvernement et du Tribunal International. En effet, les preuves sont
insuffisantes et manquent de vérifications indépendantes, et ceci a fait naître un
sentiment de désespoir, de cynisme et la peur chez de nombreux survivants et témoins.
De plus, les rapporteurs, qui ont consacré une partie de leur temps au génocide, n'ont
pas reçu d'indications claires quant à l'utilisation des informations qu'ils ont recueillies.
Il leur a été demandé de remettre la totalité de ces renseignements, y compris les
déclarations confidentielles des témoins et les notes manuscrites. Leur manque de
confiance dans la direction de la HRFOR n'a fait qu'accroître leurs inquiétudes quant
aux risques qu'ils sont susceptibles de faire courir aux témoins.
La politique de la propriété
La HRFOR dans son ensemble ignore ce qui s'est passé lors du génocide. Le
Programme complet de coopération technique pour les droits de l'homme au Rwanda
soulève l'une des questions les plus délicates et les plus sensibles en matière de
politique dans le Rwanda d'après le génocide, à savoir la destruction et l'occupation des
maisons. Deux problèmes se posent. Le premier tient aux biens des survivants du
génocide, ainsi qu'à la manière d'indemniser et de loger ces gens qui ont tout perdu. Le
deuxième problème tient aux biens des réfugiés qui ont fui à l'étranger depuis juillet, ou
aux biens des personnes déplacées qui sont parties vivre dans d'autres régions du
Rwanda.
Le débat sur la propriété s'est exclusivement concentré sur "l'occupation
illégale" des maisons appartenant aux réfugiés et aux personnes déplacées. Les
survivants du génocide et les réfugiés qui sont revenus du Zaïre, du Burundi et
d'Ouganda sont eux-mêmes soupçonnés d'accuser faussement des gens de complicité de
génocide, de manière à les priver de leurs droits de propriété. En dépit des critiques
vives qui émanent du ministère de l'intérieur, de certains groupes internationaux et
locaux de défense des droits de l'homme, des ONG et des médias, selon lesquelles les
prisons sont "pleines" d'innocents arrêtés parce qu’ils avaient essayé de reprendre
possession de leur maison, peu de preuves concrètes ont été fournies. La HRFOR n'a
procédé à aucune recherche qui permettrait de savoir combien de personnes ont
effectivement été arrêtées, à la suite de fausses dénonciations par des gens qui ont
ultérieurement occupé leurs foyers. Ceci n'a pas empêché d'autres services des Nations
13

Unies de citer la HRFOR comme une source crédible d'informations. Le 10 mars, M.
Peter Hansen, Adjoint au Secrétaire Général, chargé du département des Affaires
Humanitaires, a écrit à plusieurs hauts fonctionnaires des Nations Unies, dont Mme
Sadako Ogata, Haut Commissaire aux Réfugiés, M. Kofi Annan, Chef du département
des opérations de maintien de la paix, et Mme Catherine Bertini, Chef du programme
alimentaire mondial. Selon M. Hansen :
Les prisons et les centres de détention sont dangereusement surpeuplés. On estime, qu'à
l'heure actuelle, plus de 25 000 personnes sont détenues. Le Haut Commissaire aux
droits de l'homme signale que 250 à 300 détenus meurent tous les mois, dans les prisons
et les centres de détention, en raison du surpeuplement, des mauvaises conditions de vie
et des mauvais traitements. On signale, par ailleurs, qu'un grand nombre de détenus sont
des Rwandais innocents, qui sont revenus des camps et qui ont cherché à récupérer leurs
biens, tandis que d'autres sont considérés comme des professionnels du genre.

Le document du programme de coopération technique établit, sans fournir
aucune preuve à l'appui, le rapport entre l'occupation des maisons, les accusations
fallacieuses de complicité dans le génocide et les emprisonnements :
Même si, dans ce cas, il s'agit de droits de l'homme qui ne sont pas "fondamentaux", le
problème est extrêmement grave parce que ceci a donné lieu à d'autres violations des
droits de l'homme (c-à-d. de fausses dénonciations pour génocide, qui ont eu pour
résultat des détentions prolongées), et a eu un impact négatif sur la capacité du pays à
établir la stabilité indispensable au démarrage d'un processus de réhabilitation qui, avec
un peu de chance, ouvrira la voie à un développement durable.

L'Unité de Coopération Technique, démontrant sa compréhension partielle du
contexte politique, a défini les "solutions possibles" suivantes :
• Construction d'un nombre important d'unités de logement, au moins en
nombre suffisant pour remplacer les habitations détruites pendant la guerre.
• Mener une étude pour résoudre, le mieux possible, le problème de la
propriété.
• Mener une étude sur l'utilisation des cours et/ou du système traditionnel pour
les affaires relatives à la propriété
• Faciliter la création d'une politique gouvernementale de la propriété terrienne
réalisable.
Les rapports entre le génocide et la destruction des habitations sont beaucoup
plus complexes que ces prétendues solutions le laissent supposer. Les maisons n'ont pas
été "détruites pendant la guerre". Les logements de ceux qui devaient être éliminés ont
été détruits systématiquement dans tout le pays. Dans tout le Rwanda, mais plus
particulièrement dans les régions qui ont été les plus touchées par le génocide, à savoir
Kibuye, Cyangugu et Gikongoro, il est pratiquement impossible de trouver une
habitation appartenant à un Tutsi qui soit encore intacte. Il en va de même pour certains
magasins dans des villes aussi diverses que Gisenyi, Kibungo et Kamembe.

14

La plupart des survivants du génocide n'ont pas d'endroit où habiter. Le
gouvernement n'a pas eu le choix et a été obligé de leur demander de quitter les maisons
qu'ils occupaient, même si, pour des raisons économiques, il ne peut pas les reloger.
Malheureusement, la controverse politique, très sensible lorsqu'il s'agit du génocide et
des problèmes de propriété, a complètement obscurci la réalité, et l'on a préféré se
concentrer exclusivement sur les droits de propriété des réfugiés. Ce qui représente,
selon un des survivants, "une double injustice". Il est particulièrement regrettable que la
HRFOR, qui est au Rwanda depuis plus de six mois, soit si ignorante de ces questions.
La stratégie adoptée par la HRFOR quant au problème du génocide fait ressortir
un autre inconvénient majeur de la mission, et de la machine onusienne, pour les
questions relatives aux droits de l'homme en général. L'opération ne collabore pas avec
les autres initiatives de l'ONU dans le domaine des droits de l'homme au Rwanda. René
Degni-Ségui, un professeur de droit ivoirien, nommé Rapporteur Spécial au Rwanda en
mai 1994, a effectué plusieurs visites dans le pays depuis. Il a publié trois rapports
publics dans lesquels il a fait une série d'observations et de recommandations qui ont
été, en grande partie, ignorées par la HRFOR :
Dans son rapport du 11 novembre, il écrit :
Le Rapporteur Spécial déplore la tendance à utiliser le prétexte de l'insécurité qui règne
actuellement au Rwanda pour banaliser le génocide et pour justifier l'inaction. Un tel
comportement montre que l'on prend l'effet pour la cause. C'est oublier que le génocide
est, en grande partie, la cause de l'insécurité.
Afin d'appliquer les remèdes nécessaires au mal qui touche le Rwanda, il est
indispensable d'établir le diagnostic correct. Sans pour autant ignorer les violations
actuelles des droits de l'homme, loin de là, il est important de les remettre dans leur
contexte et de chercher les racines du mal pour essayer de les faire disparaître avant
qu'il ne soit trop tard. Il est donc recommandé d'agir rapidement, et même le plus vite
possible. Sinon, nous risquons de devenir les témoins impuissants d'une deuxième
guerre et de nouveaux massacres. Ces recommandations (qu'il a détaillées) ont été
établies dans le but d'éviter une telle catastrophe et ont été envoyées respectivement au
5
gouvernement du Rwanda, aux gouvernements accueillant des réfugiés et à l'ONU.

Malheureusement, la HRFOR n'a pas tenu compte de ses recommandations. Un
enquêteur, qui est au Rwanda depuis novembre, a déclaré qu'il n'avait jamais entendu
M. Clarance, le responsable de la HRFOR, faire allusion au génocide :
Sur le terrain, nous recevons toujours des messages radio de Clarance nous demandant
d'enquêter sur le cas de quelqu'un qui aurait été battu par l'APR. Toute vie est
importante et devrait être protégée. C'est l'une des raisons de notre présence ici. Mais je
suis scandalisé par ces messages de Clarance. Où croit-il que nous soyions ? Pour lui, le
génocide ne fait simplement pas partie de la réalité au Rwanda. Il est ici dans le cadre
d'une mission de défense des droits de l'homme. Mais je ne l'ai jamais entendu
mentionner les centaines de milliers de morts. C'est pour ça qu'il ne comprend pas
pourquoi on ne devrait pas directement aller voir un soldat qui a perdu sa famille pour le
réprimander parce qu'il n'a pas fait ce qu'il fallait pour un prisonnier. Une telle attitude
ne facilite pas notre tâche qui est de protéger ceux qui en ont besoin. Si nous continuons
à ignorer le génocide, nous allons contribuer à faire régner l'instabilité au Rwanda.
5

Cité dans le rapport soumis au Haut Commissariat aux Droits de l'Homme de l'ONU par M. René
Degni-Ségui, le 11 novembre 1994.

15

Le fait d'ignorer le génocide n'a pourtant pas découragé les responsables de la HRFOR
de faire part de leur "inquiétude" à propos du génocide, pour anticiper les critiques du
FPR. Selon Thomas6, les enquêteurs ont été encouragés à se servir du génocide comme
"couverture", pour empêcher une réaction hostile du FPR. “De cette façon, le FPR
coopérera parce qu'il pensera que la mission est ici à cause du génocide.” Les
observateurs ont reçu ce "conseil" explicite en octobre et novembre, alors qu'on leur
avait formellement interdit d'enquêter sur le génocide.
Dans une déclaration datant de février, la HRFOR écrit :
La communauté internationale a le devoir d'aider le Rwanda à apporter la justice à une
population traumatisée. Ceci est effectué directement en rassemblant des
renseignements et en interviewant des témoins du génocide, mais aussi grâce au travail
7
du Tribunal International.

Mais en réalité, les activités de la HRFOR sont bien différentes. Un rapporteur
constatait :
Je ne comprends pas pourquoi nous avons fait si peu à propos du génocide. Cela fait
partie de notre mandat. C'est le prétexte avancé pour justifier la présence de l'ONU ici et
pour être bien accueilli. Quand les gens de la mission rencontrent des fonctionnaires du
gouvernement, ils mettent l'accent sur les enquêtes sur le génocide et mentionnent à
peine les travaux possibles sur la situation actuelle. Mais en réalité, c'est l'inverse qui se
passe.
La seule conclusion à laquelle je sois parvenu devant la réticence de la mission
à travailler sur le génocide est que certains pays, qui n'ont pas intérêt à rendre publique
toute la vérité au sujet du génocide, doivent exercer une pression politique.

Un autre rapporteur a remarqué :
Aucun membre de mon équipe ne semble considérer que le génocide est un problème
éthique. Même les gens qui ont effectué des travaux limités sur le sujet considèrent que
c'est un défi professionnel, un "bon point" professionnel, un sujet sur lequel ils pourront
écrire des articles. Ce n'est pas un problème moral.
Mais rien n'a de sens ici si l'on ne comprend pas le génocide. A quelques
exceptions près, la plupart des observateurs ne peuvent pas faire face à l'horreur du
génocide. Leur désir de se détourner du problème est essentiellement inconscient. Mais
il est bien là. Ils feront tout pour éviter d'y faire face. Le génocide détruit la confiance
que l'on peut avoir en le monde. Alors les gens préfèrent ne pas y penser. C'est ce que
les observateurs chargés des droits de l'homme font : ils ne voient que ce qui se passe
actuellement, comme si cela n'avait pas de rapport avec le passé.
Il est tellement plus facile d'accuser l'APR de certains meurtres de vengeance ou
d'arrestations et détentions "arbitraires". Je pense que notre rôle devrait être d'aider le
Rwanda à mettre en place un système juridiciaire qui fonctionne, et non de penser qu'il
y a un système actuellement en place, alors qu'il n'y en a pas. L'accent mis sur les
violations actuelles, retirées de leur contexte, est plus facile à gérer que de regarder la
vérité en face. On peut discuter avec l'APR qui essaiera peut-être de faire quelque
chose. On aura alors l'impression d'avoir accompli beaucoup plus que si l'on avait
6
7

Pseudonymes utilisés pour tous les observateurs, à moins que ceux-ci aient parlé officiellement.
Cité dans "Prospects and Activities for National Reconciliation in Rwanda", HRFOR/doc/feb 95.

16

essayé de s'attaquer au génocide, de comprendre le génocide, ou de trouver quoi faire au
sujet du génocide. Tout ce que l'on fait ici n'a aucun sens si l'on ne comprend pas le
génocide.
Mais on ne fera pas grand chose pour les droits de l'homme dans ce pays (ou
dans le monde en général) si l'on n'affronte pas le vrai problème, qu'on le veuille ou
non, qu'on accepte de le reconnaître ou non.

Il a poursuivi en établissant un rapport entre l'indifférence des membres de la
mission au génocide et leur comportement, généralement insensible, à l'égard du peuple
rwandais.
Etant donné ce qui s'est passé dans ce pays, je suis surpris qu'il n'y ait pas eu des
centaines de milliers de personnes tuées par vengeance. Mais la plupart de mes
collègues ne le voient pas de cette façon. Et je pense que ça vient du fait qu'ils
n'éprouvent pas de compassion. Ils n'éprouvent aucune compassion parce qu'ils ne
considèrent pas les rwandais comme des êtres humains. Ils ne considèrent pas les
victimes du génocide, y compris les soldats, comme des êtres humains, qui ont des
réactions humaines face à une telle catastrophe. Ce manque de respect pour les
Rwandais caractérise le comportement de beaucoup de membres de cette mission, ces
attitudes sont un outrage à l'être humain. Je me demande constamment ce que je
ressentirais si j'avais perdu tous les membres de ma famille, ou presque. Il faut se mettre
à la place d'un autre être humain si l'on veut arriver à comprendre pas seulement ce qui
s'est passé mais aussi ce qui aurait pu se passer, et ce qui doit être fait pour aider le
Rwanda à se relever.

Quelques observateurs, qui avaient décidé de travailler avec la HRFOR
précisément parce qu'ils étaient préoccupés par le génocide, sont partis, déçus, peu après
leur arrivée. D'autres ont travaillé au sein même de la mission pour encourager une
approche plus positive. Dans une lettre datée du 31 décembre 1994, deux observateurs
chargés des droits de l'homme, Dr. Christian Scherrer et Patricia van Nispen, ont écrit :
La HRFOR pourrait jouer un rôle constructif en soutenant le gouvernement de coalition
dans la reconstruction du système judiciaire, dans les enquêtes systématiques sur le
génocide et en facilitant l'éducation dans les domaines de la paix et des droits de
l’homme.
La mission HRFOR est la première du genre. Il s'agit de la première mission
des droits de l'homme indépendante d'une opération de maintien de la paix, gérée par le
Haut Commissaire aux Droits de l'Homme. Cette mission n'a pas été créée à la suite de
violations des droits de l'homme par le gouvernement actuel mais parce qu'un génocide
a eu lieu, au cours duquel 1,2 millions de personnes ont été tuées en l'espace de trois
mois. Certains représentants des états membres de l'ONU semblent vouloir oublier l'un
des pires génocides de ce siècle.
Aujourd'hui, l'application des principes du droit et de la justice ne sont pas une priorité
de la communauté internationale. Certains pays encouragent cette politique destructrice,
à courte vue, voire criminelle, et volent au secours de ceux qui veulent nuire à l'Action
du Governement de Coalition pour la réconciliation nationale.

Un rapporteur, qui a travaillé à Kigali pendant plusieurs mois, a déclaré qu'elle
n'avait jamais reçu de plainte relative au génocide. Kigali est la région où il y a la plus
grande concentration de survivants du génocide. La ville de Kigali n'a pas seulement été
le théâtre de plusieurs massacres à grande échelle (dans la paroisse de Saint-André à
Nyamirambo, à l'école de ETO et sur la route de Nyanza-Rebero). Les survivants

17

originaires de toutes les préfectures vivent à Kigali. De plus, la ville est facilement
accessible par des routes en bon état reliant les préfectures de la banlieue de Kigali et
Butare, toutes deux dévastées par le génocide. Le fait que l'équipe d’observateurs à
Kigali n'ait effectué absolument aucune recherche sur le génocide, et qu'aucun
survivant, aucune association regroupant les survivants, ou organisation locale de
défense des droits de l'homme (tous basés à Kigali), ait pensé que cela valait la peine
d'obtenir l'aide de l'équipe de la HRFOR en dit long.
M. Hooghiemstra, un rapporteur qui s'est attaché à faire de l'APR "le méchant"
(voir chapitre suivant), explique les conséquences du refus d'enquêter sur le génocide.
L'enquête internationale, ainsi que les poursuites judiciaires engagées à l'encontre des
individus responsables de violations graves du droit humanitaire international et du
génocide, qui ont été perpétrées entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, ont perdu
toute crédibilité aux yeux du gouvernement du Rwanda, ainsi qu'auprès d'une grande
partie de la population, et, par là même, ne sont plus considérées comme pouvant
apporter une solution à la situation interne au Rwanda.
L'assistance technique, destinée au système judiciaire rwandais, n'a pas encore,
à l'heure actuelle, commencé à traiter les besoins les plus urgents du système national de
poursuites judiciaires en matière d'affaires criminelles. Il n'y a pas non plus actuellement
de preuves que ces besoins sont étudiés pas la communauté internationale avec l'urgence
8
requise.

A la fin du mois de mars, les observateurs n'ont pas été chargés de faire des préparatifs
pour le premier anniversaire du génocide, le 7 avril. Ceci ne faisait pas partie de la
stratégie de la HRFOR.

8

Cité dans une note datée du 2 décembre 1994 et adressée à M. William Clarance.

18

LE CONTROLE DES DROITS DE L'HOMME : LA
MEDIOCRITE DES NORMES PROFESSIONNELLES
Au cours des années, la communauté internationale des droits de l'homme a acquis une
grande expérience en matière de contrôle des violations des droits de l'homme et de
rassemblement de preuves, destinées aux poursuites judiciaires à la suite des violations
de ces droits. Des organisations indépendantes de défense des droits de l'homme, des
gouvernements, et parfois même l'ONU, se sont engagés dans de telles activités et ont
contrôlé les polices nationales et les pouvoirs judiciaires. A juste titre, des règles très
strictes ont été établies et appliquées.
L'une des premières tâches de la HRFOR aurait dû être d'établir, pour sa
mission, des règles professionnelles très strictes pour mener ses propres enquêtes, règles
qui auraient alors pu être appliquées au gouvernement du Rwanda. Etant donné que la
HRFOR est très préoccupée par les violations actuelles, on aurait pu s'attendre que cela
soit une priorité pour la mission. Tel ne fut pas le cas.
La présentation des preuves : insuffisantes ou manquant de vérification indépendante
Le niveau des preuves utilisées par les membres de la mission est nettement inférieur à
ce que l'on est en droit d'attendre de l'ONU. Adam Stapleton, un pénaliste chevronné,
qui a quitté la HRFOR dégoûté par le manque de professionnalisme, a décrit ce qui
passe pour de l' "information":
L'opération est dirigée par des amateurs qui se font passer pour des professionnels.
L'équipe n'a pas assez d'expérience et manque de professionnalisme pour exécuter les
tâches. Qu'est-ce que j'entends par là ? On croit tout et n'importe quoi. Personne ne
demande de preuves pour étayer de sérieuses accusations, bien qu'ils sachent à quel
point tout cela est politique.
Par exemple, je me souviens d'une réunion au cours de laquelle un observateur,
qui revenait de Butare, a dit que cette région était "en proie au terrorisme." Il a ensuite
répété certaines histoires qu'on lui avait racontées. La réaction des participants m'a
rappelé ma première année d'études de droit pénal. Tout le monde s’exclamait : "Quelle
histoire !" ou "Oh, mon Dieu !". Il n'était pas question de vérifier les faits. Ceci est
d'autant plus important au Rwanda où de nombreux bourgmestres, qui fournissent les
9
informations, sont très anti-APR.

Asiel Kabera, le préfet de Kibuye, a décrit le processus de "rassemblement
d'informations" de l'équipe de Kibuye :
Ils ont engagé deux agents locaux qui passent leur temps au rond-point principal, situé à
l'entrée de la ville de Kibuye, sur la route de Kigali et Gitarama. Ils rapportent ce qui
s'est passé au rond-point et rassemblent les commérages qu'ils glanent des passants. De
toute façon, tout ce qui les intéresse, ce sont les arrestations. Alors ils restent au rond10
point dans l'unique but d'obtenir des commérages sur d'éventuelles arrestations.

Elizabeth, qui appartient au service des plaintes, décrit son travail :
9

Interviewé à Londres, le 19 décembre 1994.
Interviewé à Kibuye, le 12 mars 1995.

10

19

Nous faisons un rapport qui rassemble les plaintes que nous recevons. Nous le
transmettons au chef d'équipe chargé du suivi, qui n'a jamais lieu, à moins qu'il ne
s'agisse d'une affaire susceptible de faire du bruit sur le plan politique. J'ai honte car les
gens reviennent pour s'enquérir du suivi.
Rien n'était jamais fait pour vérifier si ces plaintes étaient fondées. Bien que
rien n'ait été fait pour vérifier les informations, les plaintes étaient enregistrées dans le
système. Nous faisons un rapport hebdomadaire qui comprend toutes les plaintes. Il est
transmis au chef d'équipe qui y ajoute ses commentaires. Le responsable fait ensuite un
résumé de tous les faits qu'il envoie à Genève. A aucun stade de ce processus de
canalisation on ne fait quoi que ce soit pour enquêter sur les accusations, pour évaluer
les preuves. C'est un tremplin pour tout ce qui est anti-APR, et c'est tout ce qui importe.
Alors on entasse les informations.

Le cas que M. Stapleton cite concerne l'un des rapports les plus accablants sur la
situation des droits de l'homme au Rwanda. Il a été rédigé par un ancien leader de
l'équipe de Butare, en collaboration avec un avocat, M. Ron Hooghiemstra. Ce dernier
et les membres de son équipe ont dit à plusieurs observateurs que les informations
émanaient d'un gendarme. Les accusations, qui n'ont jamais été vérifiées par la HRFOR,
ont été résumées par M. Hooghiemstra dans une note datée du 2 décembre 1994,
divulguée à African Rights et dans laquelle il donnait sa démission. Il écrivait :
L'APR sur le terrain a de plus en plus souvent recours à des tactiques qui semblent faites
pour terroriser la population, qu'elle soit tutsie ou hutue. Les intellectuels hutus sont
visés. Ils sont harcelés, arrêtés et/ou torturés dans certaines régions du pays. Des
preuves de première main montrent que ces actes sont commis arbitrairement dès que
l'on suggère que ces personnes sont impliquées dans les massacres récents.
L'APR et la gendarmerie hors des villes déclarent ouvertement, ou indiquent
clairement par leur comportement, qu'ils considèrent que la MINUAR 1, les ONG et
l'opération des droits de l'homme sur le terrain sont alliées avec l'armée de l'ancien
gouvernement. J'ai été témoin de la manière dont l'APR et la gendarmerie manipulent
les situations et mentent afin de contrecarrer le travail des organisations internationales
et de mettre en question la bonne foi de la communauté internationale.

Sans citer un seul exemple concret, il écrivait :
L'assassinat public ou clandestin d'individus rwandais, accusés de participation au
génocide ou de coalition avec l'armée de l'ancien gouvernement, est le mot d'ordre.

M. Hooghiemstra a continué sans fournir aucune preuve pour étayer des
accusations sérieuses ayant de lourdes conséquences :
Si l'armée de l'ancien gouvernement devait organiser une attaque militaire directe ou
une importante opération de guerrilla, l'APR et la gendarmerie n'hésiteraient pas à tuer
en masse la population hutue et ses complices résidant au Rwanda. Cette opération
serait organisée dans un intérêt militaire.

