Fiche du document numéro 16554

Num
16554
Date
Lundi 20 juin 2016
Amj
Taille
669356
Titre
L'état des connaissances sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi
Mot-clé
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
L’état des connaissances sur le rôle de la France dans le génocide
des Tutsi
Jacques Morel
20 juin 2016, v1.6
Résumé
Le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 est une question fondamentale
mais prestement écartée par les propos outragés des politiciens. Les publications universitaires, d’historiens ou de politologues oscillent entre abstention, déni ou même falsification. Ils mettent en doute
le rapport de la commission rwandaise sur le rôle de la France. Saisie, la justice française botte en
touche. Les acteurs français livrent des mémoires qui éclairent plus souvent par leurs silences ou leurs
maladresses que par ce qu’ils veulent prouver. Les travaux les plus substantiels et courageux sont faits
par des journalistes. Il n’y a pas d’ouvrage qui fasse autorité et qui puisse éclairer l’opinion publique,
convaincue que Kagame est le chef d’État au monde qui a le plus de sang sur les mains. Comme
pour la période de Pétain, l’histoire de l’année 1994 en France attend son Paxton. Les archives et
les témoignages ne manquent pourtant pas. Les faits suivants sont solidement étayés. Pour mettre
la main sur les anciennes colonies belges, la France a attisé les haines ethniques importées par les
Européens. Sans son intervention militaire de 1990 à 1993, le Front patriotique rwandais (FPR) aurait
balayé les auteurs du génocide de 1994. Ces derniers, véritables “nazis africains”, sont les auteurs de
l’attentat et du coup d’État des 6-8 avril 1994. La France a contribué à la formation et à la reconnaissance internationale du gouvernement qui a organisé les massacres. Elle a évacué ses ressortissants et
s’est enfuie. Elle a paralysé toute action du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle en a obtenu
un mandat qui, au prétexte de protéger les populations en danger, a permis la fuite de ses alliés
pourchassés par le Front patriotique. Celui-ci, devant le refus des Casques bleus d’intervenir contre
les massacres des Tutsi, a repris les armes et mis un terme à ce que les Nations unies ont reconnu
comme le génocide des Tutsi. Reste la question de l’attentat contre l’avion du président rwandais, qui
a donné le signal du génocide. De nombreuses preuves attestent qu’il a été commandité par ceux qui
refusaient ces Accords d’Arusha qui intégraient le Front patriotique dans le gouvernement et l’armée.
Une expertise judiciaire française a établi en 2012 que les missiles ont été tirés du camp des Forces
armées rwandaises (FAR). Mais celles-ci n’étaient pas en capacité de tirer des missiles sol-air. Les
FAR étaient en fait commandées par des officiers français. Et sur cette question plane une indicible
hypothèse. 1

Vingt-deux ans après, malgré les accusations du Rwanda, 2 la France n’est officiellement pour rien
dans le génocide des Tutsi. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a fermé ses portes
sans mettre en cause des Français ni reconnaître la planification du génocide, le coup d’État 3 ainsi que
le programme de génocide du Gouvernement intérimaire rwandais que la France a protégé durant trois
mois. Cependant, le chef d’état-major des forces armées rwandaises (FAR), qu’elle a voulu promouvoir
comme négociateur d’un cessez-le-feu en juillet 1994, a été condamné pour génocide. 4
Le dirigeant du département des opérations de maintien de la paix des Nations unies est un Français,
Hervé Ladsous, qui, au Conseil de sécurité le 21 avril 1994, a voté le retrait du Rwanda de la majorité
des Casques bleus. La MONUC qu’il dirige en République Démocratique du Congo ne participe pas à
1. Les documents cités en références sont pour la plupart accessibles sur http://www.francegenocidetutsi.org/
documents.
2. François Soudan, Entretien : Paul Kagamé, du génocide à la « rwandité », Jeune Afrique, 6 avril 2014 ; Paul Kagame,
Discours du Président Paul Kagame à l’occasion de la 20e Commémoration du Génocide contre les Tutsi, 7 avril 2014.
3. Rafaëlle Maison, Coup d’État et génocide, l’affaire Bagosora, Les Temps modernes, no 680-681, octobre 2014.
4. Augustin Bizimungu a été condamné à 30 ans de prison le 17 mai 2011, peine confirmée en appel le 30 juin 2014.

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l’arrestation des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), dont certains dirigeants
ont participé au génocide.
Le rôle de la France au Rwanda fait l’objet de procédures judiciaires en France. Mais les plaintes de
Rwandais contre l’armée française instruites au pôle génocide n’ont débouché sur aucune mise en examen.
Chargé en 1998 d’une enquête sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana qui a causé la mort
des trois membres français de l’équipage, le juge Bruguière a lancé des mandats d’arrêts en 2006 contre
des proches du président rwandais Paul Kagame. 5 Son successeur, le juge Trévidic, vient d’être muté en
2015 sans avoir prononcé de non-lieu à leur profit, alors que les rétractations des principaux témoins et
une expertise sur les lieux démontrent que les accusations du juge Bruguière contre Paul Kagame et ses
proches sont sans fondement. À ce jour, la France n’a pas d’ambassadeur au Rwanda.

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1.1

Les études universitaires sur le rôle de la France
Abstention ou déni

Alors que François-Xavier Verschave affirmait que « la France a soutenu au Rwanda un régime en
pleine dérive nazie – progressivement ordonné à une “solution finale du problème tutsi” », 6 vingt ans
plus tard cette implication de la France dans le génocide des Tutsi est déniée dans les ouvrages les plus
vendus, les plus cités. Après la Mission parlementaire française de 1998 (MIP) qui a jugé, selon son
président Paul Quilès, que « la France n’est pas impliquée dans ce déchaînement de violences » 7 mais
a publié plusieurs documents qui prouvent le contraire, les historiens et spécialistes de science politique
évitent soigneusement le sujet.
Est-il encore trop récent ? Veut-on éviter de nuire à tel dirigeant politique ou haut gradé militaire, à
tel fonctionnaire encore en vie, ou à l’image de tel parti politique ? Il faut attendre cinquante ans comme
pour Vichy ou l’Algérie, déclare l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. 8
L’Afrique centrale est vue par les Français comme une sorte de trou noir d’où rien ne sort. Très peu
connaissent la région. À part quelques personnes comme l’historien Jean-Pierre Chrétien, les spécialistes
de l’Afrique partagent la vision des missionnaires. Le Rwanda est devenu un royaume chrétien sous la
férule des Belges et des Pères blancs, l’ordre missionnaire français que Mgr Lavigerie créa en Algérie. Face
au Mwami tutsi qui, quoique baptisé, briguait l’indépendance, les missionnaires et les Belges ont organisé
la « révolution sociale » qui a débouché sur une république hutu dont le fondement est l’exclusion voire
le massacre des « envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959 » et qui veulent
« remettre les Hutu en esclavage ». Cette image de « peuple dominateur » attribuée aux Tutsi est reprise
par les militaires français. Les Tutsi sont à leurs yeux « les Prussiens de l’Afrique » qui, « depuis le XIVe
siècle [...] ont imposé leur domination aux hutus ». 9 Nombreux sont les journalistes accrédités « défense »
et africanistes qui se chargent de répandre ces clichés et de les cautionner de leur autorité.
La question est-elle trop épineuse ? Des intellectuels rwandais ont soutenu des thèses en France sans
que le jury n’y trouve à redire et sont devenus plus tard des idéologues et organisateurs du génocide. On
peut citer la thèse de Ferdinand Nahimana sur les royaumes du nord-ouest du Rwanda soutenue en 1986
à Paris VII. 10 Il déclenchera les massacres de 1992 au Bugesera par la diffusion de fausses nouvelles à
la radio et sera le fondateur de Radio Mille Collines. Mathieu Ngirumpatse, président du MRND, donc
responsable des Interahamwe, soutint une thèse à Strasbourg en 1985. 11 Ces universitaires qui leur ont
5. Jean-Louis Bruguière, Délivrance de mandats d’arrêts internationaux - Ordonnance de soit-communiqué, 17 novembre
2006.
6. François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, novembre
1994.
7. Rwanda : comment la France s’est trompée, Le Monde, 17 décembre 1998.
8. Colloque « Génocide des Tutsis : justice et vérité vingt ans après », Sciences Po Paris, 24 janvier 2014.
9. Didier Tauzin, Rwanda : je demande justice pour la France et ses soldats ! le chef de l’opération Chimère témoigne,
2011, Éditions Jacob-Duvernet, 2011, p. 37.
10. Ferdinand Nahimana, Le Rwanda, émergence d’un État, L’Harmattan, 1993.
11. Mathieu Ngirumpatse, Le système de la dot ou l’Inkwano en droit rwandais, Faculté de Droit et de Sciences politiques,
Strasbourg, 1985.

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délivré le titre de docteur ne sont en rien responsables de leurs actes ultérieurs, mais ils peuvent avoir le
sentiment de s’être laissé aveugler.
Ou bien la question est trop risquée. Les menaces, les procès en diffamation n’ont pas manqué pour
faire taire des universitaires ou des journalistes qui ont voulu dire la vérité. Il est incontestable qu’un
historien comme Jean-Pierre Chrétien a été plusieurs fois attaqué. Dès 1991, devant la montée d’un
« intégrisme racial », il a prévenu du risque de génocide. 12 Pendant les massacres, il a dénoncé le
« nazisme tropical ». 13 Hervé Deguine de Reporters sans frontières, qui était partie prenante de l’enquête
sur les médias du génocide, alors que Robert Ménard a reconnu que cette ONG s’était réjouie de la
création de la Radio Mille Collines, 14 prend Chrétien à partie dans le livre qu’il a écrit pour la défense
de Ferdinand Nahimana, fondateur de celle-ci. Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier ont été
attaqués en diffamation par Jean-Marie Vianney Ndagijimana, qui était ambassadeur du Rwanda à Paris
jusqu’à fin avril 1994.
José Kagabo, rwandais exilé en France et devenu historien, était repéré par les services de renseignement militaire français comme « spécialiste » d’un nouveau parti d’opposition. 15 Il est aussi qualifié
d’« ennemi du Rwanda » sur les antennes de Radio Rwanda par Ferdinand Nahimana. 16
Des officiers français ont intenté des procès en diffamation contre Patrick de Saint-Exupéry qui a
réédité son livre « L’Inavouable » sous le titre « Complices de l’Inavouable » en inscrivant sur la couverture
les noms de personnalités civiles et militaires impliquées dans cette inavouable abomination. 17 Tous frais
de justice payés par la République, certains ont obtenu cassation d’arrêts qui les déboutaient en appel.
La question est-elle trop grave pour que les historiens et politologues acceptent de s’y pencher ?
Craignent-ils d’être confrontés à quelque indicible hypothèse ? Attendent-ils la fin de procédures judiciaires
mettant en cause l’armée française pour complicité de génocide et viols ? 18
Les spécialistes français d’histoire contemporaine estiment-ils que la question est exotique et ne
concerne en rien la France ? Ils n’évitent pourtant pas la question du génocide puisque Henry Rousso
et Alain Corbin faisaient partie du jury de thèse d’Hélène Dumas et que Denis Peschanski modérait un
débat à un colloque le 14 novembre 2012 où Ibuka demandait à la ville de Paris d’ériger un monument à
la mémoire des victimes du génocide des Tutsi. 19 Dans ces circonstances, il est de bon ton de s’émouvoir
de l’horreur du génocide et de ne voir que les acteurs directs des tueries, comme le fait de livre en livre
Jean Hatzfeld, 20 sans examiner qui sont les donneurs d’ordres et qui les soutient depuis l’étranger. Quand
les instruments du meurtre sont des armes à feu venues d’Egypte, d’Afrique du Sud, de France, quand
les machettes ont été achetées en Chine, les émetteurs de « la radio qui tue » acquis en Allemagne, tout
ceci financé dans le cadre du programme d’ajustement structurel négocié avec le FMI, ne voir là qu’un
conflit entre voisins est une réduction de la réalité.
Remarquons toutefois cette tribune d’historiens qui « même si on se refuse, a priori, à penser que des
autorités de notre pays aient pu consciemment soutenir un projet de génocide », invitent les autorités
françaises à sortir de leur attitude de déni. Ils constatent que « tout se passe comme si, en haut lieu,
12. Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, p. 110 ;
Jean-Pierre Chrétien, Conférence de presse de la communauté rwandaise de France, 24 mars 1992. ; Jean-Pierre Chrétien,
Lettre à Jean Auroux, 24 février 1993 ; Jean-Pierre Chrétien, Le Rwanda et la France : la démocratie ou les ethnies ?, Esprit,
mars 1993.
13. Jean-Pierre Chrétien, Un nazisme tropical, Rebonds, Libération, 26 avril 1994.
14. Le testament africain de Robert Ménard, propos recueillis par Jean-Dominique Geslin, Jeune Afrique no 2491, 5 au
11 octobre 2008, p. 75.
15. Bernard Cussac, Objet : Emergence d’un nouveau parti politique, Ambassade de France, Kigali, 3 décembre 1991.
16. José Kagabo, Le génocide des Tutsi. Comment penser une « barbarie » en apparence aveugle ?, in Le génocide des
Tutsi 1994-2014 Quelle histoire ? Quelle mémoire, Les Temps Modernes no 680-681, octobre-décembre 2014, p. 16.
17. Patrick de Saint-Exupéry, Complices de l’Inavouable - La France au Rwanda, Les Arènes, 2009.
18. Le 16 février 2005, six plaintes de Rwandais contre l’armée française avec constitution de partie civile pour « complicité
de génocide » ont été déposées par Me Antoine Comte et Me William Bourdon devant le Tribunal des Armées à Paris. La
LDH, la FIDH et Survie se sont constituées parties civiles à leur côté. Le 2 avril 2010, des plaintes de Rwandaises pour viol
et torture contre des militaires français sont qualifiées de crime contre l’humanité et instruites par la juge au Tribunal des
Armées de Paris, Florence Michon. La LICRA s’est portée partie civile dans les deux plaintes.
19. Ibuka, UEJF, Collectif Van, Mémorial de la Shoah, « Le devoir de mémoire : la mémoire des génocides en France »,
Hôtel de ville de Paris, 14 novembre 2012.
20. Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, 2003.

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certains s’acharnaient à cautionner et à prolonger les erreurs politiques et militaires de 1994, en relativisant
la nature du génocide ». Ils affirment que « la question rwandaise n’est pas réservée aux spécialistes de
la région des Grands Lacs » et que « la compassion pour les victimes doit se prolonger dans un travail
de vérité sur la logique qui a produit ces tueries de masse ». 21
Non seulement des historiens et politologues s’abstiennent d’examiner le rôle de la France mais ils
interdisent aux autres d’y faire allusion. Ainsi à un colloque sur le génocide des Tutsi en janvier 2014, 22
l’organisateur, Frédéric Encel, excluait d’emblée d’évoquer le rôle de la France. Dans le panel d’orateurs
était prévu Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde, qui interdit toute allusion au génocide
jusqu’au début juillet 1994. Et en 2004, avec Edwy Plenel comme rédacteur en chef, il couvrit de l’autorité
du journal de référence l’opération Ruzibiza du nom de ce transfuge du FPR qui a prétendu avoir fait
partie du commando qui avait abattu l’avion d’Habyarimana. Grippé, Colombani ne put venir, mais Paul
Amar était là, lui qui un peu trop rapidement fit passer fin juin 1994 sur France 2 les derniers survivants
tutsi de Bisesero pour des combattants du FPR qui massacraient les Hutu. 23
De même, le numéro spécial de la revue XXe siècle consacré au génocide des Tutsi élimine « la question
du rôle de la France dans les événements de 1994, parce qu’il s’agit d’un dossier en soi et que les polémiques
qu’il suscite obscurcissent la question centrale du génocide lui-même ». 24 Pourtant, certains historiens
paraissent tout disposés à faire partie d’une commission d’experts que le pouvoir politique formerait pour
dire la vérité. 25

1.2

Gérard Prunier et les services secrets

Typique est le cas du chercheur au CNRS Gérard Prunier, spécialiste de l’Afrique de l’Est. Il est
conseiller au ministère de la Défense en 1994. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire un livre très informé sur le
Rwanda et l’origine du FPR. Il y affirme que l’attentat du 6 avril 1994 a été commis par les extrémistes
hutu et que Paul Barril en connaît les auteurs et les commanditaires. 26 Selon lui, ces auteurs seraient
des mercenaires ou des membres du DAMI, mais il assure que « le gouvernement français n’est vraiment
pas impliqué ». 27 Et l’Élysée ?
Lors de son audition à la MIP, il stigmatise la vision ethnique des décideurs politiques français comme
Hubert Védrine et Edouard Balladur, qui confondent démocratie et majorité ethnique. 28
Prunier critique violemment le FPR. Il révèle son amitié pour Seth Sendashonga, hutu membre du
FPR et ministre de l’Intérieur du gouvernement de Faustin Twagiramungu après le génocide qui, après sa
démission, créa un mouvement d’opposition armée contre le régime de Kigali et fut assassiné. 29 Dans son
livre From Genocide to Continental War, Prunier nous apprend qu’il est intervenu lui-même en mai 1998
auprès de Salim Saleh, frère du président ougandais Museveni, pour qu’il soutienne le projet de maquis
de Seth Sendashonga en Tanzanie avec 640 ex-FAR « modérés ». Prunier organise de même une rencontre
de Sendashonga avec un représentant du département d’État américain. 30 Il avoue donc publiquement
qu’il travaillait, pour le compte des services secrets français, à renverser le régime de Kigali. Il ne faudrait
pas en déduire pour autant que tous ses écrits sont à écarter. Mais ses analyses doivent être considérées
avec une certain recul. Il est patent qu’il nous induit en erreur quand il affirme que les Français n’ont
21. Stéphane Audoin-Rouzeau, Rwanda, cette histoire qu’on ne veut pas voir, Libération, 28 juillet 2014.
22. 20 Ans Après : Dire Le Génocide Des Tutsi, ESG Management School, Paris, 26 janvier 2014.
23. France 2, 27 juin 1994, Dernière.
24. Stéphane Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas, Le génocide des Tutsi rwandais, vingt après, Vingtième siècle, no 122,
avril-juin 2014, p. 4.
25. Stéphane Audoin-Rouzeau, La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne,
Esprit, mai 2010, p. 130. Cette commission pourrait être constituée sur le modèle de celle qui analysa les archives de l’Église
catholique dans l’affaire Touvier. Cf. Jean-Pierre Chrétien, France - Rwanda : Le cercle vicieux, Politique africaine, no 113,
mars 2009.
26. Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, Dagorno, 1997. Traduction de The Rwandan Crisis, History of a Genocide,
Hurst and Co, London, 1995, pp. 264-266.
27. Ibidem.
28. Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 181.
29. Gérard Prunier, Rwanda : la mort d’un juste, Libération, 16 juin 1998.
30. Gérard Prunier, From Genocide to Continental War. The ‘Congolese’ Conflict and the Crisis of Contemporary Africa,
Hurst & Company, London, 2009, pp. 366-367.

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pu examiner les débris de l’avion Falcon d’Habyarimana. 31 Grégoire de Saint-Quentin le reconnaît luimême 32 et son subordonné, l’adjudant José De Pinho, l’écrit. 33 Des témoins rwandais le confirment à la
commission Mutsinzi. Prunier n’a pas été envoyé auprès de Kagame début juillet 1994 pour lui installer
un téléphone rouge comme il veut le faire croire. 34 Kagame avait un téléphone satellite. Il communique
son numéro par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France à Kampala. 35 Quelle était la vraie raison
de l’envoi précipité par le ministère de la Défense de cette délégation dont Jean-Christophe Rufin faisait
aussi partie ? 36

1.3

Bernard Lugan, enseignant du racisme aux armées

Deux universitaires peuvent se targuer de bien connaître le Rwanda, l’historien Bernard Lugan et l’ethnologue Pierre Erny, 37 puisqu’ils ont enseigné à l’Université nationale du Rwanda. Lugan, ouvertement
d’extrême droite, obtient un poste à l’université Lyon III, connue comme un repaire de négationnistes
de l’extermination des Juifs par les nazis. 38 Erny termine sa carrière à Strasbourg. Tous deux analysent
les événements au travers du prisme racial Hutu-Tutsi. Erny insiste sur le fait qu’il s’agit de races et
non d’ethnies. Lugan privilégie le « darwinisme ethnique » et n’adhère pas au « culte des droits de
l’homme ». 39 Il a produit une histoire du Rwanda 40 et a témoigné comme expert pour la défense d’accusés de génocide au TPIR. Faisant du FPR la cause de tout le mal, à l’instar de son collègue Erny, il
est très apprécié des militaires français qui lui ont accordé des entretiens, ce qui fait tout l’intérêt de
son livre sur les opérations militaires françaises au Rwanda. 41 On y trouve des mensonges pittoresques
comme celui-ci : Marin Gillier aurait fait sa reconnaissance à pied le 30 juin 1994 42 alors que le reportage
sur France 2, diffusé le soir même, montre ses véhicules, P4 et VLRA, prendre la bifurcation vers l’usine
à thé de Gisovu à 1 km environ du centre de Gishyita le 30 juin au matin. 43

1.4

André Guichaoua et Claudine Vidal, coauteurs d’un faux

L’opération Ruzibiza a permis d’affirmer que Paul Kagame était l’auteur de l’attentat contre l’avion
d’Habyarimana, donc qu’il avait déclenché le génocide, et de faire croire que la France n’y était pour rien.
Abdul Ruzibiza est un ancien militaire du FPR. Après être sorti de prison pour malversation financière,
il est passé en Ouganda et cherchait à gagner l’Europe, accusant le FPR et Paul Kagame d’avoir fomenté
l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. 44 Les FDLR l’ont mis en contact avec l’ambassade
de France. 45 Le policier Pierre Payebien, enquêteur du juge Bruguière, enregistra sa déclaration où il
affirme qu’il faisait partie du commando qui a abattu l’avion à Kigali le 6 avril 1994. Le 3 juillet 2003 à
Paris, il est entendu par le juge Bruguière.
31. Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, op. cit., pp. 273-274.
32. MIP, Rapport, p. 235 ; MIP, Annexes, pp. 268-269 ; Guy Artiges, Willem Hamelinck, Auditorat militaire, Bruxelles,
23 juin 1994, PV no 1014.
33. José De Pinho, Comprendre le génocide rwandais, Témoignages, révélations, analyses, Éditions Velours, 2014, pp. 8087.
34. Gérard Prunier, op. cit., p. 349.
35. TD Kampala 562 4/7/1994 15 h 39, signé Descoueyte. Objet : Entretien avec le Président Museveni et Paul Kagame.
p. 2/2.
36. Laure Coret, François-Xavier Verschave, L’horreur qui nous prend au visage, Karthala, 2005, pp. 398-405.
37. Pierre Erny, Rwanda 1994, L’Harmattan, 1994.
38. Henry Rousso, Commission sur le racisme et le négationnisme à l’université Jean-Moulin Lyon III - Rapport à
Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale, 1er septembre 2004.
39. Bernard Lugan, Vérités sur une intervention « humanitaire », L’Afrique réelle, octobre 1995.
40. Bernard Lugan, Histoire du Rwanda, Éditions Bartillat, 1997.
41. Bernard Lugan, François Mitterrand, l’armée française et le Rwanda, Éditions du Rocher, mars 2005.
42. Ibidem, p. 270.
43. Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, « Dans la montagne de Bisesero », Édition spéciale Rwanda, France
2, 30 juin 1994, 20 h.
44. Christophe Boltanski, Rwanda : l’homme qui en disait trop, Le Nouvel Observateur, 12 mars 2009.
45. Felly Kimenyi, Rwanda : Key Bruguiere Witness Retracts Testimony, The New Times, 13 novembre 2008.

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En 2004, Stephen Smith défraie la chronique dans le journal Le Monde en annonçant que le juge
Bruguière a bouclé son instruction et conclu à la responsabilité du FPR dans l’attentat contre l’avion du
président Habyarimana sur la base du témoignage d’un témoin clé, Abdul Ruzibiza, dissident du FPR. 46
Après la publication de l’ordonnance Bruguière en novembre 2006 et l’arrestation de Rose Kabuye en
2008, Ruzibiza se rétracte et déclare que le « Network commando » dont il disait avoir fait partie n’a
jamais existé et que son témoignage était « une propre invention, pure et simple ». 47 Entendu par le juge
Trévidic, successeur de Bruguière, il reconnaît qu’il n’était pas à Kigali le jour de l’attentat. 48
Le problème est que Ruzibiza n’a pas élaboré son témoignage seul. Il a publié en 2005 un livre où, en
plus de l’attentat du 6 avril 1994, il accuse le FPR de toutes sortes de crimes. 49 Le livre est préfacé et
postfacé par deux universitaires spécialistes du Rwanda. Il contenait de telles invraisemblances qu’elles
ont été dénoncées avant la rétractation de son auteur présumé. 50
Cautionnant l’ouvrage en rédigeant une postface, André Guichaoua, professeur à l’université Paris I,
est un sociologue spécialisé sur le monde rural. Il travaille depuis des années au Rwanda pour la coopération suisse. 51 Il a étudié la question des exilés rwandais et travaillait en 1994 sur des programmes
de développement pour le compte de la Direction de la coopération et du développement des Affaires
étrangères suisse. Il reproche au FPR sa décision de ne plus rien attendre des négociations pour le retour
de ces exilés et d’avoir pris les armes. L’appartenance ethnique est à ses yeux un élément essentiel pour
caractériser les gens de la région. Il ne manque jamais de l’indiquer quand il cite quelqu’un. L’origine de
cette classification ethnique ne l’intéresse pas.
Il était au Rwanda le 6 avril 1994, il a témoigné à la MIP et est devenu expert au TPIR en particulier
sur le génocide à Butare. 52 Il écrit dans ce livre qu’il a échangé par téléphone avec Ruzibiza puis l’a
rencontré durant trois jours en décembre 2003 en Norvège. C’est probablement Pierre Payebien qui les a
mis en contact. Il dit avoir fourni au juge Bruguière un dossier établi par des militaires rwandais ex-FAR
accusant le FPR. Celui-ci l’a entendu le 15 novembre 2002. Il confie : « Je lui avais ensuite fait parvenir
un dossier établi à Kigali par des officiers rwandais pour apporter la preuve de la responsabilité du FPR
dans cet attentat ». 53 Le contexte indique qu’il l’a remis à Ruzibiza ou peut-être au juge Bruguière,
puisqu’il vient de parler des deux. Voilà une bien étrange manière d’influencer un témoin et un juge avec
un document écrit par des gens proches des auteurs du génocide. Guichaoua ajoute : « depuis plusieurs
mois, je travaillais étroitement avec de nombreux officiers des ex-FAR pour la préparation des dossiers
au TPIR ». 54 Si l’on comprend bien, il avoue qu’expert au TPIR, il travaillait à la défense de militaires
accusés devant le TPIR. Son travail sur Butare laissait croire qu’il ne travaillait que pour le bureau du
procureur.
Ce dossier sur lequel il a travaillé avec des officiers rwandais pourrait être la « Contribution des FAR à
la recherche de la vérité sur le drame rwandais - La guerre d’octobre 1990 et la catastrophe d’avril 1994 ».
Il en existe deux versions versées en pièces à conviction le même jour au procès Bagosora au TPIR, l’une
de décembre 1995, qui assure que les missiles utilisés dans l’attentat sont des SAM 7, l’autre, remise le 24
septembre 2004 par le général Kabiligi, qui affirme toujours que les missiles sont des SAM 7 mais ajoute
46. Stephen Smith, L’enquête sur l’attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide, Le Monde, 10 mars 2004.
47. Christophe Ayad, Le témoin-clé du juge Bruguière se rétracte, Libération, 19 novembre 2009.
48. Marc Trévidic, Nathalie Poux, Mathieu Gautier, Audition sur commission rogatoire internationale de Joshua Ruzibiza,
Oslo, Norvège, 15 juin 2010.
49. Lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza, Rwanda. L’histoire secrète, Éditions du Panama, octobre 2005.
50. Pierre Jamagne, « Rwanda. L’histoire secrète » de Abdul Joshua Ruzibiza ou Mensonges made in France ?, La Nuit
rwandaise, 7 avril 2008, pp. 31-54.
51. À la suite de l’évêque Perraudin, la Suisse a contribué à créer les conditions du génocide avec ses coopératives
TRAFIPRO et les Banques populaires. En 1973, les Tutsi étaient exclus de TRAFIPRO et le réseau des Banques populaires
a produit Jean Kambanda, le Premier ministre du GIR. Habyarimana a eu de 1982 à 1993 un conseiller suisse payé par
Berne, Charles Jeanneret. Voir le film de Thomas Isler Nous étions venus pour aider, Maximage, 2013. L’agence Hirondelle,
agence d’information auprès du TPIR financée par la Suisse, a beaucoup contribué à mettre en doute la responsabilité des
personnes accusées de génocide.
52. André Guichaoua a même organisé un colloque de réflexion sur le TPIR à Genève les 9-11 juillet 2009, colloque financé
par la Suisse.
53. Ruzibiza, op. cit., p. 456.
54. Ibidem, p. 456.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

7

l’identification des missiles SAM 16 publiée par le professeur Reyntjens. 55 On se demande pourquoi cette
identification de SAM 16, prétendument recueillie le 25 avril 1994, ne figure pas dans la première version
de ce document.
La préface de l’ouvrage de Ruzibiza est écrite par Claudine Vidal, sociologue au CNRS et spécialiste
du Rwanda. Elle a dirigé le numéro spécial des Temps modernes de 1995 sur le génocide. 56 L’auteur,
selon elle, décrit une double planification de génocide, l’une par Habyarimana visant les Tutsi, l’autre par
Kagame visant les Hutu. Elle informe le lecteur qu’elle a fait des retouches au texte. L’ayant reçu en 2005,
on en déduit que les apports ou corrections de Guichaoua y ont été incorporés. Ainsi, cet ouvrage nous
semble écrit au moins par trois mains, sinon quatre en comptant l’éditrice, Géraldine Faes, compagne
du journaliste Stephen Smith. Ainsi, deux universitaires français sont mêlés à l’élaboration d’un faux
témoignage visant à réécrire l’histoire.
Abdul Ruzibiza est décédé de maladie le 22 septembre 2010. Quoiqu’il ait reconnu avoir tout inventé,
cette opération d’intoxication a été un succès. Le jugement du TPIR contre le colonel Bagosora et al.
a été prononcé en décembre 2008 en première instance, en 2011 en appel, sans que le tribunal ait tenu
compte de la rétractation du témoin Ruzibiza qui a témoigné lors de ce procès les 9 et 10 mars 2006.
Tout le procès du colonel Bagosora et des trois autres officiers jugés avec lui s’est déroulé avec comme
toile de fond la certitude que le FPR était l’auteur de l’attentat qui mit le feu aux poudres. 57
Quoique son faux témoignage et des rapports d’experts aient invalidé les conclusions de son prédécesseur, le juge Trévidic a quitté son poste sans prononcer de non-lieu en faveur des Rwandais faussement
accusés par le juge Bruguière.

