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Peut-on être un héros de l’humanitaire et un pédophile machiavélique ? Depuis six ans, une enquête judiciaire menée au Tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) n’a cessé de poser la question. En décembre 1995, François Lefort des Ylouses est mis en examen pour « viols sur mineurs de quinze ans ». Pourtant, il ressort libre du cabinet du juge d’instruction, libre et présumé innocent comme tout accusé avant jugement. A l’époque, Mehdi Ba, journaliste et éditeur, ne connaît pas François Lefort. Deux ans plus tard, il découvre le personnage, lorsqu’un confrère lui propose de mener l’enquête sur « l’affaire Lefort ». Il découvre alors un héros des temps modernes : prêtre et médecin. François Lefort a effectué ses études de médecine en Algérie et, depuis, il n’a jamais été inscrit au Conseil national de l’Ordre des médecins français. Mais, surtout, il est l’initiateur de nombreux projets visant à sauver les enfants des rues en Afrique de l’Ouest. Qui plus est, il se présente comme un grand pourfendeur de la pédo-criminalité, ayant apporté un témoignage décisif sur le réseau Spartacus. C’est un club d’un genre bien particulier qui édite une revue (« Spartacus ») en apparence destinée à la communauté homosexuelle, mais qui indique aussi les filières d’accès aux réseaux pédophiles, partout dans le monde. John Stamford, l’animateur de la revue, sera arrêté à Amsterdam et mourra avant la fin de son procès, en 1995.
Bref, François Lefort est un homme au-dessus de tout soupçon. En face, trois jeunes Sénégalais, anciens pensionnaires des foyers de Rufisque, près de Dakar. Trois jeunes qui, manifestement, ont convaincu la Brigade des mineurs de Paris : François Lefort les a agressé sexuellement, parfois violé. Aujourd’hui, le dossier attend le paraphe du juge Julien Eyraud, seul habilité à signer l’ordonnance de renvoi devant la Cour d’Assises des Hauts-de-Seine. Dans ses réquisitions, le ministère public a déjà donné son avis : les Assises.
En quatre cents pages, sobres et mesurées, Mehdi Ba décortique la légende du héros, puis les aléas d’une instruction qui a vu se succéder trois magistrats en six ans. Mais cette enquête va bien plus loin que l’affaire judiciaire. Pour une raison simple : François Lefort est un homme prolixe, en déclarations comme en amitiés. Même le président sénégalais Abdou Diouf prendra sa plume pour défendre la réputation de l’homme d’Eglise. Mais les faits sont têtus. A chaque affirmation de François Lefort, Mehdi Ba oppose une vérification scrupuleuse. Résultat : une démonstration implacable. Revenons par exemple sur le réseau Spartacus dont François Lefort prétend être l’un des tombeurs. Il aurait remonté la filière pédophile, puis piégé le chef du réseau. Seulement voilà, l’association suisse Terre des hommes, qui a pourchassé pendant quinze ans les animateurs de ce club pédophile, estime aujourd’hui qu’il a joué un rôle mineur. Le prêtre avait même refusé la confrontation avec John Stamford. Implacable et d’autant plus juste que l’enquêteur donne largement la parole à François Lefort avec qui il a eu plusieurs entretiens. En tout : une quinzaine d’heures de discussions.
Le silence des institutions
Derrière l’Illusionniste se cache aussi l’épaisseur du silence des institutions. L’Eglise, bien sûr, défend l’un des siens avec constance et résolution. Mais les nombreuses associations humanitaires, où le médecin jouit de multiples appuis, ne sont pas en reste : Caritas ou Médecins du monde ont à chaque fois soutenu leur salarié, sans se donner véritablement les moyens de vérifier les accusations soulevées par les enfants. L’Association française Raoul Follereau va plus loin. Très vite après le début de l’affaire judiciaire, elle coupe les subventions qui financent les foyers de Rufisque. Une mesure de rétorsion brandit comme une menace par François Lefort… Et la complicité n’épargne pas les médias. Le héros de l’humanitaire bénéficie d’une immense considération dans toutes les rédactions françaises. Il a des « amis » journalistes partout. Il connaît tout des bons et mauvais réflexes médiatiques. Il a la formule percutante. Notre jargon dit que c’est un « bon client », d’autant plus efficace qu’il incarne à merveille les rêves de notre société. Or, depuis sept ans, la presse dans son ensemble n’a jamais donné la parole à ses présumées victimes, alors même que le présumé innocent et ses soutiens ont un accès facile aux antennes…
Peut-on être un héros de l’humanitaire et un pédophile machiavélique ? Oui, répond Mehdi Ba au fil d’une écriture soignée et sans fausse note, mais à condition d’être un imposteur professionnel, un véritable illusionniste. « Un magicien », précise l’éditeur Laurent Beccaria qui avait aussi précédemment publié un ouvrage du prêtre, focalise toujours l’attention du public sur un geste anodin mais dont chacun se persuade que ‘c’est là que tout se passe’, alors que le tour s’exécute ailleurs». Cette phrase de la préface n’est pas anodine, car elle ouvre d’emblée l’ouvrage sur l’abîme d’une âme torturée, sur la profondeur du malaise dans lequel s’installe tout lecteur face à une histoire de pédophilie.
Jusqu’où faut-il soutenir un ami ? Qu’est-ce que la confiance ? Comment supporter le poids du mensonge, puis celui de la trahison et enfin, de la conversion aux douleurs de la réalité ? L’affaire Lefort est aussi celle des amis trompés, des médias aveuglés et de l’incroyable impunité dont un homme estime pouvoir jouir. D’ailleurs, l’intéressé n’hésitait pas clamer il y a un peu plus d’un an à France-Soir : « Si je suis condamné, c’est l’affaire Dreyfus ! ». Aujourd’hui, François Lefort parle d’un livre « accusatoire ». Son « association de défense » (un groupe d’amis) dénonce un « procès instruit dans les médias au seul bénéfice de l'accusation ». La justice tranchera, Mehdi Ba ayant eu le bon goût de laisser au lecteur le soin de se forger son intime conviction.