Bien qu'il n'ait passé qu'une seule journée dans les camps de réfugiés au Zaïre,
en octobre, lorsqu'il accompagnait le Rapporteur Spécial, et malgré le fait que le
contrôle des activités de l'ancien gouvernement et de l'armée du Zaïre ne soit pas de son
ressort, M. Hooghiemstra a trouvé bon de dire :

20

Nous avons des raisons de croire qu'ils reçoivent aussi le soutien indirect, et direct, de
la France.

11

On n'a pas demandé à M. Hooghiemstra d'étayer ses accusations ; on l'a encore
moins réprimandé pour sa conduite si peu professionnelle. Au contraire, M. Clarance lui
a demandé de renoncer à démissionner et l'a promu au poste de coordinateur des chefs
d'équipe sur le terrain. Dans un acte de révolte peu commun, les observateurs ont refusé
la décision de M. Clarance qui voulait récompenser M. Hooghiemstra pour ce qui était
considéré comme un comportement inacceptable. Les chefs d'équipe ont signé une lettre
de protestation contre cette décision.
Les méthodes particulières qu'utilise M. Hooghiemstra pour contrôler les droits
de l'homme ont eu des conséquences absurdes. Une nouvelle employée a participé à des
expéditions de la SIU, en hélicoptère, pour se rendre à des charniers, pour tuer l'ennui
qui la rongeait dans sa chambre d'hôtel à Kigali. Elle a fait un récit très drôle de la
manière dont l'hélicoptère tournait en rond. L'équipe avait reçu un message radio lui
disant de chercher un nouveau charnier qui, selon M. Hooghiemstra, contenait les
victimes d'un massacre commis par l'APR.
Nous avons tourné en rond pour trouver cet emplacement. Finalement, le pilote a
contacté Clarance par radio et lui a dit que nous devrions bientôt rentrer à Kigali car
nous n'avions presque plus de carburant. Le pilote, étonné, nous a dit que Clarance lui
12
avait suggéré de descendre prendre du kérosène à une station-service de Butare.
Finalement, nous nous sommes arrêtés dans une ville au nord de Butare, Cyankizu, je
crois. Nous y avons rencontré un groupe d'environ dix personnes qui ne savait rien de
l'existence du nouveau charnier. Ron [Hooghiemstra] n'était pas content. Il disait qu'il
était sûr que l'emplacement existait mais que les témoins avaient eu trop peur de nous
dire la vérité.

M. Hooghiemstra a ensuite écrit une deuxième note, datée du 27 février 1995,
cette fois pour expliquer pourquoi le Haut Commissaire "pourrait être forcé" de
condamner la détention de personnes accusées de crimes liés au génocide.
Depuis, M. Hooghiemstra a quitté la HRFOR pour aller travailler à la mission de
l'ONU pour les droits de l'homme à Haïti.
La mise en danger des témoins et des détenus : le manque de confidentialité
Le manque de ligne directrice et de supervision, l'inexpérience de la plupart des
observateurs, la marge permise aux interprétations personnelles du mandat, la tolérance
illimitée de la mission envers une conduite peu professionnelle et un manque de
jugement ont mis en danger témoins et détenus. Cela est d'autant plus significatif si l'on
considère le manque total de structures pour protéger les témoins au Rwanda, ce qui a
déjà conduit à la mort de survivants et de témoins, ainsi qu'à des attaques physiques et
une intimidation psychologique constantes.

11

Cité dans une note de M. Ron Hooghiemstra et adressée à M. William Clarance, datée du 2 décembre
1994.
12
Peu de stations-service vendent du kérosène.

21

En décembre, le chef d'équipe de Gitarama a visité la prison de la ville. Il a
demandé aux détenus de remplir un formulaire, donnant leur nom et expliquant s'ils
avaient été battus, torturés ou soumis à de mauvais traitements dans la prison. Un
responsable du Comité International de la Croix Rouge (CIRC) a trouvé les formulaires,
qui avaient été complétés, sur le bureau du directeur de la prison. Le CIRC a protesté à
Genève. Cela n'était pas la première imprudence sérieuse de ce rapporteur. Auparavant,
un groupe de personnes s'était réfugié au camp de la MINUAR à Gitarama, qui avait
ensuite été encerclé par l'APR. Négligeant la présence des soldats, l'observateur a
commencé à interroger les réfugiés sur ce qu'ils avaient fait pendant le génocide.
Au cours d'une enquête sur un massacre qui avait eu lieu dans la commune de
Ruhashya à Butare, où l'on rapporta que les victimes avaient été tuées par leurs voisins,
l'un des observateurs a interrogé trois des survivants devant "presque la moitié du
village", selon un de ses collègues. Fait surprenant, ils n'ont pas trouvé les témoins très
disposés à leur fournir des informations. Un deuxième interrogatoire, plus privé cette
fois, a ensuite été organisé.
Un observateur a accompagné un membre de son équipe à la gendarmerie pour
interroger des détenus accusés d'avoir participé au génocide. A sa grande surprise, son
collègue a commencé à interroger le premier détenu devant les gendarmes, posant des
questions lourdes de sens sur son éventuelle participation au génocide. Il a fini par faire
une scène à l'extérieur du poste de gendarmerie pour détourner l'attention des
gendarmes.
L'employé d'une organisation humanitaire de Kigali a dit à African Rights :
Notre groupe a récemment rassemblé des informations sur un incident dont certains de
mes collègues ont été les témoins oculaires. Je suis allé rapporter les informations aux
observateurs. Elles étaient censées être confidentielles. Mais alors que j'étais dans son
bureau, l'employée a commencé à raconter l'incident à la radio et a cité le nom de notre
organisation. Son collègue, qui était censé enquêter sur le même incident, n'a même pas
pris la peine de me parler. Par radio, il a dit à sa collègue que je devais contacter la
MINUAR car il avait fini son enquête et leur avait transmis le dossier.

Travailler en collaboration avec les observateurs militaires, qui sont eux-mêmes
critiqués pour leur manque de procédures confidentielles, ne fait qu'aggraver le
problème. L'employé d'une organisation humanitaire s'est plaint :
Un autre problème avec les observateurs militaires est leur manque total de
confidentialité. En ce qui concerne les ONG, nous savons qu'elles ne sont pas discrètes
avec les informations. Je ne sais pas si la population locale est traitée avec le même
manque de discrétion.

La réalité tourne en ridicule la déclaration du Haut Commissaire, à savoir que
“le travail d'enquête des observateurs consistera surtout à rassembler, dans la plus
grande confidentialité, des récits de témoins et autres preuves de violations des droits de
l'homme.”13

13

Cité dans "Human Rights Monitors Can Help Bring Peace to Rwanda" par José Ayala Lasso,
International Herald Tribune, le 17 août 1994.

22

La protection d’assassins présumés
Une mission consistant à protéger et à promouvoir les droits de l'homme est parfois
devenue un système de protection pour les personnes accusées d'actes de génocide. Le
principe juridique de base stipule qu'un suspect est innocent jusqu'à ce que sa
culpabilité soit prouvée. Rien de ce que toute autorité judiciaire entreprend au Rwanda
ne doit porter atteinte à ce principe fondamental. Cependant, l'extrême lenteur avec
laquelle le Tribunal International est établi, le fait qu'une enquête sur le génocide soit
exclue du mandat de la HRFOR, et la limitation des ressources dont disposent le
pouvoir judiciaire et la police rwandais signifient qu'il existe un risque très important
qu’un grand nombre de personnes coupables de crimes contre l'humanité ne soient
jamais jugées. Cela signifierait que l'impunité continuera à prévaloir. La HRFOR a
aggravé ce problème en consacrant beaucoup de temps et de ressources à une
méticuleuse - parfois trop méticuleuse - protection des droits de ceux qui sont accusés
de génocide. Dans l'atmosphère politique sensible du Rwanda, ceci a signifié que la
mission semble souvent peu impartiale : les activités essentielles de l'ONU (dont les
ressources sont énormes), dans le domaine des droits de l'homme, consistent à protéger
des assassins présumés.
Ceux qui sont accusés de crimes ont des droits. Mais la HRFOR n'a pas le droit
de s'ingérer dans le système d'enquête et le système judiciaire rwandais. C'est pourtant
ce qu'elle fait. On en a eu un exemple, en décembre, à Kibungo. Dans un entretien avec
African Rights, le préfet de Kibungo, Protais Musoni, a raconté les faits :
Un inconnu a tiré sur l'homme qui accompagnait le commandant de Kibungo à
Kigarama et l'a blessé à la main. Nous avons fait une enquête et plusieurs personnes ont
été arrêtées. L'une d'elles était un nommé Majyambere qui s'était refugié au camp de la
MINUAR. Aussitôt le chef de l'équipe des droits de l'homme de l'ONU est venue me
voir. Elle m'a dit que son organisation avait des raisons de penser que le bourgmestre de
Kigarama tuait des gens. J'ai accepté de mettre en place une commission d'enquête. Elle
est revenue me voir et m'a dit qu'un témoin avait des informations sur le bourgmestre. Il
ne voulait parler qu'à moi, le préfet. J'ai donc accepté de le voir.

Pendant ce temps-là, le préfet est parti pour Kigali.
Pendant que j'étais là-bas, une autre personne a été arrêtée pour le même incident. Il a
témoigné que c'était, en fait, Majyambere qui avait tiré sur l'homme. Le commandant de
l'armée et celui de la gendarmerie sont donc allés demander à la MINUAR de leur livrer
Majyambere. La MINUAR a accepté, à condition qu'il soit livré au procureur en
présence du Comité International de la Croix Rouge et que des observateurs des droits
de l'homme de l'ONU puissent le voir tous les jours. Les commandants m'ont demandé
mon avis, et je leur ai dit "d'accord".
Le lendemain matin, les observateurs des droits de l'homme m'ont demandé de
leur fournir une escorte pour emmener le suspect à Kigali. J'étais surpris car nous nous
étions déjà mis d'accord. De plus, il était accusé de délits à Kibungo, pas à Kigali. Plus
tard dans la journée, j'ai appris que les observateurs s'étaient arrangés avec la MINUAR
pour faire venir un hélicoptère spécial pour l'emmener à Kigali. Ils ont dit qu'ils avaient
obtenu une lettre du ministère de la justice. Je suis allé à Kigali où j'ai appris qu'ils
avaient obtenu cette lettre en disant au ministre que le bourgmestre de Kigarama et moi
étions de connivence. J'ai expliqué la situation au ministre qui leur a dit de ramener le
suspect à Kibungo. Mais les observateurs n'en ont rien fait.

23

Dans une lettre au ministre de la justice, M. Yohani Batisita Mushumba, le
procureur de Kibungo, s'est servi de cet incident, entre autres, pour remettre en question
la compétence de l'équipe de Kibungo :
Nous pouvons citer un autre exemple : celui de Majyambere de la commune de
Kigarama, qui a Kibungo pour préfecture. Il s'est, lui aussi, réfugié à la MINUAR de
Kibungo avant d'être rapidement transféré à Kigali, sans qu'aucun dossier n'ait été
ouvert sur son cas à Kibungo, alors qu'il était clair qu'il avait participé au génocide. Le
26/1/1995, en compagnie de dirigeants de l'organisation des droits de l'homme, nous
sommes allés les voir à ce sujet, et nous nous sommes mis d'accord pour qu'ils ramènent
Majyambere à Kibungo pour que je puisse compléter son dossier. Jusqu'à ce jour, rien
n'a été fait.

Cet incident a bouleversé de nombreux membres de la HRFOR et a conduit l'un d'eux à
demander :
Que faisons-nous ici ? Si l'APR croit qu'elle a assez de preuves pour arrêter cet homme
sous l'inculpation de génocide, qui sommes-nous pour leur barrer la route et les
convaincre qu'ils ne peuvent pas le faire ? Ce que nous pouvons faire, et aurions dû
faire, c'est assurer le suivi de l'affaire. Mais non. On peut faire confiance à la mission
pour se donner toutes les peines du monde pour donner l'impression que ce qui nous
intéresse, c’est protéger ceux qui sont peut-être des assassins. C'était là un précédent
dangereux.

Cet incident a poussé la MINUAR à établir un règlement qui stipule que l'APR
doit être informée que le suspect va être livré au procureur. Mais ce règlement n'a pas
été envoyé aux différents bureaux sur le terrain avant début mars. Pendant ce temps, une
autre rencontre embarrassante a eu lieu à Kibungo.
Un nouveau chef d'équipe, Thierno Gueye, est arrivé après l'incident
Majyambere. Le sous-directeur de la HRFOR a visité Kibungo et a rencontré le préfet
qui a appris qu'un deuxième suspect s'était évadé et réfugié au camp de la MINUAR.
Malheureusement, il devint évident que la HRFOR n'avait tiré aucune leçon de l'épisode
précédent. Le préfet a décrit ce qui s'était passé :
J'ai demandé à Thierno de nous rendre le suspect, Ferdinand. Il m'a dit qu'il l'avait
confié au bataillon ghanéen de Kibungo. Je lui ai demandé de faire son travail et de le
transférer à la MINUAR à la garde de notre procureur. Il m'a dit qu'il était trop occupé.
Le lendemain, j'ai parlé au commandant du bataillon de la MINUAR qui m'a dit qu'il ne
savait rien du suspect. Le commandant a découvert en parlant à Thierno qu'il ne m'avait
pas dit la vérité. Nous avons organisé une réunion pour discuter de ce problème, un
lundi. Elle a été repoussée à un mercredi. Ce jour-là, nous avons appris que Thierno
était parti en vacances en France.
Un autre membre de leur équipe a assisté à la réunion. Cette fois, ils ont changé
leur histoire. Ils nous ont appris que l'équipe des droits de l'homme avait relâché
l'homme en question avant la fin de l'enquête. Ils nous ont dit qu'ils avaient décidé qu'ils
ne pouvaient pas s'occuper de lui. Ils pensaient que la solution était de le laisser partir.
Nous leur avons demandé comment ils pouvaient libérer un homme accusé de crimes
graves avant la fin de l'enquête. Tout cela est arrivé après ma rencontre avec le souschef, qui nous avait assurés que ce qui était arrivé avec Majyambere ne se reproduirait

24

pas. Lorsque Thierno est revenu à Kibungo, je lui ai dit de quitter la préfecture. Nous ne
14
pouvons pas travailler avec des gens qui ne sont pas capables de tenir leur parole.

L'observateur en question, Thierno Gueye, n'a pas été renvoyé et a récemment
été nommé chef d'équipe de Gitarama.
Kibungo n'est pas non plus la seule préfecture à enregistrer des plaintes. Début
mars, inquiet de l'aide que recevaient des agents infiltrés du Zaïre, le préfet de Kibuye a
demandé à tous les résidents de la ville d'obtenir un certificat de bonne conduite de leur
bourgmestre. Un groupe de douze femmes a refusé, pour une raison donnée, d'essayer
d'obtenir ces certificats et s'est réfugié au camp de la MINUAR à Kibuye, disant qu'elles
craignaient les représailles de l'APR. Le préfet a parlé à la MINUAR, qui a refusé de lui
livrer ces femmes. La MINUAR était nouvellement installée dans la région et n'était pas
sûre de ce qu'elle devait faire. Ils ont appelé Kigali. Le préfet est revenu, accompagné
cette fois du commandant militaire et de soldats. La MINUAR a ensuite fait venir le
CIRC et les observateurs des droits de l'homme pour leur demander de prendre les noms
de ces femmes avant qu'elles ne soient confiées au préfet. Cela a été fait ouvertement,
dans une atmosphère tendue entre les soldats armés de la MINUAR et ceux de l'APR.
Le préfet a voulu envoyer un fax à Kigali, que les employés de la MINUAR ont refusé
de transmettre parce quil était rédigé en kinyarwanda et qu'ils n'en comprenaient pas le
contenu. (Il est impossible de croire que la MINUAR n'a pas
d’interprètes à Kibuye). C'est donc un préfet furieux qui s'est rendu à Kigali pour
donner des interviews à la radio au cours desquelles il critiquait sévèrement la
MINUAR et les observateurs.
Cet exemple prouve qu'il est dangereux que les observateurs des droits de
l'homme soient confondus avec la MINUAR et que l'on n'a pas réussi à s’assurer que les
observateurs agissent selon un règlement clair.
Dans un incident plus récent à Gitarama, un groupe de personnes s'est réfugié
dans le bureau de la HRFOR. Il n'y avait qu'un seul observateur dans ce bureau. Il a
téléphoné à M. Clarance pour lui demander conseil. Celui-ci lui a dit de venir à Kigali
pour discuter du problème. L'observateur lui a fait remarquer qu'il était urgent de
prendre une décision puisque le groupe était physiquement présent dans son bureau. M.
Clarance aurait raccroché, après lui avoir souhaité bonne chance.
Malheureusement, il ne s'agit pas là d'incidents isolés. Dans d'autres cas, les
conséquences ont été encore plus graves. Dans une affaire plus récente, les observateurs
des droits de l'homme ont fait pression sur l'APR pour qu'elle relâche un détenu qui était
l'ancien président régional du parti ultra-extrémiste, le Comité pour la Défense de la
République (CDR). Les observateurs ont avancé que les preuves de sa participation au
génocide étaient trop minces. Ils ne savaient rien du passé de cet homme, de son attitude
pendant le génocide ou de son comportement à la suite des massacres. Ils n'avaient pas
entrepris leur propre enquête détaillée sur les faits. L'argument des observateurs était
que sa femme et ses enfants étaient restés au Rwanda, "preuve" supplémentaire de son
innocence. L'APR a cédé et l'a relâché, après quoi il s'est immédiatement enfui au Zaïre.
Cet homme est maintenant soupçonné, à la fois par les observateurs des droits de
l'homme et l'APR, d'être à l'origine du meurtre récent de neuf personnes de sa commune
14

Interviewé à Kibungo, le 22 mars 1995.

25

et d'avoir participé à une série d'autres meurtres dans la même commune. Craignant
d'être accusée de ces meurtres, sa famille a maintenant aussi quitté le pays.
Des erreurs peuvent être commises et cet incident ne fait peut-être que refléter
une erreur de jugement. Mais, comme l'a fait remarquer un observateur qui s'inquiétait
des conséquences plus importantes :
Ni l'équipe, ni le directeur de la mission n'ont pris le problème au sérieux. Il y a de
fortes chances pour que la HRFOR ait insisté sur la libération non seulement d'un
homme accusé de génocide, mais qui a aussi depuis causé la mort de nombreuses
personnes. Cela montre que la gravité de la situation et nos responsabilités, en général,
ne sont pas reconnues.

Sur le terrain : la magie des "patrouilles"
La principale tâche actuelle de la HRFOR est de partir en "patrouille". Le but précis de
ces patrouilles n'est pas clair pour les rapporteurs qui ont parlé à African Rights. Cet
exercice est encore plus discutable étant donné que les MILOBS, la police civile de la
MINUAR comme les bataillons armés de la MINUAR, tels que les Ethiopiens à
Cyangugu, les Zambiens à Gikongoro ou les Tunisiens à Gisenyi, mènent leurs enquêtes
sur les incidents actuels.
Les observateurs ont décrit leur rôle de policiers amateurs comme la répétition
inutile du travail des MILOBS. Un observateur, qui a travaillé dans plusieurs
préfectures, a fait le commentaire suivant :
Nous sommes censés nous précipiter sur les lieux chaque fois qu'un incident est signalé.
Mais pourquoi ? Nous ne sommes pas des policiers. C'est le travail des MILOBS d'aller
sur place. Notre présence n'apporte rien. Il suffirait que nous attendions le rapport des
MILOBS et qu'ensuite, si besoin est, nous agissions en qualité d'avocats.

Souvent, les observateurs ne savent absolument pas ce qu'ils sont supposés faire
et partir en patrouille leur donne l'impression d'être actifs. Après des semaines
d'inactivité à Kigali, Mark a enfin été envoyé sur le terrain. Heureux de laisser des
semaines d'incertitude et d'ennui derrière lui, il espérait une expérience enrichissante qui
lui permettrait de contribuer à la défense des droits de l’homme au Rwanda. Il allait être
grandement déçu. C'est avec un mélange d'amertume et d'humour qu'il raconte ses
expériences qui pourraient faire le sujet d'un scénario de comédie.
Je suis resté dans ma préfecture pendant trois jours. Je dirais que c'était une partie de
plaisir plutôt que du travail. Nous étions bien logés et partagions d'excellents repas avec
les observateurs militaires. Nous ne faisions rien, absolument rien. Les seuls personnes
que nous avons rencontrées étaient les soldats chargés du maintien de la paix de la
MINUAR et des MILOBS, qui ne nous étaient d'aucune utilité pour ce qui aurait dû être
notre tâche. Le préfet n'était pas là et nous n'avons vu aucun des bourgmestres. "Mission
accomplie", nous sommes retournés à Kigali.

Quelques jours plus tard, l'équipe est retournée dans sa région. Cette fois, elle a
eu une réunion d'introduction avec le préfet.

26

Cette réunion mise à part, c'était une autre partie de plaisir. C'était comme si nous étions
des scouts. A aucun moment nous n'avons fait quoi que ce soit tous seuls. Nous étions
toujours en groupe. C'est comme si on ne pouvait pas nous faire confiance pour agir
seul. Cela signifie que quatre personnes font le travail pour le quel une personne a été
engagée. Et n'oubliez pas qu'il s'agit d'une opération d'urgence, à tel point que le chef de
la mission est parti un mois en vacances au milieu de cette pagaille.
On arrive maintenant à la fin de 1994. Peu importe que nous soyons au
Rwanda. Nous devions respecter l'emploi du temps de Genève. Du 24 au 27 décembre
et du 31 décembre au 2 janvier 1995, toute l'opération de contrôle des droits de l'homme
était en vacances. Et il s'agit d'un programme d'urgence. Bien sûr, d’autres personnes
travaillaient au Rwanda pendant cette période. Mais le centre de l'opération des Nations
Unies pour les droits de l'homme était vide. J'ai décidé de prendre des jours de congé
entre Noël et le Nouvel An moi aussi. Quand je suis retourné au travail, je me suis
rendu compte que personne, à part mon chef d'équipe, n'avait remarqué mon absence. A
ce moment-là, je devais déjà recevoir un salaire mensuel de plus de 10 000 dollars US.
Et franchement, je n'avais absolument rien accompli. J'avais perdu mon temps et celui
des autres. Et je n'avais rien fait pour les Rwandais qui attendaient quelque chose de
nous.

Au début de l'année, Mark est retourné sur le "terrain". La comédie a continué.
“Cette fois, nous sommes partis en patrouille.” Lorsqu'on lui a demandé en quoi
consistait une patrouille, voici ce qu'il a répondu :
C'est une bonne question. Partir en patrouille consistait à escalader la montagne pour
admirer la vue. Ensuite, nous sommes restés assis pendant une demi-heure avec un
missionnaire, après quoi nous avons passé une demi-heure avec un bourgmestre.
J'étais complètement dégoûté et j'ai demandé à être muté dans d'une autre
équipe. J'espérais trouver des gens avec plus d'expérience qui pourraient m'apprendre
quelque chose. J'étais arrivé sans expérience dans le domaine des droits de l'homme. On
ne m'avait rien appris et les gens avec qui je travaillais n'étaient pas à même de
m'enseigner quoi que ce soit. C'était la première mission à l'étranger de notre chef
d'équipe. Malgré tout, on attendait de moi que j'aille "enseigner" le contrôle des droits
de l'homme dans la campagne rwandaise. On m'a refusé ma mutation.

Mark a décrit le travail quotidien de sa préfecture en ces termes :
Le matin, nous essayions de voir un ou deux officiels. Les représentants du
gouvernement n'étaient pas au courant de notre venue. [Il y a peu de téléphones dans la
région]. Aussi, quand nous arrivions à leurs bureaux, ils étaient souvent absents. Nous
étions souvent invités à déjeuner avec les observateurs militaires ou l'un des
missionnaires. Nous rentrions ensuite chez nous et faisions une longue sieste dans le
superbe cadre dans lequel nous vivions. C'était le plus beau logement que j'aie jamais
eu. Après la sieste, nous commencions ce que j'appellerais une séance de
psychothérapie de groupe. Chaque membre de l'équipe racontait ce qui lui était arrivé ce
jour-là. Ensuite, nous partagions un bon dîner avant d'aller dormir. J'ajoute que tous les
membres de notre équipe qui passaient leurs journées ainsi étaient des diplômés. La
période que j'ai passée sur le terrain m'a permis de grossir.