1.5

Guichaoua accuse Kagame d’être le responsable de l’attentat, donc du
génocide

Malgré le fiasco de sa tentative de falsification, Guichaoua est toujours sollicité à titre d’expert par
les médias. 58 Il utilise les documents auxquels il a eu accès comme expert au TPIR pour écrire un
livre en 2010, 59 préfacé par René Degni-Séguy. 60 Tenu comme un des meilleurs experts du génocide des
Tutsi au niveau international, son livre a été traduit en anglais par Don Webster, substitut du procureur
au TPIR, 61 et préfacé par Scott Straus, auteur d’une étude qui voit le génocide comme une réaction
de défense et qui minimise le rôle de l’organisation génocidaire étatique pour privilégier celle d’acteurs
locaux. Straus s’appuie sur Charles Onana et Abdul Ruzibiza pour estimer que le FPR est responsable
de l’attentat contre Habyarimana. 62
Dans ce livre, Guichaoua ne cite plus le témoignage de Ruzibiza sur l’attentat, dont il se portait
garant, mais il persiste à en accuser le FPR sans aucune preuve matérielle ni témoignage direct. 63 Alors
que ce livre de 600 pages est complété par des documents sur un site web d’Internet, 64 sa démonstration
de la culpabilité du FPR dans l’attentat tient sur moins de trois pages. Il donne deux faits matériels
qui sont faux. L’avion du président burundais n’était pas en panne. C’était un Beechcraft que Cyprien
Ntaryamira jugeait trop lent, c’est pourquoi il monta dans le Falcon d’Habyarimana. Le Falcon n’a
pas explosé « alors qu’il se trouvait juste au-dessus de la piste ». Il a explosé à 400 mètres environ de la
55. Commandement des FAR en exil, Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais - La guerre
d’octobre 1990 et la catastrophe d’avril 1994, décembre 1995. TPIR, Case No : ICTR-98-41-T Exhibit No : DK 81 A et DK
81 C, Date admitted : 23-9-2004 Tendered by : Defence.
56. Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi 1994-1995, Les Temps modernes, no 583, juillet-août 1995.
57. Bagosora a été condamné à 35 ans de prison et Nsengiyumva à 15 ans le 14 décembre 2011, Ntabakuze à 35 ans le 8
mai 2012, Kabiligi a été acquitté en première instance.
58. Christophe Boisbouvier invite André Guichaoua à s’exprimer sur l’absence de démocratie au Rwanda dans son émission
sur RFI, Le Rwanda, 21 ans après le génocide, RFI, 24 octobre 2015.
59. André Guichaoua, De la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994), La Découverte, 2010.
60. René Degni-Séguy est le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU qui a conclu au
génocide des Tutsi le 28 juin 1994.
61. André Guichaoua, From War to Genocide, Wisconsin University Press, 2015.
62. Scott Straus, The order of genocide. Race, Power, and War in Rwanda, Cornell University Press, 2006, pp. 44-45.
63. André Guichaoua, op. cit., pp. 242-244.
64. Les annexes du livre d’André Guichaoua se trouvent à l’adresse http://rwandadelaguerreaugenocide.univ-paris1.
fr.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

8

résidence présidentielle, avant la piste. Autant dire qu’il n’appuie son accusation sur aucun fait matériel. Il
parle d’informations qu’il a recueillies auprès de Seth Sendashonga, d’Alphonse-Marie Nkubito, d’officiers
supérieurs rwandais. Mais il n’en expose aucune. Il évoque aussi l’enquête Hourigan, mais les transfuges
du FPR dont parlait ce dernier n’ont jamais été identifiés et ce ne sont pas ceux utilisés par le juge
Bruguière. La responsabilité de Kagame dans l’attentat contre Habyarimana est devenue pour lui une
telle évidence qu’elle n’a plus besoin de démonstration.
La responsabilité du génocide en découle. « Il revient au FPR, écrit Guichaoua, d’avoir pris le risque de
voir se commettre des massacres de grande ampleur ». 65 Il attribue à celui-ci nombre de massacres avant
et pendant le génocide, en s’appuyant sur des témoignages plus que douteux comme celui de Ruzibiza
qu’il reconvoque ici. Il accuse le FPR de la reprise de la guerre.
1.5.1

Le génocide n’aurait pas été planifié

Guichaoua prétend qu’« il est très difficile de démontrer la réalité d’un “complot” génocidaire planifié
ancien », qu’« il n’y eut pas de complot d’État pas plus que de régime ayant inscrit le génocide au
cœur de sa politique ». 66 Autrement dit, il affirme que le génocide n’a pas été préparé. Les personnes
dénoncées comme les concepteurs auraient adopté selon Guichaoua des « stratégies de sauve-qui-peut »
qui résulteraient de « l’affolement ». 67 Il cite à l’appui certains passages du rapport de l’OUA de 2000, 68
qui manque de documentation mais ne doute pas qu’une « campagne a été organisée et soutenue pour
devenir, à un certain stade, une stratégie de génocide ». Certes ce rapport ajoute prudemment que « le
moment exact n’a jamais été établi ». 69
Pourtant, en 2004, Guichaoua ne niait pas qu’un génocide des Tutsi était planifié. Interrogé par Stephen Smith, il soutenait que le FPR avait programmé l’assassinat d’Habyarimana mais que les partisans
de ce dernier avaient programmé le génocide des Tutsi : « En février 1994, disait-il, le FPR estimait ne plus
pouvoir rester “les bras croisés”. Dans le camp présidentiel, tous les ressorts d’un génocide étaient alors
en place sur le plan politique, idéologique et logistique : de la coordination entre militaires et miliciens
armés à la propagande, en passant par des caches d’armes et la confection des listes des victimes ». 70
Comment expliquer ce nouveau virage ?
Guichaoua justifie l’existence de luttes interethniques Hutu-Tutsi en amalgamant Rwanda et Burundi :
« La répétition des épisodes de massacres massifs entre Hutu et Tutsi de chaque côté de la rivière appelée
Kanyaru ou Akanyaru [...] a fait que les enchaînements paraissent inexorables et, de plus, contagieux
entre les deux États ». 71 Il veut ignorer que l’histoire des deux pays est différente. Seule la politique du
colonisateur européen, belge ou français, est la même, diviser pour régner et, si nécessaire, éliminer les
dirigeants trop incontrôlables.
Il nie le processus génocidaire qui prend naissance avec l’immatriculation raciale par les Belges dans les
années 1930, la promotion des Tutsi comme race supérieure puis leur dénonciation comme envahisseurs
aristocrates quand ils voulurent émanciper le pays de la férule coloniale et ecclésiastique. L’idée du
génocide des Tutsi apparaît au grand jour en 1959. Il se garde de dire que la révolution de 1959 a été
organisée par les Belges et l’Église catholique, ce qui transparaît dans les écrits des protagonistes, Mgr
Perraudin, 72 Jean-Paul Harroy 73 et Guy Logiest. 74 L’idée de république hutu se libérant de l’oppression
65. André Guichaoua, op. cit., p. 438.
66. André Guichaoua, op. cit., p. 443.
67. André Guichaoua, op. cit., p. 449.
68. André Guichaoua, op. cit., p. 444.
69. Rwanda : Le Génocide qu’on aurait pu stopper, Rapport du Groupe International d’Éminentes Personnalités nommées
par l’OUA, 29 mai 2000, section 7.2.
70. Stephen Smith, André Guichaoua : “L’assassinat du président Habyarimana a été programmé dès 1993”, Le Monde,
7 mai 2004.
71. André Guichaoua, op. cit., p. 38.
72. Super omnia Caritas, Lettre pastorale de Mgr Perraudin, Vicaire apostolique de Kabgayi, pour le carême de 1959.
Cf. Vénuste Linguyeneza, Vérité, Justice, Charité, pp. 69-70 ; Mgr André Perraudin, Un évêque au Rwanda - Témoignage,
Édition Saint-Augustin, 2003.
73. Jean-Paul Harroy, Rwanda. De la féodalité à la démocratie, 1955-1962, Hayez, Bruxelles, Académie des Sciences
d’outre-mer, Paris, 1984.
74. Guy Logiest, Mission au Rwanda. Un Blanc dans la bagarre Tutsi-Hutu, Didier Hatier, 1988.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

9

des Tutsi est apportée par les colonisateurs. Elle est imposée par la Force publique dirigée par le colonel
Logiest. Le récit de Guichaoua est tellement bâclé qu’il fait croire que le commencement des troubles est
une agression contre Grégoire Kayibanda alors qu’il s’agit de Dominique Mbonyumutwa. 75 Il escamote
la déportation des Tutsi dans la région insalubre du Bugesera, le caractère génocidaire des massacres de
1963 dans la région de Gikongoro décrits par le Suisse Vuillemin dans un article du Monde en 1964. 76
Guichaoua ne veut pas savoir qu’un génocide est la fin d’un long processus qui nécessite plusieurs
générations pour que la population identifie les victimes, s’en fasse des ennemis, les exclut et enfin les
élimine ainsi que le montre Raul Hilberg. 77 Il veut nous faire croire que l’idée du génocide des Tutsi est
apparue soudainement, le 12 avril 1994, et qu’il a suffi d’un ordre pour que les gens se mettent à tuer
leurs voisins.
Ce projet de génocide, endormi depuis le coup d’État d’Habyarimana de 1973, resurgit en 1990, dès
le début de l’attaque du FPR. Il est aussitôt perçu et accepté à l’Élysée. Le 11 octobre 1990, l’amiral Lanxade recommande au président de la République, François Mitterrand, de retirer une des deux
compagnies dépêchées au Rwanda. « Ce retrait, écrit-il, nous permettrait également de ne pas paraître
trop impliqué dans le soutien aux forces rwandaises si des exactions graves envers la population étaient
mises en évidence dans les opérations en cours ». 78 Le télégramme de l’attaché militaire, le colonel Galinié, signalant à Paris que « les paysans hutus organisés par le MRND ont intensifié la recherche des
tutsis suspects dans les collines, des massacres sont signalés dans la région de Kibilira à 20 kilomètres
Nord-Ouest de Gitarama. Le risque de généralisation, déjà signalé, de cette confrontation, paraît ainsi se
concrétiser », 79 témoigne que des massacres à caractère génocidaire sont en cours. L’ambassadeur Martres
informe Paris du risque d’« élimination totale des Tutsi » le 15 octobre 80 et le colonel Galinié signale
que, selon les autorités rwandaises, le rétablissement du « régime honni du premier royaume tutsi » par
les « envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959 » entraînerait « selon toute
vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du pays des tutsis, 500.000 à 700.000 personnes, par les
hutus 7.000.000 d’individus ». 81
L’ambassadeur Martres déclare devant la MIP que « le colonel Serubuga, chef d’état-major adjoint
de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des
Tutsis ». Il ajoute que « le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis ». 82 Le général
Jean Varret confie devant la MIP comment, lors de son arrivée au Rwanda, le colonel Rwagafilita, chef
d’état-major adjoint de la Gendarmerie, lui avait expliqué la question tutsi : « Ils sont très peu nombreux,
nous allons les liquider ». 83
Tenant pour nuls des travaux comme celui de ses collègues sur les journaux extrémistes et les radios
qui tuent, 84 Guichaoua omet d’analyser des faits et des documents qui prouveraient cette préparation.
Il affirme avec la MIP que les mentions ethniques sur les cartes d’identité devaient disparaître et que des
circonstances malheureuses ont fait qu’elles existaient toujours quand le génocide a démarré. 85 Le texte
qui assimile le Tutsi à l’ennemi diffusé dans l’armée rwandaise 86 ne retient pas son attention, 87 alors que
75. Guichaoua, op. cit., p. 33.
76. Denis-Gilles Vuillemin, L’extermination des Tutsis : Les massacres du Ruanda sont la manifestation d’une haine
raciale soigneusement entretenue, Le Monde, 4 février 1964.
77. Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, Folio Histoire, 1988, Tome I, Les précédents, pp. 13-33.
78. L’Amiral [Lanxade], Chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République
(sous couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation.
79. TD KIGALI 542 Confidentiel défense. Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales. Signé Col.
Galinié, Martres. NMR 673/2/MAM/RWA/CD. Mention manuscrite : « Signalé à J.-L. Bianco ».
80. Georges Martres, TD Kigali, 15 octobre 1990. Objet : Analyse de la situation par la population d’origine tutsi. Cf.
MIP, Annexes, p. 133.
81. Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 24 octobre 1990, Tertio : Appréciation de la situation politique.
Cf. MIP, Tome II, Annexes, p. 134.
82. Audition de Georges Martres, 22 avril 1998. Cf. MIP, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 119.
83. MIP, Rapport, p. 276.
84. Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda, Joseph Ngarambe, Rwanda : Les médias du génocide, Karthala, 1995.
85. André Guichaoua, Annexe 6.
86. Définition et identification de l’eni, 21 septembre 1992. Cf. TPIR, Case No : ICTR-98-41-T Exhibit No : P1.3.1 (a).
87. André Guichaoua, op. cit., p. 81 et Annexe 7.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

10

le rapporteur spécial Degni-Séguy y a trouvé la preuve du plan génocidaire. 88 Il en est de même du texte
du colonel Nsengiyumva qui, si les Accords d’Arusha sont mis en œuvre, évoque la menace d’un coup
d’État, de l’élimination du chef de l’État, des Tutsi et des complices. 89
Guichaoua escamote la préparation du génocide du côté des militaires rwandais. Ce qui est normal
puisqu’il nous dit qu’il a travaillé à leur défense au tribunal d’Arusha. Il voit la constitution des milices,
leur formation militaire et la distribution d’armes aux civils sous l’aspect d’une « compétition pour le
contrôle des milices » 90 entre politiciens. Il ne s’intéresse qu’aux luttes de pouvoir entre des acteurs qui
sont tous acquis, certes à des degrés variables, à un projet génocidaire dont il efface les preuves.
Ultime argument, il avance que « le massacre de masse allait de soi et il n’était pas nécessaire de
mettre en œuvre une planification élaborée, pour peu que l’administration locale soit épurée et contrainte
de se mobiliser ». 91
Mais sa vigilance est prise en défaut. Les preuves d’une planification sont tellement nombreuses qu’il
oublie de les effacer. Ainsi il fournit de nouvelles preuves de la planification du génocide comme cette
lettre adressée au président Habyarimana le 15 février 1993 où Mathieu Ngirumpatse, secrétaire national
du MRND, relance l’idée de mobiliser le peuple entier contre le FPR par la militarisation des Interahamwe
et la constitution de l’autodéfense populaire. 92
Les officiers qui se réunissent à l’état-major de l’armée rwandaise après l’attentat ne doutent pas de
la responsabilité du FPR dans l’attentat et estiment inévitable la reprise de la guerre. Guichaoua analyse
ainsi leur pensée : « Face à la supériorité militaire du FPR, l’atout de la mouvance présidentielle et
des forces de l’intérieur tenait à l’écrasante majorité démographique des Rwandais hutu. Aux yeux de
ses dirigeants, cet état de fait rendait impossible l’administration durable du pays par la minorité tutsi
expatriée, surtout si l’élimination de la population tutsi de l’intérieur la privait de son relais politique
présumé ». 93 Il y avait donc bien le 6 avril au soir un projet d’éliminer les Tutsi de l’intérieur, puisque
Guichaoua le dit.
Ignorant les précédentes distributions d’armes, il écrit que « le 8 avril, les premières armes ont été
distribuées aux Interahamwe ». 94 « Très tôt le 7 au matin, affirme-t-il, il ne fut pas nécessaire d’établir
de feuilles de route aux milices ». 95 Un plan était donc convenu. Il en donne pour preuve ce témoignage :
« Je vous ai avoué que, comme membre du Comité national des Interahamwe, lors de la tenue de
nos réunions avant avril 1994, auxquelles participaient les hautes instances du parti MRND et ceux de
l’entourage du président Habyarimana, des noms étaient identifiés à l’ennemi, afin d’être éliminés. Il était
dans l’ordre des choses qu’après le 6 avril 1994 les personnes identifiées et localisées soient liquidées ». 96
Certes, le nombre des victimes et leur appartenance n’est pas précisé, mais il y avait bien un plan de
massacres connu des Interahamwe.
Plus loin, il écrit encore : « nul n’ignorait, et c’était un thème récurrent de l’opposition intérieure
comme dans celle du FPR, que des groupes extrémistes prohutu en lien avec des éléments militaires
s’étaient engagés ouvertement à la fin de l’année 1993 dans la structuration et l’armement de milices à
des fins “d’autodéfense populaire” contre l’ennemi intérieur et extérieur ». 97
Il peut se justifier en s’appuyant sur le jugement dans le procès Bagosora qui ne l’a pas condamné pour
entente en vue de commettre un génocide. Mais celui-ci a néammoins été condamné pour génocide. Le
tribunal a été limité dans sa saisine aux faits postérieurs au 1er janvier 1994. C’est d’ailleurs, semble-t-il,
88. René Degni-Ségui, La situation des Droits de l’homme au Rwanda : 1er rapport de René Degni-Ségui publié le 28 juin
(mission au Rwanda et États limitrophes du 9 au 20 juin) ; 2e rapport de René Degni-Ségui (mission au Rwanda du 29 au
31 juillet 1994), ONU, 13 octobre 1994, A/49/508, S/1994/1157, section 47, p. 13.
89. Anatole Nsengiyumva, Note au Chef EM AR, 27 juillet 1992, Objet : État d’esprit des militaires et de la population
civile. Source : The Linda Melvern Rwanda Genocide archive, TPIR, Case ICTR-98-41-T Exh. P.21 (a).
90. André Guichaoua, op. cit., p. 211.
91. Ibidem, p. 449.
92. Ibidem, p. 236 et Annexe 48.
93. Ibidem, p. 250.
94. Ibidem, p. 338.
95. Ibidem, p. 411.
96. Ibidem, p. 411.
97. Ibidem, p. 439.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

11

l’ambassadeur de France, M. Mérimée, qui impose cette restriction temporelle au Conseil de sécurité. 98
La recherche historique n’est pas soumise à cette contrainte.
1.5.2

Le génocide n’aurait commencé que le 12 avril

Selon André Guichaoua, le génocide ne démarre que le 12 avril 1994, jour où « cette faction extrémiste
parvint à imposer une stratégie génocidaire » 99 et où « les milices furent armées et une guerre totale fut
déclarée aux “ennemis” de l’intérieur ». 100 Pourtant il nous disait plus haut qu’elles avaient été armées
le 8. Les massacres d’avant le 12 avril ne sont à ses yeux que des assassinats d’opposants politiques. Il
ne veut pas reconnaître que les massacres de Nyamirambo à la paroisse du père Blanchard le 8 avril, 101
de Gikondo (Kigali) le 9, 102 de l’ETO le 11 (Kigali), 103 devant l’école française le 11 à Kigali (filmés
par Nick Hughes), à Rutsiro (Kibuye), 104 dans les paroisses de Zaza (Kibungo), 105 Mibilizi 106 et Hanika
(Cyangugu), 107 exécutés avant le 12 avril, ne répondent qu’à une logique de génocide. Veut-il même les
prendre en compte ?
Dans les faits, le génocide démarre le 7 avril puisque le général Germanos, rédacteur de l’ordre d’opération Amaryllis, écrit le 8 avril que « pour venger la mort du Président Habyarimana [...] les membres
de la garde présidentielle ont mené dès le 07 matin des actions de représailles dans la ville de Kigali :
- attaque du bataillon FPR,
- arrestation et élimination des opposants et des Tutsi ». 108
Pourquoi Guichaoua se permet-il de contredire un général aussi sincère ? Parce que le 12 avril est le
jour de la fermeture de l’ambassade de France. Il faut affirmer ex cathedra, depuis la chaire de l’université
Paris Panthéon-Sorbonne, que la France n’est pas impliquée dans ce génocide et que celui-ci a commencé
après le départ des Français.
Certes, elle a participé à la formation du gouvernement du génocide. L’auteur, qui s’est affronté à
l’ambassadeur Marlaud pour évacuer les enfants d’Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre assassiné
le 7 avril, évoque la caution de l’ambassade de France à la mise en place de ce gouvernement. Il omet
de parler de la rencontre de Jean-Michel Marlaud et du colonel Jean-Jacques Maurin avec le colonel
Bagosora le 7 avril dans l’après-midi. 109 Comment un gouvernement a-t-il pu être formé en moins de
deux jours ? Comment la formation de ce gouvernement a-t-elle pu masquer le coup d’État ? Il ne pose
pas ces questions qui feraient apparaître le rôle déterminant de la France dans la mise en place de ce
gouvernement qui a fait exécuter le génocide. Il cite Justin Mugenzi, 110 qui évoque une réunion des
ministres présents à l’ambassade avec Marlaud le 8 avril, mais il omet de citer ce qu’en dit celui-ci lors de
son audition à la MIP. Marlaud a entériné ce gouvernement formé uniquement de membres du MRND
et du Hutu Power, contrairement aux Accords de paix d’Arusha qui stipulaient que le Premier ministre
serait Faustin Twagiramungu et que cinq portefeuilles reviendraient au FPR. Ce fait fut occulté par les
clameurs de la diplomatie française qui ne cessa de réclamer pendant tout le génocide l’application des
Accords d’Arusha qu’elle avait délibérément violés.
98. Conseil de sécurité, 3453e séance, 8 novembre 1994, S/PV.3453, p. 3.
99. André Guichaoua, op. cit., p. 447.
100. Ibidem, p. 433.
101. Maria Malagardis, Sur la piste des tueurs rwandais, Flammarion, 2012, p. 80.
102. Linda Melvern, Complicités de génocide - Comment le monde a trahi le Rwanda, Karthala, 2010, p. 232.
103. African Rights, Livrés à la mort à l’ETO et à Nyanza, African Rights, 2002.
104. African Rights, Rwanda : Death, Despair and Defiance, 1995, p. 186.
105. Jean Chatain, Massacre avec préméditation dans l’église de Zaza, L’Humanité, 6 juin 1994.
106. African Rights, Rwanda : Death,..., p. 526.
107. Jean Ndorimana, Rwanda 1994, Idéologie, Méthodes et Négationisme du Génocide des Tutsi à la Lumière de la
Chronique de la Région de Cyangugu. Perspectives de Reconstruction, Vivere In, 2003, p. 45.
108. Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994. Cf. MIP, Annexes, p. 344.
109. Audition de Jean-Michel Marlaud, 13 mai 1998. Cf. MIP, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 296.
110. Justin Mugenzi était l’un des principaux opposants à Habyarimana. Il fut retourné probablement par les Français
et provoqua une rupture au sein du parti libéral (PL) avec la tendance Landoald Ndasingwa ce qui permit de différer la
mise en application des Accords d’Arusha. Landoald Ndasingwa fut assassiné le 7 avril 1994 avec toute sa famille. Sa sœur,
Louise Mushikiwabo, est l’actuelle ministre des Affaires étrangères du Rwanda.

1

LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

12

C’est Guichaoua qui nous fournit la meilleure preuve qu’il n’a rien compris aux événements à l’époque
et s’est enfermé depuis dans un point de vue insoutenable. Il nous apprend que, chargé par la coopération
suisse de suivre des programmes de développement, il a passé une partie de cette journée du 6 avril avec
Clément Kayishema, préfet de Kibuye, 111 qui une semaine plus tard organisera le massacre de dizaines
de milliers de personnes. 112

1.6

L’expert Reyntjens, ami de génocidaires

Un autre universitaire, belge cette fois, Filip Reyntjens, fait figure d’expert impartial dans les médias.
Le TPIR a fait plusieurs fois appel à lui comme expert cité par le procureur mais une fois aussi par
la défense. Son livre Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire 113 est célèbre pour avoir publié
l’identification des deux lanceurs de missiles qui auraient abattu l’avion d’Habyarimana. 114 La plupart
des faits qu’il rapporte désignent les extrémistes hutu mais en conclusion, il rend le FPR responsable de
l’attentat. 115 Certes il remarque que cette information sur les missiles vient des ex-FAR et que ces SAM16 ont pu être prélevés en Irak par le contingent français. Les doutes quant à son objectivité sont confirmés
par son autobiographie. 116 Il y reconnaît qu’il a participé à la rédaction du Projet de Constitution de
la République Rwandaise en 1978. 117 Il a donc approuvé un régime qui a institué un régime d’apartheid
vis-à-vis d’une partie de la population. Il a l’oreille du président Habyarimana.
À l’instigation de Fabien Singaye, l’espion rwandais de Berne qui deviendra l’interprète du juge Bruguière, il participe à une conférence à Genève en novembre 1990 pour contrebalancer la « propagande du
FPR » en compagnie de Ferdinand Nahimana, le fondateur de Radio Mille Collines, avec qui il s’entend
bien 118 et qui sera condamné par le TPIR.
Froduald Karamira est un de ses amis. Il l’a défendu quand celui-ci a été emprisonné lors des rafles de
début octobre 1990. 119 Karamira était alors un opposant à Habyarimana. Il compte parmi les fondateurs
du MDR qui ressuscite le Parmehutu, le parti de l’ancien président Kayibanda renversé en 1973. Fin
1993, Karamira lance le « Hutu Power », le front réunissant le MRND et la CDR avec les fractions antitutsi des partis d’opposition. Le 8 avril 1994, il est l’un des négociateurs pour former le Gouvernement
intérimaire. Il lance des appels au massacre des Tutsi. Reyntjens le contactera pour sauver des vies, mais
sans succès. 120 Karamira sera condamné à mort par un tribunal au Rwanda et exécuté le 24 avril 1998.
L’expert Reyntjens en deviendra encore plus opposé au FPR.

