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Bisesero, une étendue de collines boisées, dans l’ouest du Rwanda, où des milliers de Tutsis ont cru trouver refuge pour échapper au génocide conduit depuis le 7 avril 1994 par un gouvernement frappé de folie meurtrière, que la France a soutenu. Jusqu’à la complicité ? C’est toute la question posée par ce drame qui se « joue » au premier acte de l’opération militaire Turquoise, fin juin 1994 au Rwanda.
Après son adjoint, le colonel Rosier, en décembre 2015, le général Jean-Claude Lafourcade, qui commandait Turquoise a été entendu en janvier 2016 comme témoin assisté dans le cadre de la plainte pour complicité de génocide déposée en 2005 par des rescapés des massacres de Bisesero.
En effet, sur ces collines de Bisesero, une équipe de quelques militaires des forces spéciales françaises découvre, le 27 juin, des rescapés tutsis qui ne sont en rien l’avant-garde de la rébellion armée du Front patriotique rwandais (FPR), redoutée par la France, mais les survivants de massacres ignobles répétés chaque jour par les milices et les soldats gouvernementaux.
Ne pas intervenir
Le chef d’équipe leur promet de revenir pour les secourir et repart à sa base où il reçoit l’ordre... de ne pas intervenir et se voit même interdire d’y retourner.
Trois jours plus tard, le 30 juin, des sous-officiers ulcérés par une telle situation « se perdent » malencontreusement dans cette zone et prennent le soin d’avertir leur hiérarchie de leur (re)découverte, obligeant de fait le commandement de l’opération à monter une opération de secours. Entre-temps, plusieurs centaines de rescapés ont été massacrés par les génocidaires du régime, quand ils espéraient être sauvés par l’armée française.
Le colonel Rosier, qui commandait les forces spéciales, et le général Lafourcade sont mis en cause pour ne pas être intervenus dès l’alerte transmise, pourtant sans ambiguïté, le 27 juin. Ils ont d’abord affirmé ne pas avoir été informés de cette situation avant le 29 juin, mais les preuves du contraire sont accablantes. Des notes du général au reportage vidéo montrant Rosier briefé par un de ses sous-officiers, ils étaient bien sûr informés.
Leur défense a donc changé et repose maintenant sur le manque d’effectifs suffisants pour aller reconnaître et sécuriser la zone de Bisesero, ne disposant d’après eux que de la centaine d’hommes des forces spéciales arrivés au Rwanda en précurseurs.
La phase initiale de l’opération Turquoise : combattre le FPR
Malheureusement, c’est aussi faux que l’argument précédent, car l’opération Turquoise comptait déjà plusieurs unités opérationnelles, et notamment une compagnie de combat du 2° REI (Légion étrangère) dans laquelle j’étais détaché pour guider les frappes aériennes. Cette unité de 160 légionnaires aguerris, bien équipés et très entraînés, était parfaitement adaptée à la sécurisation d’une zone de refuge pour des rescapés et aucun milicien ou soldat dépenaillé du régime en déroute n’aurait osé s’y frotter.
Cette unité était distante d’au moins... 50 mètres du poste de commandement des forces spéciales du colonel Rosier, puisqu’elle était stationnée sur le même petit aéroport de Bukavu, en République démocratique du Congo (à l’époque Zaïre), depuis le 28 juin. Nous disposions de tous les véhicules nécessaires pour assurer cette mission et de la force nécessaire pour sécuriser une zone refuge importante, de jour comme de nuit.
Cette compagnie de combat n’a pas été sollicitée pour aller sauver les rescapés tutsis de Bisesero. Pourquoi ? Parce que tels n’étaient pas les ordres, tellement différents de la mission humanitaire qui servait de camouflage à la phase initiale de l’opération Turquoise : combattre le FPR, ces soldats tutsis qui menaçaient le gouvernement rwandais, allié de la France, et qui, seuls, balayaient les génocidaires conduits par ce régime démentiel. Pourquoi ? Parce que c’était la politique de la France depuis plusieurs années, qu’elle ne faisait l’objet d’aucun débat démocratique comme l’essentiel des opérations en Françafrique et qu’elle aveuglait nos décideurs politiques.
Nous aurions pu combattre les génocidaires
Ces ordres, des officiers comme Lafourcade, Rosier ou Marin Gillier les ont exécutés, et donc assumés au point de devoir aujourd’hui soutenir des versions dénuées de sens qui ne font pas honneur aux responsables politiques qui ont décidé de cette opération.
Cela explique que le 30 juin, tandis que les unités des forces spéciales étaient finalement obligées de s’occuper des rescapés, cette compagnie de combat du 2° REI a reçu pour mission... de stopper le FPR par la force devant la forêt de Nyungwe, à quelques dizaines de kilomètres plus à l’est.
Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, le débat s’est enfin tenu sur le risque que la France soit accusée de complicité de génocide et placée au ban des nations.
Au lever du jour, le 1er juillet, cette mission a été annulée in extremis par le PC Jupiter sous l’Elysée, alors que les avions de chasse, des Jaguar, étaient déjà en vol, mais l’ambiguïté de l’opération Turquoise était loin d’être levée.
Nous aurions pu combattre les génocidaires, mais nous nous sommes opposés jusqu’au bout à ceux qui les affrontaient, obsédés par un héritage politique dénué de sens, les stopper à tous prix. Nous n’avons pas su voir que nos alliés d’hier étaient les génocidaires de cette situation odieuse.
Cela rend-il mes compagnons d’armes complices du génocide des Tutsis ? Ma conviction est que ce n’est pas à eux qu’il faut demander des comptes, mais aux décideurs politiques de l’époque qui continuent à fuir leur responsabilité dans des erreurs dramatiques qui se sont soldées par plus de 800 000 personnes massacrées.
Guillaume Ancel est un ancien officier de l’armée française. Il était détaché au 2e Régiment étranger d’infanterie (REI) durant l’opération Turquoise en 1994. Il a quitté l’armée en 2005 avec le grade de lieutenant-colonel et est l’auteur de Vents sombres sur le lac Kivu (TheBookEdition).