La situation devenant de plus en plus intolérable, il a essayé de parler à son chef
d'équipe.
“Ecoutez, lui ai-je dit, vous ne savez pas comment faire ce travail, et moi non plus.
Discutons, au moins, avec la population pour savoir ce qu'elle attend de nous. Laissons-

27

nous guider par elle." Ce à quoi il a répondu : "Je sais comment faire ce travail. Cela fait
deux mois que je le fais." Autrement dit, après deux mois de la vie que je vous ai
décrite, cet homme était assez compétent pour faire son travail. Il n'est pas avocat, il n'a
jamais travaillé dans le domaine des droits de l'homme, et c'était son premier poste à
l'étranger. Auparavant, il avait travaillé dans le domaine du développement, ce qui n'a
aucun rapport.”

Mark a ensuite été "promu" et s'est vu confier la responsabilité des personnes
déplacées dans sa région. Un véhicule lui aurait été utile pour aller les voir. Mais on ne
lui en a pas fourni. Par conséquent, il a passé une journée à admirer l'un des
magnifiques paysages du Rwanda. Il a refusé de rédiger un rapport sur une "visite" qu'il
n'avait pas faite. Puis soudain, il a fallu que tout le monde soit sur le terrain pour
"contrôler" la situation. Le sous-directeur de la mission devait venir visiter leur
préfecture. Le "déploiement" était devenu le mot d'ordre.
On nous a dit que tout le monde devait être en patrouille pour lui montrer que nous
étions "déployés". Cependant, il y avait un petit problème. L'équipe n'a que deux
voitures et l'un des véhicules était parti chercher la délégation. Et il ne fallait pas que
toute l'équipe soit déployée au même endroit. Heureusement pour nous, le sousdirecteur n'est jamais venu. Malgré tout, le reste de la délégation pouvait me voir
"contrôler les droits de l'homme". Cette activité consistait à observer une distribution de
nourriture organisée par le CIRC. Je pouvais dire que j'avais vu des gens nourrir
paisiblement. Aucun incident n'a eu lieu. De plus, nous avons vu le bourgmestre de la
commune pour qui nous avons traduit une question posée par un MILOB qui ne parlait
pas le français. A part cette question posée au bourgmestre, qui ne venait pas de nous de
toute façon, nous n'avons pas parlé à un seul Rwandais.
Du point de vue des droits de l'homme, nous n'avons rien accompli. Mais bien
sûr, là n'était pas la question. Le but était d'aller dans la campagne pour montrer au
sous-directeur de la mission que nous faisions quelque chose. Cette patrouille a été ma
"meilleure" patrouille car elle m'a décidé à démissionner. Nous avons passé six heures
dans une voiture. Pourquoi ? Je suis prêt à ma casser les reins pour quelque chose
d'utile, mais pas pour ça.

Mark a pourtant participé à une dernière patrouille. Cette sortie s'est révélée
encore plus mouvementée.
Nous avons rencontré un type qui nous a dit qu'il était sur une liste de personnes
recherchées. Il fuyait l’armée. Il a expliqué qu'il était resté au Rwanda parce qu'il était
innocent. Bien sûr, cela ne voulait rien dire. Avec ce type et les soldats chargés du
maintien de la paix [on ne savait pas s'il s'agissait de troupes de la MINUAR ou de
MILOBS], nous avons bien déjeuné. Le préfet et le bourgmestre étaient en réunion.
Ensuite, les observateurs sont rentrés faire une bonne sieste.
Quant à faire quelque chose pour cet homme qui craignait d'être arrêté, tout ce
qu'on nous a demandé de faire a été de noter les informations nécessaires dans un tel
cas. Cela ne fait pas partie de notre travail de stopper les arrestations. Tout ce que nous
pouvons faire est de nous assurer que l'armée fasse ses arrestations correctement, pour
faire savoir aux autorités que nous savons que la personne est entre leurs mains. Si nous
sommes attentifs, tout ce que nous pouvons faire est de nous assurer que cette personne
reste en vie. Mais étant donné l'absence de structures pour assurer le suivi, c'est encore
trop demander. Beaucoup dépend du chef d'équipe. Dans ma région, nous ne sommes
jamais allés voir de détenus en prison. Nous ne savions même pas qu’il y avait des
centres de détention.

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La deuxième patrouille s'est révélée trop insupportable pour Mark et, au retour,
il a fait du stop jusqu'à Kigali, dans la voiture d'une ONG.
D'après le règlement, j'aurais dû être renvoyé pour "abandon de poste." J'espérais me
faire renvoyer. J'ai dit au sous-chef de l'opération que j'en avais assez des sorties de
scouts. J'ai demandé à travailler avec une autre équipe. Il m'a répondu que mon chef
d'équipe ne voulait pas me reprendre et pourtant, il a insisté pour que je retourne à ma
préfecture. Vingt observateurs avaient demandé à changer d'équipe, ce qui était
impossible. Je devais donc rester dans la mienne. Il m'a demandé d'être humble et de
faire la paix avec mon chef d'équipe. Je lui ai fait remarquer que, même si nous faisions
la paix, il n'y avait pas de travail à faire. Il m'a dit d'être patient et de travailler jusqu'à la
fin de mon contrat.
Le plus drôle, c'est que fin janvier, le sous-directeur m'a dit : "C'est la meilleure
équipe et, malgré son manque d'expérience, le chef d'équipe s'est fait une excellente
réputation." Si c'est la meilleure équipe, vous imaginez ce que la pire doit être ? En
attendant, d'autres observateurs vont y être envoyés. Qu'ils fassent quelque chose ou
non ne paraît pas préoccuper Genève.

L'équipe de Mark comprenait sept personnes. Ils manquaient de formation
professionelle et d'expérience sur le terrain, et pourtant ils étaient très bien payés. Le
salaire moyen est de 6 500 dollars US par mois, exonérés d'impôts. Le revenu annuel
moyen des observateurs est de 33 000 à 44 000 dollars US, exonérés d'impôts. Ils
avaient deux voitures neuves à leur disposition, une Land Cruiser et une Land Rover. Il
n'y avait pas de bureau, mais l'équipe avait fait importer du matériel, comprenant tout ce
qu'il fallait pour monter un bureau ambulant. Les fournitures avaient été envoyées de
Genève alors qu'elles auraient pu être achetées à Nairobi et transportées par la
MINUAR pour un prix très inférieur.
Le modèle de patrouille préconisé: le style paramilitaire du chef d'équipe de Gisenyi
"James Bond", "Rambo" et "Colombo" sont régulièrement utilisés pour qualifier Oskar
Lehner, le chef de l'équipe de Gisenyi. Les méthodes militaires qu'il emploie pour
contrôler les droits de l'homme sont celles que M. Clarance semble vouloir faire adopter
par les autres équipes.
Mi-décembre, la MINUAR et l'APR ont monté une opération en commun,
l'Opération Espoir, pour arrêter des personnes soupçonnées d'avoir participé au
génocide. Elles vivaient dans un camp de personnes déplacées à Kibeho, Gikongoro.
Cet incident illustre bien l'absence de politiques claires et cohérentes de la HRFOR.
Adam Stapleton, le chef de l'équipe de Gikongoro, s'est opposé à la participation de la
HRFOR à l'opération. Mais au cours d’un incident des plus étranges, le chef de l'équipe
de Gisenyi, Oskar Lehner, est arrivé vêtu de l'uniforme militaire des MILOBS
autrichiens. Vêtu de son uniforme, il s'est vanté, devant ses collègues, d'avoir donné
l’ordre aux soldats de desserrer les menottes des détenus. La vue d'un observateur des
droits de l'homme de l'ONU portant un uniforme militaire et donnant des ordres
militaires a consterné ses collègues. Mais M. Clarance et son adjoint n'ont pas pris de
mesure contre M. Lehner. Aux yeux de nombreux observateurs, c'était la goutte d'eau
qui a fait déborder le vase. L'un d'eux a commenté l'incident :

29

Ceux qui ont assisté à cette comédie avaient honte. Comment est-ce était-il possible que
rien n'ait été fait ? Sans doute parce que personne ne prend son travail au sérieux. Ce
n'est pourtant pas un jeu même si certains le prennent comme tel. Comment Clarance
pouvait-il ne pas voir que cet incident était une véritable insulte au bureau du Haut
Commissaire ?

Malgré la participation de la MINUAR à l'Opération Espoir, le chef de l'équipe
de Butare a insisté sur le fait que les arrestations étaient arbitraires. Il a exigé que les 46
détenus quittent Butare et soient renvoyés à Gikongoro afin que des mandats d'arrêt
puissent être obtenus pour eux.
Un autre incident embarrassant s'est produit à Gisenyi mi-février. M. Lehner est
arrivé sur les lieux d'un pillage de camions appartenant au Programme alimentaire de
l'ONU. Quelque fût la raison de sa présence, il n'était en rien justifié qu'il ait pris un
bâton pour frapper les pilleurs . Des soldats de l'APR et des MILOBS se trouvaient sur
place. L'ordre public est leur responsabilité, pas celle de la HRFOR. M. Lehner a
ensuite pris des photos des pilleurs sans leur en demander la permission et une foule en
colère l'a poursuivi. Cet extraordinaire spectacle a pris fin lorsqu'une Rwandaise s'est
interposée entre M. Lehner et la foule.
C'était une nouvelle "première" pour le Rwanda : jusqu'à cet incident, on n'a
jamais rapporté le cas d'un observateur des droits de l'homme de l'ONU attaquant la
population avec un bâton. Cependant, on n'a aucune preuve qu'une enquête ait été faite,
encore moins que des mesures disciplinaires aient été prises, comme on aurait pu s'y
attendre. Au contraire, M. Lehner a été promu depuis. M. Clarance lui a demandé de se
rendre dans d'autres préfectures pour "enseigner" le contrôle à d'autres équipes et a
envoyé des observateurs à Gisenyi pour apprendre avec lui "sur le tas". Il lui aussi a
donné la responsabilité d'enseigner le contrôle à quarante nouveaux observateurs qui
sont arrivés mi-mars.
Au cours d'une autre aventure, M. Lehner est arrivé pour "enquêter" sur un
crime. Il était fier d'être arrivé avant même les gendarmes et les policiers en civil de la
MINUAR. Il n'avait aucune raison d'être là. Mais cela importait peu. C'était
indubitablement "dangereux et passionnant" pour lui. Se glissant dans la peau du
détective américain Colombo, M. Lehner a pris des photos avec son Polaroïd. Gisenyi
ne possède pas de service de police médico-légal. Les photos n'ont pas non plus été
prises pour permettre aux gendarmes, qui n'avaient pas d'appareil, de garder une trace
du meurtre. Etant donné les circonstances, on ne sait pas trop quel était le but de
l'exercice.
Dans le plus pur style de M. Lehner, il a fait circuler une note, très probablement
pour rire, conseillant sa dernière méthode d'enquête paramilitaire, la patrouille sousmarine, pour retrouver des victimes de l'APR. Au grand étonnement de la HRFOR, un
responsable du Centre pour les Droits de l'Homme a pris la demande de matériel de
patrouille sous-marine au sérieux. Incapable de croire à la réaction de Genève, un
observateur a fait le commentaire suivant : “Je ne doute pas qu'Oskar se soit amusé à
essayer de remonter des saletés sur l'APR du fond de l'eau. Mais la réaction de Genève
montre à quel point ils ignorent ce qui se passe ici.” Cette mission est un avilissement
des droits de l'homme. Rien ne le démontre mieux que la tolérance du bureau principal à
Kigali et de Genève envers ces attitudes d'adolescents.
30

Le travail dans les prisons
Les équipes de la mission ont une section chargée des prisons. En théorie, les visites de
prison ne sont pas effectuées pour prouver la culpabilité ou l'innocence du prisonnier.
Au contraire, c'est une procédure conçue pour minimiser de mauvais traitements
possibles dans les prisons, pour améliorer le bien-être des prisonniers et assurer que ces
derniers (et les gardiens) connaissent leurs droits et devoirs respectifs. Un observateur a
décrit ce qui se passait réellement en mettant l'accent sur les occasions manquées :
Si nous faisions bien notre travail, nous nous servirions de nos visites en prison pour
redonner confiance à la population. Beaucoup de craintes et de rumeurs sont liées aux
détentions. Nous devrions faire des contrôles au hasard pour décourager les mauvais
traitements. De plus, nous devrions suivre certains cas individuels de manière régulière.
Nous devrions assurer le suivi nécessaire en allant voir les parents du détenu
régulièrement pour leur donner des nouvelles, utiliser nos informations et nos
appréciations pour parler aux autorités, et aussi pour faire comprendre aux gens que ce
n'est pas la fin du monde d'être en prison. Ainsi, nous renforcerions le travail du CIRC.
Il n'est pas normal que seul le CIRC parle des mauvais traitements aux autorités.
A moins que nous ne soyons prêts à examiner à fond les différents cas nousmêmes, nous pouvons difficilement aller dire aux autorités : "Dites-nous si cette
personne est coupable ou innocente." Etant donné les circonstances, ce que nous
devrions faire, c'est dire : "Que pouvons-nous faire pour vous aider ? Comment
pouvons-nous vous aider dans votre enquête, pour qu'elle soit effectuée avec
professionnalisme, rapidité et dans l'intérêt de la justice ?" Mais on ne nous encourage
pas à envisager notre travail de cette manière.

La rédaction des rapports : pour qui et dans quel but ?
Beaucoup de temps est consacré à la rédaction des rapports hebdomadaires qui doivent
respecter une formule stricte. De nouveaux formulaires sont sans cesse imprimés.
Aucune souplesse n'est permise. Les informations doivent être fournies conformément à
la dernière formule. Les formulaires se concentrent de plus en plus sur la quantification
des mauvais traitements actuels. Selon une note datée du 27 février, le dernier
formulaire exige des informations sur les questions suivantes :

31

I. Situation des droits de l'homme dans le secteur
A. Génocide
B. Violation du droit à la vie : exécutions extrajudiciaires et morts
suspectées
C. Violation du droit à l'intégrité et à la sécurité personnelle
D. Violation du droit à la propriété
E. Violation de la liberté d'expression et d'association
II. Personnes Déplacées Intérieurement (PDI)
III. Violations contre les personnes qui reviennent dans le pays
IV. Violation des droits de l'enfant
V. Prisons et centres de détention
VI. Assistance technique
Réhabilitation du système judiciaire
Enseignement des droits de l'homme
VII. Relations avec les autorités
A. Autorités militaires
B. Autorités civiles
judiciaires
administratives
C. ONG
ONG locales
ONG internationales
VIII. Impact de la mission
On demande également à chaque équipe d'inscrire, chaque semaine, le nombre
de représentants des droits de l'homme et de volontaires des Nations Unies que compte
l'équipe, ainsi que le nombre de véhicules et "autres détails logistiques appropriés".
L’équipe doit aussi fournir :
*

Un rapport sur les développements généraux ayant des conséquences sur
la situation des droits de l'homme.

*

Un rapport sur la situation des droits de l'homme et les détails de quatre
ou cinq incidents majeurs illustrant les tendances particulières dans la
préfecture et/ou dans le pays pendant la semaine.

*

Un rapport complet sur les mesures prises par la HRFOR pour chaque
incident et, si aucune mesure n'a été prise, elle doit s'en expliquer.

32

De plus, il existe un autre formulaire hebdomadaire demandant les informations
suivantes. Les observateurs sont censés remplir les deux formulaires.
Personne chargée du rapport :
Nombre de membres dans l'équipe
Emplacement des bureaux sur le terrain
Communes, villages visités
Nombre de visiteurs
Nombre d'interviews de civils
Nombre de cas de violations des droits de l'homme rapportés à l'équipe
Résumés
Problèmes de sécurité
Problèmes des ONG
Problèmes divers
Logistique :
Problèmes de matériel
Problèmes liés au personnel
Les rapports sont soumis au chef d'équipe qui les envoie à Kigali, d'où ils sont
envoyés à Genève. Personne ne voit l'intérêt de ces rapports. Une observatrice a
expliqué pourquoi elle pensait que c’était une perte de temps :
Je rédige le moins de rapports possible parce que je ne comprends pas pourquoi on nous
demande de les faire. Oui, Genève nous contacte parfois pour nous dire de nous
concentrer plus sur ceci et moins sur cela. Et alors ? Je ne vois toujours pas l'intérêt de
rédiger ces rapports. Qui les lit ? Où vont les informations ? Qui utilise les informations
et dans quel but ?

Un autre observateur s'est plaint à son chef d'équipe du temps perdu à remplir les
formulaires. Son chef lui a dit : “Inventez ce que vous voulez. Après tout, personne ne
les lit.”
Le parti pris politique
En février, un journaliste du Messager s'est fait tabasser dans un bar de Nyamirambo,
un quartier de Kigali. La même semaine, un survivant du génocide de Gikongoro a été

33

assassiné, dans le même quartier, après avoir informé des habitants de la région qu'il
avait reconnu des tueurs de Gikongoro qui s'étaient réfugiés là-bas. La mission ne s'est
pas préoccupée de la mort de ce survivant. En revanche, elle a consacré toute son
attention au journaliste qui s'était fait tabasser, suite à une série d'articles diffamatoires
contre divers individus et de virulents articles anti-APR. Un observateur ayant vu
l'ONU faire des pieds et des mains pour "protéger" ce journaliste a rapporté ses
réactions :
Trois rapporteurs de l'ONU ont travaillé sur cette affaire ainsi que des observateurs
militaires de l'ONU. Certains membres de l'équipe médico-légale néerlandaise de l'ONU
y ont également participé. Tout le monde discutait de l'affaire à la radio de l'ONU.
Parmi les personnes chargées de l'enquête, personne ne savait ce que le journaliste avait
écrit puisque le journal paraissait en kinyarwanda. Ils n'ont pas jugé utile de faire
traduire les articles alors que nous disposions de traducteurs. Comme ils croyaient tous
que le journaliste s'était fait tabasser par l'APR à cause de ses articles et que l'affaire
faisait beaucoup de bruit, nous les avons fait traduire par des Rwandais. Dans mon pays
et dans les pays de la plupart des gens qui participaient à cette opération, on peut être
poursuivi en justice pour de tels articles. Bien sûr, cela ne justifie pas que l'on tabasse le
responsable, quel qu'il soit. Mais ce que le journaliste avait écrit ou qui s'était vengé de
lui n'avait pas d'importance. Tout ce qui les intéressait, c'était de faire le lien entre sa
critique envers l'APR et l'incident. Ce n'est pas notre travail de protéger les gens. Alors
pourquoi protégions-nous cet homme ?

Ces affaires illustrent trois types de parti pris qui se chevauchent : l'élitisme - un
journaliste est plus important qu'un paysan, le caractère sensationnel - un journaliste fait
toujours plus de bruit -, et le parti pris contre l'APR.
Les arrestations et les détentions : quelle est la responsabilité de l'HRFOR ?
Le rôle de la HRFOR dans les arrestations et les détentions ordonnées par le
gouvernement du Rwanda est important. Il faut trouver un équilibre entre la nécessité de
soutenir les arrestations d’un nombre très important de personnes ayant participé au
génocide et les violations des procédures judiciaires qui doivent être minimisées.
Le gouvernement du Rwanda n'a pas d'autre alternative que d'arrêter ceux qui
sont soupçonnés de participation active au génocide. C'est non seulement une obligation
judiciaire et un devoir moral, mais aussi la seule façon de réprimer les meurtres de
vengeance en masse. Pour le gouvernement, les Rwandais et la communauté
internationale, il est urgent de mobiliser les ressources humaines et financières pour
assurer que les coupables soient punis, les innocents protégés et que l'on pose les
fondations d'un système judiciaire, politique et moral qui renforcerait la réconciliation
et rendrait un autre génocide impensable.
Par nécessité, c'est l'APR qui a procédé à la plupart des arrestations. Il n'y a eu
aucune autre police pour arrêter les individus soupçonnés de participation au génocide.
Dans la plupart des préfectures, la gendarmerie, qui compte 200 gendarmes, n'a pas été
déployée avant décembre 1994. Les gendarmes sont presque tous des soldats de l'APR
qui n'ont pas nécessairement une grande expérience en tant qu'îlotiers en temps de paix.
Au lieu d'aider le Rwanda à développer un système capable de réagir à ce problème

34

grave de façon juste et efficace, la HRFOR semble plus encline à donner un maximum
d’immunité préventive aux éventuels assassins.
L'ironie de la situation est que le refus de la HRFOR de faire face à la réalité du
génocide a transformé de nombreux observateurs en protecteurs d'hommes et de
femmes accusés de génocide. Les nouvelles d'arrestations sont généralement accueillies
avec un haussement d'épaules et une certaine incrédulité face à "de continuelles
arrestations d'innocents", attitude qui affaiblit les jugements informés sur les
arrestations et rend impossible une évaluation objective de la situation globale.
Dans de nombreux entretiens accordés à African Rights, il s'est avéré que le
souci principal des observateurs en matière de droits de l'homme concernait
invariablement ce que l'on appelle les arrestations "arbitraires". L'emploi du terme
"arbitraire" est important et crée une confusion considérable entre son sens juridique
strict, "non conforme au règlement de la procédure" et son sens général, "sans
discrimination, au hasard".
Les documents officiels de la HRFOR emploient "arbitraire" au sens juridique.
Au sujet des arrestations liées au génocide, le Programme complet de coopération
technique pour les droits de l'homme au Rwanda a fait l'analyse suivante :
Presque tous ces individus ont été arrêtés d'une manière qui n'est pas conforme à la loi
rwandaise. Ceci pose un grave problème : ainsi, la plupart des arrestations et des
détentions ont été arbitraires.

Plus loin dans le document, on peut lire :
C'est l'APR qui a procédé à la plupart des arrestations car la gendarmerie nationale n'a
pas été déployée sur une grande échelle avant décembre 1994. Les soldats ont effectué
ces arrestations sans avoir reçu de formation approfondie en matière d'enquête
criminelle. Alors que de telles arrestations étaient liées aux circonstances, elles n'avaient
peu, et même aucune justification légale. Les Accords d'Arusha donnent des pouvoirs
supplémentaires à la gendarmerie nationale pour qu'elle participe à l'enquête, mais la
procédure fondamentale, qui consiste à obtenir un mandat d'arrêt avant de mettre le
suspect en garde à vue, est obligatoire.
Les défauts de procédure dans presque toutes ces arrestations pourraient poser
des problèmes pour la partie plaignante. Ils pourraient sérieusement compromettre les
efforts faits jusqu’à présent et avoir pour conséquence une impunité de facto pour les
assassinats.

Les observateurs ont une attitude plus directe : les arrestations "arbitraires" sont
inadmissibles, un point c'est tout. Quand on leur a demandé comment ils savaient que
les arrestations étaient arbitraires, pas un seul rapporteur n'a pu prouver qu'il avait
effectué des recherches minutieuses pour chaque cas, en interrogeant la victime, les
accusateurs, les témoins indépendants, en inspectant les lieux du crime etc... La plupart
du temps, les "preuves" se réduisaient au fait que le détenu était un représentant du
gouvernement qui avait fait des études ou un employé local d'une agence de l'ONU,
d'une organisation internationale, d'une ONG ou de la MINUAR, ou leurs parents ou
amis proches. Avoir fait des études semble être une preuve valable que ces détenus
n'ont pas, selon un représentant de l'ONU, "une aura de criminel." L'élitisme de la
HRFOR est illustré par le fait que les plaintes et les interventions relatives aux
35

arrestations concernent généralement les représentants de l'administration locale et le
personnel local de l'ONU et des ONG, rarement des paysans sans instruction.
Selon les règlements des prisons, des tribunaux et des postes de police en temps
de paix en Suisse, aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, il est indéniable que les preuves
écrites contre de nombreux détenus sont minces. Cela peut être une preuve d'innocence
ou cela peut refléter le manque de ressources humaines et financières nécessaires pour
entreprendre une enquête approfondie et préparer les preuves de manière plus
professionnelle.
Le système judiciaire ne fonctionnant pas au Rwanda, la plupart des arrestations
sont, par définition, illégales selon le droit international. La responsabilité de la HRFOR
et la promesse qu'elle a faite était d'aider le Rwanda à établir un système judiciaire qui
fonctionne et protège les innocents. Au lieu de cela, la mission a consacré ses précieuses
ressources, son temps et son pouvoir à sournoisement critiquer le gouvernement du
Rwanda et à attirer l'attention sur le fait que le Rwanda, comme tout autre pays du
monde, n'a pas de système d'enquête ou judiciaire capable de juger les responsables du
génocide.
La HRFOR a été créée parce que le Rwanda compte peu d'hommes et de
femmes ayant les compétences et l'expérience nécessaires et aussi parce que le pays ne
possède pas les infrastructures et les ressources adéquates. Une des principales
responsabilités de la HRFOR consiste à fournir cette assistance. Elle n'y est pas
parvenue. En fait, la HRFOR entrave les efforts du gouvernement du Rwanda et fait
donc reculer les objectifs de justice et de stabilité politique. La crédibilité de la HRFOR
est si faible que de nombreux Rwandais ne voient guère plus en elle qu'une équipe de
défense pour les accusés.