1.7

Jean-Pierre Chrétien, la France aveugle et piégée

Jean-Pierre Chrétien, qui fut le plus précoce dénonciateur de la politique française au Rwanda, estime
en 2009, que « la France [a été] piégée par un racisme africain ». 121 Les Rwandais auraient manipulé les
Français ou bien la manipulation aurait été réciproque : « Le schéma courant, selon lequel les acteurs
africains seraient de simples pions entre les mains de l’impérialisme, néglige les calculs de ceux-ci, leur
habileté à répondre aux attentes des partenaires européens. Dans le jeu de miroir entre Paris et Kigali
de 1990 à 1994, bien malin qui tranchera pour savoir qui a le mieux manipulé l’autre ». 122
111. André Guichaoua, op. cit., p. 357.
112. Clément Kayishema, préfet de Kibuye, a été condamné à perpétuité par le TPIR pour génocide le 1er juin 2001.
113. Filip Reyntjens, Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire, Cahiers africains - L’Harmattan, Vol. 16, 1995.
114. Cette identification a été communiquée à Filip Reyntjens par l’avocat du colonel Bagosora. Cf. Luc De Temmerman
à M. Van Der Meersch, 10 juillet 1995. TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Pièce à conviction
BAGOTHE-19, exhibit no P372A. Elle sera reprise par la MIP et par le juge Bruguière.
115. Filip Reyntjens, ibidem, p. 46.
116. Filip Reyntjens, Les risques du métier. Trois décennies comme “chercheur-acteur” au Rwanda et au Burundi, L’Harmattan, 2009.
117. Ibidem, p. 12.
118. Ibidem, p. 46.
119. Ibidem, pp. 34, 42.
120. Ibidem, pp. 85-86.
121. Jean-Pierre Chrétien, France - Rwanda : Le cercle vicieux, Politique africaine, no 113, mars 2009, p. 121.
122. Ibidem, pp. 128-129.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

13

Pourtant, dans son livre sur l’idéologie hamitique, 123 il démontre avec force détails que ce « racisme
africain » a été apporté par les Européens. La race hamite est leur invention. Issu de la pensée du père du
racisme, le marquis De Gobineau, le terme « Hamite » désigne des noirs des confins soudano-égyptiens et
éthiopiens, grands et minces, qu’une goutte de sang blanc ferait échapper à la sauvagerie. Les explorateurs
ont opposé ces Hamites aux Bantou. Comme le terme aryen, « bantou » désignait un groupe de langues.
Ces deux termes, au départ forgés par des linguistes, ont finalement désigné des groupes raciaux. Chrétien
explique que la distinction Bantou-Hamite provient du même creuset idéologique que Aryen-Sémite. Ce
faisant, il justifie le terme de « nazisme tropical » qu’il avait utilisé en 1994. 124
Mais, illustrant ce jeu de miroirs, il donne l’exemple de l’abbé Alexis Kagame (sans lien de parenté
avec Paul Kagame), formé par des missionnaires qui croyaient revoir dans les grands chefs tutsi les frères
de Tou Tank Amon. Le bon élève Kagame s’est fait le propagateur de ce mythe hamitique, des Tutsi
venus d’ailleurs, et de la vulgate raciale. Au point que Jacques-Jérôme Maquet, universitaire belge, a pu
justifier sa vision raciale du Rwanda en s’appuyant sur la collecte par l’abbé Kagame des traditions orales
de la cour royale. 125 Interrogé, le neveu de l’abbé Kagame dit que, s’il n’avait pas pensé ainsi, son oncle
aurait été éliminé. 126
Comment la France aurait-elle pu être piégée par ce racisme africain, puisqu’il a été inventé par des
Français – Chrétien cite aussi le rôle de Renan 127 – et mis dans des têtes rwandaises par des missionnaires
français ? 128 Ou faut-il comprendre qu’en 1994, la France, débarrassée de son racisme colonial, s’est
laissée prendre naïvement à la fourberie africaine ? Des dirigeants comme Mitterrand adhéraient aux
idées racistes apprises à l’école de Jules Ferry et aux idées antijuives enseignées au catéchisme et dans la
liturgie catholique. La guillotine pour les indépendantistes algériens, l’amitié pour Bousquet et les gerbes
pour Pétain en témoignent. D’ailleurs dans le même article de 2009, Chrétien reproche à Mitterrand
d’adhérer au discours africaniste hérité du XIXe siècle, « celui de l’idéologie de l’infanterie de marine et
des administrations coloniales ». L’examen des faits semble indiquer qu’à ce schéma d’influence symétrique
il faille substituer un schéma où l’influence de Paris sur Kigali est bien plus forte que celle de Kigali sur
Paris. C’est clair sur le plan de la force militaire qui, pour Paris, prime sur toute autre forme d’action.
C’est grâce aux massacres de Tutsi en octobre 1990 qu’elle a supplanté l’ancien colonisateur qui a retiré
ses troupes.
Certes, il est courant de dire que les Rwandais sont de trop bons élèves des Européens. Et que ceux-ci
se font berner. Mais après tout, ils le veulent bien. Les dirigeants français ont déclaré que le Rwanda est
francophone, alors que pas plus de 5,1 % de Rwandais parlaient français en 1991. 129 Les Français croient
donc comprendre les Rwandais, alors que ceux-ci parlent tous entre eux en kinyarwanda, langue qu’à
l’exception des missionnaires, les Français ne comprennent pas.
L’implication de la France dans le génocide ne serait donc pas volontaire selon Jean-Pierre Chrétien.
C’est ce qu’il soutient à Colette Braeckman en 2014 : « Les Français n’avaient pas vu, pas prévu, pas
imaginé que leurs alliés hutu puissent planifier un tel massacre ». 130
Même si les Français ne comprenaient pas le kinyarwanda, ils voyaient les gens se faire massacrer par
leurs alliés, ceci dès 1990. Et en plus, ceux-ci leur faisaient part de leur intention de liquider les Tutsi.
Dans la même interview par Colette Braeckman, Jean-Pierre Chrétien reproche les méthodes policières
et autoritaires du régime actuel rwandais et il lâche : « Il est en outre clair pour tout le monde que les
Tutsi sont aujourd’hui les maîtres du pays ». Cette phrase ne nous aurait pas étonnés dans la bouche de
Pierre Erny. Nous avions cru que Jean-Pierre Chrétien dénonçait la classification ethnique et l’idéologie
consistant à expliquer par l’appartenance à cette prétendue ethnie le comportement social et politique
123. Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Belin, 2013.
124. Jean-Pierre Chrétien, Un nazisme tropical, Libération, 26 avril 1994.
125. Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, op. cit., pp. 95-97.
126. Conversation de l’auteur avec le journaliste Faustin Kagame.
127. Stéphane Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas, Un historien face au génocide des Tutsi - Entretien avec Jean-Pierre
Chrétien, Vingtième siècle, no 122, avril-juin 2014, p. 28.
128. Les trois premiers évêques du Rwanda, Jean-Joseph Hirth, Léon Classe et Laurent Deprimoz, étaient français.
129. Augustin Ngirabatware, Recensement général de la population et de l’habitat au 15 août 1991 (Résultats définitifs),
Ministère du Plan, avril 1994, section 4.4, p. 129.
130. Colette Braeckman, Mille douleurs, mille collines, 2014, p. 79.

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LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

14

des individus.
Tout ce que s’attachent à faire les gouvernements rwandais depuis le génocide, c’est de faire disparaître
cette « immatriculation ethnique » 131 qui est à l’origine du génocide. Certes, il y a eu quelques initiatives
malheureuses, comme cette campagne, décriée par José Kagabo, incitant les Hutu à demander pardon
aux Tutsi pour le génocide. 132
Avant de prononcer cette relaxe définitive de son pays, Jean-Pierre Chrétien était plus circonspect et
recommandait l’examen des archives : « En France, la première exigence, vu la gravité des enjeux, serait
d’ouvrir à une recherche sérieuse les archives de François Mitterrand, aujourd’hui officiellement fermées,
mais, qui par des jeux d’indiscrétion ou de copinage, sont utilisées ici et là depuis 2005, de façon partielle
et sans rigueur scientifique par des instances partisanes ou des journalistes dits d’investigation ». 133
Il dispose de certaines de ces archives, du moins du fonds Françoise Carle qui proviendrait de l’Institut
François Mitterrand. Mais jusqu’ici, il semble qu’il n’a publié aucun article les citant.
Dans leur livre majeur sur le racisme anti-tutsi bâti sur l’idéologie hamitique, Jean-Pierre Chrétien et
Marcel Kabanda ont gommé toute implication de la France dans le génocide. Tous ces tueurs n’auraient
pu exercer leur art si l’armée française ne les avait pas sauvé de la déroute au moins trois fois avant 1994.
L’avion d’Habyarimana n’est pas tombé tout seul du ciel et il n’a pas été abattu à coup de machette. Le
gouvernement intérimaire rwandais n’aurait pu être formé deux jours après cet attentat sans le forcing
de l’ambassadeur Marlaud. C’est la France qui a leurré tout le monde à l’ONU, y compris en sauvant les
assassins. Sur tout cela, c’est le silence complet dans le livre de ces deux experts du procès des médias
au TPIR. Les pires paroles racistes, les pires idéologies restent des paroles et des écrits tant qu’il n’y a
pas passage à l’acte. Mais il y a eu passage à l’acte et c’est la France qui a protégé les assassins.
Ces critiques ne devraient pas faire oublier le rôle de Jean-Pierre Chrétien, qui a été lucide et courageux
avant, pendant et après le génocide. Il n’est pas question ici de ternir ses apports essentiels, ses travaux
sur les médias du génocide, 134 l’idéologie du génocide 135 et l’histoire de la région des Grands Lacs. 136

1.8

Jean-Pierre Bat garde les archives secrètes

Jean-Pierre Bat est responsable des archives Jacques Foccart. Celles-ci couvrent toute la période qui
nous intéresse puisque Foccart est revenu aux affaires en 1995 avec l’accession de Jacques Chirac à la
présidence de la République.
Jean-Pierre Bat aborde la question du Rwanda au début de son chapitre « Le temps des affaires ». 137
Curieusement, il n’interroge pratiquement jamais ces archives Foccart. Jean-Pierre Chrétien y avait trouvé
de la matière concernant le soutien militaire de la France à un gouvernement extrémiste tutsi au Burundi
quand en 1972, en représailles à des massacres de Tutsi par des Hutu, celui-ci massacrait systématiquement
les jeunes Hutu scolarisés. 138 Comme celle du Burundi, la question du Rwanda serait donc si tabou que
Bat ne trouve rien à nous en dire dans les archives Foccart ? Bat nous apprend qu’aux yeux de Foccart, le
Rwanda n’est pas dans le « pré carré » et que la France n’a pas vocation à y intervenir. 139 On peut douter
de pareille affirmation puisque l’intervention au Burundi s’est faite en 1972 sous Pompidou quand Foccart
avait la main. Et le Katanga et le Biafra où Jean Mauricheau-Beaupré a fait intervenir des mercenaires
et anciens militaires français sur ordre de Foccart faisaient-ils partie du « pré carré » ?
Présentant l’opposition entre l’école de Bernard Lugan, qui privilégie le poids ethnique comme facteur de mobilisation politique et celle de Jean-Pierre Chrétien, qui estime que l’ethnicité est le résultat
131. Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme, Karthala, 2012, p. 21.
132. José Kagabo, Les Temps Modernes, octobre-décembre 2014, op. cit., pp. 17-18.
133. Jean-Pierre Chrétien, France - Rwanda : Le cercle vicieux, Politique africaine, no 113, mars 2009.
134. Jean-Pierre Chrétien (dir.), Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda, Joseph Ngarambe, Rwanda : Les médias du
génocide, Karthala, 1995.
135. Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi, Karthala, 2012.
136. Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs - Deux mille ans d’histoire, Champs-Flammarion, 2000 ; Jean-Pierre
Chrétien, L’invention de l’Afrique des Grands Lacs, Karthala, 2010.
137. Jean-Pierre Bat, « Le syndrome Foccart. La politique française en Afrique, de 1959 à nos jours », Gallimard Folio
Histoire, 2012.
138. Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier, Burundi 1972, Au bord des génocides, Karthala, 2007, pp. 387-412.
139. Jean-Pierre Bat, op. cit., p. 615.

1

LES ÉTUDES UNIVERSITAIRES SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

15

de manipulations au cours de l’histoire, Jean-Pierre Bat tranche péremptoirement avec cette réflexion
stupéfiante sous la plume d’un historien, « la lecture ethnique crée du sens ». 140
On lira plus loin ce que Jean-Pierre Bat dit de la relation du gendarme Barril avec le conseiller François
de Grossouvre. Nous ne saurons rien de la rencontre de Foccart avec Herman Cohen le 16 avril 1994,
avant que ce dernier rencontre Mobutu. C’est un document des États-Unis déclassifié qui nous apprend
que Foccart n’aurait pas rencontré Mobutu en avril comme l’affirme Prunier, 141 mais Michel Aurillac,
ancien ministre de la Coopération et Robert Bourgi, en lien avec Chirac et Mobutu. 142 Bat observe
le même silence sur la visite de Foccart à Mobutu le 8 ou le 10 août 1994. 143 Il se limite à rapporter
des débats de « guerres de plume », déclarant par exemple sur Bisesero qu’« il ne nous appartient pas
de trancher une question si lourde de sens », alors qu’on attendrait de l’historien qu’il nous apporte de
nouveaux documents ou témoignages pour avancer. Mais son abstention est justifiée, car « c’est autour
de la défense de l’intégrité de l’action de l’armée française que se dessine la ligne de partage des eaux
françaises ». 144 Il nous semble que concernant le Rwanda, Jean-Pierre Bat fait le choix de tout cacher de
ce que renferment les archives Foccart.

1.9

Hélène Dumas et le génocide au village

Le génocide au village est un travail d’enquête de terrain exemplaire d’Hélène Dumas. 145 Quoique le
titre du livre soit malheureux – il n’y a pas de village au Rwanda –, c’est une étude du génocide dans
la commune de Shyorongi au nord de Kigali où ont eu lieu à la fois le génocide et des combats avec le
FPR. Lors de plusieurs séjours au Rwanda, elle entend les personnes lors des procès Gacaca, ces procès
« sur l’herbe » organisés par le gouvernement rwandais pour remédier au manque de juges et ne pas faire
attendre plus longtemps les coupables présumés. Elle va les réécouter chez elles ou en prison. Elle travaille
avec un interprète, non sans approfondir elle-même sa connaissance de la langue. Elle tient compte dans
les témoignages qu’elle recueille de l’influence qu’elle exerce sur le témoin.
Elle ne place pas l’origine de l’histoire à 1990 mais à 1959, 146 montrant l’influence des événements
antérieurs sur le comportement des gens en 1994. Elle relève que le programme d’autodéfense civile
commence dès 1992, réfutant ainsi les assertions gratuites de Guichaoua. 147
Tenant compte du fait que tout le monde au Rwanda parle de la guerre pour désigner le génocide,
même les rescapés, elle découvre que le projet génocidaire prend la priorité sur le conflit avec le FPR. Des
officiers supérieurs des FAR abandonnent leur autorité à de moins gradés qu’eux. Ainsi le major PierreClaver Habimana, alias Bishyushya, fournit des armes au chef Interahamwe Ernest Safari, dit Boss. 148 Il
impose à son supérieur hiérarchique, le lieutenant-colonel Sebahire, commandant du secteur opérationnel
de Rulindo, sa volonté de liquider les Inyenzi (les cafards) à la barrière tenue par les policiers militaires. Ils
sont exterminés à la mitrailleuse. 149 Des militaires des FAR sont exécutés pour s’être opposés aux massacres de Tutsi. 150 Les massacres sont conduits comme de véritables opérations militaires. 151 La guerre
devient une rhétorique de justification de l’annihilation des Tutsi de la commune. 152 Elle n’escamote
pas le rôle des autorités. La seule présence d’un bourgmestre ou d’un conseiller lors d’un massacre est
considérée comme un encouragement à son exécution. « Le gouvernement et les autorités de Shyorongi
140. Ibidem, p. 600.
141. Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, Dagorno, 1997, p. 377.
142. John Yates, Former A/S Cohen meets Mobutu, US DOS, 18 avril 1994.
143. Géraldine Faes, Le retour du dinosaure, Jeune Afrique, 22 septembre 1994, pp. 10-13.
144. Ibidem, p. 595.
145. Hélène Dumas, Le génocide au village - Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil, mars 2014.
146. Le grand ritualiste Alexandre Kayumba, qui désigna Kigeri le successeur du Mwami Mutara en 1959 sans consulter
les Belges, était de la région.
147. Hélène Dumas, op. cit., p. 189.
148. Ibidem, p. 166 ; Témoin XXJ, commandant un bataillon d’appui, TPIR, affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora et al., 14
avril 2004.
149. Ibidem, pp. 176-188.
150. Ibidem, pp. 182-183.
151. Ibidem, p. 190.
152. Ibidem, p. 171.

2

LE RAPPORT MUCYO SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

16

ne faisaient qu’un ». 153
La distribution d’armes avant le génocide est dénoncée par les rescapés présents aux Gacaca comme
une préparation au génocide, car aucun Tutsi n’en recevait. 154 Rappelons que le TPIR n’a pas reconnu que
ces distributions d’armes dans le cadre de l’autodéfense civile constituait une préparation au génocide. 155
Lors de Turquoise, les militaires français ont justifié cette autodéfense civile à Bisesero 156 et même
travaillé avec elle, en particulier à Gikongoro. 157
Elle montre que Tutsi et Hutu non seulement se cotoient mais se marient entre eux. Ainsi cet Innocent
Twahirwa, Tutsi marié à une Hutu. Les dissensions avec son épouse apparaissent en 1990. Le frère de
celle-ci adhère au parti extrémiste CDR. Il l’agresse en 1992 et tue ses enfants en 1994, car les enfants
prennent l’ethnie du père. 158
Elle traite de l’influence de la religion et cite ces militaires pentecôtistes qui se refusent de tuer, mais
elle n’aborde pas la question du rôle de l’Église catholique à travers cette institutrice, chrétienne modèle
et tueuse, 159 ou de ce catéchiste assassin qui continue de donner la communion. 160
Elle ne retrace pas l’histoire des combats à Shyorongi et au mont Jali. Le rôle de la France est juste
évoqué à propos de la barrière que les Français gardaient à Shyorongi en 1993. 161
La créativité dans l’invention des supplices est examinée à la loupe. Mais le champ d’observation est
restreint au génocide entre voisins. Quand est rapporté le témoignage de ce Tutsi dont les enfants sont
massacrés par son beau-frère hutu, membre de la CDR, il pourrait être expliqué ce qu’est cette Coalition
pour la défense de la République. C’est ce parti politique opposé aux Accords de paix d’Arusha que
l’ambassadeur de France soutenait le 5 avril 1994, en plein Conseil de sécurité, dans sa demande d’être
représenté dans les institutions de transition. 162 Le 27 avril, en plein génocide, le leader de la CDR,
Jean-Bosco Barayagwiza, était reçu à l’Élysée puis à Matignon par Edouard Balladur et Alain Juppé.
Et le comportement de cette institutrice chrétienne et tueuse pourrait être éclairé s’il était dit que les
évêques rwandais ont apporté leur soutien au gouvernement intérimaire qui organisait ces massacres. 163
Serait-ce hors sujet ?
Quand les instruments du meurtre sont acquis à l’étranger, financés par des prêts du FMI, ou offerts
dans le cadre de l’aide au développement, quand un membre permanent du Conseil de sécurité se porte
garant de la respectabilité des massacreurs, ne voir dans ces atrocités qu’un conflit entre voisins, c’est
réduire le champ des causalités à la seule sauvagerie africaine, comme le fit la Mission d’information
parlementaire (MIP).

2

Le rapport Mucyo sur le rôle de la France

Le rapport de la Commission nationale indépendante rwandaise, chargée de rassembler les preuves
montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994, a été remis au
gouvernement rwandais le 15 novembre 2007 et rendu public le 5 août 2008. 164 Cette commission a été
créée en 2004 mais ses membres n’ont été nommés que le 5 avril 2006, donc avant que soit publiée l’ordonnance du juge Bruguière. 165 Dans son communiqué, le ministre de la Justice, Tharcisse Karugarama,
153. Ibidem, p. 192.
154. Ibidem, p. 193.
155. TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No.
ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, section 490, p. 119, section 501, p. 123, section 506, p. 124.
156. Benoît Duquesne, France 2, 27 juin 1994, vers 23 h.
157. République du Rwanda, Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication
de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 (dite commission Mucyo), Rapport, 15 novembre 2007,
pp. 241-242.
158. Ibidem, pp. 145-151.
159. Ibidem, pp. 228-229.
160. Ibidem, p. 222.
161. Ibidem, pp. 130-133.
162. 3358e séance du Conseil de sécurité, 5 avril 1994, ONU S/PV.3358, p. 6.
163. Communiqué des Evêques catholiques du Rwanda, L’Osservatore Romano, 19 avril 1994.
164. Rapport Mucyo, op. cit..
165. Jacques Morel, auteur de ces lignes, y a témoigné le 12 juillet 2007.

2

LE RAPPORT MUCYO SUR LE RÔLE DE LA FRANCE

17

déclare que les responsables politiques et militaires français se sont montrés complices du génocide des
Tutsi. 166 À aucun moment ils n’ont tenté d’y mettre un terme. Dès 1990, ils étaient informés de la préparation de grands massacres. Les responsables français confortent le régime Habyarimana dans sa doctrine
génocidaire. Il cite Mitterrand qui, le 22 juin 1994, déclara en Conseil des ministres : « Si ce pays devait
passer sous la domination tutsie ethnie très minoritaire qui trouve sa base en Ouganda ou certains sont
favorables à la création d’un “Tutsiland” englobant non seulement ce dernier pays mais aussi le Rwanda
et le Burundi, il est certain que le processus de démocratisation serait interrompu ». Il relève le soutien
de la France au parti raciste CDR et sa contribution à la formation du Hutu Power en 1993. La France à
soutenu à bout de bras les FAR, qui avaient une doctrine militaire de type génocidaire, désignant comme
ennemi une partie de la population. Les officiers français participent au programme d’autodéfense civile
qui consiste à armer la population. Ils ont formé des Interahamwe comme l’atteste l’adjudant Prungnaud.
Ils ont contribué à l’informatisation du fichier des opposants et de Tutsi. L’ambassadeur Marlaud et le
lieutenant-colonel Maurin ont rencontré le colonel Bagosora le 7 avril et l’ont invité à reprendre le contrôle
de la situation alors qu’ils savaient qu’il prônait l’extermination des Tutsi. L’ambassadeur a donné sa bénédiction à la formation du gouvernement intérimaire le 8. Pendant tout le génocide, ce gouvernement
a été soutenu par la France. Elle a fourni des armes notamment le 9 avril. Le 9 mai, le général Huchon
a promis son soutien au colonel Rwabalinda. Plusieurs livraisons d’armes organisées ou facilitées par la
France, où a séjourné le colonel Kayumba, sont parvenues à l’aéroport de Goma pendant le génocide.
À propos de l’opération Turquoise, le ministre de la Justice écrit que « le colonel Jacques Rosier a
délibérément sacrifié les survivants de Bisesero en sachant bien qu’ils étaient en train de se faire massacrer
de façon intensive entre le 27 et le 30 juin 1994. [...] En créant la ZHS [zone humanitaire sûre], l’armée
française s’était arrogée le plein exercice de l’autorité, à l’exclusion de toute autre institution. En décidant
de garder et de collaborer avec le personnel politique et administratif, avec les hommes de main et
leurs infrastructures qui avaient perpétré le génocide durant les deux mois et demi précédents, en leur
demandant et/ou les laissant continuer les assassinats de Tutsi qui dans le contexte étaient constitutifs
du crime de génocide, souvent sous leur yeux, les militaires français de Turquoise et leurs commanditaires
ont pleinement pris en charge le projet génocidaire ».
Il termine son communiqué en dressant une liste des noms de responsables français, 13 civils et
20 militaires, citant en premier le président de la République, François Mitterrand, vis-à-vis desquels le
gouvernement rwandais enjoint « aux instances habilitées d’entreprendre les actions requises afin d’amener
les responsables politiques et militaires français incriminés à répondre de leurs actes devant la justice ». 167
La publication assez discrète de ce rapport a donné lieu à des procès en diffamation de militaires contre
ceux qui ont publié ce communiqué 168 et des protestations d’universitaires. Jacques Sémelin, directeur de
recherches au CERI/CNRS, qui, au début des années 1980, fit un rapport sur la défense civile non violente
pour le ministre de la Défense Charles Hernu, juge que c’est « un rapport politique sans nuance ». Il
soutient que les militaires français, qui entraînaient les milices Interahamwe dès 1992, ne pouvaient savoir
qu’elles joueraient un rôle actif dans l’extermination des Tutsi. « Paris n’a pas participé directement
aux faits en 1994 », décrète-t-il. Sur l’opération Turquoise, il juge le rapport outrancier, « les militaires
français étant accusés de viols systématiques contre les femmes tutsi ; ce qu’aucun travail de chercheur
n’est venu confirmer ». 169 Le crime n’existerait donc pas parce que la Sorbonne ne l’a point vu ? Il suffit
d’ouvrir le livre de Pierre Péan, qui s’échine à défendre l’armée française, pour apprendre comment des
166. République du Rwanda, Communiqué du rapport de la Commission nationale indépendante chargée de faire la lumière
sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi de 1994, remis le 16 novembre 2007, le Gouvernement rwandais retient
les faits et considérations suivants, Kigali, 5 août 2008, signé Hon. Tharcisse Karugarama, Ministre de la Justice/Garde
des Sceaux.
167. Tharcisse Karugarama, op. cit..
168. Le Nouvel Observateur et la revue La Nuit rwandaise ont été attaqués en diffamation par neuf officiers, Rosier, Hogard,
Lafourcade, Maurin, Robardey, Joubert, Galinié, Quesnot et Cussac et mis en examen le 8 juillet 2011. Le 5 avril 2013, la
17e chambre du Tribunal correctionnel a fait droit aux exceptions de nullité soulevées par la défense, déclarant nulles toutes
les plaintes avec constitution de parties civiles. Tous font appel sauf Hogard et Rosier. Le 21 mars 2014, la Cour d’appel
de Paris confirme le jugement de première instance. Le général Quesnot est allé en cassation mais aurait été débouté le 11
mai 2015.
169. Jacques Sémelin, Génocide, un discutable rapport rwandais, Le Monde, 19 août 2008.

3

LA FRANCE ENGAGÉE DANS UNE GUERRE RACIALE DÈS 1990

18

militaires français ont violé une jeune femme tutsi et lui ont travaillé le sexe au poignard. 170 Le rapport
Mucyo révèle que celle-ci est décédée quelques jours après. 171
Bernard Lugan s’appuie sur un faux document publié dans le rapport Mucyo 172 pour montrer que
l’ensemble du rapport est mensonger. 173 Cette lettre datée du 2 juin 1998 d’un certain Yves Germanos à
des Rwandais, dont un Léon Habiarimana, évoque un soutien militaire français aux ex-FAR. Le sobriquet
de « PAPA ROMÉO 2 » donné à Paul Kagame aurait dû faire sourire et faire penser à une blague. Une
chose paraît sûre, si faux il y a, il provient des services français.

