Fiche du document numéro 1593

Num
1593
Date
Mardi 5 juillet 1994
Amj
Taille
163745
Sur titre
Rwanda
Titre
Une mission sur le fil du rasoir
Sous titre
Les soldats français venus opérer une évacuation de civils de Butaré ont échangé des coups de feu avec des combattants du FPR
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Est-ce bien raisonnable ? A l'entrée ouest de Butaré, une voiture des
forces armées rwandaises garde le carrefour de la station d'essence.
L'endroit est désert. Il y a belle lurette que les stations-service sont
fermées dans l'ouest du Rwanda, mais il y a toujours dans les parages
quelques personnages au bidon jaune qui se chargent d'écouler au marché
noir l'essence venue du Burundi. Là, personne, sinon cette voiture et
quelques militaires, l'arme mollement dirigée vers le pont. On ne
croirait jamais que le FPR est en train de s'emparer de Butaré,
paradoxalement à la faveur d'une opération d'évacuation de civils menée
in extremis, dimanche midi, par les Français.

Ils sont là, d'ailleurs, les Français. Une voiture de la 11e division
parachutiste est positionnée de l'autre côté de la station-service. Et,
en face, le colonel Didier Thibaut, moins détendu que le jour où il
commandait le premier détachement entré en territoire rwandais. Quelques
tirs éclatent de l'autre côté de l'avenue. Des tirs plus soutenus
résonnent dans la radio de bord du véhicule.

« Dépêchez-vous ! », dit le colonel Thibaut aux troupes qui restent
encore en ville. Il est près de 13 h 30. Les soldats français sont en
train de terminer l'évacuation de quelque sept cents orphelins et
cinquante civils, autour de l'évêché de Butaré. Les réfugiés ont été
entassés dans six bus de l'administration rwandaise, réquisitionnés à la
préfecture de Gikongoro, la ville voisine, et conduits en direction du
Burundi. Une cinquantaine de Hutus seront refoulés à la frontière
burundaise et devront être ramenés à Gikongoro par les « gentils
chauffeurs
 » que sont devenus les militaires de l'opération « Turquoise ». Un autre convoi de deux cent soixante-deux personnes est parti vers
l'arrière du pays hutu : des prêtres, les Petites Soeurs de Jésus, les
Filles de Marie, les scouts rwandais et l'évêque de Butaré.

« Un petit réconfort »



Il y a plusieurs semaines que le FPR se trouve aux portes de Butaré. Il
semble que certains habitants, ceux du moins qui pouvaient s'enfuir, ont
attendu le dernier moment. Et il semble aussi que ce moment ait été
précipité par l'arrivée subite de Français à Butaré, vendredi. Ceux-ci
ont été surpris, indique-t-on de source militaire, de se retrouver face
à des éléments rebelles qu'ils croyaient beaucoup plus éloignés. L'armée
française voulait évacuer les religieuses de Savé, à une dizaine de
kilomètres au nord-est de la ville. Elle a dû renoncer. « J'ai eu un
petit réconfort, confiait dimanche soir le colonel Jacques Rozier. On a
pu sauver les bénédictines de Sovou.
 »

Depuis le début de l'opération « Turquoise », plus de mille cent
cinquante personnes au total ont pu être mises en sécurité dans le sud
du pays, selon le colonel. Sans compter les quelque neuf mille Tutsis
protégés dans les camps de Nyarushishi ou de Bissessero, près du Zaïre,
et les cas individuels que chaque exploration ne fait que révéler, comme
cette famille tutsie mise à l'abri chez les carmélites de Cyangugu. Les
demandes ne cessent d'affluer. Il n'est pas un civil qui n'aimerait être
évacué, protégé. Et sur les barrages, en direction de Butaré, certains
miliciens, comme touchés en ce dimanche par la grâce, espèrent que la
France va « sauver Butaré ».

L'évacuation de dimanche est délicate, organisée à l'improviste après un
appel, samedi soir, d'un membre de Frères des hommes reçu à Gikongoro.
Le colonel Rozier demande l'avis du général Lafourcade, qui sollicite
celui de Paris. A Kigali, le général Dallaire, le « patron » des
« casques bleus », obtient un cessez-le-feu des deux parties pour une
plage horaire s'étendant entre 12 et 18 heures dimanche. Dès 13 h 15,
cependant, on entend des tirs à l'entrée nord-ouest de Butaré. « Le
premier élément chargé de la sécurité vers le nord s'est retrouvé tout
de suite en première ligne quand les Forces armées rwandaises ont
décroché, expliquait dimanche soir le colonel Rozier. Le FPR a tiré des
obus de mortier et à la mitrailleuse de 14,5 mm. Le tir n'était pas
précis, on n'a pas riposté, j'ai demandé qu'on diffère le feu au
maximum.
 »

Mais un deuxième incident s'est produit vers 13 h 20. Alors que le
colonel Thibaut, enfin rejoint par les derniers éléments des forces
spéciales françaises, quittait Butaré par la route de l'ouest, où les
retardataires chargés de matelas fuyaient le long de la crête plutôt que
par la route, il y a eu ce que le colonel Rozier appelle « une scène un
peu étrange
 » : le premier face-à-face direct des Français avec les
combattants du FPR qui, semble-t-il, se sont amusés à montrer leur
magnanimité. « Ils étaient une cinquantaine et nous attendaient le long
de la route. Ils ont fait mine de se servir de leurs armes. Leur chef
les en a dissuadés et ils ont presque fait des signes amicaux. Puis ça
s'est mis à tirer. Il y a eu un impact à 20 centimètres du chef de bord
du véhicule et le groupe pris sous le feu a riposté.
 » Le colonel n'a
pas pu véritablement préciser si l'incident a fait des victimes parmi
les Rwandais, mais il a tout lieu de le croire.

A quelques kilomètres devant le dernier convoi français, les barrages
sont soudain désertés. Sans panique, les réfugiés transportent leurs
matelas. Certains en sont à leur troisième exode, et ils sont de moins
en moins chargés. Quelques prisonniers ont abandonné leurs tenues roses
sur le bord du fossé. La masse des réfugiés hutus part moins vers
l'ouest, selon des témoins, que vers le Burundi, un pays déjà sous la
menace d'être déstabilisé et où l'armée est tutsie.

A vingt kilomètres, la ville de Gikongoro est un campement de fortune
jusque dans la cour de la préfecture, où les machines à écrire et les
classeurs ont accompagné les fonctionnaires, partis sur le signal du
préfet de Butaré. Le préfet de Gikongoro, déjà chargé de deux cent
cinquante mille réfugiés qu'aucune organisation humanitaire ne vient
aider, est d'un calme parfait. Son Petit Robert du « français primordial »
sur une table, Laurent Bucyibaruta s'interroge sur l'« utilité » de la
mission des Français. « Si le FPR continue d'avancer, les Français vont
fuir avec nous. Si la mission ne change pas, c'est inutile qu'elle soit
venue.
 »

Dans la soirée, le colonel Rozier attend des ordres. Faut-il protéger
les réfugiés hutus que l'avancée du FPR fait systématiquement fuir ?
Dans la forêt, à l'ouest de Gikongoro, dernier rempart du pays hutu au
sud, les légionnaires français creusaient des trous, dimanche, et
s'enterraient, prêts à défendre la route et à créer une zone de
protection dont le FPR ne veut pas entendre parler. Sur le fil du rasoir
de la neutralité, l'armée française se retrouve à devoir gérer les
contradictions d'une mission humanitaire en pays rwandais.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024