36

ETABLIR UN CLIMAT DE CONFIANCE :
LA RHETORIQUE ET LA REALITE
Pour la HRFOR, établir un climat de confiance est très important pour une bonne et
simple raison : aucun aspect de son mandat ne peut être exécuté, à moins que la mission
n'établisse de bonnes relations de travail avec les représentants du gouvernement aux
niveaux national et régional, avec les autorités militaires et la population dans son
ensemble. La HRFOR ne peut pas jouer un rôle constructif en encourageant le retour
des personnes déplacées à l’intérieur du pays ou des réfugiés sans jouir de la confiance
des autorités rwandaises. Elle ne peut encourager la recherche de la vérité et de la
justice quant aux affaires relatives au génocide sans avoir établi un climat de confiance
avec les survivants du génocide. Elle ne peut contribuer à un rapprochement entre
l'armée et certains groupes méfiants de la population si elle n'a pas la confiance des
autorités militaires. Elle ne peut être d'aucune assistance réelle aux détenus si elle
s'aliène le gouvernement et l'armée, ceux-là même qui ont le pouvoir de décider de leur
sort.
Gagner la confiance de tous nécessite un certain bon sens politique tout en
faisant aussi preuve de politesse, en prenant des initiatives diplomatiques quand le
gouvernement est concerné. Le Haut Commissaire aux des Droits de l'Homme a
effectué sa première visite au Rwanda depuis que le nouveau gouvernement est arrivé
au pouvoir seulement fin mars. M. Clarance s'est montré peu enthousiaste à rencontrer
les représentants du gouvernement, une erreur retrouvée à tous les niveaux de la
mission. Par exemple, l'équipe de Kigali qui est arrivée en septembre/octobre n'a pris
aucune initiative pour voir le préfet de la ville avant le 6 février.
Le 1er février, M. Clarance a déclaré à un représentant d'African Rights à
Gisenyi que le "gouvernement était content de la mission." En fait, le gouvernement est
loin d'être content de la HRFOR. Le président, Pasteur Bizimungu, a rencontré M.
Clarance en compagnie du Représentant Spécial du Secrétaire Général, M. Shaharyar
Khan, le 23 mars. Sa sévère critique envers la HRFOR a été diffusée le même jour sur
Radio Rwanda.
Un représentant haut-placé a décrit les méthodes de la HRFOR au gouvernement
comme "vraiment erronées" et leur compréhension des problèmes politiques comme
"limitée." Il s'est expliqué :
Les rares fois où ils nous contactent, c'est pour nous donner des instructions. Nous ne
pouvons l'accepter. S'ils voulaient sincèrement nous aider, ils devraient venir nous voir
pour connaître nos besoins. Ils devraient ensuite effectuer des recherches sérieuses et
vérifier les faits au lieu de se contenter de dires non vérifiés.
Nous les voyons à l'œuvre, et nous ne pensons pas qu'ils puissent nous
apprendre quoi que ce soit. Ils ne savent pas ce qu'ils font eux-même. Ils ne vérifient pas
leurs informations par recoupement avant de les transmettre, alors que les accusations
sont très sérieuses. Ces rapports alarmistes sont envoyés à Genève, et de là à New York.
Ils sont utilisés pour décider des prêts et des aides qui seront accordés au Rwanda. Ce
que nous les voyons faire ne nous aide pas. Cela démolit notre travail.

37

Ils disent qu'ils sont venus sur place pour établir un climat de confiance dans le
pays. Comment peuvent-ils le faire alors que les personnes responsables de cette
opération manquent de confiance en elles pour venir discuter ouvertement des choses
avec le gouvernement ?
Ils parlent de justice comme si la justice était une question de bureaux et de
chaises. Le fait qu'ils voient la justice d'une façon aussi technique est dangereux car c'est
susceptible de faciliter les lacunes qui ont contribué à la préparation du génocide. Ils se
disent avocats pour la plupart. Ils passent leur temps à taxer d'arbitraire des arrestations
qu'ils ne nous aident pas à étudier ou à résoudre. Ils poussent constamment le
gouvernement à éviter la surpopulation des prisons et à accélérer les enquêtes et les
jugements. Ils sont là depuis des mois et qu'ont-ils fait pour nous aider dans ce domaine
? Rien. Malgré toutes leurs compétences et leurs ressources, ils n'ont classé aucune
affaire. Plus d'un million de personnes sont mortes. Le nombre de personnes devant être
arrêtées pour ces crimes est forcément élevé. Au lieu de gaspiller leurs ressources
comme ils le font, pourquoi ne les donnent-ils pas au gouvernement qui pourrait s'en
servir pour améliorer les procédures d'arrestations et les conditions de détention ? Ils ne
partagent pas leurs ressources ou leurs informations avec le gouvernement. En fin de
compte, le gouvernement est obligé de faire son travail sans les effectifs ni les
ressources dont il a besoin. Et en plus, ils nous critiquent.
La réaction de la plupart des observateurs face aux arrestations montre les
limites de leur compréhension de la situation au Rwanda. Ils parlent de l'anxiété de la
population causée par les arrestations. Ils ne considèrent l'insécurité que par rapport à un
détenu particulier. Compte tenu du génocide, il y aurait, en fait, encore plus d'insécurité
s’il n’y avait pas d’arrestations. En pensant au détenu, ils semblent oublier ceux qu'il a
peut-être tués. Ils sont très préoccupés par les personnes déplacées à l'intérieur du pays
mais ils ne viennent jamais nous parler des survivants du génocide. Au lieu de cela, ils
protègent des gens accusés d'y avoir participé. Certains criminels se servent d'eux de
manière stratégique. Comment peuvent-ils dire qu'ils contribuent à la sécurité alors
qu'ils ont parfois même transféré des suspects accusés de génocide d'un endroit à un
autre pour les aider à s'échapper ?
La plupart d'entre eux n’ont pas d'idée claire sur ce que leur mission est venue
faire au Rwanda. Alors pourquoi viennent-ils ici en tant que spécialistes des droits de
15
l'homme pour nous enseigner quelque chose ? Nous enseigner quoi ?

Au-delà de la question du respect et des bonnes manières, il semblerait qu'une
relation ouverte et constructive avec les diverses branches du gouvernement, y compris
le ministère de la justice, les gendarmes et le personnel du ministère de la défense serait
dans l'intérêt de la HRFOR. Une meilleure compréhension des problèmes de sécurité
aiderait la HRFOR à remplir son mandat. Compter uniquement sur la MINUAR pourrait
expliquer les limites qui apparaissent dans l'évaluation de la HRFOR quant à la situation
politique/militaire au Rwanda et dans les pays voisins.
Le manque de respect pour les autorités gouvernementales est surtout apparent à
Kibungo. Dans un entretien avec African Rights, le préfet, Protais Musoni, a donné un
grand nombre d'exemples du comportement sans tact ni diplomatie de l'équipe de
Kibungo. Récemment, un des observateurs, Mario Ibarra, a menacé d'emprisonner le
conseiller municipal de Kigarama après une dispute sur le sort d'un homme accusé
d'avoir participé au génocide. Ebahi, le préfet a demandé :

15

Interviewé à Kigali, le 26 mars 1995.

38

Vous imaginez des observateurs des droits de l'homme de l'ONU menaçant
d'emprisonner les gens ? Et cet homme nous dit fièrement qu'en plus d'être un
observateur des droits de l'homme, il est membre de la Commission des Droits de
16
l'Homme de l'ONU ?

Au dépit des officiels municipaux, cette scène a eu lieu devant la population,
atterrée de voir le comportement insultant de ce rapporteur. Leur réaction a été de
tourner leur colère vers le suspect qu'ils ont battu. C'est un bourgmestre furieux qui a
emprisonné le suspect, après quoi, selon le préfet, M. Ibarra s'est rendu dans la
commune “dans tous ses états. On m'a dit que Mario était hors de lui, disant que nous
avions même décidé de tuer tous les Hutus etc...” Le sous-préfet a ensuite amené des
témoins pour rencontrer M. Ibarra, des personnes qui avaient accusé le suspect d'avoir
essayé de les tuer pendant le génocide. Le jour de son entretien, le 22 mars, le préfet
attendait toujours la version écrite des faits de M. Ibarra.
Etant donné la situation, il est peut-être inévitable que de sérieux malentendus
soient causés par des incidents peu importants, au départ, mais qui dégénèrent
rapidement en conflits graves. Le dernier représentant à se plaindre du comportement de
l'équipe de Kibungo est l’adjoint du bourgmestre de la commune de Mugesera. Il roulait
en vélo derrière leur voiture. Pour une raison inconnue, cela les a énervés et ils ont
décidé de le prendre en photo. Une querelle a eu lieu après que l’adjoint du bourgmestre
se soit plaint de cette photo prise sans sa permission. Il a exigé qu'ils lui donnent le
négatif, mais ils ont refusé. Le bourgmestre de Mugesera a interdit à M. Ibarra l'accès à
sa commune jusqu'à ce que le négatif soit rendu à l'adjoint du bourgmestre.
Le préfet n'est pas le seul à manifester sa désapprobation. Dans une lettre récente
au ministre de la justice, le procureur de Kibungo, Yohani Batisita Mushumba a écrit :
Après avoir observé la conduite inconvenante de certaines organisations internationales
installées à Kibungo, en particulier la MINUAR et le groupe des droits de l'homme, il
est clair que ces organisations ne sont pas à la hauteur, ne font pas leur travail, mais au
contraire causent une certaine anxiété à Kibungo ou font tout ce qu'elles peuvent pour
semer la discorde dans les divers niveaux de l'administration.

M. Mushumba a ensuite cité quelques exemples de personnes accusées de
complicité dans le génocide que l'équipe de Kibungo a aidées à échapper à la justice.
(Voir le passage ci-dessus sur la "protection d’assassins présumés"). Il a continué :
Après avoir vu des membres du groupe des droits de l'homme à Kibungo causer une
certaine insécurité dans certaines communes telles que Kigarama ou Mugesera où ils
ont terrorisé les autorités municipales au point de les menacer, de les emprisonner...
Après avoir vu que tous ces exemples illustrent les mauvaises méthodes de
travail..., les mauvaises relations qui existent entre eux et les autres sections de
l'administration de Kibungo, à la fois le gouvernement local et les autorités judiciaires,
et [après avoir vu] l’insécurité qu'ils ont causée... Pour toutes les raisons ci-dessus :
Nous demandons, Monsieur le ministre de la justice, que vous et les autres
ministres concernés preniez d'urgence de sérieuses mesures contre les représentants de
ces organisations internationales.
Nous demandons que les représentants du groupe des droits de l'homme de
Kibungo soient remplacés par d'autres capables de faire du bon travail.
16

Interviewé à Kibungo, le 22 mars 1995.

39

Tous les observateurs ont posé la même question : "Pourquoi sommes-nous si
décidés à travailler contre le gouvernement au lieu de coopérer avec lui ?" Lilian, qui
incrédule se tenait la tête entre les mains au cours d'une longue conversation, a soulevé
des points pertinents :
Je ne vois pas de quelle manière nous pouvons accomplir quoi que ce soit si nous ne
tissons pas des liens avec les gens de ce pays - le gouvernement, l'armée, les
organisations de défense des droits de l'homme locales, les ONG locales, la population
dans son ensemble. Mais comment pouvons-nous le faire ? Mon chef d'équipe m'a
interdit de faire quoi que ce soit qui pourrait créer des relations avec la population. Il
m’a interdit d'avoir des contacts avec l'APR et a exclu les contacts avec les
organisations et la population rwandaises. Il considère le temps passé avec eux comme
du "bavardage". Comment puis-je aider à désamorcer des crises, à faire avancer les
choses sans parler avec les gens ? Si je ne consacre pas de temps à créer des liens avec
les gens, comment puis-je comprendre ce qui retarde les progrès et où sont les
problèmes? Je ne peux pas m'attaquer à une situation et tout critiquer aussitôt. Mais c'est
ce qu'on attend de moi.

Selon un observateur, “la mission est dominée par un mot d'ordre du style
'coinçons le gouvernement'“.
Depuis quelque temps maintenant, la HRFOR se concentre essentiellement sur
le contrôle de la situation actuelle. Aucun effort soutenu n'a été fait pour aider le
gouvernement à réagir aux faiblesses auxquelles il est confronté et commencer à
éliminer les causes des problèmes. Au lieu de cela, la HRFOR se consacre presque
exclusivement à établir des listes des incidents actuels. C'est non seulement une
déformation de tout le contexte des droits de l'homme, mais cela reflète aussi l'état
d'esprit d'une organisation si désireuse de découvrir des erreurs que la recherche de
solutions ne l'intéresse pas. Comme beaucoup de ses collègues, Monique a critiqué les
méthodes de la HRFOR :
A mon avis, cette mission contribue à l'instabilité au Rwanda. Si l'on passe son temps à
constituer une base de données d'incidents, on perd de vue le but du travail qui devrait
être d'améliorer la situation. S'il y a un problème, il ne suffit pas de découvrir qui en est
responsable, que ce soit les autorités civiles ou l'APR. Bien sûr, il faut que nous
découvrions qui ne fait pas son travail pour rectifier la situation.
Mais il y a d'autres questions qui devraient être posées et que nous ne posons
pas. Par exemple, il y a une chose que je veux savoir : avons-nous vraiment parlé à la
personne qui est responsable ? Si tel n’est pas le cas, pourquoi ? Est-ce que le fait que
nous ne lui ayons pas parlé signifie que nous n'avons pas d'assez bonnes relations avec
elle ? Si oui, pourquoi ? Et que pouvons-nous, que devrions-nous faire pour remédier à
cela ? Ces questions ne sont pas posées parce qu'on ne ressent pas la nécessité
d'entretenir de bonnes relations avec la population, ce qui serait un pas en avant pour
résoudre les problèmes.

Elle a souligné un autre obstacle à la résolution des problèmes.
Le refus de reconnaître que les autorités ont rectifié des erreurs est un autre obstacle.
Cela n'intéresse pas la mission de remarquer les mesures qui ont été prises. Comment
une attitude toujours aussi négative peut-elle favoriser de bonnes relations ? Pourquoi
avons-nous cette attitude ? Cela ne nous aide certainement pas à être efficaces.

40

De plus, ces listes d'incidents compliquent le travail des rapporteurs qui
s'occupent d'autres aspects du mandat tels que l'administration de la justice et
l'enseignement des droits de l'homme. Une observatrice a expliqué sa situation :
J'ai du mal à faire avancer les choses. J'essaie de m'assurer que l'APR, la gendarmerie,
les représentants du gouvernement au niveau de la préfecture et au niveau municipal,
ainsi que la HRFOR coopèrent. Mais comment est-ce possible quand on demande aux
autres membres de mon équipe de consacrer leur temps à établir des listes de toutes les
erreurs commises par l'APR et les gendarmes ? Pourquoi ne pas plutôt les aider ? Non
seulement cette méthode est mauvaise en soi, mais elle ne fait rien non plus pour
encourager les autorités militaires et civiles à travailler ensemble.

Retards d'ouverture des bureaux
En raison des retards d'ouverture des bureaux, il est pratiquement impossible pour la
population dans son ensemble de connaître l'existence des rapporteurs. Lorsque l'on a
interrogé un grand nombre de personnes dans tout le Rwanda sur le travail et l'impact de
la mission, ils avaient l'air tout à fait étonnés. La plupart de ceux qui étaient informés de
la présence de la HRFOR ne parlaient, en général, que de leurs 4 x 4.
A partir de mi-mars, Kibuye, la préfecture la plus ravagée par le génocide, s'est
retrouvée sans bureau. Les observateurs travaillaient dans une pension de famille au
bord du lac, bien loin du centre-ville. L'équipe de Gisenyi avait installé ses "bureaux",
jusqu'à récemment, à l'Hôtel Méridien situé dans le quartier le plus chic de Gisenyi.
Loin du centre-ville, il aurait était inaccessible aux habitants ordinaires, même s'ils
avaient connu l'existence de la HRFOR. Le bureau de Cyangugu n'a ouvert que début
mars. Avant, les membres de l'équipe travaillaient dans leurs chambres dans une
pension de famille qui appartenait à l'Eglise catholique, en haut d'une colline pentue,
située à des kilomètres du centre-ville de Kamembe. Jusqu'à février, il n'y avait pas de
rapporteurs à la préfecture de l'agglomération de Kigali, encore moins un bureau.
A partir de fin mars, il n'y avait plus ni observateur ni bureau dans la région de
Byumba. Depuis décembre, un membre de l'équipe de Gisenyi s'y est rendu environ une
fois par semaine pour travailler avec le préfet et les autorités locales sur les procédures
d'arrestations et de détentions. Jusqu'à récemment, au lieu de chercher un local, l'équipe
de Butare avait préféré utiliser une salle de réunion du camp de la MINUAR, protégé
par des barreaux et gardé par des soldats en uniformes. En dehors de Kigali, seule
l'équipe de Gikongoro avait considéré qu'il était urgent de trouver un local grâce à
l'initiative personnelle de l'ancien chef d'équipe, Adam Stapleton. Un observateur a
commenté :
La population n'est pas consciente de notre présence. Comment peut-elle l'être ? Nous
n'avons pas de bureau et notre chef d'équipe refuse de faire un effort pour en trouver un.
J'ai demandé qu'on me donne la responsabilité d'en ouvrir un. Cela m'a été refusé. Il ne
s'agit pas d'un problème d'argent parce que nous avons un budget pour cela. Nous avons
même tout le matériel de bureau qui n'a plus qu'à être déballé. Il s'agit d'un manque de
volonté politique qui illustre le fait que nous ne sommes pas là pour servir la
population. Que doit-elle faire ? Frapper aux portes de nos chambres ? Parce que c'est là
que nous travaillons.

41

Pendant plusieurs mois, il n'y avait pas de bureaux mais le nombre de véhicules
était également insuffisant. Les observateurs n'étaient donc ni disponibles ni efficaces.
La facilité avec laquelle les observateurs sont mutés d'une préfecture à une autre,
avec un préavis très court et généralement sans explication, compromet également le
réseau de relations qu'ils avaient établi et il est donc difficile pour la mission d'avoir un
impact institutionnel. Les observateurs comme les représentants du gouvernement,
d'organisations internationales et d'ONG se sont amèrement plaints que les mutations
continuelles rendaient le suivi difficile et les mettait dans une position délicate vis-à-vis
de la population locale. Un observateur muté trois fois, sans raison donnée, a commenté
:
La vitesse avec laquelle les rapporteurs sont mutés est inacceptable pour les
représentants du gouvernement et de l'armée, de même que pour la population locale.
On fait des promesses que l'on ne peut pas tenir.

Comme d'autres, John a refusé d'être muté après avoir passé quatre mois à
établir des contacts dans une préfecture. Le responsable et son adjoint sont restés
insensibles à son argument, à savoir qu'une mutation soudaine aurait des conséquences
professionnelles et politiques négatives pour la HRFOR. Il a tiré les mêmes conclusions
qu'un grand nombre de ses collègues :
Clarance n'a rien fait pour établir des contacts au niveau national. Il ne voit donc pas
pourquoi il devrait prendre la peine d'établir des contacts au niveau régional.

Fin mars, de nombreux observateurs s'inquiétaient de la décision de muter le
membre de l'équipe de Butare qui avait le plus d'expérience pour devenir un
"représentant du protocole", un poste qui n'avait jamais existé jusque-là.

42

LE PROGRAMME DE COOPERATION TECHNIQUE :
LA COOPERATION AVEC LE GOUVERNEMENT
REJETEE ET QUALIFIEE DE "COLLABORATION"
L'objectif principal de la visite, en mars, du Haut Commissaire, M. José Ayala Lasso,
est de chercher à obtenir un financement, s'élevant à la coquette somme de 23 millions
de dollars US, en vue de venir en aide au Programme complet de coopération technique
pour les droits de l'homme au Rwanda, sur une période de deux ans. “Le programme",
écrivait-il dans une lettre, datée du 13 mars, envoyée à des donateurs potentiels, “décrit
les besoins minimums nécessaires au Rwanda pour évoluer vers la justice et la
réconciliation”. Au cœur de la proposition se trouvent des projets pour renforcer
l'administration de la justice, promouvoir l'enseignement des droits de l'homme et
établir un projet de défense juridique qui permette à des organisations de défense des
droits de l'homme, locales et non gouvernementales, d'apporter aux prévenus une
assistance judiciaire.
Un document de 55 pages, ambitieux et impressionnant sur le plan technique, a
été préparé par le Programme de coopération technique de la HRFOR, qui servira de
base aux discussions que M. Ayala Lasso aura avec les donateurs. Des discussions ont
déjà eu lieu, à Kigali, entre la HRFOR et les ambassades occidentales. Dans sa lettre du
13 mars, M. Ayala Lasso écrivait :
L'attention s'est concentrée, à juste titre, sur la réhabilitation du système judiciaire.
Cependant il ne faut pas négliger l'importance de l'enseignement des droits de l'homme.
Ce programme complet inclut une composante sur des projets d'enseignement des droits
de l'homme pendant deux ans dont le coût est estimé à près de deux millions de dollars
US.
Il a été proposé qu'une partie substantielle de cette aide soit donnée directement
au gouvernement rwandais sous la forme de projets de coordination bilatéraux et
multilatéraux... Il est essentiel que nous répondions, sans aucun délai, à la situation
d'urgence qui prévaut au Rwanda. Le programme fournit une structure pour
l'intervention des donateurs. Plus important encore, mon opération de terrain apporte la
structure nécessaire pour que les ressources soient envoyées, de façon efficace, à ceux
qui en ont le plus besoin, par exemple, au niveau du gouvernement local.

Le Programme de coopération technique est le seul service de la HRFOR qui ait
véritablement fait des efforts sérieux pour travailler avec le gouvernement du Rwanda
dans le domaine de l'administration judiciaire et de l'enseignement des droits de
l'homme. M. Todd Howland, qui dirige le service, est l'un des rares membres du
personnel de la HRFOR à la fois qualifié, compétent et expérimenté. Il s'est efforcé,
avec ténacité, de faire de la HRFOR un instrument capable de jouer un rôle constructif.
Mais M. Howland est perçu comme un "obstructionniste" par ceux qui
considèrent la HRFOR comme un outil visant à saper la capacité du gouvernement à
administrer la justice. Lors d'une réunion qui s’est tenue à Kigali en janvier, il fit
"l'erreur" de suggérer que la mission partage les informations sur le génocide avec le
gouvernement du Rwanda. Il reçut l'ordre de se taire par un collègue qui, depuis, a
dévolu une énergie considérable à se lier d'amitié avec des soldats de l'APR dans le but
précis de découvrir les informations "transmises" à l'APR par M. Howland.

43

Un rapporteur a commenté :
Aux yeux des personnes qui font fonctionner cette mission et aux yeux de bon nombre
de rapporteurs, Todd a commis un pêché capital. Il croit que la HRFOR peut, et en fait
doit, travailler avec le gouvernement.