3

La France engagée dans une guerre raciale dès 1990

L’attaque du FPR d’octobre 1990 ne peut être considérée indépendemment du génocide commencé
en 1959 qui a chassé de nombreux Tutsi de leur pays. Aux yeux des militaires français, elle apparaît
comme une nouvelle tentative des Tutsi pour revenir sur cette « révolution » de 1959 qui les a chassés.
Dès lors, l’ennemi de la France au Rwanda est le Tutsi, comme le montrent les notes de l’amiral Lanxade,
chef d’état-major particulier du président de la République, parlant d’« agresseur ougando-tutsi », de
« forces tutsies », 174 de nouvelle « offensive ougando-tutsie » 175 au lieu de parler de FPR ou de rebelles.
Le colonel Galinié, attaché militaire, écrivant que ces « envahisseurs tutsis, [...] méconnaissant les réalités
rwandaises, rétabliraient probablement au Nord-Est le régime honni du premier royaume tutsi qui s’y
est jadis installé », ne laisse planer aucun doute sur l’adhésion des autorités françaises à ce Credo qui
constitue l’idéologie des auteurs du génocide. 176 Force est de constater, au vu de ces écrits, que la France
est engagée dès octobre 1990 dans une guerre contre les Tutsi, donc une guerre de type racial.
Les militaires français admettent que le traitement réservé à l’ennemi soit la mort. En effet, les Forces
armées rwandaises ne font pas de prisonnier. « À ma connaissance, écrit le général Tauzin, il n’y a jamais
eu un seul prisonnier dans cette guerre, ni d’un côté ni de l’autre ». 177 Il s’agissait d’une « guerre totale
et très cruelle », dit le général Quesnot aux députés en 1998. 178
Selon ces écrits, la France était engagée dans une guerre totale contre un ennemi défini ethniquement
ou racialement. C’est la définition du génocide.

4

Par trois fois l’armée française sauve le régime Habyarimana

En dehors de ces travaux universitaires, qu’apprend-on sur le rôle de la France dans les publications
des journalistes, les mémoires des acteurs et les archives accessibles ?
L’armée française sauve par trois fois, en 1990, 1992 et 1993, le régime raciste d’Habyarimana dont
l’armée se débandait devant les offensives du FPR. 179 Si elle n’était pas intervenue, ce régime aurait
été renversé. C’est ce qu’affirme le général Quesnot à François Mitterrand le 23 février 1993 : « Après
l’évacuation de nos ressortissants et le retrait de nos troupes, le président Habyarimana ne devrait pas
pouvoir rester à la tête de l’État ». 180 Envoyées en urgence au Rwanda le 20 février, les forces spéciales
170. Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994. Enquête, Mille et une nuits, 2005, pp. 207-208.
171. Rapport Mucyo, pp. 102-103.
172. Rapport Mucyo, p. 295.
173. Bernard Lugan, La stratégie du mensonge, Valeurs actuelles, 28 août 2008.
174. L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 11
octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation.
175. L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 3
février 1991, Objet : RWANDA. Nouvelle offensive ougando-tutsie.
176. Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 24 octobre 1990, Tertio : Appréciation de la situation politique.
Cf. MIP, Annexes, p. 134.
177. Didier Tauzin, op. cit., p. 167.
178. Audition du général Quesnot, 19 mai 1998. Cf. MIP, Auditions, Vol. 1, p. 341.
179. Le colonel Tauzin qui commande l’opération Birunga déclenchée le 21 février 1993 se targue d’avoir sauvé une armée
en déroute. Cf. Didier Tauzin, op. cit., pp. 70, 78.
180. Dominique Pin, Général Quesnot, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République”, 23 février 1993,
A/s Conseil restreint sur le Rwanda Mercredi 24 février 1993.

5

LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE

19

du colonel Tauzin reprennent en main les FAR et réussissent à stopper le FPR. 181 Pendant le génocide,
Tauzin enrage de voir s’écrouler un pays « que nous avions soutenu à bout de bras pendant 4 ans ». 182
L’aveu est de taille.
Si donc la France avait retiré ses troupes en février 1993, l’armée du FPR serait parvenue à Kigali,
le régime d’Habyarimana aurait été renversé. Il n’y aurait pas eu de génocide car la mise en place des
leviers du génocide, Hutu Power, entraînement militaire des milices, Radio Mille Collines, distributions
d’armes, n’était pas terminée. Incontestablement, c’est l’armée française qui a empêché le FPR de mettre
en déroute cette armée rwandaise qui a été le fer de lance du génocide des Tutsi.

5

La planification du génocide

Dans L’agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Jean-François
Dupaquier interroge cet homme qui était chargé par les FAR d’intercepter les émissions de radio du FPR
depuis le camp militaire Butotori à Gisenyi. 183
Le journaliste élargit son enquête et interroge Mugenzi sur tout ce qu’il a vu et entendu au camp
militaire de Gisenyi où il était en poste. Confrontant Mugenzi avec des documents d’autres sources (dossier
Bruguière, documents du TPIR, fonds Carle-Mitterrand), Dupaquier reconstitue « l’agenda du génocide ».
Il en situe les moments critiques, notamment cette réunion du 21 novembre 1992 où le témoin entend
Bagosora dire : « il y a un plan d’extermination des Hutu par les Tutsi, il faut déjouer ce complot, et pour
y parvenir, nous devons nous débarrasser des Inyenzi ». 184 L’auteur y voit là l’équivalent de la conférence
de Wannsee. Participaient à cette réunion, le colonel Bagosora, le colonel Juvénal Bahufite, commandant
du secteur opérationnel de Gisenyi, le major Aloys Ntabakuze, commandant le bataillon paras-commando
auquel est affecté le commandant Grégoire de Saint-Quentin, Protais Zigiranyirazo, 185 le monsieur Z de
l’Akazu, proche parent d’Agathe Habyarimana, Juvénal Kajelijeli, bourgmestre de Mukingo, 186 Ferdinand
Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza, Joseph Habiyambere de la présidence de la République, 187 le colonel
Buregeya, 188 le major Ngendahimana, Côme Bizimungu, préfet de Gisenyi, l’ambassadeur Ubalijoro,
ancien ambassadeur du Rwanda aux États-Unis, Joseph Nzirorera, ancien ministre, futur secrétairegénéral du MRND et candidat à la succession d’Habyarimana, Robert Kajuga, président des Interahamwe,
et le lieutenant Bizumuremyi. Le témoin DCH au procès Bagosora rapporte que Hassan Ngeze était aussi
présent. 189 Il y a eu probablement d’autres réunions ou pareils propos ont été échangés. Mais l’auteur ne
semble pas se tromper de beaucoup en remarquant cette date du 21 novembre 1992. En effet, l’ensemble
des personnes réunies-là lui semble former le réseau Zéro dirigé par monsieur Z. 190 Ngeze avait publié
dans Kangura de janvier 1992 un article où Ndekezi Bonaparte dénonçait en français l’existence d’un
« plan diabolique mis au point par les Tutsi et leurs apparentés et visant l’extermination systématique
des populations bantoues ainsi que l’extension de l’empire nilotique d’Ethiopie ». 191 Le texte où le colonel
Anatole Nsengiyumva esquisse le scénario du génocide est du 27 juillet 1992, celui définissant le Tutsi
comme l’ennemi est diffusé le 21 septembre 1992. Bagosora commente cette assimilation du Tutsi à
l’ennemi à la réunion de Butotori. Le génocide est donc non seulement pensé mais écrit sur papier. Et
181. Didier Tauzin, op. cit., pp. 64, 70, 72, 76.
182. Ibidem, p. 106.
183. Jean-François Dupaquier, L’agenda du génocide - Le témoignage de Richard Mugenzi ex-espion rwandais, Karthala,
2010.
184. Dupaquier, L’agenda..., Ibidem, p. 195. Voir aussi le rapport Mutsinzi, op. cit., p. 15 et TPIR, Affaire ICTR-98-41-T,
Bagosora, audience des 15, 19 mai, 15, 20 juin 1998.
185. Protais Zigiranyirazo a été acquitté par le TPIR le 16 novembre 2009.
186. Juvénal Kajelijeli est condamné à 45 ans de prison par le TPIR le 23 mai 2005.
187. Joseph Habiyambere avait remplacé le colonel Lizinde à la tête du Service central de renseignement (SCR).
188. Bonaventure Buregeya est un des commanditaires de l’attentat contre Habyarimana. Cf. Guy Artiges, Audition de
Jean Birara, Auditorat militaire belge, 26 mai 1994.
189. Dupaquier, L’agenda...,op. cit., p. 197.
190. Jean-François Dupaquier, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda, chronique d’une désinformation,
Karthala, 2014, p. 216.
191. Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda : Les médias du génocide, p. 169.

6

LA DISSUASION PAR LA MACHETTE SOUTENUE PAR LES FRANÇAIS ?

20

il passe dans sa phase de conscientisation des masses avec le discours de Léon Mugesera à Kabaya le
lendemain 22 novembre 1992.
Il y a un autre temps fort quand Bagosora lui fait expliquer aux autres ce que signifie le mot « Apocalypse ». Mugenzi confirme que Bagosora avait parlé de déclencher l’Apocalypse. 192
En mars 1994, lors d’un séjour d’Habyarimana à Gisenyi, son garde du corps, le major Thaddée Bagaragaza, dit à Nsengiyumva en présence de Richard Mugenzi qu’Habyarimana ne voulait pas déclencher
le « génocide éclair » que lui recommandait ses conseillers, Elie Sagatwa, Laurent Baransalitse et Bonaventure Buregeya. 193 Ce génocide devait être exécuté par les milices et la défense civile sans que l’armée
n’intervienne pour qu’on puisse faire croire à un mouvement de colère spontané de la population. Habyarimana aurait répondu que l’opinion internationale sera contre nous et déclenchera un embargo. Ceci
est corroboré par l’opposition du chef d’état-major Deogratias Nsabimana à un massacre d’opposants
prévu le 23 mars, tel que le rapporte Jean Birara 194 et peut-être à mettre en relation avec l’échec de la
tentative de mise à l’écart du gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana le 24 février 1994 décrit par Jean
Kambanda. 195
Au fil d’un interrogatoire serré, on découvre un Mugenzi honnête et lucide. Son honnêteté se manifeste
quand il s’avoue souvent incapable de répondre. Il ne fabule pas et ne brode pas des réponses pour satisfaire
son interlocuteur. Il est lucide, parce qu’il est très informé et il a réfléchi. Il prononce des phrases fortes
comme « ce qui s’est passé ce soir-là du 6 avril, c’était le début d’un coup d’État qui devait porter
Bagosora au pouvoir, à la place du président Habyarimana ». 196
Comme par hasard, Mugenzi dit qu’il a vu le capitaine Barril à Gisenyi quand tous les autres militaires
français étaient partis. 197 En exil au Zaïre, il se demande « pourquoi les officiers français étaient toujours
fourrés avec les officiers rwandais les plus extrémistes. [...] Ces Français, vous pouviez les voir le plus
souvent avec Bagosora, avec Nsengiyumva, avec Ntabakuze, avec Mpiranya ». 198
Ce livre est un remarquable travail de recherche, riche en documents et informations inédites sur la
symbiose entre les militaires français et l’armée rwandaise, entre celle-ci et les milices et les idéologues du
génocide.

6

La dissuasion par la machette soutenue par les Français ?

Paul Kagame répète souvent qu’il n’oubliera jamais sa rencontre en janvier 1992 avec Paul Dijoud qui
leur dit que « si nous ne cessions pas nos manœuvres, même si nous parvenions à prendre Kigali, nous
ne retrouverions pas nos familles car elles auraient été toutes massacrées ! ». 199
Ces propos de Paul Dijoud posent la question de savoir si les décideurs français, informés depuis octobre
1990 du projet de génocide des Tutsi et de ses préparatifs, ont choisi d’utiliser la menace du massacre des
Tutsi comme moyen de dissuader le FPR de prendre Kigali et de renverser le régime d’Habyarimana.
Après Gérard Prunier, qui disait devant la MIP : « La France offrait quelque chose de très important
au régime, sa sanctuarisation. Elle assurait la sanctuarisation militaire d’un régime dictatorial et d’une
dictature raciste », 200 André Guichaoua emprunte aussi au vocabulaire militaire français en remarquant
la mise en œuvre d’une stratégie de dissuasion des attaques du FPR par des massacres de Tutsi. « On
pouvait estimer, écrit-il, que si la prise en otage et le massacre des Tutsi de l’intérieur étaient explicitement
présentés comme une arme décisive des extrémistes hutu pour dissuader le FPR d’une prise de pouvoir
militaire, aucun des chefs de partis signataires des Accords d’Arusha n’imaginait que cette option puisse
être conduite à son terme avec l’assentiment passif de la communauté internationale, tant il leur était
192. Dupaquier, L’agenda..., op. cit., pp. 209-211.
193. Ibidem, p. 257.
194. Guy Artiges, Audition de Jean Birara, 26 mai 1994.
195. Jean Kambanda, Rwanda face à l’apocalypse de 1994, E.M.E. 2012, pp. 147-151.
196. J.-F. Dupaquier, L’agenda..., op. cit., p. 286.
197. Ibidem, p. 285.
198. Ibidem.
199. Renaud Girard, Quand la France jetait Kagamé en prison..., Le Figaro, 23 novembre 1997 ; François Soudan, L’homme
de fer. Conversations avec Paul Kagamé, président du Rwanda, idm, 2015, pp. 54-55.
200. MIP, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 193.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

21

impensable que le FPR réussisse à imposer durablement son hégémonie sur un pays dont les populations
hutu formaient la composante très majoritaire ». 201
Il essaie d’expliquer qu’il n’était pas prévu de s’en servir – c’est bien d’ailleurs pourquoi on appelle
ça dissuasion – : « À cette époque [de la signature des Accords d’Arusha], l’option génocidaire relevait
ainsi plus du registre de la dissuasion que d’une planification stratégique ». 202 Il feint d’ignorer que,
précisément en France, la dissuasion fait l’objet d’une planification stratégique. Certes, l’instrument de
la dissuasion n’est pas le même, armes nucléaires ici, machettes là-bas. Mais la menace est la même, il
faut faire entendre à l’ennemi que sa population sera massacrée s’il envahit notre sanctuaire.
La particularité de 1994 au Rwanda, c’est que cette arme de dissuasion a été utilisée sans qu’il y
ait eu une attaque de l’ennemi. En cela, elle n’a pas été utilisée au début comme arme de dissuasion.
Elle a été une arme de provocation du FPR au combat. Mais elle est redevenue une arme de dissuasion
ensuite. En effet, pendant le génocide, les autorités rwandaises ont dit qu’elles « pourraient faire appel
aux populations pour qu’elles arrêtent les exactions, et que les populations les écouteraient, mais que la
conclusion d’un accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un tel appel ». 203 L’ambassadeur
Marlaud a fait chorus, écrivant que « les Hutu, tant qu’ils auront le sentiment que le FPR essaie de
prendre le pouvoir, réagiront par des massacres ethniques ». 204
L’idée de prendre les Tutsi de l’intérieur en otages, de se venger sur eux d’une attaque par d’autres
Tutsi venus de l’étranger, voire d’utiliser la menace de les massacrer comme moyen de chantage, n’est
pas nouvelle au Rwanda et n’a pas été apportée par les Français puisqu’on la voit mise en œuvre à Noël
1963 ainsi que le rapporte le suisse Vuillemin. En 1964, le président du Rwanda, Grégoire Kayibanda,
annonçait « la fin totale et précipitée de la race tutsi », si les réfugiés tutsi venaient « à prendre Kigali
d’assaut ». 205 Ce n’est pas une idée française mais elle est familière aux militaires et dirigeants français, en
premier lieu le général Quesnot, chef d’état-major particulier du président de la République, responsable
de la mise en œuvre de l’éventuelle décision d’une frappe nucléaire, depuis le PC Jupiter sous l’Élysée,
et principal responsable de l’exécution de la politique présidentielle au Rwanda.
De Dijoud à Marlaud, nous disposons d’un faisceau d’indices qui conduisent à penser que la France a
accepté cette stratégie de défense contre le FPR en le dissuadant d’avancer par des massacres de Tutsi.
Après l’échec des moyens militaires et diplomatiques, dont nos dirigeants ont pris acte en 1993, elle a
constitué l’arme de dernier recours.

7

L’attentat contre Habyarimana

Habyarimana était lâché par la France depuis que l’ambassadeur Martres, semblant approuver la
CDR, qui lui reprochait d’avoir accepté le retrait des troupes françaises, jugeait qu’il était un président
« usé » et qui « a finalement tout raté ». 206 La signature des Accords d’Arusha fut désapprouvée par
les militaires français dont le général Quesnot qui estimait qu’ils donnaient « un avantage exorbitant au
FPR ». 207

7.1

L’enquête rwandaise

En avril 2009, la commission rwandaise d’enquête sur les causes, les circonstances et les responsabilités
de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel rwandais Falcon 50 No 9XR-NN, dite commission
201. André Guichaoua, ibidem, p. 441.
202. André Guichaoua, ibidem.
203. René Degni-Ségui, La situation des Droits de l’homme au Rwanda : 1er rapport de René Degni-Ségui publié le 28 juin
(mission au Rwanda et États limitrophes du 9 au 20 juin) ; 2e rapport de René Degni-Ségui (mission au Rwanda du 29 au
31 juillet 1994), ONU, 13 octobre 1994, A/49/508, S/1994/1157, section 65, p. 17.
204. Ministère des Affaires étrangères, l’ambassadeur de France au Rwanda, 25 avril 1994, A/S : Rwanda
RW/DIVERS/940422A. Cf. MIP, Annexes, p. 276.
205. Message du Président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais, 11 mars 1964. Cf. Rwanda Carrefour d’Afrique,
no 31, Mars 1964.
206. Georges Martres, TD Kigali, 11 mars 1993. Cf. MIP, Annexes, pp. 217-218.
207. Bruno Delaye, Christian Quesnot, Entretien avec Françoise Carle, 29 avril 1994. Objet : Situation au Rwanda.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

22

Mutsinzi, du nom de son président, rend son rapport. 208 Cette commission a été formée en 2007, donc
après que le juge Bruguière ait publié son ordonnance accusant neuf Rwandais d’être les auteurs de cet
attentat. Elle entend le témoignage de militaires rwandais de l’ancienne garde présidentielle ou des exFAR qui ont assisté à l’attentat ou se sont rendus sur les lieux du crash. Elle interroge le personnel de la
tour de contrôle, elle exploite les procès-verbaux dressés par l’auditorat militaire belge, elle fait examiner
les débris de l’avion par deux experts britanniques.
Elle conclut que le président Habyarimana, ayant fini par accepter de mettre en place les Accords
d’Arusha, les extrémistes de son entourage parmi lesquels Théoneste Bagosora, Anatole Nsengiyumva,
Mathieu Ngirumpatse et Joseph Nzirorera, ont décidé de l’éliminer. Ils refusaient le partage du pouvoir
avec le FPR et craignaient de renoncer à leurs privilèges. L’extermination des Tutsi et l’assassinat du
président Habyarimana furent alors conçus dans un seul et même projet.
Leur stratégie a été de provoquer le départ des soldats belges de la MINUAR. L’assassinat de dix
Casques bleus belges le 7 avril 1994 fut l’aboutissement de ce complot. Des officiers, dont le major
Ntabakuze, excitèrent les soldats des FAR contre les Accords d’Arusha qui allaient renvoyer chez eux
plus de la moitié de ces derniers.
La décision d’assassiner Habyarimana a été prise à l’issue de sa réunion à Gisenyi le 2 avril où,
en présence de M. Nzirorera, il a promis à M. Booh Booh, représentant spécial du secrétaire général de
l’ONU, de lever tous les obstacles à la mise en place des institutions de transition. La situation s’envenima
encore quand, le 4 avril, Habyarimana demanda à son directeur de cabinet, Enoch Ruhigira, de rédiger
un communiqué annonçant la prestation de serment des membres du Gouvernement et du Parlement de
transition pour la journée du 8 avril 1994. Le plan d’assassinat d’Habyarimana, annoncé depuis des mois,
fut mis à exécution. L’avion a été abattu par un tir de missiles parti du camp militaire de Kanombe. Les
extrémistes des FAR portent la responsabilité de cet attentat.
La commission ne met pas en cause la France dans cet attentat. Cependant, des membres du commando
CRAP 209 témoignent que des militaires français sont venus sur les lieux du crash et ont récupéré la « boîte
noire ». Elle relève qu’une note française signale que, d’après les débris retrouvés, l’arme utilisée pour
abattre l’avion serait un SAM 16. Les experts britanniques rapportent que l’analyse de prélèvements faits
sur l’avion ne permet pas de le confirmer. L’avion a vraisemblablement été abattu par un missile qui a
touché l’aile gauche de l’avion en l’abordant frontalement. C’est donc un missile de type SAM 16 Igla
ou analogue. À partir des témoignages, ils tracent un polygone depuis lequel les missiles auraient été
tirés. Il englobe l’extrémité est de l’aéroport, la résidence présidentielle et le nord du camp militaire de
Kanombe. 210

7.2

Quand Mitterrand et Juppé suspectaient les extrémistes hutu

Aussi surprenant que cela puisse paraître, François Mitterrand a suspecté des extrémistes hutu, déclarant le 27 juin 1994 que « l’assassinat du président, peut-être commandité par des extrémistes hutus,
a rejeté les Tutsis et le FPR dans une attitude de violence ». 211 Alain Juppé les a également visés, interprétant l’attentat du 6 avril 1994 « comme l’expression de la volonté de mettre un terme à l’application
des Accords d’Arusha ». Il a estimé qu’« il avait été commis par ceux qui jugeaient, en le craignant, que
ce processus était en train de réussir ». 212 Juppé ne pouvait pas désigner ici le FPR qui était le principal
bénéficiaire de ces accords.
208. Jean Mutsinzi, Rapport d’enquête sur les causes, les circonstances et les responsabilités de l’attentat du 06/04/1994
contre l’avion présidentiel rwandais Falcon 50 No 9XR-NN, 20 avril 2009.
209. CRAP : Commando de recherche et d’action en profondeur.
210. Mike C. Warden, W. Alan McClue, Enquête sur le crash du 6 avril 1994 de l’avion Dassault Falcon 50 immatriculé 9XR-NN transportant à bord l’ancien Président Juvénal Habyarimana, 27 février 2009, No du Rapport
DASSR/MW/1434/09, Académie militaire du Royaume Uni, Université de Cranfield.
211. Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 22 juin 1994.
212. Audition d’Alain Juppé, 21 avril 1998, MIP, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 98.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

7.3

23

L’expertise des juges Poux et Trévidic suspecte les FAR

Les juges Poux et Trévidic se rendent au Rwanda en septembre 2010 avec des experts pour examiner
la carcasse de l’avion et les lieux de l’attentat. Les experts confirment que le missile a touché l’aile gauche
de l’avion, que le kérosène qu’elle contenait s’est enflammé et a formé une boule de feu qui a été observée
par les témoins. Ils examinent les témoignages recueillis lors des enquêtes de l’auditorat militaire belge en
1994, du juge Bruguière et de la commission rwandaise Mutsinzi en 2007-2009. Ils retiennent en particulier
les témoignages de deux médecins militaires belges et du commandant Grégoire de Saint-Quentin qui se
trouvaient à l’intérieur du camp militaire de Kanombe. Ils ont entendu le souffle de départ des missiles
puis ont vu leur trajectoire lumineuse. Tenu compte de la très faible vitesse du son par rapport à celle de
la lumière, qui fait que, lors d’un orage, on entend le bruit du tonnerre plusieurs secondes après avoir vu
l’éclair, ces trois témoignages vont être déterminants pour éliminer plusieurs lieux de tir possibles dont
celui de Masaka soutenu par l’enquête Bruguière.
À partir de l’analyse de la bande magnétique de la tour de contrôle versée par l’ex-capitaine Barril,
les experts constatent que l’avion Falcon était en approche normale. En l’absence de l’enregistreur des
paramètres de vol, ils en déduisent la vitesse et l’altitude de l’appareil qui est dans l’axe de la piste
lors de l’impact du missile. 213 Connaissant le point d’impact au sol de l’avion et appliquant la loi de
Galilée sur la chute des corps, ils calculent les coordonnées du point d’impact du missile avec l’avion.
Faisant l’hypothèse qu’il s’agit d’un missile SAM 16, ils reconstituent la trajectoire des missiles dans six
hypothèses de point de départ de tir. Ils examinent si elles sont compatibles avec ce que les témoins ont
vu et entendu.
Le 10 janvier 2012, le juge Trévidic communique aux parties civiles ce rapport des experts dont
la conclusion est que le tir est probablement parti du camp militaire de Kanombe. 214 Ce qui exclut
pratiquement la responsabilité du FPR. Compte tenu des faux témoignages de Ruzibiza et consorts, ce
rapport d’experts invalide totalement l’accusation du juge Bruguière. Mais son successeur ne prononce pas
pour autant un non-lieu en faveur des membres du FPR inculpés, avant d’être appelé à d’autres fonctions
en août 2015. Une demande de déclassification de documents à laquelle le ministère de la Défense a tardé à
répondre l’aurait empêché de clore son enquête. 215 En 2016, la justice française fait donc toujours porter
sur le FPR et le président Kagame la responsabilité de l’attentat et du déclenchement du génocide.

7.4

Les faux messages attribués au FPR

Une autre preuve sur laquelle s’appuyait le juge Bruguière est le message radio du FPR intercepté
par les FAR annonçant le succès de « l’escadron renforcé ». 216 Richard Mugenzi, chargé de ces écoutes
au camp militaire Butotori à Gisenyi, a fait savoir d’abord à la commission Mutsinzi, 217 puis à JeanFrançois Dupaquier, 218 enfin au juge Trévidic, 219 que ce message avait été rédigé par le colonel Anatole
Nsengiyumva, ancien chef du Renseignement militaire (G2 FAR), qui lui avait demandé de le recopier
comme s’il avait été intercepté. Revenu du Zaïre où il avait fui avec les FAR, Richard Mugenzi était
devenu témoin du Procureur au TPIR à Arusha.

