Fiche du document numéro 1667

Num
1667
Date
Samedi 23 juillet 1994
Amj
Taille
1688822
Sur titre
Editorial
Titre
Pleure, Afrique mal-aimée
Page
1, 3
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
" QU'ILS crèvent ! " : telle semble être, hormis les paroles d'usage à destination d'une opinion
sensibilisée par les médias, la seule réponse que ce qu'il est convenu d'appeler la " communauté
internationale " a jusqu'à présent apportée aux malheureux Rwandais, successivement victimes d'un
génocide, le premier avéré depuis les Khmers rouges, d'un exode aux dimensions bibliques, et
maintenant d'une épidémie aux proportions effrayantes. Ainsi le " nouvel ordre mondial " montre-t-il
son vrai visage : sans compassion aucune, il ne se met en mouvement que lorsque des intérêts
stratégiques, économiques ou militaires, sont en jeu. Alors, que diable irait-il faire au Rwanda, qui n'a ni pétrole ni diamants ? Que ce soit la Chine, hostile par principe à l'ingérence, fût-elle humanitaire, la Russie, qui s'en fiche, occupée qu'elle est à reconstituer les marches de son empire, la Grande-Bretagne, qui n'existe presque plus, ou les Etats-Unis, qui ne veulent pas payer et s'abritent derrière l'alibi somalien, les maîtres du monde, c'est-à-dire du Conseil de sécurité de l'ONU, rivalisent d'une indifférence accablante, et se gardent d'employer le mot " génocide ", qui leur ferait obligation d'intervenir. L'ONU, donc, propose d'envoyer cinq mille hommes.., en octobre prochain ; peut-être deux mille "dès" août, si vraiment la France insiste !

LA France ? Elle est là, heureusement, est-on tenté de dire quand ses soldats d'élite, et non de
logistique sauvent et protègent ceux qui ont la chance de se trouver dans son rayon d'action. Sans
quasiment tirer un coup de feu, l'armée française a donc fait ce qu'il y avait à faire : oeuvre
humanitaire. Très bien ! Sauf que la France serait plus en accord avec elle-même si elle n'avait pas à porter une croix, sa croix : celle de l'aide qui fut dispensée à ceux-là mêmes qui ont organisé le
génocide. L'ONU a trahi ses propres principes, et s'est déshonorée en se retirant de Kigali lorsque les massacres ont commencé ? Certes. Mais que dire de la France, dont les conseillers, eux aussi,
étaient toujours là.
Et que répondre, même en sachant que nous sommes en bonne compagnie (celle de l'Afrique du
Sud, notamment), à ceux qui comme Etienne Tshisekedi, premier ministre destitué du Zaïre, relèvent
qu'il eût été nécessaire de « stopper le trafic d'armes, les infiltrations d'artillerie et de munitions qui se poursuivent sans trêve depuis 1991 du Zaïre vers le Rwanda, dans le but d'attiser les intégrismes ethniques » ?

Sans doute faut-il se garder de toute naïveté : il n'y pas les bons d'un côté, les méchants de l'autre : le FPR tutsi fait le vide autour de lui, est responsable de l'exode, et ne veut laisser rentrer que les paysans, au prétexte des récoltes, ce qui lui permet d'exclure le retour des intellectuels hutus : si cela était confirmé, cela rappellerait quelque chose, n'est-ce pas, du côté du Cambodge...

Mais que répondre, en effet, sinon que la France ne peut plus prétendre, dans cette affaire, rétablir l'ordre, donner des leçons ou distribuer les bons ou les mauvais points. Elle peut, elle doit continuer de faire progresser la solidarité, en déployant sa diplomatie contre l'égoïsme des nations. Mais si elle veut éviter de jouer le pompier-pyromane, elle a surtout à repenser, trente ans après la décolonisation, sa politique " d'aide " à une Afrique en détresse. Celle-ci est aujourd'hui marginalisée, victime de la dérive des continents qui fait que, ne représentant que 1 % du produit mondial et 2 % des échanges internationaux, elle ne compte plus. Seules ses capacités de " nuisances " préoccupent un reste du monde qui craint la propagation du sida, les dégradations de l'environnement (avec la progression du désert), et les pressions de l'immigration. Commençons donc par changer notre regard sur l'Afrique et, si nous voulons rester présents, soyons dignes de cette présence. Etre dignes, c'est se conformer à un devoir d'humanité et, pour ce qui concerne la France, à une obligation d'humilité.

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