C'est ainsi qu'un rapporteur a résumé l'hostilité qui a miné l'unique aspect de la
mission qui pouvait être positif. Pour souligner les efforts engagés visant à marginaliser
le programme, plusieurs rapporteurs ont déclaré à African Rights qu'un fonctionnaire
haut placé, au moins, s'y réfère ouvertement comme étant "l'unité de collaboration
technique" ou "l'unité de crotte technique".
Il faut trouver des moyens créatifs pour soutenir les aspects positifs du
Programme complet, en particulier les projets de fournir au gouvernement une aide
pratique sous forme de moyens de transport, d'équipements de bureau ; de formation
d'enquêteurs, procureurs et juges, de la gendarmerie, de l'armée, et des fonctionnaires
du gouvernement local ; de réhabilitation des tribunaux et des bâtiments de la police. Il
faut également encourager les investisseurs, les procureurs et les juges étrangers à venir
travailler sur des cas et à offrir une formation professionnelle. Le Rwanda a
désespérément besoin de cette aide, et ce le plus rapidement possible.
Malheureusement, le Programme de coopération technique ne peut remplir ces
tâches que s'il n'est pas séparé de la HRFOR dans son ensemble. Si l'on considère la
HRFOR dans sa constitution actuelle, tout porte à croire que l'argent des donateurs,
soutenant la proposition qui a été indiquée dans ses grandes lignes, sera gaspillé. Le
manque de direction politique, et d'impartialité, l'absence d'aptitude à la gestion et,
surtout, le refus de travailler avec le gouvernement et l'armée dans un esprit de
coopération, ont rendu une coopération positive et soutenue de la part du Programme de
coopération technique impossible. Il serait éventuellement possible de le faire si une
refonte en profondeur de la HRFOR était entreprise et si des personnes compétentes,
expérimentées et responsables étaient nommées pour diriger l'organisation au niveau
politique. En attendant que cela se fasse, nous pensons que soutenir ce programme ne
fera que retarder l'application de la justice au Rwanda, causant, par là même, une
instabilité politique supplémentaire.
L'absence d'un contexte politique
La proposition de Coopération technique, telle qu'elle est, présente des problèmes
supplémentaires. Il s'agit d'un document technique écrit dans un contexte de vide
politique. Il a déjà été noté que le Programme de coopération technique ne saisit pas les
conséquences et les implications politiques plus larges du génocide et propose, de plus,
une analyse troublante des arrestations et détentions actuelles.
Plusieurs rapporteurs, qui considèrent le travail sur le génocide comme
prioritaire, pensent que l'accent que le Programme porte sur la collecte de ressources en
a fait l'otage des forces puissantes de Genève et de Kigali, forces désireuses de mettre
de côté la question du génocide. Un rapporteur a fait le commentaire suivant :

44

Même si le Programme de coopération technique inclut une approche intégrée, la
politique des équipes sur le terrain visant à chercher à obtenir de l'argent à Genève pour
leur programme ambitieux les ont forcées à remettre à plus tard toute recherche centrée
sur le génocide. Donc, pendant tous ces mois où elles ont essayé d'obtenir l'accord de
Genève sur ce projet, les équipes sur le terrain se sont concentrées sur les mauvais
traitements actuels.

Les représentants sur le terrain du Programme de coopération technique ont
essayé de coopérer avec les officiels du gouvernement local, ainsi qu'avec la
gendarmerie et l'armée pour reconstruire l'administration judiciaire et pour rendre public
l'enseignement des droits de l'homme. Malheureusement, leurs efforts ont été vains du
fait du manque d'impartialité. Comme le décrit le chapitre ci-dessous intitulé “Partialité
politique : Des efforts concentrés pour "épingler l'APR"”, les rapporteurs impliqués par
cet aspect de la HRFOR se plaignent de l'attitude hostile adoptée par la HRFOR envers
l'APR et la gendarmerie, attitude qui a fait échouer leur chance de succès.
L'une des suggestions mises en avant pour l'avenir est d'organiser des
programmes d'enseignement des droits de l'homme destinés aux forces armées et au
personnel du ministère de la défense. Des milliers de jeunes soldats dans l'armée à
l'heure actuelle ont perdu leur famille entière dans le génocide. Ils ont fait preuve d'une
retenue remarquable. Ces soldats continueront à tenir compte de l'appel à la discipline
lancé par leurs chefs tant qu'ils continueront de croire que leur gouvernement est engagé
à administrer une justice appropriée. Ce sont là les mêmes soldats que le reste de la
HRFOR s'est évertuée à miner. Il est peu probable que les forces armées ou le ministère
de la défense prennent au sérieux l'offre de la HRFOR d’organisation de "séminaires"
qui leur sont destinés.
Justice, pas de séminaires : le défi de l'enseignement des droits de l'homme
Une caractéristique prépondérante des travaux du Programme de coopération technique
- et un thème qui a trouvé une place d'honneur dans la proposition - est : l'enseignement
des droits de l'homme. Dans des circonstances normales, il serait approprié de se
concentrer sur l'enseignement des droits de l'homme. Mais les circonstances ne sont pas
normales dans le Rwanda de 1994/95. Un programme d'enseignement des droits de
l'homme, utilisant les structures de la société civile, suppose un rôle positif des
organisations civiques, et des personnes éduquées en général, suppositions que l'on peut
sérieusement remettre en question au Rwanda.
Toutes les couches de la société rwandaise ont été touchées par le génocide. En
l’espace de trois mois, plus d'un million de Tutsis furent tués de la façon la plus cruelle
qui soit par leur gouvernement, leur armée, leur force de police et leurs concitoyens, y
compris leurs collègues et voisins. Pendant cette période, l'ensemble de la machine de
l'état, aussi bien au niveau national qu'au niveau local, s'est évertuée à éliminer du
Rwanda les Tutsis, et des Hutus opposés au programme politique des extrémistes purs
et durs. En plus du gouvernement, des institutions et forces sociales puissantes, telles
que la tête des églises, devinrent complices, soit par une participation directe, soit par
leur manquement à condamner et à se distancier des auteurs du génocide. Chaque
profession est lourdement impliquée dans le génocide de 1994. Les enseignants
participèrent aux tueries en nombres considérables. Des médecins, des assistants
médicaux, des prêtres, des religieuses, des universitaires, des journalistes, des
45

magistrats, des juges, des employés d'agences de l'ONU, d'organisations internationales
et d'ONG tuèrent et encouragèrent les tueries. Ce sont là les faits qui ne peuvent être ni
déniés, ni excusés.
Malheureusement, le Programme de coopération technique est soit mal informé,
soit aveugle devant le rôle critique joué par les personnes éduquées. La proposition
parle du rôle des ONG et de la "société civile" dans la mise en place du programme
d'enseignement des droits de l'homme. La "société civile" au Rwanda n'a pas confronté
sa propre participation au génocide. À moins qu'elle ne soit prête à le faire, et jusqu’à ce
qu'elle le fasse, il est difficile de voir comment elle peut jouer un rôle constructif et
efficace à transmettre les valeurs - vérité, justice et impartialité - qui sous-entendent un
engagement envers les droits de l'homme.
Le génocide de 1994 fut rendu possible par la culture, prévalente au Rwanda, de
l'impunité et du silence. Il y avait eu des massacres avant cela : en 1959, 1963, 1967 et
1973. À partir d'octobre 1990 jusqu'au début de l'année 1993, il y eut une campagne
violente contre les Tutsis, considérés comme les "complices" du Front Patriotique
rwandais (FPR) qui fit des milliers de morts. Il était rare que quiconque fut jamais puni
pour ces crimes. Au contraire, les auteurs principaux ont été récompensés en obtenant
une promotion.
Dans ce contexte, il faudrait mettre l'accent, d'abord et avant tout, sur la justice.
La leçon la plus importante en matière des droits de l'homme pour les Rwandais
(acteurs, victimes et ceux qui laissèrent faire) aujourd'hui, est de prendre conscience que
les violations des droits de l'homme seront dénoncées et sévèrement punies. Pour
atteindre cet objectif, les efforts des Rwandais et de la communauté internationale
devraient se concentrer sur la dénonciation et l’engagement des poursuites judiciaires
contre le crime de génocide. Jusqu'à ce que ceci soit fait, il est difficile de voir l'intérêt
des séminaires et des publications qui parlent de "l'universalité" des droits de l'homme.
Le gouvernement du Rwanda a besoin de ressources substantielles, humaines et
financières, de façon à répondre au crime de génocide et pour élaborer un système
judiciaire qui respecte les droits de l'homme. Il devrait obtenir cette assistance de toute
urgence pour l'aider à contenir le danger présent dans le sentiment croissant de
désespoir et de cynisme quant à la perspective d'une justice.
L'alternative à la HRFOR, en tant qu'organisme rassemblant les fonds destinés
au gouvernement, a fait l'objet de discussions parmi les donateurs au Rwanda, et le
Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a donc été proposé.
Ceci présente des inconvénients majeurs. Tout d'abord, le PNUD est une agence
chargée des questions de développement. Elle ne dispose pas d'expérience substantielle
en matière de droits de l'homme. Elle emploierait, très probablement, des consultants
extérieurs et sous-traiterait l'ensemble du travail au Centre pour les droits de l'homme
basé à Genève, qui est une partie intégrante du bureau du Haut Commissaire aux droits
de l'homme.
En deuxième lieu, il s'agit d'un choix dont les implications politiques sont
sérieuses. Confier au PNUD la remise sur pied de l'administration de la justice du
Rwanda revient à traiter le génocide comme étant un problème de "développement".

46

Comparer l'enquête et la punition du génocide à la reconstruction de routes et de ponts
est profondément troublant. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit là d'une approche qui
convient aux acteurs nationaux et internationaux qui sont déterminés à minimiser le
génocide. C'est pour cette même raison qu'il faut rejeter cette idée.
Enfin, il s'agit d'un processus qui implique un très long facteur temps. Outre le
ministère de la justice, il sera nécessaire d'y impliquer le ministère de la planification
ainsi que le ministère de la réhabilitation. Ce retard aura peut-être pour conséquence
une reprise des troubles politiques.
Pendant que ces discussions et décisions bureaucratiques traîneront en longueur,
il faudra que les arrestations des personnes suspectées d'implication continuent. En
attendant, les prisons et centres de détention, en nombre déjà insuffisant, deviendront
sévèrement surpeuplés, ce qui pourrait avoir de lourdes conséquences pour la santé des
suspects. Il ne fait aucun doute que certains détenus mourront de maladies aggravées
par le surpeuplement. Une fois ce stade atteint, il y aura un tollé et une pression sur le
plan international pour obtenir une amnistie générale. La libération de meurtriers
présumés est non seulement injuste en soi mais elle provoquera aussi une situation
politique explosive au Rwanda qui aura d'importantes conséquences régionales.
La solution satisfaisante ne réside pas dans la HRFOR dans sa conception
actuelle, pas plus que dans le PNUD. L'urgence de la situation n'est pas une raison pour
paniquer et adopter des politiques inadéquates. Au contraire, c'est une raison pour agir
de façon responsable. African Rights pense que la meilleure approche serait de
constituer un groupe de travail comprenant des représentants du ministère de la justice,
des fonctionnaires du gouvernement local, de l'armée, de la police et de l'administration
pénitentiaire, des juristes en exercice, des représentants du Programme de coopération
technique de la HRFOR et de groupes indépendants de défense des droits de l'homme,
afin d'étudier la façon la plus efficace et la plus juste de promouvoir l'administration de
la justice et de servir la cause des droits de l'homme au Rwanda.

47

PARTIALITE POLITIQUE : DES EFFORTS
CONCENTRES POUR "EPINGLER L'APR"
On attend de nous que nous déployions notre énergie à une chose : "épingler
l'APR".
Un rapporteur interviewé à Kigali, le 19 mars 1995.
À compter de début mars, la HRFOR a concentré pratiquement tous ses efforts à
contrôler la situation actuelle. Selon les paroles d'un ancien rapporteur, “tout le reste a
été mis de côté”.
Dans une lettre publiée le 31 décembre 1994, le docteur Chris Scherrer et
Patricia van Nispen, deux rapporteurs qui étaient alors au service de la mission, ont écrit
:
Nous sommes employés sur la base d'un mandat qui comprend les aspects d'une enquête
sur le génocide, l'instauration d'un climat de confiance, l'assistance technique et le
contrôle de la situation actuelle. Au cours des premiers mois de la mission, les
représentants des droits de l'homme furent gênés dans la mise en application de ce
mandat par un manque de vision, de financement et par des problèmes logistiques. À
présent, avant que la mission ait véritablement commencé, nous observons un
changement de politique.
La HRFOR semble se concentrer sur un seul aspect du mandat. Les
représentants des droits de l'homme sont encouragés à porter leur attention sur les
violations actuelles des droits de l'homme. Le changement de politique aura non
seulement un effet destructeur sur les opérations de terrain, mais également sur les
questions de réconciliation et de réhabilitation au Rwanda. Des signes avant-coureurs
indiquent que l'approche limitée de la mission est destinée à faire de la HRFOR un
échec. Certains gouvernements pourraient essayer d'empêcher que la HRFOR devienne
une opération modèle et se développe en un mécanisme entièrement orienté vers les
droits de l'homme. Le nouveau centre d’intérêt de la mission s'éloigne des réalités et des
besoins du pays.

Un autre rapporteur fit des remarques quant à la pression que lui-même et ses
collègues subissaient, en indiquant clairement que la cible première de leurs travaux
était l'APR.
L'obsession de la "surveillance", euphémisme signifiant "coincer l'APR", est devenue
véritablement embarrassante. On attend de moi que je me tienne près de bars, dans la
campagne, pour y recueillir des calomnies sur l'APR. C'est la chose la plus ridicule que
j'aie jamais entendue et qui m'ait jamais été demandée de faire. Comment peut-on
s'attendre que nous nous comportions d'une façon si peu professionnelle et si indigne ?
Il n'y a rien de mal à ce que nous nous soucions des problèmes actuels liés aux droits de
l'homme. Après tout, cela fait partie de notre mandat. Mais tout d'abord, ce n'est qu'une
partie de notre mandat. Nous n'avons pas été envoyés ici à cette fin uniquement. J'aurais
pensé que le génocide serait aussi un point central de la mission. Mais tel n'est pas le
cas. Malheureusement, vous ne pouvez pas séparer l'un de l'autre. Sans comprendre ce
qui a eu lieu dans le passé, comment pouvons-nous même juger dans quelle mesure les
arrestations actuelles sont arbitraires ?
Si nous allons accuser l'APR de violations, il serait sensé de parler directement
à l'APR de ces allégations. Mais non. Parler à l'APR est quelque chose de tabou. C'est

48

comme si leur parler était les "légaliser". Nous sommes nous-mêmes dissuadés de traiter
directement avec l'APR. Et la plupart du temps, les ONG, qui viennent se plaindre, ne
veulent pas, elles non plus, parler avec l'APR. Lorsque vous leur demandez s'ils ont
porté le motif de leur plainte à l'attention de l'APR, ils paraissent généralement surpris
et déclarent "Non, mais j'ai parlé au préfet". Nous devrions rassembler les informations
de manière contenue et digne, et dans le contexte le plus large possible, chose qui nous
a été précisément demandée de ne pas faire. Au lieu de quoi, on nous encourage à
traîner dans des bars pour recueillir des informations négatives sur l'APR.

D'après un rapporteur, “le point de départ de cette mission est la neutralité des
rapporteurs des droits de l'homme. Ainsi, ils ne peuvent pas aider le gouvernement.
Leur tâche est limitée au compte-rendu de violations.” La réalité est que la plupart des
rapporteurs sont tout sauf neutres dans leur attitude envers l'APR. Il y a certainement
des rapporteurs qui ont un esprit ouvert et qui sont justes dans leur comportement
envers l'APR, qui ont essayé de travailler avec l'APR afin d'améliorer les droits de
l'homme au Rwanda. Mais un nombre considérable de rapporteurs a été influencé par
l'attitude ouvertement hostile adoptée par la direction de la HRFOR.
L'équipe de Kibungo est considérée par un grand nombre de gens comme
particulièrement paranoïaque. Un rapporteur travaillant à Kigali a décrit la réaction d'un
collègue posté à Kibungo et en visite à Kigali :
Il a reçu un message radio d'une ONG déclarant que l'un des membres du personnel
local de la mission avait été retardé à un barrage routier à Kibungo. Il est devenu fou
furieux, insistant pour que nous en informions immédiatement la MINUAR. Certains
d'entre nous avons suggéré d'attendre un peu. Il ne cessait de dire : "Vous les mecs,
vous ne savez pas ce que l'APR peut faire. Ils vont le tuer. Autant le déclarer mort s'ils
l'ont arrêté à l'un de leurs barrages routiers". Une demi-heure plus tard, l'homme arrêté
communiquait par radio que tout allait bien.

Le préfet de Kibungo, Protais Musoni, parlait d'une opération qui avait
abandonné le principe d'impartialité :
Ils n'ont rien fait concernant le génocide qui fut terrible à Kibungo. Rien du tout. Ils
semblent uniquement s'intéresser à la protection des gens qu'ils considèrent comme
étant contre le gouvernement. Ils se contentent de se concentrer sur les violations
actuelles. Et de toute façon, ils ne sont pas intéressés par la possibilité de procéder
réellement à des enquêtes. Ils sont arrivés avec une idée préconçue sur les choses
terribles que le gouvernement est en train de faire. Ils sont convaincus que la preuve est
là ; ils ne font donc rien pour faire des enquêtes sur ces lourdes accusations. Ils vont et
viennent pour "rassembler" les preuves. Ils ne sont pas intéressés par le fait qu'ils
pourraient nous aider à trouver des solutions. L'unique chose positive que je puisse dire,
17
c'est qu'ils ont aidé le procureur en lui donnant un moyen de transport. C'est tout.

Conscient des préjugés de ses collègues, un rapporteur a plaisanté :
Certains rapporteurs n'y connaissent tellement rien en matière de politique, et sont
cependant tellement déterminés à obtenir des informations sur l'APR, qu'ils iraient
probablement voir les réfugiés de 1959/60 pour leur demander : "Dites-donc, est-ce que

17

Interviewé à Kibungo, le 22 mars 1995.

49

vous avez des problèmes avec l'APR ?" Et encore faudrait-il qu'ils sachent qui sont les
réfugiés de 1959/60.

Des rapporteurs d'un certain âge ont décrit leur honte devant les attitudes
irrespectueuses adoptées par bon nombre de jeunes rapporteurs inexpérimentés envers
les responsables de l'APR, sans parler des jeunes soldats. Une minorité des rapporteurs,
généralement les membres plus âgés et plus expérimentés de la mission, ont réussi à
établir des relations constructives avec l'APR et l'administration civile. Une
observatrice, qui avait œuvré avec acharnement à établir de bonnes relations de travail
avec l'APR dans son domaine, faisait part de son embarras :
Les choses que nous devons demander [à l'APR], les attitudes que nous sommes
encouragés à prendre ne seraient jamais tolérées par quiconque de mon âge, ou par qui
que ce soit d’ailleurs, dans mon pays en Europe.

Dans un moment d'exaspération, un responsable de l'APR s'est mis en colère et il
lui a demandé si elle serait prête à poser les mêmes questions à des responsables de la
sécurité dans son pays.
Cette question m'a prise de court. Et elle m'a fait réfléchir. Il m'a fallu admettre que
dans mon pays, je n'aurais jamais osé poser des questions générales à un officier de son
rang, et encore moins des questions spécifiques. Et bien sûr, je n'aurais jamais été mise
dans une position exigeant qu'il rende des comptes à une personne de mon âge.

Plusieurs rapporteurs firent également observer qu'il était peu probable que la
nouvelle approche militariste d'“envoi de patrouilles” facilite les relations avec l'APR.
Même là où il existe des missions communes pour enquêter sur des infiltrations venant
de pays limitrophes, l'effet, sinon l'intention, est loin d'être salutaire.
Bien entendu, nous disposons de ressources qu'ils n'ont pas, sous forme de cartes,
d'appareils photo, etc... Le fait que nous possédions ces choses et pas eux apporte une
note discordante. Et c'est ainsi parce qu'il y a tant d'autres choses qui ne vont pas dans la
façon dont cette mission établit sa présence dans ce pays et ses relations avec l'APR. Ce
devrait être une occasion de partager ces avantages pour mettre en place des
mécanismes et des points forts au Rwanda. Mais ces appareils sont utilisés pour les
miner, comme une sorte de compétition. C'est puéril et cela va à l'encontre du but
recherché.

Tous les rapporteurs qui parlèrent avec African Rights remirent en question
l'attitude politique et pratique de la mission envers l'APR. L'un d'entre eux posa la
question suivante :
À qui profite cette attitude ? Comment cette approche peut-elle aider le peuple du
Rwanda ? Si nous voulons protéger les victimes de l'injustice, comment est-il possible
de contribuer de façon constructive en s'aliénant les personnes mêmes que nous
devrions essayer d'influencer ? Pourquoi sommes-nous tellement déterminés à viser les
mauvaises cibles ? Au lieu de coopérer avec l'APR en vue d'améliorer les droits de
l'homme, nous travaillons contre eux. Lorsque l'APR arrête des gens accusés de
génocide, nous devrions les aider à assurer que justice soit faite. Nous devrions les aider
à établir la vérité derrière les accusations qui ont mené aux arrestations. Au lieu de cela,
nous adoptons une attitude qui non seulement n'apporte rien mais qui, en fin de compte,
encourage les représailles.

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L'hostilité envers les militaires est parfois grotesque. Une observatrice qui s'est
liée d'amitié avec un officier de l'APR, apparenté à quelqu'un qu'elle connaissait depuis
des années, a relaté ses expériences. Elle était toujours avertie, quand elle partait le voir,
qu'elle pourrait être "kidnappée". Pour cette raison, on lui conseillait de toujours essayer
de savoir où il avait l’intention de l’emmener et de donner une indication du lieu de
rendez-vous et de leurs projets.
C'est leur façon de penser. Imaginez de quelle façon ils envisagent leur travail. Leur
paranoïa est telle qu'ils disent continuellement être suivis par l'APR. Ils vivent dans un
monde à la James Bond.
Et l'hypocrisie dans tout cela est que ce sont ces mêmes personnes qui vont dire
à l'APR qu'elles veulent coopérer avec elle. Si elles avaient, au moins, le courage de
leurs préjugés. Mais devant l'APR, ce n'est que rire et politesse. Mais elles se méfient
d'elle comme de la peste. Elles font appel aux officiers qui traitent avec elle aussi peu
que possible, sauf pour obtenir des rendez-vous avec des officiels. La question n'est pas
d'aimer ou de ne pas aimer l'APR. Nous devrions coopérer avec elle de sorte à faire un
peu de bien pour le Rwanda. Cela nécessite de la bonne volonté des deux côtés. Mais il
n'y a pas de bonne volonté de la part des responsables à la mission. Ils pensent que
donner des informations, n'importe quelle information, à l'APR mettrait des gens en
danger.

Un grand nombre de rapporteurs qui ont parlé à African Rights ont attribué le
virulent parti pris anti-APR à la présence d'un nombre considérable de rapporteurs qui
avaient travaillé auparavant avec la mission des droits de l'homme des Nations Unies en
Haïti. Un rapporteur a décrit leur façon de penser qui, d'après elle, a influencé leur
jugement de la situation.
Ils arrivent de Haïti au Rwanda avec l'idée que la situation politique ici est définie en
ces termes : les méchants sont les Tonton Macoutes, et les gentils, le gouvernement. Ils
n'utilisent pas leur jugement pour évaluer la situation au Rwanda. Ici, les méchants sont
l'APR et les gentils sont les pauvres Hutus qui sont arrêtés et brutalisés par l'APR.

Au cours des dernières semaines, différents formulaires ont été élaborés pour
enregistrer les mauvais traitements actuels. Puisque l'objectif est d'accumuler des
"preuves" contre les militaires, aucun des formulaires ne laisse de place pour noter les
actions correctrices effectuées par les autorités militaires.
Dans tous les formulaires que nous devons remplir sur la situation actuelle, il n’est pas
prévu de place pour les actions correctrices de l’APR. Personne ne veut savoir si elle a
désamorcé une crise, changé une certaine politique ou de méthode. Il n'y a pas de
possibilité de noter des améliorations. Le but est de l'épingler, non pas de reconnaître
qu'elle a fait quelque chose de bien.

L'Union européenne (UE) a accepté de financer un nombre considérable de
nouveaux rapporteurs européens qui viennent d'arriver au Rwanda. Ceci a inquiété les
rapporteurs de l'UE qui travaillent au Rwanda depuis quelque temps déjà. D'après un
certain nombre d'entre eux, les représentants de l'UE qui ont visité le pays semblent très
intéressés par les violations actuelles.