7.5

L’effondrement de l’enquête Bruguière

Le juge Bruguière s’était autorisé le 17 novembre 2006 à accuser neuf Rwandais de l’attentat contre
l’avion Falcon le 6 avril 1994, sans même se rendre sur les lieux et examiner les débris de l’avion qui traînent
213. Observons ici que l’analyse de la « boîte noire » aurait été très utile, car cette bande magnétique apportée par le
capitaine Barril a pu être trafiquée.
214. Claudine Oosterlinck, Daniel Van Schendel, Jean Huon, Jean Sompayrac, Rapport d’expertise. Destruction en vol du
Falcon 50 Kigali (Rwanda), Tribunal de Grande Instance de Paris, 5 janvier 2012.
215. Patrick Cohen, Interview du juge Trévidic, France Inter, 3 juillet 2015.
216. Jean-Louis Bruguière, op. cit., p. 52.
217. Jean Mutsinzi, Rapport d’enquête sur les causes, les circonstances et les responsabilités de l’attentat du 06/04/1994
contre l’avion présidentiel rwandais Falcon 50 No 9XR-NN, Mutsinzi, 20 avril 2009, pp. 86-91.
218. Dupaquier, L’agenda..., op. cit., p. 275.
219. Le juge Trévidic a entendu ce témoin le 12 septembre 2010 à Kigali.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

24

encore sur le site. À peine avait-il rendu son ordonnance et lancé des mandats d’arrêt, que les témoins
sur lesquels il s’appuyait, soit se sont rétractés comme Ruzibiza, soit ont protesté, lui reprochant de leur
faire dire ce qu’ils n’avaient pas dit, comme Emmanuel Ruzigana et Deus Kagiraneza. L’identification
des missiles sur laquelle il se fonde a été fournie par le colonel Bagosora, encore considéré à ce jour
comme l’organisateur du génocide, par l’intermédiaire du gouvernement intérimaire qu’il a formé. Les
tubes lance-missiles portant cette identification n’ont jamais été retrouvés.
L’arrestation de Rose Kabuye, le 9 novembre 2008 en Allemagne, et son transfert à Paris, va transformer le cours de l’instruction et permettre aux personnes accusées de se faire défendre par deux avocats
ayant accès au dossier. Ils obtiennent qu’elles soient mises en examen sans être incarcérées et sans contrôle
judiciaire. Ils font observer qu’un des accusés, Éric Hakizimana, n’existe pas à leur connaissance.
Ce sont eux qui demandent au juge de se rendre sur place avec des experts. Ainsi, ils font tomber les
témoignages qui prétendaient que le tir de missile était parti de la colline de Masaka. Les experts ont
montré qu’ils étaient partis du camp militaire, ce qu’affirmaient les témoignages recueillis dans les jours
qui ont suivi l’attentat, dont le colonel Luc Marchal qui l’avait noté dans son journal, avant d’accuser le
FPR. 220
Ce sont eux qui demandent au juge de réentendre certains témoins à charge comme Abdul Ruzibiza
et Richard Mugenzi, lequel révèle au juge que le texte du message sur l’attentat attribué au FPR était
un faux rédigé par le colonel Nsengiyumva.
Alors que l’ex-gendarme Paul Barril dirigeait pratiquement l’instruction du juge Bruguière, lui fournissant des fausses preuves et un interprète, Fabien Singaye, lié aux auteurs du génocide, ce sont eux qui
demandent au juge de perquisitionner les locaux de Barril.
Ces avocats dénoncent « l’instrumentalisation de la justice française » qui « a atteint un résultat
honteux. Elle a permis d’éviter que la justice française pose à temps les questions qui gênent concernant
l’attentat contre l’avion, le putsch et le génocide des tutsi, questions qui mettent en cause les génocidaires
rwandais et leurs complices, en France ». 221
L’inanité de l’instruction du juge Bruguière a été décortiquée dans un film diffusé sur Canal + et la
RTBF 222 ainsi que dans plusieurs livres. 223

7.6

Habyarimana avait prévenu Paris, le 6 avril au soir

Il est établi par le témoignage de Jean-Christophe Belliard à la MIP 224 que le 6 avril 1994 à Dar
es-Salaam, le président Habyarimana a accepté de mettre en place les institutions de transition prévues
par les Accords d’Arusha sans que le parti CDR y soit représenté. Ce parti, violemment anti-tutsi, était
opposé à ces accords et accusait Habyarimana de trahison pour les avoir signés. 225 Il s’opposait au départ
des troupes françaises du Rwanda. Le juge Bruguière ignore cette élimination de la CDR par Habyarimana
quand il affirme que celle-ci « n’avait aucune raison d’attenter à la vie du Président Habyarimana ». 226
Les autorités françaises ont-elles été informées immédiatement des résultats de la conférence de Dar
es-Salaam ? Alors que Belliard déclarait qu’il ne comptait informer Paris que le lendemain matin, JeanMarc de La Sablière, alors directeur des Affaires africaines et malgaches au Quai d’Orsay, nous apprend
qu’Habyarimana a aussitôt averti Paris. « L’assassinat du président Habyarimana, écrit de La Sablière,
220. Alain Frilet, Rwanda : la paix civile détruite en plein vol, Libération, 8 avril 1994 ; Rapport de la commission Kigali
- Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge 1-611/12 - 1997/1998, p. 44 ; Scott Peterson, Violence lurks round
every corner - it is random and inescapable, The Daily Telegraph, 12 April 1994 ; Thierry Charlier, Le sauvetage des
ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids, juin 1994, pp. 10-12.
221. Lef Forster, Bernard Maingain, Communique de presse : Dossier de l’attentat contre l’avion Falcon au Rwanda - Les
juges d’instruction Poux et Trévidic mettent fin au dossier, 8 juillet 2014.
222. Catherine Lorsignol, Rwanda : une intoxication française, Canal plus, “Spécial Investigation” le 8 avril 2013 , RTBF
“Devoir d’Enquête”, 10 avril 2013.
223. Philippe Brewaeys, Rwanda 1994 - Noirs et Blancs Menteurs, Racine - RTBF, 2013 ; Benoît Collombat, David
Servenay, Au nom de la France - Guerres secrètes au Rwanda, La Découverte, 2014.
224. Audition de Jean-Christophe Belliard, 2 juillet 1998. Cf. MIP, Tome III, Auditions, Vol. 2, pp. 289-291.
225. Georges Martres, Position du CDR sur les accords de Dar es Salaam, TD Kigali, 11 mars 1993. Cf. MIP, Annexes,
pp. 217-218.
226. Jean-Louis Bruguière, op. cit., pp. 12-13.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

25

se produisit dans la soirée du 6 avril 1994 à un moment où nous avions le sentiment que les Rwandais
parvenaient enfin à un accord. C’est le message que le président nous avait d’ailleurs fait passer avant
de prendre l’avion, de retour d’une réunion à Dar-es-Salaam ». 227 Paris a été averti. Que s’est-il alors
passé ?

7.7

De Grossouvre aurait prévenu Mobutu d’un attentat contre Habyarimana

Le Premier ministre du Gouvernement intérimaire, Jean Kambanda, a été condamné pour génocide au
TPIR après avoir plaidé coupable. 228 Il n’y a pas eu de procès. En plaidant coupable et en collaborant avec
le tribunal, Kambanda espérait une réduction de sa peine, ce qu’il n’a pas obtenu. Lors de la formation
du Rassemblement pour le Retour et la Démocratie au Rwanda (RDR) par François Nzabahimana et
Augustin Bizimungu pour remplacer le gouvernement intérimaire en exil, dont il était encore Premier
ministre, il a rompu avec les politiciens MRND et les chefs des ex-FAR. 229 Il s’est ensuite exilé à Nairobi
où il fut arrêté en juillet 1997.
Dans un livre préfacé par Alain de Brouwer de l’Internationale démocrate chrétienne, 230 Jean Kambanda ne cesse de clamer que le FPR est le planificateur de deux génocides, celui des Tutsi et celui des
Hutu. Il affirme que les Interahamwe ont été infiltrés par le FPR. Celui-ci est à ses yeux l’auteur de
l’attentat. Cependant il donne parfois des informations discordantes par rapport à son refrain anti-FPR.
Notamment, à propos du sommet du 6 avril 1994 à Dar es-Salaam, il écrit :
« Il m’a également verbalement été rapporté par le chef du protocole présidentiel, le
major Désiré Mageza, 231 et le ministre de la Défense nationale à l’époque des faits, Augustin
Bizimana, 232 qu’au sommet de Dar es Salaam, sur les nombreux chefs d’État qui avaient été
annoncés, la plupart d’entre eux ont préféré s’absenter. Le président Mobutu de l’ex-Zaïre
a annulé à la dernière minute son voyage de Dar es Salaam et a avisé, de sa résidence de
Gbadolite, “son frère et ami” Habyarimana du Rwanda, pour le dissuader de faire ce voyage
très risqué à ses yeux.
Il lui dit avoir été informé par une très haute personnalité de l’Elysée sur l’attentat qui
se préparait. Cette haute personnalité serait François de Grossouvre qui était officiellement
président du “Comité des chasses présidentielles”. Mais comme l’écrit le professeur Filip Reyntjens, il était aussi un “confident et un conseiller de François Mitterrand qui était au courant
d’un certain nombre d’affaires africaines, notamment celles impliquant le fils du Président
Jean-Christophe Mitterrand” ». 233
Kambanda avait déjà noté dans son livre dactylographié Qui est génocide ? que le Président du Zaïre
avait « annulé son voyage de Dar-es-Salaam et qu’il aurait téléphoné à son “frère et ami” du Rwanda
pour le dissuader de faire ce voyage très risqué à ses yeux ». Il aurait été informé par « une très grande
personnalité de l’Élysée sur l’attentat qui se préparait ». « Certains, poursuivait-il, n’hésitent pas à établir
un rapprochement entre cette histoire et la découverte, dans les jours qui ont suivi l’attentat contre l’avion
des Présidents Rwandais et Burundais, du corps d’un haut cadre de l’Élysée qui se serait suicidé en se
logeant une balle dans la tête ». 234
227. Jean-Marc de La Sablière, Dans les coulisses du Monde, Robert Laffont, 2013, p. 104.
228. Jean Kambanda a été condamné à la prison à vie pour génocide et entente en vue de commettre le génocide le 19
octobre 2000 par le TPIR.
229. Augustin Bizimungu, Déclaration du Haut Commandement des FAR, 29 avril 1995.
230. Jean Kambanda, Rwanda face à l’apocalypse de 1994. Contribution aux progrès de la justice et aux efforts de réconciliation du peuple rwandais, E.M.E, 2012.
231. Désiré Mageza est décédé.
232. Augustin Bizimana, ministre de la Défense, aurait été présent à la conférence de Dar es-Salaam, selon Jean Kambanda,
puis serait parti à Yaoundé. Recherché par le TPIR, il est toujours en fuite.
233. Jean Kambanda, op. cit., pp. 136-137.
234. Jean Kambanda, Qui est génocide, Nairobi, 29 mai 1997, p. 92, TPIR K0161243. Ce livre est écrit avant son arrestation.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

26

Linda Melvern avait déjà relevé cette information sur de Grossouvre que Kambanda avait donné lors
de sa déposition devant des enquêteurs du TPIR. 235 Pourquoi Jean Kambanda évoque-t-il encore de
Grossouvre dans son livre ?
Curieusement, il accuse la France d’être impliquée dans cet attentat qui a causé la mort d’Habyarimana. Il relève d’abord que « tous les témoins présents sur le lieu du drame affirment avoir remarqué une
présence suspecte de “blancs” ». 236 Il affirme que dans le cadre de la commission rogatoire internationale
du juge Jean-Louis Bruguière, il a développé, sous serment, « la piste “des réseaux dits post-Foccart”
[...] qui accrédite la thèse de l’implication de la France dans cet attentat ». 237 Ces éléments fournis au
Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) par une organisation dénommée ISTO sont de la désinformation pour le juge Bruguière. 238 Nous n’avons aucun argument pour valider ces accusations à l’encontre
de « deux agents de la DGSE et d’un mercenaire, ancien légionnaire marocain », 239 mais nous relevons
que Jean Kambanda les répète, alors que nous nous serions attendus à ce qu’il mette en cause le FPR ou
des Belges. 240

7.8

Les Français à la recherche de la boîte noire

L’ambassadeur Jean-Michel Marlaud et l’attaché militaire, le colonel Bernard Cussac, affirment à la
MIP que les militaires français n’ont pu enquêter sur la cause du crash car « la Garde républicaine qui
était sur place a immédiatement empêché que des étrangers s’approchent de l’appareil pour relever des
indices. Cette interdiction durera plusieurs semaines et empêchera toute investigation ». De même, « M.
Michel Roussin a rappelé que, dès 22 heures 15, le 6 avril 1994, les militaires de la MAM 241 avaient
été consignés à domicile et qu’ils n’étaient pas habilités à mener une enquête ». 242 François Léotard, à
l’époque ministre de la Défense, affirme également qu’aucun militaire n’avait pu accéder aux débris de
l’avion. 243 Mais les rapporteurs de la MIP indiquent que le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin
a pu se rendre sur les lieux à deux reprises, le soir à 22 h et le lendemain à 8 h. 244 Une fiche publiée
en annexe révèle qu’après la chute du Falcon, « l’officier et deux sous-officiers étaient sur les lieux à
20 h 45 ». 245 Le rapport du 19 avril de l’attaché de défense, le colonel Cussac, et de son adjoint JeanJacques Maurin note que de Saint-Quentin fait un compte rendu du crash de l’avion au lieutenant-colonel
Maurin à 21 h 30. 246 Une photo aux mains de la justice belge montre le commandant de Saint-Quentin
devant un moteur de l’avion abattu, le 7 avril 1994. 247 Pourquoi les autorités françaises citées plus haut
mentent-elles toutes d’une seule voix ?
Aux témoignages recueillis par la commission Mutsinzi sur les militaires français cherchant la boîte
noire, vient s’ajouter celui de l’un de ces sous-officiers français en poste à Kanombe. L’adjudant José De
Pinho était chargé de l’entraînement du peloton CRAP au sein du bataillon paras-commando à Kanombe
sous les ordres du commandant Grégoire de Saint-Quentin. Le 6 avril, après avoir entendu deux explosions,
il sort de chez lui et rencontre Aloys Ntabakuze, le lieutenant-colonel qui commande le bataillon parascommando. Celui-ci ne sait pas ce qui s’est passé, il a appelé l’état-major des FAR qui ne savait rien.
« Cependant, il nous confirme que l’avion présidentiel a bien décollé de Dar es-Salaam ». 248 Ntabakuze
est donc bien informé. Il emmène les coopérants militaires français dans sa camionnette sur les lieux
235. Linda Melvern, Conspiracy to Murder. The Rwandan Genocide, Verso, janvier 2006, p. 263.
236. Jean Kambanda, op. cit., p. 190.
237. Ibidem, p. 191.
238. Jean-Louis Bruguière, op. cit., pp. 10-11.
239. Ibidem, p. 20.
240. Un document de l’ISTO mettant en cause deux agents de la DGSE et un mercenaire marocain est publié par André
Guichaoua, Annexe 50.
241. MAM : Mission d’assistance militaire.
242. MIP, Rapport, pp. 234-235.
243. MIP, Auditions, Vol. 1, p. 98.
244. MIP, Rapport, p. 235.
245. MIP, Annexes, pp. 268-269.
246. MIP, Annexes, p. 350.
247. Guy Artiges, Willem Hamelinck, Auditorat militaire, Bruxelles, 23 juin 1994, PV no 1014.
248. José De Pinho, Comprendre le génocide rwandais, Témoignages, révélations, analyses, Éditions Velours, 2014, p. 81.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

27

en contournant la résidence présidentielle « pour ne pas se faire tirer dessus ». Ils découvrent les débris
de l’avion dans l’axe de la piste. La carlingue est encore en feu. Elle est venue s’écraser contre le mur
d’enceinte de la maison d’Habyarimana. Ils franchissent le mur et découvrent les corps des trois pilotes
français dans une piscine vide et les autres au hangar à voitures. 249 Ntabakuze lui dit « il faut aller
chercher les CRAP pour sécuriser la zone ». Il repart avec lui et avec Grégoire de Saint-Quentin, deux
autres collègues français restant sur place. Il revient sur les lieux. Comme il fait nuit, il est impossible
de récupérer les corps, alors « avec mes collègues nous nous mettons à la recherche des fameuses “boîtes
noires” » vers la queue de l’avion. Il est étonnant qu’ils recherchent ces boîtes en priorité et en pleine
nuit. Grégoire de Saint-Quentin les rejoint, repart téléphoner au chef d’escale d’Air France pour lui
demander où se trouve cette boîte noire, puis revient. « Vers 1 heure du matin, nous n’avons toujours
rien trouvé », écrit De Pinho. 250 D’après le chef d’escale d’Air France, l’appareil n’était peut-être pas
équipé d’enregistreurs. Ils rentrent chez eux, laissant les CRAP garder le site.
Le lendemain, il retourne sur le site du crash avec deux collègues coopérants. Les CRAP ont commencé
à récupérer les corps. Ils reprennent la recherche des enregistreurs de vol et d’un « éventuel fil de guidage
du missile et d’éventuels débris » dans un champ de canne à sucre. 251
Il abandonne les recherches vers 11 heures pour se rendre à l’ambassade où le lieutenant-colonel
Maurin leur apprend qu’« une équipe d’une vingtaine de CRAP du 1er RPIMa de Bayonne doit arriver
pour sécuriser l’ambassade ». 252 Dans l’après-midi du 7 avril, le commandant Grégoire de Saint-Quentin
va avec deux collègues à l’aéroport pour y accueillir ces militaires français. À notre connaissance, aucun
document français, belge ou de la MINUAR, ne relate l’arrivée d’un avion français le soir du 7 avril. De
Pinho se trompe-t-il de date ?
Puis il retourne auprès de ses CRAP rwandais sur le lieu du crash. Le soir, ses collègues lui confirment
l’arrivée des éléments de sécurisation. Ils l’informent aussi de l’assassinat du Premier ministre, Agathe
Uwilingiyimana et de dix Casques bleus belges. 253 Cette concomitance d’événements ne laisse pas de
doute sur l’arrivée de cet avion français le 7 au soir. Lors de l’arrivée des soldats d’Amaryllis le 9, il dit
que les CRAP du 1er RPIMa sont arrivés depuis deux jours, donc le 7. 254
« Le lendemain jeudi 8 avril » [le 8 avril 1994 est un vendredi] au matin, ils retournent à l’ambassade
et constatent en passant devant l’aéroport que les paras-commando rwandais sont déployés et tirent sur
les « rebelles » du FPR. Maurin les félicite d’avoir convaincu les paras-commando de protéger l’aéroport
contre le FPR. 255 Au retour, il va encore retrouver ses CRAP sur le lieu du crash. Il passe la nuit [du 8
au 9] avec un collègue dans la tour de contrôle.
Le vendredi [le 8 ?] vers 17 h, le commandant Grégoire de Saint-Quentin arrive à l’aéroport avec
Ntabakuze qui fait dégager les barrages sur la piste d’atterrissage. Vers 19-20 h, un Transall français
atterrit et redécolle aussitôt pour reconnaître la piste. Cet avion reviendra avec d’autres le lendemain
pour amener les soldats de l’opération Amaryllis. 256
Toujours ce vendredi, le 8 semble-t-il, ils ont trois contacts avec Alain Didot qui a installé à son
domicile un relais radio entre l’ambassade et l’aéroport. 257 Il habite dans la zone alors occupée par le
FPR. Le dernier contact radio est à 21 h. Samedi 9 vers 9 h, l’inquiétude gagne car Didot et Maïer « ne
répondent plus aux appels radio de l’Ambassade ». 258 Leurs corps seront trouvés le 12 avril par des
Casques bleus belges. Ils auraient donc été tués dans la nuit du 8 au 9 ou le 9 au matin selon De Pinho.
Pour Maurin, Didot a été tué le 7, pour Marlaud le 8 !
En dépit d’erreurs de dates, le récit de José De Pinho cadre bien avec celui des CRAP rwandais et
gardes présidentiels recueillis par Cécile Grenier en 2003 259 puis par la commission Mutsinzi. Certains
249.
250.
251.
252.
253.
254.
255.
256.
257.
258.
259.

Ibidem, pp. 82-83.
Ibidem, p. 85.
Ibidem, p. 86.
Ibidem, p. 88.
Ibidem, p. 90.
Ibidem, p. 100.
Ibidem, p. 92.
Ibidem, pp. 96-97.
Ibidem, pp. 95-96.
Ibidem, p. 100.
Cécile Grenier, Interview de Mudahunga Vianney (CRAP), 17 janvier 2003.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

28

affirment que les Français ont trouvé la boîte noire, ce que confirme la veuve Agathe Habyarimana, 260
et que laisse entendre Stephen Smith. 261 La boîte noire aurait voyagé avec Agathe dans le premier avion
parti le 9 avril de Kigali... Ils auraient aussi trouvé des débris de missile puisqu’une fiche du ministère
français de la Défense assure qu’il s’agit d’un SA 16 « d’après les débris de missiles retrouvés sur les lieux
de l’attentat ». 262
Il y a toute raison de croire qu’une enquête sur cet attentat a été réalisée par les militaires français.
Bernard Cussac en avait été chargé. 263 Que les autorités françaises fassent tout pour la cacher ne peut
qu’éveiller la suspicion et évoquer une complicité de celles-ci avec les auteurs de l’attentat.
Jean-Claude Lefort, vice-président de la MIP, commentant une lettre du général Rannou du 15 juin
1998, non publiée par la MIP, indiquant que l’avion Falcon était bien équipé des deux « boîtes noires »
habituelles, un CVR (enregistreur des conversations de l’équipage) et un enregistreur des paramètres de
bord, écrit : « J’ignore si leur analyse “n’aurait pas été de nature à éclaircir les circonstances exactes” de
l’attentat, comme l’estime le général Rannou, mais je constate que quelqu’un a pensé qu’il était préférable
de les faire disparaître. Ce qui réduit le champ des suspects à ceux qui eurent accès à la zone du crash
dans les heures qui ont suivi l’attentat ». 264
Il y a donc deux suspects dans cet attentat : des militaires rwandais ou des militaires français. La
justice française, même avec le juge Trévidic, ne semble pas avoir enquêté sur cette piste française.

7.9

L’armée rwandaise était commandée par des Français

En 1994, le lieutenant-colonel Maurin est toujours conseiller du chef d’état-major des FAR, Deogratias
Nsabimana. Il explique à la MIP qu’il le conseille dans la conduite des opérations et dans la préparation
et l’entraînement des forces. 265 Le colonel Tauzin a indiqué également que « les militaires français ont
dû rappeler à l’état-major rwandais les méthodes de raisonnement tactique les plus élémentaires, lui
apprendre à faire la synthèse des informations, l’aider à rétablir la chaîne logistique pour apporter des
vivres aux troupes, à préparer et à donner des ordres, à établir des cartes ». 266
Le colonel Bagosora lui-même confie au juge Bruguière combien il était proche du lieutenant-colonel
Maurin : « Vous savez, la France, nous avions une coopération en ce moment-là – nous avions une
coopération – il y avait à Kigali une mission d’aide militaire. Et là, je vous parle d’un officier qui fut
conseiller – longtemps conseiller – à l’État-major de l’armée rwandaise, qui s’appelait le lieutenant-colonel
Morin, Morin – Morin.
Je parle de Morin [Maurin] parce que même dans la nuit du 6 au 7, il est passé là, là à l’État-major
de l’armée, et nous avions la coopération très serrée au point que, eux, ils pouvaient entrer n’importe où,
n’importe quand, quand ils voulaient. Quand ils voulaient, ils pouvaient venir s’informer ici, s’informer
là-bas, nous étions des... disons des camarades – des camarades ». 267
De même, le lieutenant-colonel Alain Damy est conseiller du chef d’état-major de la gendarmerie,
Augustin Ndindiliyimana.
Les officiers français présents à Kigali dirigeaient donc de fait l’armée rwandaise. Plusieurs sources
rapportent qu’ils écoutaient le réseau téléphonique et les communications du FPR. 268 Le général Quesnot
en convient : « Nous avions intercepté une communication téléphonique qui partait d’Arusha 269 et
annonçant le décollage du Président. Ce coup de téléphone n’est pas arrivé à la Présidence mais au
260. Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994.
261. Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
262. MIP, Annexes, p. 281.
263. MIP, Rapport, p. 236.
264. Jean-Claude Lefort, Note no 19 à Bernard Cazeneuve, 20 octobre 1998.
265. MIP, Rapport, p. 151.
266. MIP, Rapport, p. 340.
267. Commission rogatoire internationale siégeant au TPIR, Interrogatoire de M. Théoneste Bagosora par le juge JeanLouis Bruguière, 18 mai 2000, pp. 116-117.
268. Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, Rapport du groupe ad hoc Rwanda 1-611/8 1997/1998, section
4.10.4, p. 84 ; Audition de Bernard Debré, 2 juin 1998, MIP, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 415.
269. Le général Quesnot se trompe. Le 6 avril au soir, l’avion du président décollait de Dar es-Salaam et non d’Arusha.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

29

bataillon de Kagamé mis en place près de l’aéroport pour protéger les minorités tutsi, en application des
Accords d’Arusha ». 270 Étant si proches du commandement des FAR et si bien informés par ces écoutes,
comment les militaires français ont-ils pu ignorer un projet d’attentat contre Habyarimana et de coup
d’État exécuté depuis un camp militaire où ils se trouvaient ?

7.10

Le colonel Tauzin voulait sauter sur Kigali le 7 avril

L’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana ne prend pas le colonel Tauzin
au dépourvu. Commandant du 1er RPIMa à Bayonne, il est informé le soir-même par le sous-officier,
secrétaire de l’attaché de défense à Kigali, de la mort du président Habyarimana. Il s’agit d’un membre
du 1er RPIMa, le major Pineau. L’avion a été abattu « par deux missiles sol-air de fabrication soviétique ».
Sans même en avoir reçu l’ordre, Tauzin met son régiment en état d’alerte. 271 « Nous préparons donc le
maximum d’hommes [...] pour une opération très dure avec probable parachutage sur Kigali ». 272 Il se
voit déjà prendre le commandement des FAR, mais l’ordre ne vient pas. « Que cet ordre d’intervention
n’ait pas été donné, écrit-il, reste pour moi une blessure très vive à l’âme ». Mitterrand étant « favorable
à l’intervention », il pointe Balladur. 273 Notons que Balladur était en voyage en Chine avec Juppé.
Tauzin se targue d’avoir sauvé l’armée rwandaise en déroute lors d’une opération secrète, l’opération
Birunga, déclenchée le 21 février 1993, dont seuls le colonel Michaud du Centre opérationnel des armées,
l’amiral Lanxade, le général Quesnot et François Mitterrand étaient informés. 274 Nul doute qu’au soir
du 6 avril 1994, Tauzin s’attend à rejouer le même scénario qu’en février 1993.
Le général Quesnot aurait partagé les vues de Tauzin. Selon Olivier Lanotte, il préconise le 8 avril,
lors d’un conseil restreint du gouvernement, « une intervention plus ambitieuse de l’armée française afin
de protéger ou évacuer la communauté étrangère, de stabiliser les FAR de l’intérieur, de rétablir l’ordre
à Kigali, et de s’interposer entre les belligérants de manière à stopper l’offensive du Front patriotique ».
Sa proposition aurait été écartée. 275
Une opération militaire française avait-elle été prévue en relation avec les auteurs de l’attentat ? 276

7.11

Pourquoi les experts écartent-ils les missiles Mistral ?

En l’absence des tubes lance-missiles ou de débris des missiles, les experts des juges Trévidic et Poux
ont examiné quels types de missiles auraient pu être utilisés dans l’attentat contre l’avion du président
Habyarimana. Ils estiment que des missiles Mistral n’ont pu être utilisés parce que « c’est en 1996 qu’arrive
la première commande à l’export ». 277
L’affaire de la livraison de missiles Mistral au Congo-Brazzaville, en réalité destinés à l’Afrique du
Sud, dénoncée dans la presse en 1989, 278 montre que cet avis d’expert est complètement faux. Une photo
d’un militaire kirghiz devant un missile Mistral au salon Eurosatory en juin 1994, 279 un article dans la
revue Raids d’octobre 1994, signalant que la marine de Singapour est sur le point de commander des
lance-missiles et des missiles Mistral, 280 viennent encore démentir cette allégation.
270. Samy Cohen (dir.), François Mitterrand et la sortie de la guerre froide, Actes du colloque organisé en 1997 par le
CERI (Centre d’études et de recherches internationales), Presses universitaires de France, 1998, pp. 288-291.
271. Didier Tauzin, op. cit., p. 90.
272. Ibidem, p. 91.
273. Ibidem, pp. 92-93.
274. Didier Tauzin, op. cit., pp. 63-64, 70, 78.
275. Olivier Lanotte, La France au Rwanda (1990-1994). Entre abstention impossible et engagement ambivalent, P.I.E
Peter Lang, 2007, p. 346. Interview du général Quesnot, janvier 2006.
276. François Graner, L’attentat du 6 avril 1994 : l’hypothèse de tireurs et/ou décideurs français vue à travers les textes
des officiers français, La Nuit rwandaise, no 8, 7 avril 2014, p. 65.
277. Claudine Oosterlinck, op. cit., p. 137.
278. Pascal Krop, Ces missiles qui embarrassent l’Élysée, L’Événement du Jeudi, 9 mars 1989 ; Pascal Krop, “Le génocide
franco-africain - Faut-il juger les Mitterrand ?”, J.-C. Lattès, 1994, pp. 49-57.
279. Paul De Brem, Armes : les affaires continuent, La Vie, 30 juin 1994.
280. Raids no 101, p. 46.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

30

Cette exclusion de possibles missiles Mistral par les experts est à mettre en regard de l’affirmation
unanime que les missiles utilisés étaient des SAM 16, alors que les preuves matérielles qui existeraient
sont dissimulées à la justice. 281

7.12

Les FAR disposaient de missiles Mistral

Paradoxalement, la MIP cite un rapport de Human Rights Watch, établissant que les FAR ont emmené
au Zaïre lors de leur défaite « entre 40 et 50 missiles SAM-7 et 15 Mistral », 282 mais le rapporteur le met
en doute car cette armée n’était pas en capacité de les utiliser.
Cette information est relancée par Libération, 283 qui publie un document retrouvé dans les archives de
l’ONU par Linda Melvern, document qui avait été présenté comme pièce à conviction au procès Bagosora
et al. au TPIR. Répertoriant l’équipement des FAR en armes lourdes, ce document comporte une ligne
« Mistral ADA Missiles 15 ». L’information proviendrait de la délégation des États-Unis à l’ONU et elle
est rediffusée par Kofi Annan le 1er septembre 1994 à la MINUAR afin que celle-ci prémunisse les avions
contre d’éventuels tirs. 284

7.13

Des missiles Mistral auraient-ils pu être utilisés ?

L’enquête de l’auditorat militaire belge évoque plusieurs fois l’utilisation de missiles Mistral. 285
Guillaume Ancel, officier d’artillerie, a participé aux tests opérationnels du missile Mistral en 19891990. Après avoir lu le rapport des experts des juges, il déclare qu’il ne s’agit pas de missile Mistral, qui
n’est propulsé qu’au départ du tir. Or les témoins disent avoir vu des traces lumineuses continues du sol
à l’avion. 286 Remarquons que, d’après les experts du juge Trévidic, la durée du vol d’un missile venant
du camp militaire est inférieure à 4 secondes. Quelle est la durée de la phase propulsée du Mistral ?

7.14

Paul Barril et François de Grossouvre

Le responsable des archives de Jacques Foccart, Jean-Pierre Bat, reproduit la doxa sur François
de Grossouvre, en écrivant que celui-ci « provoque à son tour l’esclandre lorsqu’il décide de manière
hautement symbolique et théâtrale de se tirer une balle dans la tête le soir du 7 avril 1994, à son bureau
de la présidence ». 287 Aucune explication n’est invoquée, ni sénilité, ni chagrin d’amour vis-à-vis du
président qui se détournerait de lui. Mais il plante le décor en glissant sur la « cellule antiterroriste de
l’Élysée du capitaine Prouteau » et l’affaire des écoutes qu’il compare à la « commode de Foccart », avec
laquelle ce dernier écoutait ce qui se disait ailleurs dans le palais. 288 Si de Grossouvre paraît écarté en
1985, il reste un conseiller incontournable pour le Maroc et le Gabon. Il devait dîner avec le gabonais
Georges Rawiri le soir de son suicide ! 289 Il forme avec Barril « le couple fantasmatique “politiquerenseignement” ». Bat s’appuie sur un article du journaliste Jean-Pierre Perrin pour décrire comment
Barril rentre dans l’entourage d’Habyarimana sur la recommandation de de Grossouvre. 290 Il relève que
Barril dit être le 6 avril entre le Burundi et le Rwanda. Barril dispose-t-il toujours d’un mandat officieux
de Paris ? L’historien a cette réponse toute inspirée d’un patriotisme de basse-cour : Barril « a trop
281. Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est
responsable de l’attentat. Objet : Éléments tendant à montrer que le FPR avec la complicité du président ougandais MUSEWENI est responsable de l’attentat contre l’avion des présidents rwandais HABYARIMANA et burundais NTARYAMIRA
le 6 avril 1994 à KIGALI. MIP, Annexes, p. 281.
282. MIP, Rapport, p. 216.
283. Maria Malagardis, De très étranges missiles français, Libération, 1er juin 2012.
284. Situation Centre DPKO, Daily "Information" Digest. Subject : Special Report Rwanda, Srl No 363, 1er septembre
1994, TPIR Case No : ICTR-98-41-T Exhibit No : DNT 263 Date admitted : 17-11-2006 Tendered by : Defence, p. 8.
285. Auditions de Jacques Collet, 16 mai 1994, d’Alain Rodrigue, 13 juin 1994, de Pascal Voituron, 30 mai 1994.
286. Guillaume Ancel, « Recherchons les éjecteurs des missiles », Billets d’Afrique, 19 août 2014.
287. Jean-Pierre Bat, op. cit., pp. 531-532.
288. Ibidem, p. 532.
289. Ibidem, p. 465.
290. Jean-Pierre Perrin, Barril « l’affreux », XXI, avril-juin 2010.

7

L’ATTENTAT CONTRE HABYARIMANA

31

clairement choisi son camp pour pouvoir prétendre incarner [...] une quelconque voix française ». 291
Pourquoi alors télévisions et journaux sont à la disposition de l’ex-gendarme quand il exhibe sa fausse
boîte noire ? 292 Pourquoi devient-il le conseiller du juge Bruguière jusqu’à lui faire accepter les services de
l’espion Fabien Singaye, membre de l’Akazu ? 293 Le spécialiste des archives Foccart ne nous dit rien sur
ce qu’il y trouve concernant Barril. Pourtant Foccart revient aux affaires avec Chirac en 1995. La défaite
des mobutistes à Kisangani, malgré les secours de mercenaires dépêchés par Paris, lui sera fatale. 294
L’état des relations entre les deux François fait l’objet de points de vue contradictoires qui interrogent.
Qui ment ? Laure Adler dit de de Grossouvre que Mitterrand « ne supporte plus de le voir », 295 alors
que Mitterrand confie à Balladur le 13 avril 1994 « je n’avais nullement rompu avec lui. Il venait ici
quatre fois par semaine. Je le voyais moins souvent depuis quelques années, mais je le voyais tout de
même beaucoup ». Et Mitterrand s’emporte contre Pierre Méhaignerie, ministre de la Justice, qui veut
faire une enquête. Balladur le rassure, le ministre n’a fait faire aucune enquête à l’Élysée. C’est bien le
moins, répond Mitterrand. 296
Tous ces échappatoires et ces contradictions viennent à l’appui de la famille de François de Grossouvre
pour signifier que les circonstances de sa mort le 7 avril 1994 à l’Élysée ne sont pas éclaircies. Le lien
entre Mitterrand, de Grossouvre et Barril fonctionnait toujours le 6 avril 1994.

7.15

La MIP a dissimulé des documents gênants

Des documents publiés en annexes du rapport de la MIP restent une source importante d’informations
qui contredisent parfois tantôt le rapport, tantôt des déclarations de responsables lors de leur audition.
Par ailleurs, les rapporteurs n’ont pas publié tous les documents qui leur ont été remis.
La lettre du général Mourgeon à Bernard Cazeneuve du 8 juillet 1998 fait état d’une note DGSE
No 18502/N du 11 avril 1994 qui a été transmise à la MIP et que celle-ci n’a pas publiée. 297 Cette fiche
particulière Rwanda de la DGSE, titrée « Précisions sur la mort des présidents rwandais et burundais »,
a été publiée par Philippe Brewaeys. 298 Elle révèle que « le Falcon 50 revenant de Dar es-Salaam a
été touché par deux roquettes (l’hypothèse non vérifiée d’un ou plusieurs missiles sol-air est également
avancée), tirées d’une distance d’environ 300 mètres et provenant de la bordure du camp militaire de
Kanombe ». 299 Elle juge que « l’hypothèse selon laquelle ces roquettes pourraient avoir été tirées par des
éléments armés du Front patriotique rwandais (FPR) n’est pas satisfaisante. Pour pouvoir approcher de
l’aéroport, il est nécessaire de franchir plusieurs barrages militaires et la zone est strictement interdite
aux civils. Par ailleurs, des patrouilles de gendarmes et de soldats de la Mission des Nations unies pour
l’assistance au Rwanda (MINUAR) quadrillent le terrain.
Les roquettes semblent donc avoir été tirées par des personnels bien entraînés et se trouvant déjà
dans le périmètre de sécurité de l’aéroport ». Elle signale aussi que « guidés par les activistes de la CDR,
munies de listes préétablies, les militaires de la GP [garde présidentielle] ont entrepris de massacrer tous
les Tutsi, ainsi que les Hutu originaires du sud ou soutenant les partis d’opposition. Le plus souvent, ces
liquidations n’épargnent ni les femmes ni les enfants ».
Cette note DGSE indique que le FPR n’est probablement pas l’auteur de l’attentat et que le tir est
parti de la bordure du camp de l’armée rwandaise. Elle établit également que le génocide des Tutsi est
commencé. Il apparaît donc qu’en dissimulant ce document qui disculpe le FPR, la MIP a cherché à cacher
la responsabilité de militaires rwandais. Parce que ceux-ci étaient soutenus par des militaires français ?
Indicible hypothèse.
Une note de Jean-Claude Lefort à Bernard Cazeneuve, évoquée plus haut, fait état d’une lettre du
291.
292.
293.
294.
295.
296.
297.
298.
299.

Ibidem, p. 471.
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
Jean-Pierre Perrin, op. cit., p. 54.
Jacques Foccart décède le 15 mars 1997, jour de la chute de Kisangani.
Laure Adler, François Mitterrand - Journées particulières, Flammarion, 2015, p. 478.
Edouard Balladur Le pouvoir ne se partage pas - Conversations avec François Mitterrand, Fayard, 2009, p. 221.
MIP, Annexes, p. 266.
Philippe Brewaeys, Rwanda 1994 - Noirs et Blancs Menteurs, Racine - RTBF, avril 2013, p. 157.
La phrase entre parenthèses est une note de base de page dans la fiche DGSE.

8

LE RÔLE DE L’AMBASSADE DE FRANCE DANS LA FORMATION DU GIR

32

général Rannou du 15 juin 1998 qui confirme la présence à bord du Falcon 50 des deux « boîtes noires »
habituelles. Jean Rannou, général de l’armée de l’air, était en 1994 chef du cabinet militaire du ministre
de la Défense, François Léotard. Cette lettre du général Rannou n’a pas été publiée. Pourquoi ? Parce
que des militaires français ont prélevé ces deux enregistreurs et les ont fait disparaître ? Encore l’indicible
hypothèse.
Le général Rannou a été entendu à huis-clos par la MIP et son audition n’a pas été publiée. Certaines
auditions à huis-clos ont pu filtrer. Ainsi les auditions des deux directeurs de la DGSE, Claude Silberzahn
et Jacques Dewatre. Le premier avait « préconisé par écrit et par oral, dès 1992, le désengagement militaire
de la France » et a vilipendé « un appareil militaire français présomptueux sur ses moyens, décalé par
rapport à la réalité, inconscient de son ignorance du terrain ». 300 Le second, Jacques Dewatre, affirme
que la DGSE « ne disposait de personne sur place » le 6 avril. 301

8

Le rôle de l’ambassade de France dans la formation du GIR

À Kigali, l’ambassadeur Marlaud ne fait rien pour empêcher l’assassinat d’Agathe Uwilingiyimana
dans la matinée du 7 avril, à 300 mètres de chez lui. Il a participé à la formation du Gouvernement
intérimaire rwandais puisqu’il dit lors de son audition à la MIP qu’il rencontre le colonel Bagosora le 7
après-midi et organise une réunion le 8 au matin avec les ministres dans son ambassade. Il prétend qu’il
est allé demander à Bagosora de faire rentrer la garde présidentielle dans sa caserne, mais il est bien placé
pour savoir que c’est Bagosora l’organisateur du coup d’État et des massacres. André Guichaoua donne
quelques fragments de déclarations au TPIR montrant en particulier Marlaud donnant ses instructions à
Justin Mugenzi. Mais c’est Rafaëlle Maison qui signale tout ce que l’on peut tirer des témoignages faits
au procès du ministre de la Jeunesse Callixte Nzabonimana au TPIR. 302 Accusé d’avoir distribué des
armes dans la préfecture de Gitarama, celui-ci a donné comme alibi sa présence à l’ambassade de France
jusqu’au 12 avril. Sa défense fait entendre des personnes qui y étaient réfugiées durant cette période. 303
Nous pouvons ainsi compléter nos informations sur toutes les personnes présentes à l’ambassade et ce
qu’elles y ont fait. Les procès des autres ministres comme Justin Mugenzi devraient être aussi une mine
d’informations. Alors que depuis des mois les politiciens ne parvenaient pas à s’entendre sur la composition
d’un gouvernement, celui-ci a été formé en moins de deux jours. Dans une interview à RFI le 11 avril
1994, Marlaud prétendit que la répartition des portefeuilles ministériels « est restée identique à ce qu’elle
était dans le cadre du partage du pouvoir qui avait été prévu par les Accords d’Arusha ». 304 Le FPR,
qui devait en recevoir cinq, n’en avait aucun !
Les archives des échanges entre Paris et Kigali du 6 au 15 avril sont cachées. L’ambassadeur Laurent
Contini à Kigali a dit le 31 mai 2010 à l’auteur de cet article qu’avant de prendre son poste, il avait voulu
les consulter au Quai d’Orsay, mais ces documents avaient été empruntés.

9

Quand le FPR est-il passé à l’offensive après l’attentat ?

Dans le dossier de la revue L’Histoire pour le vingtième anniversaire du génocide des Tutsi, 305 JeanPierre Chrétien traite de l’idéologie des tueurs, Hélène Dumas décrit comment les gens ont tué leurs
voisins, Antoine Garapon parle du jugement des coupables, et Frédéric Encel commente l’utilisation des
commémorations par le gouvernement rwandais, mais tous s’abstiennent prudemment de traiter du rôle
300. Paul Quilès, Audition de M. le Préfet Claude Silberzahn, directeur général de la DGSE (1989-1993) (huis clos), 8
juillet 1998.
301. MIP, Rapport, p. 235.
302. Bossa Solomy Balungi, The Prosecutor v. Callixte Nzabonimana Judgement and sentence, TPIR, ICTR-98-44D-T,
31 mai 2012.
303. Callixte Nzabonimana est condamné à la prison à perpétuité pour génocide par le TPIR le 29 septembre 2014.
304. Afrique Midi, RFI, 11 avril 1994. Cf. Vanadis Feuille, Pierre-Edouard Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda, Tome
II, p. 60
305. L’Histoire No 398, février 2014.

9

QUAND LE FPR EST-IL PASSÉ À L’OFFENSIVE APRÈS L’ATTENTAT ?

33

de la France dans le génocide. Ils laissent, seul au front, Pierre Brana qui fut rapporteur de la Mission
d’information parlementaire en 1998.
Celui-ci n’apporte rien de nouveau. Toutefois, son propos est plus courageux que le rapport de la
Mission d’information parlementaire. Il désapprouve la réception des représentants du Gouvernement
intérimaire le 27 avril 1994. « On ne discute pas avec des génocidaires, on les combat », écrit-il. Il reconnaît
que pendant trois jours, les militaires français ont laissé massacrer les survivants tutsi à Bisesero. Il
soutient que les membres du gouvernement génocidaire auraient pu être arrêtés dans la zone humanitaire
« à titre conservatoire en attendant une décision de l’ONU que l’on aurait saisie ». Il relève qu’il n’y a
pas eu de désarmement systématique des milices et des FAR dans cette zone Turquoise. Il conclut en
disant qu’« un pays se grandit quand il reconnaît ses fautes ». Il ne parle donc pas d’erreurs comme Paul
Quilès. C’est tout à son honneur !
L’éditorial de la revue présentant le dossier est d’une toute autre facture. Doté d’un titre « Nous
sommes tous des Tutsi », il feint de paraître engagé en faveur des victimes mais c’est pour glisser une
phrase inexacte qui attribue au FPR ce qu’ont fait les auteurs du génocide. Là voici : « Comme les autres
[génocides], il s’est déroulé sous le couvert d’une guerre (le 7 avril, profitant de la vacance du pouvoir, le
FPR déclenchait l’offensive depuis la frontière de l’Ouganda) ». 306
Prétendant que le génocide des Tutsi s’est fait sous le couvert d’une guerre, il affirme que l’entrée en
guerre du FPR a précédé le génocide. C’est exactement l’inverse qui s’est passé. Le génocide a précédé
la reprise de la guerre par le FPR.
Depuis la signature des Accords d’Arusha le 4 août 1993, la guerre est terminée. Le FPR occupe une
zone au nord du Rwanda, séparée du reste par une zone démilitarisée. Il a envoyé à Kigali un bataillon de
600 hommes pour assurer la sécurité de ses représentants politiques qui attendent que cinq portefeuilles
leur soient attribués dans le nouveau gouvernement et que les deux armées soient fusionnées.
L’attentat contre Habyarimana est suivi quelques heures après de l’assassinat de plusieurs personnalités politiques favorables aux Accords d’Arusha, dont le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. Nous
sommes en face d’un coup d’État, même si la tentative de prise du pouvoir par quelques officiers menés
par le colonel Bagosora échoue et si ce dernier forme en un jour, le 8 avril, un gouvernement civil.
Les massacres de Tutsi commencent dès la nuit du 6 au 7 avril, en particulier autour du camp militaire
de Kanombe. 307 Le commandant du bataillon paras-commando, Aloys Ntabakuze, appelle ses hommes
à la vengeance entre 21 et 22 heures. 308
Les récits des témoins sur place rapportent que le bataillon FPR stationné au CND n’a pas bougé
jusqu’au 7 avril à 16 h, moment où, puisqu’il était la cible de tirs, il fit une sortie pour éloigner les
attaquants. 309
L’attaque du bataillon FPR au CND par la garde présidentielle est relevée dans l’ordre d’opération
Amaryllis. 310 Elle est signalée dans une note DGSE : « Des tirs à l’arme légère mais aussi au canon (des
canons anti-aériens utilisés en tir terrestre) ont été enregistrés à l’aube, en provenance du camp militaire
de Kacyru, à trois kilomètres au nord-ouest de Kigali. Ces tirs visaient les bâtiments du Conseil national
de développement (CND), où stationnent toujours la délégation politique du Front patriotique Rwandais
(FPR), ainsi que son bataillon de protection ». 311
Une autre note DGSE du 8 avril constate que le FPR est resté neutre : « Le fait que l’opposition soit
systématiquement décapitée ne manquera pas de mettre en relief la position ambiguë du Front Patriotique
Rwandais (FPR) qui observe, pour l’heure, une ostensible neutralité. Toutefois, d’éventuelles provocations
supplémentaires, assorties de massacres de Tutsi, de la part de la GP notamment, pourraient contraindre
la direction du mouvement à sortir de sa réserve et à invoquer le prétexte du désordre pour s’approcher du
pouvoir, avec toutes les répercussions que cela comporterait tant au Rwanda qu’au Burundi. Politiquement
toutefois, il semble peu probable que le FPR agisse de la sorte, ne serait-ce qu’en raison de la présence de
306. La parenthèse est dans l’article.
307. African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003.
308. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994, 20 avril 2009, p. 73.
309. Voir par exemple le témoignage du colonel Balis, détaché à la MINUAR, devant la Commission d’enquête parlementaire
du Sénat belge, CRA 1-62, 29 mai 1997, p. 587.
310. Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994. Cf. MIP, Annexes, p. 344.
311. Note DGSE no 18487/N du 7 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Situation à Kigali.

9

QUAND LE FPR EST-IL PASSÉ À L’OFFENSIVE APRÈS L’ATTENTAT ?

34

la Mission d’Assistance des Nations unies au Rwanda (MINUAR) et des avantages obtenus par l’Accord
d’Arusha ». 312
Le général Dallaire rapporte que, le 7 avril après-midi, Paul Kagame, informé des massacres, le somme
d’intervenir contre les meurtriers sinon il menace de « réagir pour protéger les nôtres ». 313 Plus tard,
le même jour, Kagame propose de former une force conjointe avec la MINUAR et certains éléments des
FAR pour désarmer les tueurs et la garde présidentielle. 314 Dallaire répond que la MINUAR n’a pas de
mandat pour intervenir et somme Kagame de ne pas rompre le cessez-le-feu. Le 8 avril à 12 h, Kagame
propose de rencontrer le « Comité de crise » [formé d’officiers des FAR] et dit à la MINUAR qu’il envoie
« un bataillon à Kigali pour aider les forces gouvernementales à empêcher les forces renégates de tuer des
innocents ». 315 Un bataillon arrivera à Kigali le 11 avril pour porter secours au bataillon FPR assiégé.
Il réussira à s’emparer du mont Rebero, au sud de Kigali et portera secours le lendemain matin 12 avril
aux survivants du massacre des réfugiés de l’ETO sur la colline de Nyanza.
La mission d’information française confirme : « L’ordre de conduite no 2 (10 avril 1994-21 heures 22)
ne change pas la Mission ni les règles de comportement. Il signale le démarrage effectif de l’offensive du
FPR, qu’il situe le 10 avril dans l’après-midi, et non pas le 6, comme certains l’ont parfois hâtivement
affirmé ». 316
Ces brefs rappels montrent que le FPR est intervenu pour faire cesser les massacres parce que les
Casques bleus de la MINUAR y assistaient sans s’y opposer. Le 13 avril, son représentant auprès des
Nations unies, Claude Dusaïdi, dans une lettre au président du Conseil de sécurité, dénonce le génocide
en cours au Rwanda. En l’absence d’une action internationale pour sauver le peuple rwandais, le Front
patriotique rwandais a, dit-il, l’obligation morale d’intervenir. Il a l’intention de neutraliser les éléments de
l’armée rwandaise qui sont responsables de ces massacres. Il veut faire cesser ces massacres de Rwandais
innocents, de politiciens opposants et de Casques bleus. Il veut rétablir la loi et l’ordre. 317
Le Front patriotique rwandais n’a fait en la circonstance que se conformer à la Convention des Nations
unies pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Ainsi est-il faux d’affirmer que le FPR est passé à l’offensive le 7 avril. Un bataillon s’est mis en marche
depuis Mulindi probablement le 9. Il est arrivé le 11 à Kigali en se déplaçant à pied. Il est ignominieux
d’insinuer que le FPR a profité de la vacance du pouvoir pour passer à l’offensive. C’est exactement
l’inverse. Ce sont les extrémistes du parti présidentiel MRND, de la CDR et du Hutu Power qui, appuyés
par les troupes d’élite des FAR et par l’ambassade de France, ont profité de la vacance du pouvoir pour
installer leur gouvernement intérimaire qui violait les Accords d’Arusha pourtant entérinés par l’ONU et
par la France.
C’est le colonel Bagosora qui, avec d’autres militaires et politiciens extrémistes, crée ce vide politique
en faisant assassiner tous les politiciens partisans des accords de paix et en profitent pour mettre au
pouvoir des extrémistes. Cette phrase, quoique mise entre parenthèses, vise à reporter la responsabilité
de ces horreurs sur le FPR.
Nous n’avons pas entendu d’historiens ayant participé à ce dossier protester contre cet éditorial. Hélène
Dumas et Stéphane Audoin-Rouzeau l’approuvent. En effet, ils affirment que le « le Front patriotique
rwandais [...] a repris l’offensive le 7 avril ». 318 Adoptant le ton neutre de l’historien qui ne fait que
constater, Guichaoua écrit : « Dès la nuit du 6 au 7 avril, alors que les barrages installés par les FAR
dans les quartiers résidentiels et aux principaux carrefours de Kigali, des troupes du FPR stationnées
près de la frontière ougandaise firent mouvement vers Byumba, Ruhengeri et surtout Kigali pour établir
312. DGSE, Note no 18491/N du 8 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Analyse de la situation à 12 heures.
313. Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable - La faillite de l’humanité au Rwanda, Libre expression, 2003, p. 317.
314. Ibidem, p. 320.
315. Code Cable From Booh-Booh UNAMIR to Annan/Goulding Unations , An Update on the Current Situation in
Rwanda and Military Aspects of the Mission, 8 avril 1994, TPIR Case No : ICTR-98-41-T Exhibit No : P. 43 (a) Date
admitted : 18-09-2002.
316. MIP, Rapport, p. 254.
317. Claude Dusaïdi à Colin Keating, New York, 13 avril 1994. Cf. From Annan to Booh-Booh/Dallaire, 13 April 1994,
TPIR, Case No : ICTR 98-41-T Exhibit No : DNT 107 Date admitted : 13-5-2005 Tendered by : Defence Name of witness :
H. Strizek.
318. Stéphane Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas, Le génocide des Tutsi rwandais, vingt après, Vingtième siècle, no 122,
avril-juin 2014, p. 4.

10

LES FRANÇAIS D’AMARYLLIS NE S’OPPOSENT PAS AUX MASSACRES

35

la jonction avec les “600” hommes basés au CND (600 selon le texte des accords, 800 ou 1 200 selon les
observateurs) ». 319

10

Les Français d’Amaryllis ne s’opposent pas aux massacres

Le colonel Tauzin prétend que « si des soldats français étaient restés au Rwanda, ce génocide n’aurait
pas eu lieu ». Défenseurs de la veuve et l’orphelin, « les soldats français n’auraient même pas attendu les
ordres pour s’interposer, mettre les massacreurs hors d’état de nuire ». 320 Pourtant, lors de l’opération
Amaryllis, ils ont laissé faire les massacres.
Le colonel Poncet, commandant l’opération Amaryllis, a eu le « souci permanent de ne pas leur
montrer [aux journalistes] des soldats français limitant l’accès aux centres de regroupement aux seuls
étrangers sur le territoire du Rwanda (Directive no 008/DEF/EMA du 10 avril) ou n’intervenant pas
pour faire cesser des massacres dont ils étaient témoins proches ». 321
Poncet avait pris ses ordres auprès du général Quesnot, chef d’état-major particulier du président de
la République, et de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées. 322 Ce dernier écrira « plus tard,
on reprochera à notre pays de ne pas avoir mis à profit l’opération Amaryllis pour s’interposer dans le
génocide rwandais. Trois éléments permettent de répondre à cette critique. Le tout premier est que nous
n’avions pas, alors, d’information sur un début des massacres. Au moment où nos troupes intervenaient,
les combats entre les deux factions étaient violents et avaient, certes, des conséquences sur les populations
civiles mais la perception d’un génocide ne s’est faite que quelques jours plus tard ». 323
Lors du Conseil restreint du 13 avril, François Mitterrand demande si « les massacres vont s’étendre ? ».
L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, lui répond : « ils sont déjà considérables. Mais maintenant
ce sont les Tutsis qui massacreront les Hutus dans Kigali ». 324 Cette phrase laisse entendre que les Hutu
ont déjà massacré des Tutsi. Pendant tout le génocide, il ne cessera d’imputer les massacres aux Tutsi,
qu’il assimile au FPR. Cette inversion entre bourreaux et victimes sera communiquée dans les briefings
tenus par le colonel Rosier au début de l’opération Turquoise. 325

11

Nick Hughes filme la célèbre scène de massacre depuis l’école
française

Une scène de massacre est souvent reprise dans les reportages télévisés ou les films sur le génocide
comme « The Bloody tricolors » de la BBC 326 ou « The Dead are Alive ». 327 On y voit une femme
à genoux suppliant les tueurs de la laisser en vie. Un homme s’approche et la frappe à la machette,
elle s’écroule. Les chaînes de télévision TF1 et France 2 du 11 avril 1994 ont passé dans leur journal
de 20 heures des images extraites de cette scène. Il est probable qu’elle a été filmée dans la journée du
11 avril. Le cameraman britannique Nick Hughes déclare qu’il l’a filmée du haut de l’école française à
Kigali. 328 Il affirme que des soldats belges s’y trouvaient et observaient la scène à travers le viseur d’un
lance-roquette. Mais il se trompe. Le 11 avril, c’était les soldats français qui occupaient l’école française
où les évacués étaient regroupés avant d’être acheminés vers l’aéroport. Ils avaient installé une batterie
319. Guichaoua, op. cit., p. 348.
320. Didier Tauzin, op. cit., p. 106.
321. Colonel Henri Poncet, « Compte rendu de l’opération AMARYLLIS », Carcassonne, 27 avril 1994, No 018 /3e
RPIMa/EM/CD.
322. Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11.
323. Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, Nil Éditions, 2001, p. 174.
324. Conseil restreint du 13 avril 1994.
325. Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud, Silence Turquoise, Don Quichotte, septembre 2012, p. 103.
326. Stephen Bradshaw, The Bloody Tricolor, BBC, 20 août 1995.
327. Anna Van der Wee, The Dead are Alive (Les morts ne sont pas morts), Wild Heart Productions, 1996.
328. Nick Hughes, Exhibit 467 : Genocide Through a camera Lens in Allan Thompson, The Media and the Rwanda
genocide, Pluto Press, 13 March 2004, London, 2007, pp. 231-234.