51

Se préparer au deuxième "rapport Gersony"
D'après un certain nombre de rapporteurs, la HRFOR prévoit de publier ce qui, comme
M. Clarance l'a ouvertement déclaré à ses collègues, sera le "second rapport Gersony".
Il est fait référence à un rapport rédigé pour le Haut Commissariat aux Réfugiés par un
consultant, Robert Gersony, qui accusait l'APR de commettre des violations
généralisées et systématiques contre les réfugiés retournant chez eux. La véracité et la
crédibilité du rapport étant contestées par d'autres organes de l’ONU au Rwanda, le
Secrétaire Général a interdit toute discussion ou publication du rapport en attendant des
enquêtes ultérieures. Aucune copie n'a jamais été remise au gouvernement du Rwanda,
ni à l'APR, leur refusant la possibilité de se défendre ou de prendre les mesures
correctrices nécessaires. Mais les dégâts étaient faits et le rapport a empoisonné les
relations entre l'APR et le HCR.
Que ceci fasse ou non partie des préparations pour le second "rapport Gersony",
l'accent nouvellement porté sur la collecte quotidienne du nombre de violations
imputables à l'APR est une indication des tendances actuelles. Il a été demandé à
chaque équipe de remplir l'un des formulaires reproduits ci-dessous.

Enregistrements de cas de violations des droits de l'homme

Secteur

N°. Dossier. Nom de la victime. Violation. Lieu de la violation
Date de la violation. Sexe. Responsable des droits de l'homme

Peut-être que la HRFOR fera preuve de suffisamment de bon sens politique pour
ne pas publier un tel rapport. Mais si elle le fait, il est difficile de voir comment le
gouvernement du Rwanda, les autres agences de l'ONU, les pays donateurs, les
organisations de défense des droits de l'homme, locales et internationales, les
journalistes ainsi que le public rwandais peuvent prendre sérieusement un rapport rédigé
dans les circonstances décrites plus haut.

52

ABSENCE DE GESTION ET D’ORIENTATION
POLITIQUE
En matière de droits de l'homme, l’opération de l'ONU au Rwanda est un
désastre complet. L'incompétence de la mission dépasse l'imagination. Et la
raison principale à cela est qu'il n’y a absolument aucune direction ni gestion.
L'opération entière n'a aucune connaissance dans le domaine des droits de
l'homme.
Adam Stapleton, ancien rapporteur à Gikongoro, interviewé à Londres,
le 19 décembre 1994.
Le mandat de l'HRFOR est clair. Le problème a été l'exécution du mandat. Le
responsable de la mission, M. William Clarance, est chargé de formuler des politiques
et des stratégies intelligentes, afin que les objectifs de l'HRFOR soient atteints, et de
guider les observateurs dans leurs travaux d'exécution pour atteindre les buts fixés. Il ne
l'a pas fait. Pire encore, il n'a jamais essayé de le faire.
Les anciens observateurs et ceux travaillant actuellement pour la mission sont
unanimes à critiquer avec virulence la direction - ou le manque de direction - de
l'opération . "Indécis" est le mot le plus souvent employé pour décrire M. Clarance. Pas
une seule personne interviewée par African Rights n'a eu une remarque positive à faire
sur M. Clarance. Fonctionnaire retraité du Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU
(HCR), il n'a aucune expérience directe en matière de contrôle des droits de l'homme.
Son adjoint actuel, M. Abdirizak Essaied, lui aussi un ancien fonctionnaire du HCR, n'a
aucune formation dans le domaine des droits de l'homme non plus.
Personne ne comprend pourquoi M. Clarance a été chargé de diriger une mission
sur les droits de l'homme, jamais entreprise auparavant, dans un contexte politique aussi
difficile et délicat. Son manque d’expérience en matière de droits de l'homme saute aux
yeux dans ses activités quotidiennes. Les observateurs racontent, en plaisantant, des
histoires sur M. Clarance qui font tort à la mission dans son ensemble, au Haut
Commissariat aux Droits de l'Homme, au Centre des Droits de l'Homme de l'ONU et à
l'ONU, en général, et qui desservent la cause des droits de l'homme.
Un rapporteur décrit un incident au cours duquel un homme se plaignait parce
que son passeport avait été confisqué par le gouvernement. Le rapporteur chargé du
dossier avait préparé une note à l'intention de M. Clarance. Il rejeta l'affaire, avançant
que la confiscation d'un passeport n'avait rien à voir avec les droits de l'homme. Il
semblerait que M. Clarance ne connaisse pas les contenus de la Déclaration Universelle
des Droits de l'Homme, de la Convention des Nations Unies sur les Droits Civils et
Politiques, ni de la Constitution Rwandaise, qui protègent la liberté de mouvement.
Genève et New York doivent répondre du choix de M. Clarance au poste de
responsable. Rien n’a été fait pour contrôler la confusion et la dérive, le manque
d’initiatives diplomatiques et politiques, le gaspillage de ressources, le manque de
compétence de la direction et le refus de travailler, de manière constructive, avec le

53

gouvernement et les autorités militaires qui caractérisent cette mission. Les frustrations
d'un rapporteur ont été reprises dans de nombreux entretiens.
Pourquoi Genève l'a mis à la tête de cette mission ? Il ne prend jamais de décisions.
Pour la moindre chose, il doit appeler Genève. Quand parfois je lui soumets un rapport
qui me semble important, il trouve un moyen de se défiler de tout engagement. Cette
mission est stratégique. Elle aurait pu montrer le bon exemple. Mais tout ce qui a trait à
cette mission est destiné à montrer le mauvais exemple. Cette mission n'est pas
seulement n'importe quoi. Elle est vouée à l'échec. C'est une insulte aux Africains.

Son incapacité à prendre des initiatives a été vérifiée par l'absence de préparatifs
pour la Journée des Droits de l'Homme du 10 décembre. Malgré les pressions exercées
par plusieurs observateurs qui souhaitaient profiter de l'occasion pour mettre en avant
les droits de l'homme et ainsi rapprocher la HRFOR du public rwandais, M. Clarance a
refusé de changer d'avis jusqu'à ce qu'une directive arrive de Genève, juste avant la
célébration. Les travaux préparatifs n'ayant pas été effectués, on peut s'attendre que peu
de monde assiste à l’événement à Kigali.
Même le Rapporteur Spécial du Commissariat des Droits de l’Homme de l'ONU,
M. René Degni-Ségui, a critiqué la direction en l'accusant d’être "vague". Rapportant
les plaintes entendues au sujet du manque de ressources matérielles et de soutien
logistique, il écrit :
Mais à ces raisons doivent être ajoutés des motifs liés à des conflits de personnalités et à
18
l'imprécision des instructions données.

Il faisait remarquer que les échecs de la mission avaient déjà conduit deux
observateurs à démissionner et contribué à la décision prise par deux autres
observateurs de ne pas faire renouveler leur contrat. Il ajouta que, lors de sa visite du 14
au 25 octobre 1994, il avait dû dissuader d'autres personnes de démissionner.
Le Rapporteur Spécial fit part de ses observations en novembre. La situation ne
s'est pas améliorée depuis. Selon un nombre d'observateurs européens, les ambassadeurs
européens et les représentants du gouvernement postés à Kigali pensent que M.
Clarance "a pris le dessus". Son personnel n'est pas du même avis. Au cours de
plusieurs entretiens récents avec African Rights fin mars, un grand nombre de
rapporteurs ont souligné les points faibles permanents de la HRFOR, notamment le
sentiment de ne pas avoir de but, le manque de direction, l'absence d'analyse des
réussites et des difficultés de la mission. Il n'y a ni supervision, ni continuité dans le
travail et aucune tentative pour parvenir à un sentiment de responsabilité
institutionnelle.
Confusion et changements dans le mandat

18

Cité dans le rapport soumis au Haut Commissariat aux Droits de l’Homme de l'ONU par M. René
Degni-Ségui, le 11 novembre 1994.

54

Malgré la clarté du mandat sur le papier, les fonctionnaires du gouvernement, les
officiers militaires, les employés d'organisations humanitaires et même les représentants
des autres agences de l'ONU ont exprimé leur incrédulité quant à l'incapacité des
rapporteurs à décrire le but de leurs travaux de manière cohérente. Un employé d'une
organisation humanitaire a décrit une réunion gênante, qui s'est déroulée dans le bureau
du Préfet de Ruhengeri, et au cours de laquelle les observateurs "ont expliqué" leur
mission.
Le préfet leur a demandé de décrire leurs attributions. Il était évident qu'ils n'en avaient
pas la moindre idée. Puis, ils leur a demandé d'indiquer exactement ce sur quoi ils
étaient venus enquêter. Ils changeaient sans arrêt d’avis. Au départ, c'étaient les
mauvais traitements actuels. Deux minutes plus tard, c'était le génocide. Finalement,
nous étions tous complètement perdus. Alors, le Préfet leur a demandé de revenir
lorsqu'ils auraient une idée plus claire sur la raison de leur présence au Rwanda. Une
opération sur les droits de l'homme ne devrait pas être entreprise par des amateurs.
Justement parce qu'ils n'ont pas d'idée précise sur leur mandat, il est difficile de savoir
19
quelle sorte d'informations on peut leur fournir.

Les observateurs eux-mêmes sont désorientés car la mission a tendance à
s'attacher à un problème pour passer soudainement à un autre dossier sans explications,
ni préparations. Sara travaille pour la mission depuis quatre mois.
Depuis que je suis ici, tout a été fait n'importe comment. Rien n'a été pensé, rien n'a été
bien réfléchi. Nous n'avons ni plan ni stratégie pour quoi que ce soit et nous sommes
complètement désorganisés. Nous passons d'une chose à l'autre. A un moment donné,
tous les efforts sont portés sur l'administration de la justice, et puis soudain, on
commence une enquête sur le génocide. Ensuite, c'est au tour des déplacés, après quoi
ce sont les violations actuelles. Et à chaque fois, l'administration se concentre sur le
nouveau dossier et perd de vue tout le reste. C'est vraiment triste parce que ça ne donne
pas une bonne impression du travail de l’ONU dans le domaine des droits de l'homme.
Et c'est dommage pour le Rwanda.

Au cours d'un entretien avec African Rights à Kibuye le 12 mars, le Préfet de
Kibuye, Asiel Kabera, a déclaré qu'il était loin d'être impressionné par la mission.
Je ne sais pas ce que les rapporteurs de l'ONU chargés des droits de l’homme font ici à
Kibuye. Je les vois manger de bons repas à la pension, ils se promènent en voiture en
ville, ils s'installent au bord du lac et prennent des bains de soleil. La seule chose qu'ils
viennent me demander, ce sont des renseignements sur un interahamwe qui s'est fait
arrêter. Ils s'emballent tout de suite quand un interahamwe a été arrêté. Ils viennent me
voir au bureau et me lisent des listes de noms de gens qui ont été arrêtés. Leur intérêt
pour les droits de l'homme à Kibuye s'arrête là. Ils ne savent rien sur le prisonnier, ils ne
savent pas d'où il vient. Ils viennent sans aucun renseignement sur cette personne-là. On
pourrait penser qu'ils veulent protéger l'interahamwe. En fait, la seule chose qui semble
les intéresser, c'est obtenir "la preuve" que l'administration ne marche pas. Ils tournent
autour du pot au lieu de s'attaquer aux vrais problèmes de ce pays.
Leur mandat n'est pas clair à mes yeux. Je ne sais pas ce qu'ils sont venus faire
ici. Ils disent qu'ils sont venus ici pour alléger les traumatismes de la population, pour
faciliter le rétablissement. Mais depuis leur arrivée, ils n'ont, en fait, que contribué à
accroître la tension à Kibuye. Ils vont dans les communes et dans les régions et posent
des questions spécifiques à la population : "Est-ce que le gouvernement commet des
19

Interviewé à Kigali, le 2 mars 1995.

55

injustices contre vous ?" A la suite de mes déplacements à travers la préfecture, et après
avoir discuté avec la population, j'ai pris connaissance du genre de déclarations qu'ils
font. Par exemple, des gens m'ont raconté que certains de ces rapporteurs voyagent à
travers la région et disent que le gouvernement a été formé il y a sept mois, que tous les
gens impliqués dans le génocide auraient déjà dû être arrêtés et que si aujourd’hui on
arrête encore des gens, c'est que quelque chose ne va pas. C'est ce que j'entends dire par
la population locale partout à Kibuye. Ceci me gêne beaucoup et me met en colère.
Les rapporteurs sont obsédés par l'APR, ils ne cessent de dire que les soldats de
l'APR sont sûrement en train de chercher à se venger parce que leur peuple a été
décimé. Pour eux, il est compréhensible qu'ils cherchent à se venger, c'est donc ce qu'ils
doivent faire. Kibuye a été la région la plus touchée par le génocide. Mais les
observateurs n'ont rien fait de concret à ce sujet, ils n'ont rien fait d'utile que je puisse
vous citer en exemple. Etant donné leur réticence à faire quoi que ce soit de constructif
au sujet du génocide, on se demande pourquoi ils sont venus au Rwanda.
La seule fois où ils m'ont demandé quelque chose qui soit sans rapport avec les
arrestations, c'était en novembre. Ils étaient venus pour voir les dégats faits [au bureau
de] la préfecture et pour voir quels étaient nos besoins en ordinateurs, fax et autres
équipements de bureau. Ils ne sont jamais revenus. Lorsque je leur en parle, ils me
répondent toujours la même chose : "Nous avons envoyé le rapport à Genève mais il n'y
a pas eu de réaction."
Il n'y a pas un seul secteur de nos besoins auquel je puis dire que cette mission
des droits de l'homme ait contribué en quoi que ce soit. Quand je considère leur mandat,
quand je pense à ce qu'ils disent qu'ils vont faire, je constate qu'ils ont rien fait pour
nous. Absolument rien. Ils ne sont jamais venus parler de leurs projets pour contribuer à
la reconstruction de Kibuye. Ils n'ont jamais effectué d'enquêtes appronfondies sur le
génocide, ils n'ont rien fait pour rétablir les organes judiciaires, ni pour restaurer un
climat de confiance. Au contraire, ils ne créent que des problèmes. À mon avis, cette
mission contribue à faire régner l'insécurité à Kibuye et à renforcer les tensions
20
politiques.

Le préfet de Kibuye n'est pas le seul se plaindre que la HRFOR a rendu les
choses encore plus difficiles dans la région. Le préfet de Kibungo, Protais Musoni, se
demande également si la mission a réalisé les objectifs qu'elle s'était fixés.
L'impact de cette mission à Kibungo a été totalement négatif. Franchement, je crois que
les rapporteurs ici sont fous.
Quand ils sont arrivés, ils m'ont dit que leurs objectifs étaient d'enquêter sur le
génocide, les violations actuelles des droits de l'homme, l'administration de la justice, de
redonner confiance à la population et d'enseigner les droits de l'homme. Je leur ai donné
la permission de se rendre partout où ils voulaient à Kibungo. Toutes les communes les
ont bien accueillis.
Au départ, je m'attendais à ce que quelque chose de positif ressorte de leur
présence. Loin de là. Aujourd'hui, je les considère comme une source de troubles
politiques. Ils se déplacent dans la préfecture et demandent aux gens : "Vous êtes
hutu ?, "Qu'est ce que les Tutsis vont font ? ", "Qu'est-ce que l'APR vous fait ?". Ils
nous créent des problèmes de sécurité et se mettent en danger eux-mêmes. Ils
recherchent des personnes opposés au gouvernement pour leur donner une protection
qu'ils ne méritent pas. Ils ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour protéger des gens qui
étaient accusés de complicité dans le génocide. Ils font ça pour humilier les autorités,
pour humilier l'APR. Il est même possible qu'ils aient aidé des personnes recherchées
pour crime à s'enfuir du Rwanda. Je ne peux pas autoriser des gens comme eux à
compromettre notre sécurité et notre souveraineté. J'ai demandé à l'un d'entre eux de
20

Interviewé à Kibuye, le 12 mars 1995.

56

quitter la préfecture et un autre rapporteur est actuellement persona non-grata dans
l'une des communes. (Voir plus haut).

Le préfet a expliqué pourquoi il n'a pas été impressionné par le calibre des
observateurs de Kibungo.
Ils n'ont aucune connaissance sur le Rwanda, ni sur les origines de la situation. Ils ne
savent pas comment travailler. Ils sont jeunes et immatures. Ils se mettent en danger
eux-mêmes parce qu'ils pensent qu'ils peuvent nous imposer leurs vues. J'ai rencontré,
avec d'autres préfets, leur responsable, M. Clarance, qui a admis que la plupart des
rapporteurs étaient jeunes et immatures. Alors, nous lui avons demandé : "Si vous le
savez, pourquoi faire venir des gens comme eux dans notre pays, des gens qui n'ont
aucune expérience, qui ne peuvent rien nous apporter ?" Il a répondu qu'il fallait
simplement qu'ils participent à des séminaires organisés à leur intention. Nous ne
savons pas à quelle sorte de séminaire ils devraient participer mais nous sommes sûrs
21
d’une chose, nous n'avons pas besoin d’eux.

Un responsable étranger d'une ONG a indiqué qu'il ne fournissait plus
d'informations sur les violations des droits de l'homme aux rapporteurs parce qu'il ne
leur faisait pas confiance.
Nous ne savons pas exactement ce que les observateurs de l'ONU chargés des droits de
l'homme font des informations qu'on leur fournit. Il semble que la mission n'ait pas
d'objectif. Donc si on leur fournit des renseignements, on ne sait pas ce qu'ils feront de
cette information. Quand on les voit sur le terrain, il est évident qu'ils ne travaillent pas
en équipe. Ils ne reçoivent que très peu de directives, de leur responsable sur le terrain,
de leur bureau à Kigali ou de Genève.
Une autre fois, nous sommes allés signaler un incident à un groupe
d'observateurs, l'un d'entre eux est venu nous voir plus tard et nous a conseillé de ne pas
perdre notre temps à transmettre des rapports à leur équipe parce que l'information
n'était pas traitée.
Le problème est que la population locale, tout comme nous, sait tout ça.
Comment peut-elle alors leur faire confiance ?

Il est difficile de trouver quelqu'un au Rwanda qui ait une critique positive à
formuler sur la mission. Au mieux, les gens pensent que la plupart des rapporteurs sont
venus avec de bonnes intentions. Mais vu le manque d'expérience général, l'absence de
directive et de supervision, il n'est pas possible de minimiser les conclusions
accablantes à tous les niveaux. Un envoyé d'une organisation humanitaire expliquait :
Ils ne savent absolument pas où ils peuvent se rendre pour recueillir des informations ou
même comment procéder. Ils n'ont aucune idée de ce qu’ils doivent faire des
renseignements qu'on leur fournit. Par exemple, ils nous ont demandé des listes de gens
qui avaient disparu. On les leur a données. Ensuite, ils nous ont demandé, à nous, ce
22
qu'ils devaient faire de ces listes.

La HRFOR a employé des professionnels expérimentés, tels que Adam
Stapleton, un juriste britannique, qui a travaillé trois mois à Gikongoro jusqu'à la mi-

21
22

Interviewé à Kibungo, le 22 mars 1995.
Interviewé à Kigali, le 2 mars 1995.

57

décembre 1994. Tout comme d'autres personnes qualifiées et dévouées, il n'a pas
cherché à renouveler son contrat. Il l'a déclaré ouvertement.
En matière de droits de l'homme, l'opération de l'ONU au Rwanda est un désastre
complet. L'incompétence de la mission dépasse l'imagination. Et la raison principale en
est qu'il n'y a absolument aucune direction ni gestion. L'opération entière n'a aucune
connaissance dans le domaine des droits de l'homme. Les gens qui ont été envoyés sur
cette mission n'ont même pas lu les publications sur les opérations précédentes de
l'ONU de protection des droits de l'homme. Nous n'avons fait que réagir aux
événements. Nous n'avons, en aucun cas, contribué à calmer l'atmosphère tendue en
faisant des déclarations constructives qui auraient pu soutenir les efforts des autres
organisations. Au cours des trois mois que j'ai passés là-bas, le Centre de l'ONU pour
les droits de l'homme n'a fait aucune déclaration publique. Il n'est donc pas étonnant que
les organisations internationales qui travaillent au Rwanda méprisent la mission et le
Centre.
Nous ne nous sommes jamais réunis pour décider des priorités, obtenir des
directives pour nos travaux ou passer en revue nos activités. La seule exception a été
une réunion au terme des trois mois passés là-bas. Clarance, le responsable de la
mission, n’a aucune expérience dans le domaine des droits de l’homme et il était
complètement perdu.
Il n'y a aucune structure en place pour communiquer l'information. Nous
sommes censés être sur le terrain pour redonner confiance à la population locale. Mais
comment le faire quand il n'y a pas de système pour communiquer l'information ? Il
était parfois important que Clarance prenne des initiatives diplomatiques auprès du
gouvernement afin de désamorcer la situation. Rien n'a été fait. Aucune procédure
d'urgence n'a été mise en place non plus. La situation sur le terrain aurait pu être
désamorcée si nous avions utilisé la radio pour calmer, informer et rassurer la
population. Mais nous ne l'avons jamais fait. Aucune information n'a jamais été diffusée
sur le nombre de personnes en prison, les décès en détention, les morts dans des
circonstances suspectes ou tout autre aspect de la situation en matière de droits de
l'homme. Aucune fondation appropriée n'a été posée.

M. Stapleton a ajouté :
Je dirais qu'en moyenne près de 85% des rapporteurs arrivent motivés. Mais leur
motivation disparaît en raison du manque de directives, ce qui rend l'opération encore
23
plus indécente.

Les observateurs qui ont parlé à African Rights n'ont pas été surpris de ne
recevoir qu’un soutien très faible du reste de l’ONU. Ils en attribuent l'entière
responsabilité à la mission elle-même, qui, selon eux, a échoué dans sa tentative de
présenter des preuves concrètes de sa contribution au rétablissement de la justice, de la
confiance ou à la reconstruction du système juridique au Rwanda. Un rapporteur a
ajouté :
Il s'agit d'une nouvelle opération. La mission doit gagner le respect des autres organismes et
agences de l'ONU au Rwanda, tout comme à Genève et à New York. La mission aurait dû
obtenir la confiance du Conseil de Sécurité et de l’Assemblée Générale pour les travaux qu'elle
a entrepris. Mais elle n'y est pas parvenue. Au contraire, certains rapporteurs d'agences de
l'ONU au Rwanda ont déposé des plaintes contre la mission parce que rien n'a été fait, suite à
leurs demandes répétées d’enquêtes sur certains incidents. J'ai rencontré le responsable d'une
23

Interviewé à Londres, le 19 décembre 1994.

58

agence de l'ONU à Kigali qui tenait beaucoup à verser de l'argent à la mission. J'ai été honnête
et je l'ai découragé de le faire parce qu'aider financièrement cette mission, c'est jeter l'argent par
les fenêtres.

59

UNE OPERATION AU HASARD
Le 17 août 1994, José Ayala Lasso écrit dans le International Herald Tribune que “26
spécialistes des droits de l'homme seront bientôt déployés sur le sol rwandais... Afin de
soutenir les travaux de la Commission des Experts, réunie pour la première fois à
Genève lundi dernier, des équipes de deux observateurs chargés des droits de l'homme
seront envoyées dans chacun des 10 districts du Rwanda, épaulées par des employés
locaux.”24
Un plan présenté en septembre par M. William Clarance demandait 147
"spécialistes des droits de l'homme", un par commune. Jusqu'à mi-mars, seulement
soixante observateurs avaient été postés au Rwanda. Environ quarante autres
rapporteurs sont arrivés mi-mars. Aucun rapporteur n'a encore été nommé à la
préfecture de Byamba. La région de Kigali, où les violations des droits de l'homme ont
été les plus affreuses au début des années 90 et où la population a été décimée, n'a eu
deux observateurs nommés qu'au mois de février. Il n'y a toujours pas de bureau. Mis à
part quelques juristes expérimentés, aucun des observateurs n'est "spécialiste des droits
de l’homme" ou n'a même jamais eu un poste dans le domaine des droits de l'homme.
Certains d'entre eux ont la vingtaine et ce poste est le premier qu'ils aient jamais eu.
Leur crédulité et leur incapacité à porter des jugements fondés sautent aux yeux et a des
conséquences embarrassantes pour la HRFOR et l’ONU en général.
Le recrutement du personnel : heureux d’embaucher le premier venu
Les observateurs sont classés en deux catégories, les professionnels et les
volontaires de l'ONU. La différence principale réside dans l'échelle des salaires. L'ironie
est qu'un grand nombre de volontaires ont de meilleures qualifications et une plus
grande expérience sur le terrain que certains professionnels. Un grand nombre de
professionnels n'ont obtenu leur diplôme universitaire qu'en juillet ou décembre 1994.
Le personnel est recruté par le Centre des droits de l'homme de l'ONU à Genève.
Les observateurs étaient les plus surpris d'apprendre qu'ils étaient embauchés. Leur
description de la procédure qui a conduit à leur recrutement est une plaisanterie difficile
à croire. Le pire est que non seulement le recrutement s'est vraiment passé de cette
manière, mais aussi que cette mission est le premier effort jamais tenté, jusqu'à présent,
par la plus haute institution mondiale en matière de droits de l'homme pour faire face à
l'épisode le plus affreux des violations des droits de l'homme depuis la création des
Nations Unies.
Tous les observateurs interviewés par African Rights ont été embauchés par
téléphone ou sur envoi d'un fax. Personne n'a passé d'entretien et aucune référence n'a
été vérifiée. Beaucoup d'observateurs n'ont jamais parlé à personne au Centre, pas
même au téléphone, avant d'être embauchés sauf pour vérifier que leur CV avait bien

24

José Ayala Lasso, "Human Rights Monitors Can Help Bring Peace to Rwanda", International Herald
Tribune, le 17 août 1994.