12

QUI EXERÇAIT LE POUVOIR À PARIS EN 1994 ?

36

de missiles Milan. 329 Le belge Jacques Simal, directeur général adjoint de la Banque commerciale du
Rwanda, a été évacué par les militaires français à l’école française. Il déclare qu’il filmait ce massacre le
11 avril et que, « à un certain moment, les militaires français m’ont demandé de ranger ma caméra. Je
n’ai donc pas filmé la scène qui a fait le tour du monde, mais bien ce qui s’est déroulé avant, sur cette
piste ». 330 Les soldats belges de l’opération Silver Back ont contrôlé l’école française après le départ des
Français le 12 avril. 331

12

Qui exerçait le pouvoir à Paris en 1994 ?

La meilleure preuve de l’authenticité du fonds d’archives Mitterrand qui circule depuis 2005, apparaissant comme un ensemble de documents réunis par Françoise Carle, est l’utilisation qu’en font Pierre
Favier, journaliste de l’AFP en poste à l’Élysée, et Michel Martin-Roland dans La décennie Mitterrand. 332
Quoique l’évocation du génocide commence par « Rwanda : l’enchaînement infernal », on n’y trouvera
aucune critique de la politique de la France. Il y apparaît que c’est François Mitterrand qui en est le seul
maître. Ainsi, c’est lui qui maintient des troupes au Rwanda en 1991 contre l’avis de ses ministres. C’est
Mitterrand qui après s’être exclamé « c’est incroyable, un pays en agresse un autre, mais personne ne
bouge », 333 décide de passer la main à l’ONU le 3 mars 1993 et presse le président Clinton d’accepter
l’envoi d’une force des Nations unies. Après la défaite de la gauche aux législatives de mars 1993, « la
nouvelle équipe se montre beaucoup plus belliqueuse que la précédente ». 334 Ceci réfute les allégations
selon lesquelles c’est le gouvernement Balladur qui aurait fait appel à l’ONU et favorisé la signature des
Accords d’Arusha. Favier relève que Quesnot jette la pierre à la diplomatie mitterrandienne quand il
déclare : « L’introduction du multilatéralisme en Afrique est criminel ». 335
L’analyse de la situation au Rwanda que Mitterrand fait à Helmut Kohl le 31 mai 1994 : « la réalité,
c’est que tout le monde tue tout le monde » 336 est de la même veine que celle qu’il fait à son fils : « Dans
ce type de conflit ne cherche pas les bons et les méchants, il n’existe que des tueurs potentiels ». 337
On s’étonnera d’apprendre que l’amiral Lanxade déclare en 1995 qu’il était comme Edouard Balladur et François Léotard opposé à l’opération Turquoise. « Léotard et moi n’étions pas favorable à une
intervention, parce que nous la jugions très difficile à monter et, en plus, très onéreuse. Balladur n’était
pas chaud non plus. Mais Juppé et Mitterrand étaient sur la même ligne et j’ai donc proposé un schéma
d’opération évitant un engagement au Rwanda, ce que Balladur ne voulait à aucun prix ». 338 Pourquoi
donc était-il prévu d’aller sur Kigali ? Jean-François Dupaquier estime au contraire que Lanxade « était
un chaud partisan d’une action armée au Rwanda ». 339
Christian Quesnot, interrogé le 12 avril 1995, révèle que Juppé et Mitterrand s’étaient entendus la
veille par son intermédiaire et celui de Dominique de Villepin. « Balladur, Léotard et Lanxade, déclare
Quesnot, ne voulaient pas entrer au Rwanda. C’est pourquoi nous avons joué le jeu d’une opération menée
à partir du Zaïre mais prolongée par des incursions progressives au Rwanda, en proclamant haut et fort
qu’il s’agissait d’une opération strictement humanitaire ». 340 Christian Quesnot se révèle ici comme le
stratège de l’opération Turquoise. L’a-t-il été réellement, quand on remarque que Védrine déconseille à
Mitterrand d’envoyer Quesnot accompagner Léotard au Rwanda le 29 juin ? 341
329. Jean-Marie Milleliri, Un souvenir du Rwanda, L’Harmattan, 1997, pp. 66-68.
330. Pascal Remy, Audition de Jacques Simal, Police fédérale belge, 5 août 2004, p. 6.
331. Opération Silver Back. Compte rendu, 15 avril 1994.
332. Pierre Favier, Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand, Points - Seuil, Tome 3, 1996, Tome 4, 1999.
333. Ibidem, Tome 4, p. 546.
334. Ibidem, p. 547.
335. Ibidem, p. 553.
336. Ibidem, p. 554.
337. Jean-Christophe Mitterrand, Mémoire meurtrie, Plon, 2001, p. 154.
338. op. cit., p. 556.
339. Jean-François Dupaquier, Politiques, militaires..., p. 374.
340. Pierre Favier, Michel Martin-Rolland, op. cit., Tome 4, pp. 556-557.
341. Note manuscrite d’Hubert Védrine à Monsieur le Président de la République : Accompagnement au Rwanda de M.
Léotard par le général Quesnot, 23 juin 1994.

12

QUI EXERÇAIT LE POUVOIR À PARIS EN 1994 ?

12.1

37

La déclassification d’archives de l’Élysée de 2015

Le 7 avril 2015, l’Élysée a annoncé qu’il déclassifiait les archives de la présidence française concernant
le Rwanda pour la période 1990 à 1995. Sur les 83 documents indiqués dans les deux décisions de déclassification qui nous sont parvenues, 342 50 sont déjà connus par une fuite datant de 2005, soit 60 %. À
l’exception des comptes rendus de Conseils restreints, les documents déclassifiés ne sont pas les plus accablants pour la France. Les archives de Françoise Carle qui ont fuité vers 2005 comportent des documents
cités ici qui paraissent autrement plus importants. Aucun document n’est publié concernant l’attentat
du 6 avril 1994 (à l’exception d’une note de Bruno Delaye qui incrimine le FPR), le coup d’État qui a
suivi et la formation du gouvernement génocidaire dans laquelle l’ambassadeur de France Jean-Michel
Marlaud a joué un rôle central.

12.2

Mitterrand et les militaires

Le lien très étroit entre Mitterrand et les militaires est un fait largement ignoré. Le colloque François
Mitterrand et la Défense organisé le 20 mai 2015 par Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense et Hubert
Védrine, président de l’Institut François Mitterrand, a révélé combien ce président de gauche, dénoncé
en 1981 comme suppôt des communistes, a été bien plus apprécié des militaires que ses successeurs de
droite Chirac et Sarkozy. C’est surtout en période de cohabitation que le président Mitterrand se repliait
sur sa fonction de chef des armées et couvait les militaires, comme une poule ses poussins, la marine en
particulier. Ceux-ci le lui rendent bien, comme le général Tauzin qui, paradoxalement, pourfend ce temps
de cohabitation où Mitterrand était bridé par Balladur.
C’est bien le même Mitterrand, alors ministre de la Justice, qui avait laissé les pleins pouvoirs à
l’armée en 1956 lors de la bataille d’Alger et qui est allé témoigner en faveur du général Salan, jugé
pour sa tentative de coup d’État d’avril 1961. C’est lui qui a fait voter en 1982 l’amnistie des généraux
putschistes de 1961, les réintègrant dans leur grade et leurs médailles.

12.3

Le rôle des généraux Lanxade, Quesnot et Huchon

Analysant le livre de l’amiral Lanxade, 343 François Graner a relevé que c’est sous Mitterrand que le
chef d’état-major des armées a obtenu voix égale aux ministres dans les Conseils restreints, qu’ont été
créés le Commandement des opérations spéciales (COS), le Centre opérationnel des armées (COIA) et la
Direction du renseignement militaire (DRM) dans laquelle ont fusionné tous les services de renseignement
militaire. 344 Le désaccord sur l’arrêt des essais nucléaires à Mururoa n’a nui en rien à la relation LanxadeMitterrand.
Les notes des chefs d’état-major particuliers, Lanxade puis Quesnot, témoignent d’une assez grande
symbiose entre le président et son conseiller militaire. Ils sont convaincus que le fait ethnique – pour
ne pas dire racial – est prédominant. Selon eux, en Afrique, l’appartenance ethnique détermine le choix
politique. L’idée de peuple majoritaire est donc une exigence démocratique. Ainsi François Mitterrand
rappelle que : « le Rwanda, comme le Burundi, est essentiellement peuplé de Hutus. La majorité des
habitants a donc soutenu naturellement le gouvernement du président Habyarimana ». 345
Quand le génocide éclate, cette attitude ne change pas. Quoiqu’elle n’ait officiellement plus de troupes
sur le terrain, la France est toujours en guerre contre le FPR, assimilé aux Tutsi. « Le FPR est le parti
le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique. Il peut être assimilé à des “khmers noirs” », s’exclame le
général Quesnot à une réunion des conseillers à l’Élysée. 346 Il assimile le FPR aux Tutsi, écrivant le 2
mai 1994 à Mitterrand : « Mais le gouvernement est bien conscient de l’inutilité de ces efforts en cas de
victoire du clan tutsi qui ruinerait toute chance d’évolution démocratique et de paix durable au Rwanda
342. Louis Gautier, Décision portant déclassification de documents, 24 décembre 2014 ; Jean-Pierre Jouyet, Décision portant
déclassification de documents, 7 avril 2015.
343. Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, Nil Éditions, 2001.
344. François Graner, Le sabre et la machette : officiers français et génocide tutsi, Éditions Tribord, 2014.
345. Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres, 22 juin 1994.
346. Bruno Delaye, Christian Quesnot, Entretien avec Françoise Carle, 29 avril 1994. Objet : Situation au Rwanda, p. 2.

12

QUI EXERÇAIT LE POUVOIR À PARIS EN 1994 ?

38

et au Burundi ». 347 Le 3 mai, il dénonce la FPR qui « veut imposer la loi minoritaire du clan tutsi ». 348
Le 6 mai, il prône une stratégie indirecte pour contrer la formation d’un “Tutsiland” : « Sur le terrain,
écrit-il à Mitterrand, le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre.
[...] A défaut d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement difficile à mettre
en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un
certain équilibre ». 349
Le rapport que fait le colonel Rwabalinda de ses entretiens avec le général Huchon, chef de la Mission
militaire au ministère de la Coopération, le compte rendu du colonel Kayumba de ses démarches à Paris,
montrent que l’aide militaire apportée par la France n’a pas cessé. 350 Ces propos et ces actes illustrent
une complicité active au sommet de l’État français avec les auteurs du génocide.
Le président de la République, François Mitterrand, s’est-il laisser manipuler par ses conseillers militaires ? Il semble que non. Mitterrand impose parfois ses vues comme lorsqu’il refuse le retrait des troupes
de Noroît avant décembre 1993, ceci en dépit des accords de cessez-le-feu qui stipulaient le retrait des
troupes étrangères. 351 C’est Mitterrand qui prend la décision de l’opération Turquoise, le 15 juin 1994.
Le projet initial est d’empêcher la prise de Kigali par le FPR. Le président de la République évoque
deux ou trois sites, hôpitaux ou écoles, à Kigali, qui seraient à protéger. 352 Le 15 juillet, c’est encore de
Mitterand que vient la décision de ne pas arrêter les membres du Gouvernement intérimaire rwandais.
Certes, l’annotation de la note Reuters n’est pas de sa main mais de celle d’Hubert Védrine. 353

12.4

Mitterrand était-il en état d’exercer ses fonctions en 1994 ?

L’historien Michel Winock est un des nombreux tenants de la thèse qu’en 1994, François Mitterrand
était tellement malade qu’il était dans l’incapacité de gouverner. Malade ? Certainement. Incapable de
gouverner ? Il a montré qu’il en a été capable avec un courage qui force l’admiration. Winock avance
que c’est Balladur qui gouverne et « ne dit rien des défaillances du président ». Et il lâche à propos de
Mitterrand : « Il se rend quand même le 28 juin 1994 à Sarajevo ». 354 Effectivement, Mitterrand s’est
beaucoup déplacé en 1994, jusqu’à se rendre en Afrique du Sud le 4 juillet. Mais il n’est pas allé à Sarajevo
en 1993. Vous faites erreur monsieur Winock ! Sarajevo, c’est le 28 juin 1992 avec Bernard Kouchner. La
fable de l’incapacité de Mitterrand à gouverner fait perdre les pédales aux plus grands historiens.
William Karel, réalisateur du documentaire « François Mitterrand, que reste-t-il de nos amours ? »
diffusé sur Arte le 8 décembre 2015, y raconte que François Mitterrand, lisant le 30 août 1994 une tribune
de Balladur dans Le Figaro intitulée « Notre politique étrangère », serait devenu furieux et se serait mis
à favoriser Chirac et à savonner la planche pour Balladur en vue des prochaines élections présidentielles.
347. Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 2 mai 1994. Objet : Votre entretien
avec M. Léotard le lundi 2 mai. Situation.
348. Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Votre entretien avec le
Premier ministre le mercredi 4 mai 1994, 3 mai 1994.
349. Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le chef de
l’État intérimaire du Rwanda, 6 mai 1994.
350. Lettre du lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda au ministre de la Défense, au chef d’état-major de l’armée rwandaise,
Gitarama, le 16 mai 1994. Objet : Rapport de visite fait auprès de la Maison militaire de coopération à Paris ; Lettre du
lieutenant-colonel Cyprien Kayumba au ministre de la Défense à Bukavu en date du 26 décembre 1994. Cf. MIP, Annexes,
p. 566.
351. L’Amiral Chef de l’État-Major Particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert
de Monsieur le Secrétaire général). Objet : Rwanda : Point de situation, 2 janvier 1991 ; Lettre de François Mitterrand
à Juvénal Habyarimana, 30 janvier 1991, MIP, Annexes, pp. 148-149 ; L’Amiral Chef de l’État-Major Particulier, Note à
l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert de Monsieur le Secrétaire général). Objet : Rwanda :
Point de situation, 22 avril 1991 ; Le Général Chef de l’État-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président
de la République (sous-couvert de Monsieur le Secrétaire général). Objet : Rwanda : Point de situation, 20 juin 1991.
352. Conseil restreint du 15 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentegeat.
353. Rwanda-Paris pret à arreter les membres du gvt, Agence Reuter, Paris, 15 juillet 1994. Note manuscrite d’Hubert
Védrine : Lecture du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre. H Védrine. Le titre Paris pret à
arreter les membres du gvt [sic] est souligné de sa main et il a coché le paragraphe “S’ils viennent à nous et que nous en
sommes informés, nous les internerons.”
354. Michel Winock, François Mitterrand, Gallimard, 2015, p. 370.

12

QUI EXERÇAIT LE POUVOIR À PARIS EN 1994 ?

39

Balladur évoque cet épisode où Mitterrand lui reproche son entretien au Figaro du 30 août et lui
rappelle qu’il n’y a qu’un seul président de la République tout en relevant la « mauvaise mine » de ce
dernier. 355

12.5

Balladur, « Le pouvoir ne se partage pas »

Dans ce livre sur ses entretiens avec Mitterrand, Edouard Balladur ne parle pas du Rwanda avant le
mois de juin 1994. Le 6 avril, il est en partance pour la Chine. Le 13 avril il n’est question que du suicide
de Grossouvre. Le 1er juin il dit à Mitterrand que « la guerre civile entre Hutus et Tutsis [...] entraîne
d’épouvantables massacres ». 356 Il ne parle pas de génocide.
S’il en était besoin, Edouard Balladur confirme qu’il y avait bien un projet d’envoyer l’opération
Turquoise à Kigali : « Déjà certains militaires de haut rang, dans tel ou tel état-major, décrivaient les
opérations possibles, tel le lâcher de parachutistes sur Kigali, qui, selon eux, aurait eu l’heureux effet de
faire reculer les rebelles. Je n’en croyais rien ». 357 Le Premier ministre ne cache pas ici que c’était une
opération contre les rebelles du FPR. Il se répète plus loin en visant François Mitterrand lui-même : « On
lui avait suggéré d’envoyer des parachutistes sur Kigali afin de porter secours à des Rwandais enfermés
dans un hôpital et une église, je m’y étais opposé car c’était prendre parti pour les uns contre les autres
dans une guerre civile lointaine – il l’avait admis ». 358 En effet, lors du Conseil restreint du 15 juin,
Mitterrand proposa à la demande d’organisations humanitaires que « notre effort pourrait être limité
à la protection de certains sites, des hôpitaux ou des écoles, sans entrer dans une opération militaire
d’ensemble ». Il ajoute « à Kigali même, il existe 2 ou 3 sites ». 359 Balladur se félicite d’avoir « empêché
que la France ne se fourvoie dans la guerre civile au Rwanda ». 360
Comme pour bien marquer le coup, Balladur rapporte cette anecdote hallucinante où Mitterrand lui
demande le 19 octobre 1994 s’il a lu le livre intitulé Faut-il juger les Mitterrand ?. 361 Il lui dit : « On me
reproche des génocides multiples. Je suis, comment dirait-on ? ». Balladur répond : « Un génocideur... ? »
Et Mitterrand répond en riant : « Oui, c’est ça. Un génocideur universel ». 362
Gérard Prunier rapporte que Balladur a ressenti toute cette affaire du Rwanda comme dirigée contre
lui. « The Prime minister felt that the whole Rwanda operation was directed against him ». 363 Quelle
opération ? Noroît, Amarillys, Turquoise ou seulement cette dernière ? Dirigée par qui ? Par Mitterrand ?
Alors qu’il était parti en Chine début avril ? Alors qu’il était en Pologne début juillet ? Encore l’indicible
hypothèse.

12.6

Tauzin accuse Balladur

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les officiers engagés au Rwanda reportent leur vindicte sur
Balladur alors qu’on les imagine plutôt penchant politiquement de droite. Ainsi Didier Tauzin ne digère
pas qu’après avoir réussi à bloquer l’offensive du FPR fin février 1993, il n’ait pas eu le feu vert pour
repousser le FPR en Ouganda. Il voit dans la cohabitation « la clé de l’échec français ». « Très clairement,
c’est à partir des élections législatives de février 1993 que la France a perdu la main au Rwanda ». Sa
hargne contre Balladur lui fait maltraiter la chronologie car ces élections qui ont amené la droite au
pouvoir ont eu lieu les 21 et 28 mars 1993 et non en février. En revanche, cet officier à la combativité
fleurant bon la défense de l’Occident chrétien regrette les années de gouvernement de gauche où seul
Mitterrand était aux manettes.
355. Edouard Balladur, Le pouvoir ne se partage pas, Fayard, 2009, pp. 278, 284, 288.
356. Ibidem, p. 240.
357. Ibidem, p. 244.
358. Ibidem, p. 283.
359. Conseil restreint du 15 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentegeat.
360. Ibidem, p. 276.
361. Pascal Krop, Le génocide franco-africain - Faut-il juger les Mitterrand ?, J.-C. Lattès, octobre 1994.
362. Edouard Balladur, op. cit., p. 317.
363. Gérard Prunier, Opération Turquoise : A Humanitarian Escape from a Political Dead End in Howard Adelman, The
Path of a Genocide. The Rwanda Crisis from Uganda to Zaire, 1999, p. 286. Traduction de l’auteur : Le Premier ministre
a ressenti toute cette opération du Rwanda comme dirigée contre lui.

13

L’AIDE FRANÇAISE AUX TUEURS PENDANT LE GÉNOCIDE

13

40

L’aide française aux tueurs pendant le génocide

Secrètement, Paris envoie des armes, 364 des conseillers militaires 365 et des mercenaires pour soutenir
ses alliés au Rwanda. Ainsi l’ex-gendarme de l’Élysée, Paul Barril, signe le 28 mai 1994 un contrat
d’assistance avec Jean Kambanda, Premier ministre du Gouvernement intérimaire rwandais, comprenant
des fournitures d’hommes et d’armes, 366 en dépit de l’embargo sur les armes décidé par le Conseil de
sécurité de l’ONU le 17 mai. 367 Une plainte pour complicité de génocide a été déposée contre Paul Barril
par la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), la Ligue française des droits
de l’Homme (LDH) et Survie. 368
Suite à la perquisition menée par les juges Poux et Trévidic dans les locaux de Barril, l’identité de
certains hommes qu’il envoie au Rwanda est révélée :
« Le 6 mai 1994, Paul Barril regagne le Rwanda. Avec ses acolytes. Toujours les mêmes,
à chaque fois qu’il se rend dans cette partie du monde. Marc Poussard, dit “Maurice”, son
bras droit, Luc Dupriez, ex-nageur de combat, Christophe Meynard, alias “Christian”, un
ancien de la Légion, Jean-Marc Souren, un Canadien appelé “John”, lui aussi vétéran de
l’armée française, un temps casque bleu à Sarajevo, et enfin, Franck Appietto, alias “François”,
qui a été chassé du 11e Choc, le vivier du Service Action. Ils viennent chercher le corps de
Juvénal Habyarimana, déposé à Gisenyi. Les fils du président défunt, Léon et Jean-Pierre,
font d’ailleurs partie du voyage ». 369
Le 2 novembre 2015, une plainte contre X visant la possibilité que la France se soit rendue complice du
génocide contre les Tutsi en livrant des armes au régime rwandais début 1994 est déposée par l’association
Survie. Sont notamment citées, une livraison d’armes le 22 janvier 1994, interceptée par la MINUAR, une
autre le 9 avril, lors de l’arrivée d’Amaryllis et plusieurs témoignages attestant que les livraisons d’armes
se sont poursuivies. 370

13.1

Des Français le 13 mai à Bisesero ?

Serge Farnel est un journaliste free-lance qui a suivi des auditions publiques de la commission Mucyo
à Kigali en 2006 pour le compte de l’agence israélienne Metula News Agency (Ména). Sur la base d’interviews réalisés en avril 2009 et février 2010, il assure qu’il a recueilli les preuves que des militaires français
ont participé au grand massacre des 13 et 14 mai 1994 à Bisesero. Après avoir fait publier un article dans
leWall Street Journal, 371 il sort un livre en novembre 2011 où il assure que le 13 mai « la population hutu
a achevé les blessés » que « des soldats français auraient commencé par pilonner, puis mitrailler ». 372
Rien dans tous les témoignages de rescapés, recueillis par African Rights ou la commission Mucyo, ne
venait accréditer auparavant la présence de Français lors de cette attaque du 13 mai, la plus meurtrière
qu’ils ont subie.
Un examen attentif des témoignages présentés et de la méthode utilisée fait apparaître la fragilité
de la preuve avancée. Le scénario est construit à partir d’affirmations de miliciens trop heureux de faire
accréditer une version de leur histoire où ils ne sont plus les pires des assassins. Lors des entretiens, les
rescapés sont assaillis de questions par l’enquêteur qui, sans tenir compte de leur traumatisme, parvient à
364. Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity, May 1995, II The role of France.
365. Entretien avec le général Lafourcade, 16 février 2006. Cf. Gabriel Périès, David Servenay, Une guerre noire, La
Découverte, 2007, p. 324.
366. Contrat d’assistance, signé par le Premier ministre du Rwanda et par le capitaine Barril, 28 mai 1994. Cf. Sylvie
Coma, Rwanda : les bonnes affaires du capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre 2009, pp. 8-9.
367. Résolution 918 (1994) du Conseil de sécurité, ONU S/RES/918 (1994), 17 mai 1994.
368. Maria Malagardis, Rwanda : Paul Barril visé par une plainte pour complicité de génocide, Libération, 25 juin 2013.
369. Christophe Boltanski, Rwanda. Paul Barril, une barbouze française au cœur du génocide, Le Nouvel Observateur, 9
février 2014.
370. Thomas Cantaloube, Rwanda : la France est visée par une plainte pour complicité de génocide, Médiapart, 3 novembre
2015.
371. Anne Jolis, Rwanda’s Genocide : The Untold Story , The Wall Street Journal, February 26, 2010.
372. Serge Farnel, Rwanda, 13 mai 1994, Un massacre français ?, L’Esprit frappeur, Aviso, 2011.

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TURQUOISE : FONCER SUR KIGALI

41

leur faire dire ce qu’ils n’ont jamais dit auparavant. Réinterrogés par d’autres personnes, nombre d’entre
eux contredisent les propos que Farnel leur a prêté. 373
Une plainte contre X de rescapés du génocide devait être déposée à Paris pour des faits de participation
directe de militaires blancs au massacre de masse du 13 mai 1994 à Bisesero (ouest du Rwanda) où des
membres de leurs familles ont ce jour-là été tués, 374 mais elle ne s’est pas concrétisée, laissant ainsi planer
le doute sur le sérieux de cette accusation qui ne peut nuire qu’à la crédibilité des victimes.

14

Turquoise : foncer sur Kigali

L’objectif d’aller à Kigali avait été fixé par François Mitterrand le 15 juin 1994. Bernard Kouchner a
été dépêché à Kigali pour convaincre le général Dallaire. 375 Celui-ci l’a éconduit. 376 Cet objectif figure
dans l’ordre d’opération Turquoise 377 et dans l’ordre d’opération no 1 du général Lafourcade, bien que
celui-ci dise que « l’idée est complètement insensée ». 378
Le capitaine Guillaume Ancel déclare que le premier ordre d’opération qui lui fut remis à son départ
vers le Rwanda était de « réaliser un raid terrestre sur Kigali pour remettre en place le Gouvernement
intérimaire rwandais ». 379 Affecté à la compagnie du 2e REI pour le guidage des frappes aériennes en
appui à celle-ci, il reçoit quelques jours plus tard un deuxième ordre pour stopper la progression des
« rebelles » qui sera aussi annulé in extremis. 380 Il précise que « au lever du jour, le 1er juillet, cette
mission a été annulée in extremis par le PC Jupiter sous l’Elysée, alors que les avions de chasse, des
Jaguar, étaient déjà en vol ». 381
Parvenu à Butare le 1er juillet, le colonel Tauzin rêve encore de foncer par la route vers Kigali, « nous
sommes superbement armés », écrit-il, « bien sûr nous aurons l’appui de l’aviation » mais l’ordre ne vient
pas. 382

15

Sanctuariser le pays hutu : Bisesero

L’ordre d’opération Turquoise envisageait, après la mise en sécurité du camp de Nyarushishi, d’être
prêt « à contrôler progressivement l’étendue du pays hutu en direction de Kigali et au sud vers Nianzi
[Nyanza] et Butare ». 383 Cette expression « pays hutu » laisse penser que les Tutsi en sont exclus. Cette
interprétation est entretenue par un responsable français qui déclare : « Cependant, en sanctuarisant, par
notre intervention, l’ouest du Rwanda, la zone gouvernementale où une bonne partie de la population s’est
réfugiée, nous allons créer une sorte de Hutuland qui, autrement, serait militairement condamné ». 384
L’opération militaire française aurait eu pour but de consolider militairement la zone gouvernementale
est d’en faire un « Hutuland » comme le général Quesnot accuse le FPR d’avoir créé un « Tutsiland ».
L’état-major français annonce une offensive du FPR vers Kibuye. François Léotard l’évoque en Conseil
restreint le 22 juin. 385 L’ordre d’opération Turquoise, daté du 22 juin, dit que cette offensive vise à
« couper en deux la partie Ouest du pays encore sous contrôle gouvernemental ». 386 Cependant, des
373. Matjules, Interview par Matjules d’Adrien Harolimana, rescapé de Bisesero, 22 octobre 2015.
374. Serge Farnel, France-Rwanda, plaintes pour participation directe au génocide, 13 mai 2014.
375. Bernard Kouchner : « Un échec terrible des humanitaires », Humanitaire no 10, Printemps/été 2004, pp. 46-47.
376. Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre, p. 780 ; Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable - La faillite
de l’humanité au Rwanda, Libre expression, 2003, pp. 526-527, 530-531.
377. MIP, Annexes, p. 387.
378. Jean-Claude Lafourcade, Guillaume Riffaud, Opération Turquoise, Perrin, 2010, p. 31, Annexe.
379. François D’Alançon, Guillaume Ancel, la mémoire d’un capitaine, La Croix, 29 avril 2014.
380. Maria Malagardis, Guillaume Ancel. Hanté par Turquoise, Libération, 2 juillet 2014.
381. Guillaume Ancel, Rwanda : pourquoi l’armée française a tardé à intervenir à Bisesero, Le Monde, 16 février 2016.
382. Didier Tauzin, op. cit., pp. 136-137.
383. MIP, Annexes, p. 387.
384. Stephen Smith, L’armée française malvenue au Rwanda, Libération, 20 juin 1994.
385. Conseil restreint du 22 juin 1994, Secrétariat : Colonel Bentégeat.
386. MIP, Annexes, p. 386.

15

SANCTUARISER LE PAYS HUTU : BISESERO

42

cartes de la ligne de front au 14 juin 387 et au 29 juin 388 montrent que l’armée du FPR est encore loin
de Kibuye. En revanche, il marche sur Butare au sud et accentue sa pression sur Kigali.
Arrivés dans la région de Kibuye le 24 juin, les militaires français ne tiennent pas compte des renseignements selon lesquels des survivants tutsi sont pourchassés dans la région de Bisesero. Ils en sont
informés en particulier le 26 juin par des journalistes. 389
Le 27 juin, un groupe de reconnaissance dirigé par le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval alias Diego
rencontre ces survivants à Bisesero mais les abandonne en leur disant qu’ils reviendront dans deux ou
trois jours. Cette rencontre est décrite par trois journalistes qui les accompagnaient. 390 Pourquoi Duval
laisse-t-il les Tutsi sans protection ? Pourquoi ne demande-t-il pas de renforts par hélicoptère ? Pourquoi
n’appelle-t-il pas l’autre détachement des commandos de marine qui se trouve à 5 kilomètres à vol
d’oiseau ?
Pendant trois jours, ces militaires français stationnés à Gishyita, en bas de la colline de Bisesero,
assistent aux tueries qu’ils observent à la jumelle. Ce n’est que le 30 juin qu’ils se décident à porter
secours aux victimes, après que certains d’entre eux aient désobéi à leur commandement. 391 Mais le
reportage d’une équipe de France 2 réalisé auprès des Tutsi le matin du 30 juin aurait obligé à les
secourir. 392 Cette affaire a presque été passée sous silence par la Mission d’information parlementaire
de 1998 (MIP). Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry a empêché toutefois qu’elle tombe dans l’oubli
en publiant un livre en 2004. 393 Il est depuis l’objet de multiples procès en diffamation intenté par des
officiers.
Les six plaintes de Rwandais contre l’armée française avec constitution de partie civile pour « complicité de génocide » déposées le 16 février 2005 devant le Tribunal des Armées à Paris sont toujours à
l’instruction au Pôle génocide du Tribunal de grande instance de Paris. Trois d’entre eux sont des rescapés de Bisesero. En décembre 2015, le juge n’a encore procédé à aucune mise en examen. Les avocats lui
demandent de qualifier de « complicité de génocide », sur la base de plusieurs documents et dépositions,
l’inertie volontaire de l’armée française, alors que sa mission lui imposait d’intervenir. 394
Le 27 juin 1994, à 14 h 38, un document transmis par le bureau « renseignement » français du poste
de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) à Goma (République démocratique du Congo) au
ministère de la Défense, à Paris, lance clairement l’alerte. On peut y lire qu’« en zone gouvernementale :
le 27 [juin] vers 11 heures, un élément fort d’une centaine de miliciens armés encadré par des militaires
a attaqué une colline dans la région de Gisovu (25 [kilomètres au] sud de Kibuye) ; 200 Tutsi, originaires
de la commune, étaient regroupés dans le secteur et faisaient l’objet de menace de la part des Hutu ». 395
Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval assure au juge qu’il a fait son compte rendu au colonel Rosier
par téléphone puis par fax le soir même. Celui-ci lui refuse, selon Duval, d’aller secourir les Tutsi de
Bisesero. Il le charge d’évacuer les religieuses de Kibuye le lendemain, alors qu’elles ne craignent plus rien
puisque Duval et ses commandos de l’air logent dans leur école. Bizarrement, le fax de Duval rendant
compte de cette journée est daté du 29 juin. C’est Pierre Péan qui le publie en affirmant que Duval ne l’a
envoyé que le 29. 396 « Dans le secteur de Bisesero, nous avons rencontré une centaine de Tutsi réfugiés
dans la montagne, écrit le lieutenant-colonel Duval. Ils se sont présentés spontanément sur la piste en
voyant les véhicules militaires. Ils seraient environ deux mille cachés dans les bois. D’après eux, la chasse
aux Tutsi a lieu tous les jours, menée par des éléments de l’armée, gendarmerie, milice encadrant la
population. [...] Ils sont dans un état de dénuement nutritionnel, sanitaire et médical extrême. Ils ont
directement impliqué les autorités locales de Kibuye comme participant à ces chasses à l’homme. Ils
387. MIP, Annexes, p. 381.
388. Rwanda- Ligne de front au 29 juin 1994, Libération, 29 juin 1994.
389. Patrick de Saint-Exupéry, Un accueil sous les vivas, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2 ; Vincent Hugeux, Rwanda : Pourquoi
tant de gêne ?, L’Express, 12 février 1998 ; Alison Des Forges, op. cit., p. 788.
390. Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, mercredi 29 juin 1994, p. 3.
391. Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud, op. cit., p. 145.
392. Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, « Dans la montagne de Bisesero », Édition spéciale Rwanda, France
2, 30 juin 1994, 20 h.
393. Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable - La France au Rwanda, Les Arènes, 2004.
394. Benoît Collombat, Rwanda : les documents qui accusent la France, France Inter, 1er décembre 2015.
395. Ibidem.
396. Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Mille et une nuits, 2005, pp. 477-478.

15

SANCTUARISER LE PAYS HUTU : BISESERO

43

espéraient notre protection immédiate ou leur transfert en un lieu protégé. [...] Il y a là une situation
d’urgence qui débouchera sur une extermination si une structure humanitaire n’est pas rapidement mise
en place ou tout au moins des moyens pour arrêter ces chasses à l’homme ». Duval assure au juge qu’il a
envoyé ce fax dans la foulée de sa conversation avec Rosier.
Le journal de marche du commando que dirige Duval comporte à la date du 27 juin : « CPA 10
[Commando parachutiste de l’air] : Reco [reconnaissance] secteur Bisesero - Tutsi seraient menacés et
comptent sur une protection française ». 397
Le général Lafourcade, commandant de l’opération Turquoise, semble lui aussi bien informé de la
situation sur le terrain. En effet, dès le 27 juin 1994, à 23 h 04, il envoie un fax à l’état-major des armées
dans lequel il fait explicitement allusion à une situation possiblement critique pour les Tutsi à Bisesero.
Il évoque deux hypothèses concernant ce qui se passe dans la zone :
« 1 – soit des éléments FPR infiltrés de nuit à partir de Gitarama qui pourraient chercher à couper
la zone en deux.
2 – soit des Tutsi ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place. Je penche pour
la deuxième hypothèse », écrit le patron de l’opération Turquoise.
« Dans ce cas, les risques sont les suivants, poursuit le général Lafourcade :
- Effectuer des reconnaissances avec des « guides » Hutus et être taxés de collaboration avec les FAR ;
- Effectuer des reconnaissances seuls, avec le risque de tomber sur des FPR ;
- Ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos ».
Malgré ces risques de « massacres », évoqué par le général Lafourcade, l’armée française n’intervient
toujours pas à Bisesero.
Autre élément qui semble indiquer que la hiérarchie militaire est parfaitement au courant de la situation dramatique dans les collines de Bisesero : une conversation filmée le 28 juin 1994 par les services
audiovisuels de l’armée (l’ECPA), entre un militaire présent la veille à Bisesero et le colonel Rosier. On
voit un sergent-chef décrire au colonel Rosier l’horreur de ce qu’il a vu, la veille, à Bisesero. Le colonel
Rosier écoute sans réagir. Interrogé sur cette vidéo par le magistrat instructeur, le colonel Rosier soutient
qu’il ne se souvient de rien.
Le capitaine de frégate Marin Gillier qui a été informé par des journalistes le 26 juin de la situation des
Tutsi pourchassés à Bisesero déclare au juge : « Je n’ai jamais rencontré de journalistes qui me décrivent
de façon précise des exactions qui justifieraient une action immédiate de notre contingent. Je le déplore ».
Marin Gillier expliquait déjà aux députés de la MIP en 1998 qu’il avait demandé un feu vert pour se
rendre sur place mais n’avait obtenu l’ordre de se rendre dans la zone que le 29 juin, au soir. 398
Le 30 juin, il affirme n’avoir rien vu « qui retienne son attention ». Mais il n’a fait que passer sans
s’arrêter. Son objectif n’était pas de secourir les Tutsi pourchassés mais de rejoindre une paroisse à une
vingtaine de kilomètres, à l’est, où se trouvait un prêtre français, Jean-Baptiste Mendiondo, afin de lui
proposer de l’évacuer et de l’interroger sur la présence d’éléments FPR dans la région. 399
Si Gillier dit craindre une « infiltration du FPR » dans la zone, il n’en trouve aucune preuve, excepté
ce que lui disent les autorités hutu. Certains de ses messages font allusion au massacre de Tutsi en cours
à Bisesero. Ainsi dans un compte rendu rédigé le 28 juin, il écrit « ce matin, vers 10 heures, une centaine
d’Aigles [Hutus] aurait pénétré dans le quartier de Bisesero où se trouveraient 300 à 500 Faucons [Tutsis],
principalement cachés dans les galeries d’une mine d’étain, à la sortie est du quartier ». Le bourgmestre
sollicite l’aide des militaires français pour éliminer ces « terroristes » et il demande des grenades car il
manque de munitions.
Dans un précédent compte rendu, daté du 27 juin, Marin Gillier évoque également des « raids de
vengeance » de « patrouilles armées » dans les collines de Bisesero où ont fui les « faucons [Tutsis] qui
habitaient initialement Gishyita ».
Mais il paraît persuadé que le bourgmestre lutte contre le FPR qui terrorise la population : « Le
bourgmestre de Gishyita semble de plus en plus désireux de lancer des offensives et demande ouvertement
notre aide pour pénétrer à Bisesero et y éliminer les éléments qui terrorisent la population ».
397. B. Collombat, Ibidem.
398. MIP, Annexes, p. 402.
399. L. de Vulpian, op. cit., p. 349.

15

SANCTUARISER LE PAYS HUTU : BISESERO

44

Le soir du 27 juin, dans une conférence de presse à Bukavu, alors qu’il est informé de la rencontre de
Duval avec les survivants tutsi de Bisesero, le colonel Rosier déclare que des combats entre 1 000 à 2 000
hommes du FPR et les groupes d’autodéfense appuyés par des soldats gouvernementaux auraient eu lieu
près de Kibuye. Cette information est reprise par les chaînes de télévision TF1 400 et France 2. 401 Pendant
trois jours, les militaires français font dire à la presse française et internationale que des combattants du
FPR sont arrivés près du lac Kivu pour couper en deux la zone gouvernementale. 402
Lors de la visite de François Léotard le 29 juin à Gishyita, les militaires de Turquoise disent au ministre
que le FPR fait des incursions jusqu’au lac Kivu, ainsi que le rapporte l’AFP : « Les renseignements
encore parcellaires recueillis par l’état-major de “Turquoise” montrent que des unités des rebelles du Front
patriotique rwandais (FPR, dominé par les Tutsis) ont largement dépassé la ligne sur laquelle l’armée
gouvernementale (essentiellement hutue) tient encore des positions, à environ 50 km à l’est de la frontière
zaïroise. Selon plusieurs officiers supérieurs des forces spéciales, des éléments du FPR font des incursions
jusqu’aux rives du lac Kivu au milieu duquel passe la frontière entre le Rwanda et le Zaïre.
Ainsi, à Gishyita, une localité qui domine le lac, les 50 hommes du commando de Marine Trépel, la
dizaine du 13e RDP (régiment de dragons parachutistes), les quatre gendarmes de l’escadron parachutiste
d’intervention de la Gendarmerie nationale (EPIGN) et les deux du groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) ont expliqué à M. Léotard qu’à 3 ou 4 km à vol d’oiseau de leur petit poste situé
à 1.700 m d’altitude, se trouvent entre 1.000 et 2.000 Rwandais “fortement armés”.
Tous les renseignements recueillis auprès de la population et “d’autres sources”, selon un officier,
donnent à penser qu’il s’agit de combattants du FPR.
Les nageurs de combat du commando Trépel, qui sont arrivés lundi à Gishyita, observent ces hommes
grâce à des lunettes de visée nocturne de missiles anti-chars Milan. Ils suivent leurs déplacements dans
les collines dont l’altitude oscille entre 1.500 et plus de 2.000 m et les voient positionner leur artillerie.
Toutefois, ils n’ont pu encore acquérir la “certitude” qu’il s’agit bien du FPR ». 403
Interrogé par deux journalistes anglo-saxons à propos de trois mille Tutsi prisonniers à proximité de
Gishyita, le ministre François Léotard répond que c’est une opération délicate et qu’il ne dispose que de
trois cents hommes. 404 Guillaume Ancel révèle qu’à ce moment-là, la compagnie du 2e REI de la Légion
étrangère se tournait les pouces sur l’aéroport de Bukavu. 405
Notons aussi que ce jour-là, 29 juin, le récit de la reconnaissance à Bisesero est publié en France par
Le Figaro et Libération. 406 Christophe Boisbouvier en a déjà parlé sur RFI le 28 juin à midi et le soir.
Le lieutenant-colonel Duval dit avoir rendu compte de ce qu’il a vu à Bisesero au ministre de la
Défense, François Léotard, en visite à Kibuye, en présence du général Lafourcade et du colonel Rosier.
Enfin, le 29 juin, à 18 heures, un « point de situation » de la Direction du renseignement militaire
(DRM) confirme que des civils tutsi sont en cours d’extermination à Bisesero : « Dans la région de
Bisesero, au sud de Kibuye, survivent quelques centaines de Tutsis (2000 !) dans un état de dénuement
extrême, écrit la Direction du renseignement militaire. L’incident du 27 [juin] dans ce secteur a très
probablement été provoqué par des expéditions meurtrières que mèneraient des militaires, gendarmes et
miliciens gouvernementaux contre ces fugitifs ».
Quoi que prétende le général Lafourcade dans son livre, 407 Marin Gillier n’a pas reçu d’ordre le
30 juin pour aller porter secours aux Tutsi. L’état-major militaire peut difficilement soutenir qu’il ne
connaissait pas l’état de la situation à Bisesero, dès le 27 juin. Il est probable, mais non démontré, que le
colonel Rosier, qui a rencontré les ministres de la Défense et des Affaires étrangères rwandais, 408 se soit
400. Spéciale Rwanda, TF1, 27 juin 1994, 20 h.
401. France 2, 27 juin 1994, Dernière.
402. Jacques Morel, L’inversion des rôles des tueurs et des victimes, Cités no 57, 11 mars 2014, pp. 53-63.
403. Christian Millet, Le ministre de la défense constate au Rwanda la difficulté de l’opération “Turquoise”, AFP, 29 juin
1994.
404. Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif « Turquoise », Le Monde, 1er juillet 1994,
p. 4.
405. Guillaume Ancel, Rwanda : pourquoi l’armée française a tardé à intervenir à Bisesero, Le Monde, 16 février 2016.
406. Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
407. Jean-Claude Lafourcade, Guillaume Riffaud, op. cit., pp. 105-106.
408. Note manuscrite du colonel Rosier au général Le Page, samedi 25 juin 1994, 7 h 45. Cf. Sylvie Coma, Rwanda : Les
bonnes affaires du capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre 2009. Texte publié également par

16

PROTÉGER LES ASSASSINS : LA ZONE HUMANITAIRE

45

entendu avec eux et avec les autorités locales pour laisser les FAR, les milices et les groupes d’autodéfense
nettoyer la région de toute présence tutsi. Alors que tout le monde savait que le génocide était perpétré
essentiellement par les milices hutu, Rosier respecte la neutralité vis-à-vis d’elles. « Les miliciens font
la guerre, déclare-t-il. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des
infiltrations de rebelles, on nous fera porter le chapeau ». 409
L’attitude de Rosier est conforme à celle de l’état-major à Paris. Le correspondant militaire du journal
Le Monde, qui le fréquente, exprime comment les Tutsi sont identifiés aux rebelles du FPR : « Pour
l’instant, les Français interviennent dans une zone où il demeure un semblant d’État ou des autorités
hutues, mais où des risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi, qui peut leur garantir
d’être à l’abri d’“infiltrations” du FPR ? Dans ces actions à but humanitaire, destinées à rassurer et à
secourir la population en l’approchant au plus près, un Tutsi peut s’avérer un combattant du FPR en
puissance ». 410 Au Conseil restreint du 29 juin, l’amiral Lanxade déclare : « Les affrontements continuent
entre milices hutues et maquis tutsis. Nous cherchons comment éviter la reprise des massacres ». 411 Ces
maquisards tutsi ne peuvent être que les quelques centaines de survivants de Bisesero que les tueurs n’ont
pas encore massacrés.
Le 1er juillet, Marin Gillier demande à rencontrer le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo,
pour lui demander des explications. Ce dernier lui dit qu’« il fallait se débarrasser de cette engeance ».
Et Gillier ne l’arrête pas. 412 Le colonel Sartre, qui rencontrera le bourgmestre peu avant le 20 juillet,
ne l’arrêtera pas non plus. 413 Grâce à l’armée française, Sikubwabo, un des principaux organisateurs des
massacres à Bisesero recherché par le TPIR, ne sera jamais arrêté.
Pour ne pas se les aliéner dans la lutte contre le FPR, l’état-major français a choisi de faire alliance
avec les massacreurs dans la région de Kibuye. Il le fera également à Cyangugu et Gikongoro.

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Protéger les assassins : la zone humanitaire

Tauzin s’installe à Gikongoro le 1er juillet, « dans une école que les événements ont vidée ». 414 Où
est l’honneur de l’armée française quand elle s’installe dans cette école de Murambi où au moins 27 000
personnes ont été massacrées le 21 avril sous l’égide du préfet Laurent Bucyibaruta qui coule actuellement
des jours heureux en France ? Il en organise la défense pour arrêter l’offensive du FPR et donc protéger
les assassins.
Le 4 juillet, Paris ayant décidé de créer une zone humanitaire pour stopper l’offensive du FPR, Tauzin
déclare : « Si le FPR menace les populations, nous tirerons dans le FPR... sans état d’âme ». 415 Ainsi
les Français ne combattront que le FPR.
Les Français demandent aux organisateurs du génocide de faire la chasse aux éléments du FPR
infiltrés. 416 L’ancien bourgmestre de Karama, Désiré Ngezahayo, condamné à perpétuité pour génocide,
rapporte à la commission Mucyo qu’un colonel français leur a demandé l’aide de la population pour lutter
contre les infiltrations des inkotanyi (le FPR). 417

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Des religieux tutsi abandonnés aux tueurs par les Français

La Française Madeleine Raffin, au Rwanda depuis 1968, est restée à Gikongoro comme directrice
de Caritas (le Secours catholique) pendant le génocide. Dans ses mémoires, elle se désole de voir ses
Benoît Collombat de France Inter le 16 septembre 2009.
409. Stephen Smith, Dialogue difficile avec les massacreurs, Libération, 27 juin 1994, p. 16.
410. Jacques Isnard, M. Léotard va inspecter un dispositif encore léger et fragile, Le Monde, 29 juin 1994, p. 3.
411. Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (État-major particulier).
412. MIP, Annexes, p. 406.
413. Jean d’Ormesson, La drôle d’odeur de l’église de Kibuye, le Figaro, 20 juillet 1994, p. 24.
414. Didier Tauzin, op. cit., p. 135.
415. François Luizet, La France décide de s’interposer, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6.
416. François Luizet, Les Français verrouillent leur dispositif, Le Figaro, 6 juillet 1994.
417. Rapport Mucyo, pp. 241-242.

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PERMETTRE LA FUITE DES AUTEURS DU GÉNOCIDE

46

amis tutsi massacrés par ses amis hutu mais elle en fait porter la responsabilité au FPR, qui est bien
sûr responsable de l’assassinat d’Habyarimana et même d’Agathe Uwilingiyimana. 418 Devenue plus tard
vice présidente de l’association France-Turquoise, qui défend l’action de l’opération Turquoise, elle fait
cet aveu : « L’arrivée des militaires français n’a malheureusement pas permis de mettre fin à tous les
massacres ». 419 Notamment ce 3 juillet, lors de l’opération d’évacuation de Butare :
« Certaines personnes réfugiées à l’évêché ne voulurent pas partir tout de suite, car elles
attendaient des proches. C’est ainsi que deux prêtres de l’évêché, dont les abbés Sebera et
Ngomirakiza, qui avaient voulu prendre leur voiture et partir plus tard, avec huit religieuses
du monastère de Sovu, suivirent de loin le convoi au lieu d’être encadrés par les militaires
français. Après avoir passé la nuit à Nyakibanda au Grand Séminaire, ils furent tous massacrés
à Ndago, centre de négoce, aux portes de Kibeho ». 420
Ajoutons qu’ils furent massacrés le 5 juillet en pleine zone humanitaire par des Interahamwe sur l’ordre
du bourgmestre Bakundukize, avec qui les militaires français collaborèrent, 421 et de l’aumônier militaire
Anaclet Sebahinde.
Le récit de Raffin est contesté par beaucoup de témoins, de Maria Utler qui travaillait à l’évêché de
Butare, à Thierry Jouan de la DGSE. 422 Les deux voitures des 14 religieux tutsi étaient dans le convoi
que les commandos de marine menait de Butare vers le Burundi le 3 juillet, et non derrière. Elles furent
bloquées à une barrière que les Français ne démantelèrent pas. Prévenus par Mgr Félicien Mubiligi, les
Français ne firent rien pour les récupérer, ni le capitaine de frégate Marin Gillier qui commandait le
convoi, ni le colonel Tauzin à Butare, ni le colonel Rosier qui supervisait l’opération du haut de son
hélicoptère Puma.
Madeleine Raffin a pris la défense de son ami Dominique Ntawukuriryayo, sous préfet de Gisagara,
et conteste le jugement du TPIR qui le condamna à vingt ans de prison pour génocide. 423 Elle vient de
décéder et le général Lafourcade est venu louer « sa foi lumineuse ». 424

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Permettre la fuite des auteurs du génocide

Le général Lafourcade, commandant de l’opération Turquoise, rencontre secrètement le chef d’étatmajor des FAR, Augustin Bizimungu. « Très rapidement, confie-t-il dans son livre, le général Bizimungu
m’accorde que certaines unités des FAR ont participé aux massacres ». Lafourcade se dit estomaqué
mais ajoute, « à cet instant, je le regarde pourtant comme un militaire, non comme un criminel de
guerre ». 425 La justice n’est pas l’affaire du général Lafourcade qui estime qu’elle « fera son travail en
temps utile ». 426 Devant le discrédit du Gouvernement intérimaire rwandais dont l’implication dans les
massacres ne fait plus de doute, il promeut le général Bizimungu comme interlocuteur pour négocier un
cessez-le-feu avec le FPR. « Selon le général Lafourcade, écrit l’ambassadeur Gérard depuis Goma, le
général Augustin Bizimungu conserve une certaine autorité sur les milices mais il serait très souhaitable
que le chef d’état-major des FAR se désolidarise très vite politiquement des autorités de Gisenyi afin de
renforcer sa position d’interlocuteur et de négociateur ». 427
Le 11 juillet, le général Lafourcade déclare que les ministres du Gouvernement intérimaire rwandais
seraient le cas échéant accueillis dans la « zone humanitaire sûre ». « Les soldats français les accueilleraient
418. Madeleine Raffin, Rwanda, un autre regard. Trois décennies à son service, Editions Sources du Nil, 2012, p. 74.
419. Ibidem, p. 121.
420. Madeleine Raffin, op. cit., p. 117.
421. African Rights, Interview d’Innocent Bakundukize sur l’opération Turquoise, Gikongoro, 18 février 2005.
422. Tierry Jouan, Une vie dans l’ombre, Editions du Rocher, 2012, p. 228.
423. Dominique Ntawukulilyayo v. the Prosecutor, ICTR-05-82, Judgement and Sentence, December 17th 2009 ; Appeal
Judgement, December 14th 2011.
424. Jean-Claude Lafourcade, Éloge funèbre de Madeleine Raffin, France-Turquoise, 6 juin 2015.
425. Jean-Claude Lafourcade, Guillaume Riffaud, op. cit., pp. 118.
426. Ibidem, p. 79.
427. Yannick Gérard, TD Kigali, 7 juillet 1994, Objet : Rwanda. Point de situation au matin du 7 juillet. Cf. MIP, Annexes,
p. 412.

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UN GÉNOCIDE SECRET D’ÉTAT

47

comme de simples réfugiés », dit-il, ajoutant qu’« il serait du ressort d’une enquête internationale de
déterminer qui est responsable des massacres commis au Rwanda ». 428 Ceux-ci viennent se réfugier à
Cyangugu dans la zone humanitaire le 15 juillet. Alors que le Quai d’Orsay envisageait de les arrêter s’ils
venaient dans la zone humanitaire, un ordre est donné par l’Élysée de ne pas le faire. 429 Hervé Ladsous
signale leur présence au Conseil de sécurité. 430 Le 16 juillet, Alain Juppé fait dire que « notre mandat
ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre autorité. Une telle tâche pourrait être de nature à nous
faire sortir de notre neutralité, meilleure garantie de notre efficacité ». 431 Ils y restent jusqu’au 18 juillet,
jour où le colonel Hogard organise leur exfiltration. 432
Les rares criminels qui ont été arrêtés sont libérés au départ de Turquoise. Aucun ne sera remis aux
Casques bleus de l’ONU. L’article VI de la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide a été délibérément violé par la France.

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Un génocide secret d’État

Il est certain que si l’armée française n’était pas intervenue au Rwanda, il n’y aurait pas eu de génocide
en 1994. Il est certain que c’est le Front patriotique rwandais qui y a mis un terme. Il est certain que la
France est intervenue pour l’en empêcher. Dès octobre 1990, la France était engagée aux côtés du régime
Habyarimana et de son armée dans une guerre raciale contre les Tutsi. Les extrémistes hutu ont empêché
le règlement pacifique du conflit en assassinant leur président par un tir de missiles parti d’un camp de
l’armée rwandaise. Celle-ci était incapable de réussir un tel exploit. Comme elle était soutenue à bout de
bras par l’armée française, Paris se trouve donc mis en cause dans cet attentat qui donne le signal de la
tuerie. Il s’agirait de complicité dans le génocide et d’entente en vue de le commettre. Ou plus ? Indicible
hypothèse ! Il faut donc absolument le taire et en accuser toujours le FPR. Plus que jamais, nous pouvons
dire avec Jean-Paul Gouteux que ce génocide est ici en France un génocide secret d’État. 433
Peu avant sa disparition, José Kagabo nous disait : « quand les historiens français cesseront de parler
du problème hutu-tutsi on pourra parler sérieusement du génocide ». Et dans l’introduction à son dossier
des Temps modernes, il écrivait : « Je ne sais plus si c’est Paul Quilès ou Alain Juppé qui a dit : “Ce sont
les Rwandais qui tenaient la machette.” Et vous, Messieurs, votre gouvernement, il tenait quoi ? ». 434

428.
429.
430.
431.
432.
433.
434.

Lafourcade - Nous accueillerons les ministres hutus., Reuters, 11 juillet 1994.
Dépêche Reuters du 15 juillet 1994 surchargée par Hubert Védrine.
Hervé Ladsous, Lettre au Président du Conseil de sécurité, 15 juillet 1994. Cf. ONU, S/1994/832.
Déclaration du ministère des Affaires étrangères du 16 juillet 1994. MIP, Rapport, p. 325.
Képi blanc, no 549, octobre 1994, page 6 du cahier spécial « Ruanda ».
Jean-Paul Gouteux, Un génocide secret d’État - La France et le Rwanda, 1990-1997, Éd. sociales, 1998.
José Kagabo, Les Temps Modernes, octobre-décembre 2014, op. cit., p. 9.

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