60

été reçu. Un juriste, qui a reçu une offre quarante-huit heures après avoir faxé son CV,
et à qui on a demandé de partir pour le Rwanda sur le champ, a été ébahi :
Comment pouvaient-ils m'embaucher juste comme ça ? Ils ne savaient absolument rien
de moi, à part ce qu'il y avait sur mon CV. Ils n'ont pas cherché à savoir qui j'étais.
J'aurais pu être un cinglé.

La plupart des personnes ont été envoyése au Rwanda seulement quelques jours
après avoir reçu une offre de contrat. Quelques candidats ont eu deux à trois semaines
pour démissionner de leur emploi en cours. Un grand nombre d'observateurs n'avaient
même pas posé leur candidature pour le poste, ni même postulé auprès du Centre des
droits de l'homme de l'ONU. Ils avaient simplement envoyé leur CV à d'autres agences
de l'ONU, notamment au Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR). Un rapporteur, qui
avait envoyé son CV au HCR, a reçu un appel de Genève :
J'ai reçu un appel de Genève me proposant un poste au Rwanda. Le HCR était la seule
organisation à qui j'avais envoyé mon CV. Je pensais donc que je parlais à leur
représentant. Puis la personne [au téléphone] a employé le mot "il" en parlant du
Responsable du HCR. J'étais troublé pendant quelques instants puisque je savais que le
directeur du Haut Commissariat était une femme. J'ai finalement découvert que la
personne qui m'offrait le poste travaillait au Centre des droits de l'homme où le Haut
Commissaire est effectivement un homme.

Paul n'avait pas posé sa candidature pour le poste mais il avait envoyé son CV à
l'ONU auparavant. Il est le premier à admettre qu'il n’avait aucune formation dans le
domaine des droits de l'homme. Sa surprise fut donc grande de voir qu'il avait été
sélectionné, mais il fut encore plus étonné de l'empressement avec lequel il fut
embauché, puis de la réticence extrême à lui donner quelque chose à faire.
J'ai tout d'abord reçu un coup de téléphone de Genève me demandant si je voulais le
poste. Puis j'ai reçu un fax de Kigali me proposant le poste et me demandant de me
rendre à Kigali le plus tôt possible. Je me souviens m’être dit : "C'est encore plus urgent
que je ne le pensais". Puis, plus rien pendant deux semaines. Je n'ai fait qu'une chose
pendant ces deux semaines, pendant lesquelles j'étais supposé être payé : j'ai passé une
visite médicale de deux heures.
J'ai attendu que l'on m'envoie à Kigali par avion. Finalement, j'ai dû prendre la
décision de m'y rendre par mes propres moyens. Une fois arrivé là-bas, personne ne
m'attendait. Il n'y avait aucun document me concernant. Après trois jours d'attente, j'ai
demandé à voir les documents d'information. On m'a dit qu'il n'y avait rien par écrit et
que chaque responsable de service organiserait une réunion d'information. Imaginez,
c'était ma première expérience dans le domaine des droits de l'homme.

Il partit en désespoir de cause pour ensuite être assailli de demandes le priant de
retourner à Kigali. Genève ne comprenait pas le problème, ses papiers ayant
apparemment été envoyés au Rwanda trois semaines plus tôt.
Je suis retourné à Kigali. Mais aucune trace des papiers. Je commençais à me dire que
c'était une grosse plaisanterie. Mais ça n'avait rien d'amusant. J'étais furieux. Entre
temps, le responsable adjoint (actuel) continuait de nous demander d'être "patient". Il
nous conseillait de lire le plus d'ouvrages possible sur le Rwanda. Mais que pouvionsnous lire ? On ne nous avait donné aucun rapport d'information et la mission n'avait pas
de bibliothèque. En plus des deux semaines que j'ai passées à attendre avant d'être

61

envoyé au Rwanda, j'ai passé trois semaines à me tourner les pouces à Kigali. D'autres
rapporteurs ont passé encore plus de temps à ne rien faire d’autre qu'à attendre. Et
pendant tout ce temps, on nous versait de gros salaires.

Francis a eu une expérience similaire.
J'ai entendu parlé de la mission au Rwanda et j'ai faxé mon CV au Centre des droits de
l'homme à Genève. Une semaine plus tard, on m'offrait le poste. Insistant sur l'urgence,
ils m'ont demandé de faxer mon accord sous les trois jours, ce que j'ai fait. On m'a
envoyé un billet classe affaires pour Genève, et je suis arrivé là-bas le mercredi soir. Le
jeudi matin, on m'a fait passer une visite médicale et remplir des papiers administratifs.
Le vendredi matin, j'ai eu ma seule et unique réunion d'information avec un des
responsables du Centre qui venait juste de revenir du Rwanda. La seule chose qu'il m'ait
dite pendant cette réunion était qu'il était très mécontent d'avoir eu à voyager en classe
économie. Rien d'autre. Il ne m'a rien dit sur le Rwanda. Cet après-midi-là, je suis parti
pour le Rwanda avec d'autres personnes nouvellement recrutées. Aucun d'entre nous ne
savait quoi que ce soit sur le Rwanda.

African Rights n'a pas rencontré un seul rapporteur qui ait passé une entrevue
avant d'être engagé. Diane, qui n'avait pas posé sa candidature pour la mission mais qui
avait envoyé son CV à l'ONU à Genève, remarque :
Pour être capable de donner quoi que ce soit dans une situation telle que celle du
Rwanda, il faut l'avoir vécue. Mais d'après ce que les autres ont raconté, ils interpellent
les gens dans les couloirs du Palais des Nations à Genève et demandent "Vous voulez
aller au Rwanda ?"

Un des partis pris politiques dans la procédure de recrutement est la domination
des ressortissants des pays d'Afrique de l'ouest francophone qui ont soutenu la politique
française au Rwanda et l'exclusion presque totale des Africains anglophones. Jusqu'à
récemment, il y avait vingt-et-un observateurs africains à la mission. Deux d'entre eux
seulement étaient originaires de pays anglophones, l'un dans la catégorie
professionnelle, l'autre travaillant à l'administration. Seize autres observateurs venaient
de pays dont les gouvernements avaient soutenu la politique française envers le
Rwanda, c'est à dire le Sénégal, le Togo, le Mali, le Tchad, la Mauritanie, le Cameroun,
la Côte d'Ivoire, la République Centrafricaine et le Bénin. Deux observateurs venaient
d'Algérie et un autre du Maroc. Deux anglophones viennent de rejoindre le groupe des
envoyés nouvellement recrutés, comme l'indique la dernière liste des observateurs
datant du 10 mars.
La raison principale en est que le français est indispensable pour cette mission.
La connaissance du français est certainement importante pour travailler au Rwanda,
mais il faut contrebalancer ceci en admettant deux faits : (1) un grand nombre de soldats
et de commandants de l'APR parlent l'anglais plutôt que le français et (2) il est délicat
d'engager des ressortissants de pays qui ont fortement soutenu l'ancien gouvernement.
De plus, si la connaissance du français avait été exigée à tous les niveaux, les nombreux
observateurs non-originaires de pays africains, ne parlant pas le français, n'auraient pas
été embauchés. African Rights a rencontré un certain nombre d'observateurs dont le
niveau de français était manifestement insuffisant pour les travaux à effectuer. La
HRFOR semble, une nouvelle fois, ne pas avoir essayé de répondre aux besoins de
compétence pratique et d'impartialité politique, et n'est parvenue à aucun résultat.

62

La question de la langue a servi de pierre d'achoppement entre les différentes
branches du gouvernement. Il est peut-être malencontreux mais compréhensible que la
question de la langue ait divisé les observateurs eux-mêmes. Mais ceci a des
conséquences politiques. Un rapporteur, qui a remarqué l'incapacité ou la réticence de
certains observateurs francophones à faire l'effort de communiquer avec les officiers
anglophones, raconte :
Un grand nombre de rapporteurs ont ainsi créé des problèmes au sein du gouvernement.
La plupart des administrateurs civils, des bourgmestres, des conseillers etc... sont
francophones. Un grand nombre d'officiers sont anglophones. Refuser de faire un effort
envers eux est impoli. Ce qui est important, c'est de communiquer, au moins de faire
preuve de bonne volonté. Le nombre de fautes que l'on fait importe peu. Les gens
apprécient que l'on fasse un effort. Le fait de ne pas essayer de communiquer avec les
gens avec lesquels on est censé travailler nous marginalise. Ceci reflète une attitude qui
renforce les désaccords existants et accentue le sentiment anti-APR. Ceci sème la
discorde. Et le fait que les rapporteurs aient cette attitude est une farce.

Quand M. Todd Howland, le responsable du Programme de coopération
technique, a demandé un traducteur pour une série de réunions intra-ministerielles qu'il
avait organisées pour faire avancer les discussions sur la réhabilitation du système
juridique, Genève refusa, avançant que "le français était la langue officielle du
Rwanda". La participation active de responsables haut placés du ministère de la défense
et de la gendarmerie est essentielle pour parvenir à reconstruire les organes judiciaires.
Un grand nombre d'officiers haut placés ne parlent que l'anglais et pas le français. La
HRFOR le sait.
L’absence de préparatifs
Rien n'illustre mieux le caractère brouillon de l'opération de la HRFOR que le manque
total de préparatifs. Les premiers observateurs sont arrivés en septembre. Le troisième
groupe est arrivé le 18 novembre. Les premières réunions d'information sur deux jours
ont débuté le 22 novembre. Aucun livre, ni document sur les origines de la situation
n'était fourni. Les réunions comportaient des cours de quinze à vingt minutes sur les
sujets suivants :
*
*
*

le système juridique,
l'histoire du Rwanda, mais seulement depuis 1959,
les relations entre les différents groupes sociaux et la structure
administrative.

Ces cours représentaient un progrès certain mais les observateurs pensaient tous
que ceux-ci sont superficiels et insuffisants. L'un d'entre eux expliquait :
Ils savent que pratiquement aucun d'entre nous ne sait quoi que ce soit sur le Rwanda.
Comment est-ce qu'on pourrait comprendre la situation avec des immersions de quinze
minutes, sans aucun autre document à lire ? Ce qui a été dit n'était pas suffisant. Et ce
qui n'était pas traité était aussi important. Je ne savais rien du Rwanda. Mais je savais
que l'histoire du pays ne commençait pas en 1959. Remarquez, même ça, c'est un
progrès parce que normalement, pour cette mission, tout au Rwanda commence le 6

63

avril 1994. Absolument rien n'a été dit sur le contexte économique. Ce que nous avons
appris sur le Rwanda, nous l'avons appris sur le terrain.

Les premières séances de formation n'ont eu lieu que vers le 2-3 février, quatre
mois après l'arrivée des premiers observateurs. La première séance de formation a duré
une semaine.
L'humour avec lequel les observateurs relatent leurs premières expériences au
Rwanda cache, en fait, leur colère devant le manque de sérieux de la HRFOR, mise en
évidence par l'absence de formation des observateurs à leurs responsabilités.
Thomas, un rapporteur qui n'avait aucune connaissance sur le Rwanda, est arrivé
à Kigali sans avoir reçu de document sur les origines de la situation. La première
semaine, personne ne lui a rien dit. Il n'a pas rencontré le responsable de la mission.
Personne ne lui a dit où il allait être envoyé ni ce qu'on attendait de lui. Et soudain, un
matin, on l'a réveillé pour lui dire de faire ses bagages.
Au bout d'une semaine, quelqu'un a frappé à ma porte à 7 heures du matin. J'ai ouvert la
porte. J'étais en pyjama. Cette personne qui se trouvait en face de moi m'a annoncé qu'il
était le responsable de mon groupe et que je devais faire mes bagages parce qu'on
partait pour l'une des préfectures. J'ai refermé la porte. Il a insisté en disant que c'était
vrai et qu'il se contentait de suivre les instructions qu'on lui avait données. J'étais
furieux. Je me demandais comment j'avais pu me fourrer là-dedans. Je commençais à
me demander s'il s'agissait d'une mission des droits de l'homme ou d'une opération
militaire. Comment est-ce qu'on pouvait exiger que je quitte Kigali simplement parce
que quelqu'un apparaissait à ma porte et me le demandait alors que j'étais encore en
pyjama ? J'ai demandé une explication et tout ce que j'ai eu comme réponse, c’était
“Désolé”.

Comparé aux autres, il a eu de la chance. Une semaine d'attente à Kigali, c'est
peu pour la HRFOR. Un rapporteur qui a dû quitter son domicile d'urgence en Europe
pour se rendre à Genève, en classe affaires, et qui a été envoyé au Rwanda par le
premier avion quittant Genève, a passé les trois semaines suivantes dans un hôtel à
Kigali.
Un autre observateur décrit sa réunion d'information en décembre.
On a eu une réunion d'information de deux jours à Kigali. On ne nous a rien dit sur
l'histoire du Rwanda, ni sur la situation politique et militaire actuelle. Ils ne faisaient
que répéter "ces gens sont traumatisés".

D'autres envoyés ont eu des expériences et des déceptions semblables. Joanna
raconte :
Nous sommes arrivés à Kigali et on nous a conduit à l'Hôtel Mille Collines. Nous ne
faisions qu'une chose à Kigali, assister à des réunions quotidiennes sur la situation
générale du moment dans chaque secteur militaire. Personne n'a jamais pris le temps de
nous expliquer en quoi consistait la mission, de nous donner des documents à lire sur le
Rwanda ou sur les autres missions des droits de l’homme de l'ONU. Je m’ennuyais
parce qu'on ne me donnait rien à faire. Alors, de temps en temps, je montais à bord d'un
hélicoptère avec l'Unité Spéciale d’Enquête (SIU) et les trois membres du Comité des
Experts de l'ONU. Ce Comité était aussi une catastrophe. (L'avis général sur le Comité

64

des Experts est négatif dans tout le Rwanda). On allait voir un ou deux charniers, on
s'arrêtait pour quelques minutes tandis que la population nous encerclait et tout le
monde disait "Oh, c'est horrible !", "Regardez, un crâne !". La SIU rapportait parfois les
crânes à Kigali.

Les conséquences d’une mauvaise gestion : luttes internes et mauvais moral
Les points faibles de la direction décrits plus haut contribuent à faire régner un mauvais
moral et à ne pas donner satisfaction au personnel quant à leur travail avec la mission.
Si une partie du problème, au départ, concernait effectivement les mauvaises
procédures de recrutement, une fois les équipes arrivées au Rwanda, le problème était
une gestion insuffisante du personnel et une capacité limitée à former des équipes (en
tenant compte des expériences, des compétences, des forces et des connaissances
linguistiques de chacun) et la difficulté à travailler avec ce qu'il y a disponible sur le
terrain et à tirer le meilleur du personnel.
L'incapacité apparente des hauts responsables à prendre des décisions entraîne
une multitude de petits problèmes et les solutions opportunes sont difficiles à trouver.
Les notes internes sont remplies de contre-accusations graves et de récriminations
personnelles qui reflètent un niveau de tension et de frustration extrême. La déception et
l'amertume éprouvées par le personnel ne sont pas une exagération. “La structure de la
mission, notamment le recrutement bâclé et le manque de responsables aptes à prendre
des décisions, fait que le pire en nous ressort” expliquait un rapporteur. Les
récriminations mutuelles sont apparentes même pour un observateur de passage.
Les observateurs se plaignent du manque d'hospitalité et de l'atmosphère
générale désagréable. L'un des observateurs décrit les effets nocifs d’une cohabitation
dans ces conditions :
L'environnement de la mission vous prend toutes vos forces et contribue à rendre les
observateurs incapables de comprendre la gravité de la situation au Rwanda.
L'ambiance au sein de la mission n'aide pas les gens à comprendre ou à faire face au
contexte dans lequel ils travaillent. Alors ils se perdent dans des disputes mesquines, ce
qui rend les choses encore plus difficiles.

Au départ, la mission manquait de voitures et l'arrivée de nouveaux véhicules a
rapidement dégénéré en luttes de pouvoir mesquines.
La sécurité de certains observateurs est même en danger à cause de leurs
collègues. Les mots employés par l'un des observateurs, qualifiant l'opération de
"mission de fous", n'est peut-être pas une exagération. Choqués par le comportement
violent et déraisonnable de l'ancien responsable de Gitarama, plusieurs observateurs ont
porté plainte contre lui. Au moins un de ses collègues a officiellement déposé une
plainte contre lui auprès de la police de la MINUAR. Selon certains rapporteurs, il a
essayé d'écraser un collègue, a brisé une porte et a changé la serrure de la maison qu'il
partageait avec un autre collègue à Kigali. Il a aussi menacé d'attaquer un troisième
collègue. Ce dernier a alors commencé à dormir avec un couteau sous son oreiller et a
finalement déménagé parce qu'il pensait que sa vie était en danger. Toutefois, la
direction de la HRFOR a refusé de prendre des mesures jusqu'à ce qu'il soit transféré en
65

mars à la suite d'une plainte de l'APR au sujet d’une affaire tout à fait différente. Au lieu
d’être renvoyé de la mission, il a été posté ailleurs en tant que responsable de l'équipe
de Kibungo, une équipe ayant déjà eu des problèmes et dont le responsable précédent
avait été renvoyé de la préfecture par le préfet lui-même.
Les observateurs femmes se sont également plaintes du sexisme sous-jacent au
sein de la HRFOR. Il n'y a actuellement qu'une seule femme responsable d'équipe. De
plus, au moins une femme a demandé à être relevée de ses fonctions de chef d'équipe.

Le gaspillage des ressources financières
Le gaspillage et la prodigalité à tous les niveaux caractérisent la HRFOR. L'un des plus
gros gaspillages est l'utilisation excessive des hélicoptères. Personne ne discute
l'utilisation d'hélicoptères mais l'utilisation quotidienne de ces appareils dans un petit
pays de 26 000 km2, possédant un réseau routier satisfaisant, ne se justifie pas. Au début
décembre, l'équipe de Cyangugu a organisé une conférence sur trois jours pour célébrer
la Journée des Droits de l'Homme, le 10 décembre. M. Clarance avait été invité à
prendre la parole le dernier jour de la conférence. Il est arrivé en hélicoptère à 13 heures
disant qu'il ne pouvait rester que 15 minutes. L'équipe de Cyangugu lui a demandé de
rester plus longtemps. Il a refusé. Il a alors commencé son discours en anglais, sans
penser qu'au moins 95% de l'auditoire ne parlait que français. À la demande des
membres de l'équipe de Cyangugu, l'adjoint qui l'accompagnait a accepté de résumer le
discours en français. Le résumé était, en fait, une traduction en français du discours de
M. Clarance préparée à l'avance. Il n'avait pas le temps de discuter avec l'assistance, ni
de répondre aux questions. Ils sont ensuite partis dans leur hélicoptère.
L'Unité Spéciale d'Enquête, chargée de rassembler des informations et de
coordonner les travaux de recherche sur le génocide, s'est presque toujours déplacée en
hélicoptère. Ils s'en sont même servis pour se rendre dans des préfectures proches de
Kigali telles que Kibungo et Butare qui sont reliées par une route goudronnée et à deux
heures de voiture.
La prodigalité au quotidien, propre à la mission, est illustrée par le fait que tous
les observateurs ont voyagé en classe affaires, que ce soit pour se rendre à Genève ou à
Kigali. Au début mars, African Rights a appris qu'une nouvelle base de données devait
être installée pour un budget de 500 000 dollars. Un rapporteur perplexe déclara “On a
peut-être besoin d'une nouvelle base de données mais sûrement pas à un tel prix.
Pourquoi ne pas utiliser l'argent pour aider le gouvernement à faire face au problème
des prisons surchargées”.

66

Trop proche pour la tranquillité d'esprit : Relations avec les observateurs militaires de
l'ONU
Les observateurs, un grand nombre de Rwandais et des étrangers travaillant au Rwanda
ont critiqué les relations confortables et la dépendance qui existent entre la HRFOR et
les Observateurs Militaires (MILOBS) de la MINUAR II, un groupe d'observateurs
militaires non armés chargés d'enquêter et de surveiller tous les aspects de la situation
actuelle au Rwanda. Malgré l'empiètement évident des responsabilités, il n'existe pas, en
fait, de relations de travail officielles, bien qu'un accord dans ce sens ait, paraît-il, été
discuté lors d'une récente réunion des Commandants de Secteurs. L'accord entre le
gouvernement du Rwanda et le Haut Commissariat appelle la mission à “travailler en
étroite collaboration avec la MINUAR et les autres agences de l'ONU”. Ils en
dépendent aussi pour des raisons de sécurité.
La dépendance vis-à-vis des MILOBS pour la sécurité, plus particulièrement sur
le terrain, est tout à fait compréhensible. Le problème réside dans la confusion des rôles
pour les enquêtes sur les incidents actuels. Il est clair, après observation de leur
coopération sur le terrain, et après lecture de certains documents obtenus par African
Rights, que les observateurs comptent, en grande partie, sur les documents fournis par
les MILOBS. Ils partagent la même fréquence radio, les informations des observateurs
étant donc accessibles aux MILOBS et inversement. Le fait qu'une partie si importante
de leurs informations sur la situation actuelle provienne des MILOBS influence leur
jugement sur les questions politiques et militaires.
Il est encore plus problématique qu'une grande partie des travaux d'enquête
effectués par les observateurs soit entreprise en collaboration avec les MILOBS. Les
observateurs se présentent habituellement pour enquêter sur des incidents accompagnés
des MILOBS qui sont, bien entendu, en uniformes militaires. Un envoyé d'une
organisation humanitaire décrit l'effet de l'uniforme sur les gens qui voudraient parler
ouvertement.
Récemment des gens ont été retirés d'un dispensaire à Ruhengeri. Nos employés locaux
nous ont dit ce qui s'était passé. Les observateurs des droits de l'homme sont arrivés
avec des soldats de la MINUAR en uniformes. Les mêmes fonctionnaires qui nous
avaient dit ce qui s'était passé leur ont dit que rien n’avait eu lieu. Quand on les a
interrogés un peu plus tard, ils nous ont dit qu'ils ne voulaient pas parler devant des
25
soldats en uniformes.

Un autre envoyé d'une organisation humanitaire rapporte les mêmes faits :
Il y a une confusion des rôles avec les observateurs militaires qui sont censés recueillir
des renseignements pour la MINUAR. La répartition des responsabilités entre les deux
groupes n'est pas claire.

En plus de ce problème de perception, compter sur les MILOBS pour obtenir
des informations opportunes et des analyses est un handicap majeur car les MILOBS
eux-mêmes sont paralysés par le manque de véhicules. L'un des rapporteurs a décrit la
frustration de devoir dépendre d'une équipe de 28 MILOBS pour se déplacer, eux-

25

Interviewé à Kigali, le 2 mars 1995.

67

mêmes se partagent deux voitures et effectuent leurs patrouilles, la plupart du temps, à
pied.
Il y a d'autres inconvénients à dépendre des MILOBS. Les MILOBS sont des
soldats et non des policiers. Il est difficile de savoir quelles sont les techniques
d'enquête qu'ils peuvent transmettre à des observateurs de la HRFOR, pour la plupart
inexpérimentés ? De plus, la nouvelle approche de style para-militaire des patrouilles
recueillant des informations (voir plus haut) a tendance à désavantager les femmes à
cause de la camaraderie macho qui prévaut dans les forces militaires de l'ONU.
Enfin, beaucoup d'observateurs se sentent mal à l'aise parce qu'un certain
nombre de MILOBS viennent de pays où l'armée est connue pour ses violations des
droits de l'homme. Un officier indien dans la MINUAR II a été associé à des incidents
graves de violations des droits de l'homme dans son pays. Ce problème n'est pas
spécifique au Rwanda : la mission de l'ONU au Cambodge a fait l'objet de critiques
parce que certains pays comme l'Indonésie en ont profité pour donner une image plus
acceptable de leur armée.

Une dépendance dangereuse : les ONG guides politiques
Les points faibles de la HRFOR ont encouragé beaucoup d'observateurs à compter sur
les informations et le jugement des expatriés et des employés locaux des organisations
internationales et des ONG. Ceci est dangereux, particulièrement au Rwanda à l'heure
actuelle. Il y a, bien sûr, des employés d'agences internationales et d'ONG qui ont fait
des efforts pour comprendre la complexité politique de la situation au Rwanda et qui
essaient de traiter les questions relatives aux droits de l'homme sous un angle aussi large
que possible. Les observations et les inquiétudes de certains de ces employés figurent
dans ce rapport. Mais, il est juste de dire, qu'à quelques exceptions près, les envoyés des
organisations internationales et des ONG au Rwanda ne comprennent pas la situation
politique au Rwanda et qu'ils sont encore moins capables de fournir une analyse précise.
Si les ONG font peu de cas de la HRFOR, les observateurs plus sérieux, plus
réfléchis et mieux informés sur la situation politique, sont tout aussi critiques à l'égard
des organisations internationales et des ONG. Un rapporteur, qui a une grande
expérience des situations difficiles sur le terrain, remarquait :
Je suis le premier à admettre que je n'ai rien appris pendant mon séjour au Rwanda.
Mais les gens que j'ai rencontrés dans les ONG ne peuvent certainement pas
m'apprendre ce que je devrais savoir. Il y a des centaines de jeunes sans expérience qui
courent partout ici et qui ne savent rien du Rwanda. Pire encore, ils ne sont pas
intéressés. Ça ne serait peut-être pas si grave si un million de personnes n'avaient pas
été tuées.
Pour moi, le personnel des ONG ici n'est pas très différent des observateurs.
Eux aussi se servent du Rwanda pour obtenir un bon CV avec un poste "difficile". C'est
pire qu'en Somalie, parce qu'en Somalie les ONG étaient devenues des cibles. Ici, on
voit la vie que la population mène et la vie que nous nous avons. Il n'y a aucune excuse
pour l'ignorance et le manque d'impact. Franchement, je ne comprends pas pourquoi la
population locale ne nous virent pas, eux et nous.

68

Beaucoup d'observateurs ont mentionné les partis pris politiques venant du
personnel des agences de l'ONU et de nombreuses ONG. Des observateurs qui ont
travaillé dans les trois préfectures de l'ancienne zone française, Gigonkoro, Cyangugu et
Kibuye, ont particulièrement critiqué le personnel expatrié des agences internationales
et des ONG opérant dans la région, au sujet de l'existence prolongée de camps de
personnes déplacées à Gikongoro et les camps de réfugiés au Zaïre et au Burundi. Un
rapporteur, qui a travaillé à Gikongoro a expliqué, on ne peut mieux, les dangers d'une
dépendance vis-à-vis des ONG :
Si j'avais accepté de suivre les conseils politiques des agences et des ONG à Gikongoro,
j'aurais eu l'impression que notre tâche était de protéger les criminels. J'ai trop honte
pour pouvoir répéter ce qu'ils disent quand ils se savent être entre gens du même milieu.
Le camp de Kibeho est plein de criminels qui tuent et attaquent des gens
aujourd'hui, en février, qu'importe ce que ces mêmes personnes ont fait pendant le
génocide. Et pourtant les ONG déclarent ouvertement : "Nous sommes ici pour nourrir
ces gens. Peu nous importe le fait qu'ils soient des criminels ou pas." J'ai vu des
fonctionnaires expatriés travaillant pour des ONG mentir au sujet de la situation
sanitaire pour que les camps restent ouverts. Ils ne font pas attention aux personnes
qu’ils recrutent, ce qui a des conséquences graves. J'ai dû moi-même prendre des
mesures d'urgence avec l'aide de la MINUAR pour faire sortir du pays, par avion, un
homme qui avait appris qu'un gang dirigé par le responsable local d'une ONG, basée à
Kibeho, était sur le point de l'assassiner. Cette même ONG était la première à dire que
les camps ne devraient pas être fermés parce qu’ils étaient les seuls lieux sûrs au
Rwanda.
Même ceux qui ne vont pas jusque-là disent qu'ils ne peuvent pas rendre de
jugement sur le génocide au Rwanda parce que ça rendrait leur travail difficile. Les
ONG sont nos homologues naturels. On nous encourage à les considérer comme une
source d'information et de conseils. À mon avis, ils ont tendance à renforcer les partis
pris politiques qui existent à la direction de la HRFOR.

Un autre rapporteur racontait que les membres d'agences de l'ONU et d'ONG lui
ont souvent demandé “d’arrêter de fourrer son nez dans les tombes et de poser des
questions aux gens”. Elle a ajouté : “Ces mêmes gens faisaient pression sur nous pour
que nous arrêtions le
s criminels et aussi au sujet de la situation actuelle.”
Les travaux de recherches effectués sur le terrain par African Rights, en 1994 et
en janvier-mars1995, font ressortir qu'un nombre important d'extrémistes et de tueurs
ont travaillé et travaillent toujours pour des agences internationales et des ONG au
Rwanda, dans les camps de réfugiés et pour des organisations humanitaires
internationales à Nairobi :
Des hommes qui ont personnellement dirigé des massacres au Rwanda, des
hommes et des femmes qui ont dénoncé leurs collègues aux tueurs, travaillent
actuellement pour des organisations humanitaires, un certain nombre d'entre eux à des
postes de haute responsabilité au sein d'agences influentes qui déterminent la politique
internationale envers le Rwanda. Beaucoup d'autres personnes ont des membres proches
de leur famille connus pour avoir participé au génocide. Un grand nombre de Rwandais,
certains travaillant dans des régions sensibles telles que Gisenyi, Kibuye et Cyangugu,
ont leur famille entière réfugiée au Zaïre.

69

Il y a actuellement, rien qu'à Kigali, cent vingt-quatre membres du personnel
d'ONG et d'agences de l'ONU en prison, accusés de crimes liés au génocide. African
Rights a interviewé des dizaines d'employés locaux d'organisations internationales et
d'ONG qui sont emprisonnés pour complicité dans le génocide et a entrepris ses propres
recherches au sujet de ces allégations.
Sachant que le génocide de 1994 était planifié, encouragé et exécuté par des
gens instruits, il n'est pas vraiment surprenant que les employés des ONG locales et
étrangères aient joué un rôle important. La réponse appropriée est d'effectuer des
vérifications détaillées avant de recruter des employés et de coopérer avec les autorités
et la HRFOR afin de s'assurer que les accusations soient fondées et que justice soit faite.
Trop souvent la réaction est de faire pression sur les rapporteurs de l'ONU chargés des
droits de l'homme pour qu'ils soutiennent, sans condition, leurs membres du personnel
emprisonnés. Ceci porte préjudice à leur travail. Les ONG portent plainte pour
arrestations "arbitraires", même dans les cas où le personnel expatrié n'a aucun moyen
de savoir si les accusations sont fondées ou non. Un grand nombre d'observateurs sur le
terrain se plaignent aussi que les fonctionnaires des agences de l'ONU et des ONG
convoquent souvent leurs employés locaux pour les "informer" de la situation du
moment. Les "réunions d'information" consistent, en général, en une litanie
d'accusations à caractère politique sans fondement.

70

CONCLUSION
La HRFOR a trahi les espoirs du peuple rwandais. La mission a aussi trahi le potentiel
de ses observateurs. L'échec de la HRFOR n'est pas seulement une source de désarroi
pour les observateurs expérimentés et informés sur la situation politique du pays, c'est
aussi une déception pour les jeunes sans expérience. Leur enthousiasme aurait pu être
utilisé à bon escient avec des directives, des encouragements et une bonne gestion. Ils
auraient pu aider à améliorer la situation au Rwanda et auraient appris, en même temps,
quelque chose de constructif. Le fait que ce rapport ait été inspiré par les observateurs
eux-mêmes, venus au Rwanda dans l'espoir d'offrir leur aide, et qu'il soit fondé en
grande partie sur leur expérience est un hommage à leur intelligence, à leur conscience
politique, à leur humanité et à leur sensibilité.
Beaucoup d'observateurs ne pouvaient pas parler de leurs propres expériences
sans être visiblement éprouvés. Le récit sombre d'une envoyée donne une idée de
l'ambiance qui règne au sein de la mission et de la grande différence entre la vérité et le
tableau optimiste de M. Clarance au cours de conversations avec des personnes de
l'extérieur, y compris les envoyés d'African Rights.
Je n'ai jamais pensé que j'allais être engagée. Qu'est-ce que je connaissais de la
situation ? Mais j'étais venue pour apprendre et je n'ai rien appris. Je ne connaissais rien
du Rwanda ni de l'Afrique mais j'avais des qualifications professionnelles et de
l'expérience qui auraient pu être utilisées à bon escient au Rwanda. Mais cela n'a pas été
le cas. Ce que l'on m'a demandé de faire au cours de ces mois que j'ai passés ici,
n'importe quelle personne sachant taper à la machine aurait pu le faire. Cette mission
n'est pas seulement un gaspillage d'argent, c'est aussi un gaspillage de potentiel. Et j'ai
honte de faire partie de ce gaspillage.
On vient au Rwanda en sachant que l'ONU s'est retirée du pays lorsque les gens
étaient en train de se faire massacrer et que l'ONU ne pensait qu'à évacuer les
Occidentaux. Etant occidentale, j'étais aussi venue pour compenser cela. Je me sens
responsable de ce que le monde a fait au Rwanda. J'ai envie de faire quelque chose pour
rattraper les échecs de l'ONU au Rwanda. Mais je n'ai pas eu l'occasion de le faire. À la
place, j'ai l'impression de faire partie d'une autre mission de l'ONU qui n'a pas tenu ses
promesses au peuple rwandais. J'ai honte de n'avoir rien fait, j'ai honte d'être autant
payée pour ne rien faire, et je suis furieuse d'être aujourd'hui une touriste au Rwanda. Il
n'est pas possible d'améliorer quoi que ce soit parce qu'ils ne veulent pas entendre de
critiques, ni obtenir des informations qui mettraient leurs actions et leurs jugements en
danger.
Pour un grand nombre d'expatriés travaillant pour cette mission et pour des
ONG, ce sera du plus bel effet de dire, au cours d'une conversation, de retour en Europe
ou en Amérique du Nord, qu'ils étaient au Rwanda en 1994-1995. J'ai vraiment pensé
que j'allais travailler avec des gens qui étaient dévoués. J'ai l'impression d'avoir été
trahie. Cette mission est une perte de temps, une perte d'énergie, d'argent. C'est un
gaspillage de potentiel, mais plus que tout, c'est le gaspillage d'un espoir.

Un autre rapporteur se sent lui aussi déçu et trahi :
Je suis ici depuis deux mois. Je n'ai rien fait. Je n'ai rien accompli. Pire encore, je n'ai
rien appris. Pire que tout, j'ai honte d'être ici, de ne rien faire dans un pays où il y a tant
à faire. Je regrette vraiment de m'être engagé dans cette mission. Ça avait l'air idéal.
L'ONU à Genève est tout à fait consciente du désastre ici. Mais elle continue d'envoyer

71

toujours plus de gens. On doit demander à l'ONU pourquoi elle fait ça. Est-ce que c'est
pour montrer que l'ONU fait quelque chose pour les droits de l'homme au Rwanda ? Ça
me ferait rire, s'il ne s'agissait pas du Rwanda. Ça serait drôle, si un million de
personnes n'étaient pas mortes. Mais ces gens sont morts et sachant que nous ne faisons
rien à ce sujet, j'ai plutôt envie de pleurer.
Les donateurs savent aussi à quel point c'est ridicule. Et pourtant, ils continuent
de donner de l'argent pour la mission. Ils devraient arrêter de financer cette mission.
C'est un gaspillage d'argent comme on n'en a jamais vu. À côté, l'UNOSOM
(l'Opération des Nations Unies en Somalie) est un succès. Et c'est peu dire.

Dans un moment de désespoir, un rapporteur a déclaré qu'il voulait quitter la
mission. Se rappelant, qu'au départ, il avait considéré la HRFOR comme l'expression de
la solidarité internationale avec le peuple rwandais, il repense avec amertume à la
trahison de ce moment d'espoir.
On devrait faire tout ce que l'on peut ici pour garder cet espoir en vie. Les gens
attendent beaucoup de nous par le simple fait de notre présence ici. Notre présence est
une déclaration de la communauté internationale disant qu'elle est venue aider le
Rwanda. Si la population nous voyait comme des gens qui ont vraiment l'intention de
faire quelque chose d'utile, je pense que cela leur donnerait l'espoir de continuer. Au
contraire, nous avons brisé leur espoir. Cette mission est une catastrophe. C'était le
moment où jamais de faire quelque chose de bien. Le fait d'avoir laissé passer cette
occasion est de la cruauté suprême.

Un autre observateur explique pourquoi il a décidé de ne pas renouveler son
contrat :
Cette mission remet en question toute la machinerie internationale des droits de
l'homme. Le concept derrière la HRFOR est une technique des droits de l'homme
terrifiante qui allie enquêtes et coopération avec le gouvernement, un effort de
collaboration qui exige de bâtir des relations qui marchent dans les deux sens. Je me
suis engagé dans la mission parce que je suis contre les travaux sur les droits de
l'homme qui consistent [uniquement] à écrire des rapports critiques. J'étais très
enthousiaste à l'idée de travailler sur un projet des droits de l'homme qui contribuerait à
bâtir, d'une manière pratique, des mécanismes pour protéger les droits de l'homme.
Mais je n'ai rien accompli. Et cette mission n'a rien fait pour le Rwanda. C'est
ma première expérience directe dans le domaine des droits de l'homme. Et ça m'a
vraiment découragé de continuer à travailler dans le secteur des droits de l'homme.

La raison de ce désastre est liée à la direction incompétente de la HRFOR et à
l'interprétation étroite du mandat de la mission. Le refus de s'occuper du génocide est la
raison essentielle des distortions politiques de la mission qui ont eu des conséquences
psychologiques profondes sur les observateurs. Incapables de connaître la raison
fondamentale de la crise au Rwanda aujourd'hui ou pourquoi autant de Rwandais sont
"traumatisés", les observateurs inexpérimentés ont assimilé les mauvaises priorités.
Tout ceci, allié à un manque de professionnalisme, a entraîné l'auto-destruction de la
HRFOR. La HRFOR met en doute le concept même des droits de l'homme au Rwanda
et contribue à l'impunité dans le cadre du génocide et à l'instabilité politique.
La HRFOR s'est avérée être, jusqu'à présent, un gaspillage de ressources
humaines et financières mais aussi une trahison des espoirs du peuple rwandais. Le
bureau du Haut Commissaire aux Droits de l'Homme a lancé un appel pour obtenir des

72

fonds pour continuer la mission, exercice futile et contre-productif, à moins que la
HRFOR ne soit complètement restructurée.
African Rights conclut par une série de recommandations qui permettraient à la HRFOR
de jouer son rôle habituel de protecteur des droits de l'homme au Rwanda.

73

RECOMMANDATIONS
L'opération de l'ONU pour les droits de l'homme au Rwanda (HRFOR), telle qu'elle
existe actuellement est un gaspillage de ressources, de potentiel humain et d'espoir. Son
mandat sur le papier est excellent et pourtant la mission ne peut pas atteindre les
objectifs fixés sans une réforme en profondeur de son mandat, sans un changement dans
ses relations politiques et sans une amélioration nette du niveau de professionnalisme.
Mais la HRFOR doit surtout établir l'enquête sur le génocide comme point central de
son mandat. Tant que cela ne sera pas fait, les efforts de la mission seront vains et
futiles.
Le gouvernement du Rwanda ne devrait renouveler l'accord avec la HRFOR que
sous des conditions très strictes, notamment une restructuration complète de la mission.
Les donateurs internationaux et l'ONU devraient aussi insister pour que ces
transformations soient entreprises avant de continuer à apporter leur soutien financier.
Le gouvernement du Rwanda, l'ONU et les donateurs internationaux devraient
revoir le mandat détaillé de la HRFOR.
• Il faut un mandat intégral comprenant une enquête sur le génocide, une analyse des
violations actuelles, la création de la confiance entre les différentes sections de la
communauté et une coopération avec le gouvernement pour bâtir une administration
de la justice. Ceci requiert l'établissement de responsabilités bien définies vis à vis du
Tribunal International, du ministère de la justice, des forces armées, de la
gendarmerie, de l’UNAMIR II, des MILOBS et des autres organisations. La HRFOR
peut être tentée de déléguer les travaux relatifs au génocide à d'autres institutions
mais ceci faussera profondément la psychologie et la politique de la HRFOR et
portera atteinte à son efficacité. En bref, la HRFOR doit travailler sur le génocide.
• Les enquêtes relatives au génocide doivent être entreprises avec les niveaux de
professionnalisme et d'impartialité requis
• La meilleure méthode d'éducation dans le domaine des droits de l'homme au Rwanda
est l'action : il faut mettre un terme à l'impunité et faire juger ceux qui sont
responsables du génocide.
• Le Programme de coopération technique semble prometteur et doit être soutenu à
condition qu'un groupe de travail interministériel et interinstitutionnel soit formé
pour définir les priorités et les politiques à suivre dans ce domaine et pour diriger les
fonds externes au mieux.
• Il faut des objectifs et des procédures claires quant aux droits de visite dans les
prisons. Un soutien au système carcéral doit aussi être apporté.
• Il faut établir une série bien précise d'objectifs et de procédures en matière de
coopération dans le cadre d'arrestations de personnes soupçonnées d'avoir participé
au génocide. Il est essentiel de mettre un terme à l'impunité quant aux violations des
droits de l'homme. Il faut pouvoir juger les criminels dans les limites possibles selon
les circonstances. Il faut accepter que les procédures ne sont pas parfaites, du moins

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à ce stade, mais toute arrestation ne doit pas être rejetée et être considérée comme
complètement arbitraire.
Le gouvernement du Rwanda, l'ONU et les donateurs internationaux doivent
insister pour que la HRFOR mette en place et maintienne l’impartialité.
• Il faut encore insister sur l'importance capitale du génocide. Négliger le génocide
entraîne inévitablement une partialité politique.
• Il faut engager des observateurs venant de pays qui ont ou qui sont perçus comme
ayant des tendances politiques différentes. Il faut engager des observateurs
francophones mais aussi prendre en compte le fait que l'anglais est indispensable au
Rwanda aujourd'hui. De plus, les observateurs originaires de pays dont les
gouvernements ont soutenu l'ancien gouvernement du Rwanda ne sont pas considérés
comme totalement impartiaux.
• Le groupe le plus vulnérable au Rwanda est celui des survivants du génocide. Il faut
donner la priorité à la protection des survivants.
• La HRFOR doit adopter une attitude de soutien plutôt qu'une attitude provocatrice
vis-à-vis des ministères du gouvernement. Une fois la confiance établie, les critiques
de la HRFOR seront prises au sérieux plutôt que d'être rejetées comme étant des
piques politiques.
• La HRFOR tombe actuellement bien en-dessous des niveaux acceptables de
professionnalisme. Il faut y remédier immédiatement. Le gouvernement du Rwanda,
l'ONU et les donateurs internationaux devraient insister sur les points suivants :
*

Les observateurs doivent être qualifiés et expérimentés. Ils devront posséder
des connaissances linguistiques et juridiques. Certains observateurs devraient
posséder des connaissances spécialisées dans certains domaines tels que les
enquêtes médico-legales. Les observateurs devraient inclure des anciens
magistrats, des enquêteurs de la police, des avocats militaires et toute autre
personne possédant une expérience professionnelle utile à la mission.

*

Les observateurs devraient suivre une formation appropriée avant leur arrivée
au Rwanda et avant qu'ils ne soient envoyés sur le terrain.

*

Le responsable de la HRFOR devrait posséder une expérience dans des
opérations des droits de l'homme similaires.

*

Des normes minimum communes pour la collecte d'informations devraient être
fixés par le Tribunal International et suivis par les observateurs afin que les
informations rassemblées puissent être utilisées au Tribunal.

*

Il est essentiel que les observateurs suivent des normes minimum pour la
collecte d'informations sur les droits de l'homme, notamment en matière de
confidentialité et de vérification des renseignements.

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*

La collecte d'informations sur les droits de l'homme devrait être effectuée de
manière respectueuse, en tenant compte des différences de culture, de façon
discrète et en civil.

Pour conclure, la HRFOR telle qu'elle existe actuellement ne jouit pas de la
confiance du peuple rwandais et ne représente ni la justice ni les droits de l'homme dans
le pays ; la mission est un gaspillage de ressources. African Rights appelle le
gouvernement du Rwanda, l'ONU et les donateurs internationaux à insister pour qu'une
réforme fondamentale de l'opération soit la condition sine qua non pour qu'elle continue
d'exister.

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African Rights
Rwanda : "Un espoir gâché"
L’opération de l’ONU pour les droits de l’homme
Au lendemain du génocide au Rwanda, l'opération de l'ONU pour les droits de l'homme
au Rwanda (HRFOR) a fait naître un moment d'espoir. Pour les survivants du génocide,
c'était là la première expression concrète de solidarité internationale d'un monde qui
s'était contenté de contempler le génocide de loin. L'opération devait contribuer à la
recherche de la vérité et de la justice. Pour un gouvernement assailli et appauvri, la
mission représentait une chance de commencer la tâche difficile, mais urgente, d'assurer
la justice et de reconstruire un pays dévasté au-delà de toute expression.
Sur le papier, le mandat de la HRFOR est impressionnant : enquêter sur le génocide
(sans doute le pire incident en matière de violations des droits de l'homme depuis la
création de l'ONU), surveiller la situation actuelle des droits de l'homme, restaurer un
climat de confiance afin de faciliter le retour des réfugiés ainsi que reconstruire le
système juridique du Rwanda. Les déclarations officielles de la HRFOR indiquent que
ces objectifs ont été atteints.
Malheureusement, la réalité sur le terrain dément ce tableau optimiste. Ainsi que le
prouve le présent rapport, qui s'appuie sur des informations de première main émanant
des observateurs eux-mêmes, la HRFOR s'est révélée être un lamentable échec. Il fallait
que la mission adopte un mandat intégré et fasse preuve d'impartialité et de
professionnalisme. Rien de tout ceci n'a été établi. Vouée à devenir un épisode pitoyable
de l'histoire du Rwanda, cette opération est bien, en fait, le digne successeur de la
première mission d'assistance de l'ONU au Rwanda (MINUAR I) qui a abandonné le
pays dès que le génocide a commencé. Par manque de but précis, gaspillage et
incompétence, l'opération a été, selon un membre du personnel, "un boycott
systématique de tout ce qui aurait pu constituer une contribution positive."
Rwanda : un espoir gâché décrit les points faibles de la HRFOR. Le rapport comprend
une analyse de l'absence d'enquête sur le génocide de 1994 qui a entraîné la distortion
du mandat et de l'approche adoptée, une étude de la médiocrité des normes
professionnelles adoptées pour le contrôle des droits de l'homme, et un exposé de
l'absence de prise de décision pour restaurer un climat de confiance. Sont également
analysés : la partialité politique de la mission, l'absence de leadership et d'orientation
politique, la nature hasardeuse du recrutement et de la gestion du personnel ainsi que les
points faibles du Programme de Coopération Technique. Le rapport se termine par une
série de recommandations pour réformer la mission.

mars 1995
ISBN 1 899477 06 3
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