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Ceux-là sont les valides, paraît-il. Les bien
portants. Les « en pleine forme ». Ils n'ont qu'un pansement ici ou là,
au talon d'Achille, au front, à l'arrière de la tête. Leur alignement le
long du fossé n'est qu'une rangée de pansements, marquant pour la
plupart l'endroit où les machettes sont tombées. « Ce n'est rien, dit le
médecin militaire. Des éclats de grenade, des blessures mineures. » Sous
les pansements se cachent aussi des morsures d'insectes, des infections
bénignes. Les médecins ont soigné deux cas de paludisme, et dans le
contexte ambiant c'est presque un soulagement.
Ils sont rangés le long du talus, hommes et enfants, le dos dans l'herbe
mouillée. On peut les interroger. Ils répondent poliment ou s'excusent,
bien qu'ils s'appellent Augustin ou Vincent, de ne pas parler français.
L'entretien terminé, un homme barbu, la tête dans la capuche de son
anorak bleu, signale à tout hasard un léger mal de dos. Une balle d'il y
a déjà deux mois. « J'étais dans un fourré. On n'a pas trouvé la tête. »
La jambe donc. Il n'y a rien d'autre à comprendre que le résumé qu'il
fait de près de trois mois de traque, de cache et de tentative de
résistance dans les fourrés de cette région où les collines cèdent la
place à des pentes plus hostiles et escarpées. « Ils ont décidé de nous
tuer. »
L'armée française est arrivée à Bissessero il y a moins de vingt-quatre
heures. Auparavant, elle a pris le temps de reconnaître le terrain, de
recueillir des informations. Elle a entendu des tirs, hésité, puis
envoyé ses meilleures unités, les hommes du commando Trepel, l'escadron
parachutiste de la gendarmerie nationale (EPIGN). Les renseignements
obtenus faisaient état de la possible présence de combattants du FPR, en
avant de la ligne de front. Comme ne cesse de le répéter le général
Lafourcade, le commandant de l'opération, « nous ne sommes pas une force
d'interposition ». De leur côté, les réfugiés tutsis étaient méfiants.
La première patrouille ne les a pas trouvés.
Elle n'a longé que le spectacle désolé de maisons brûlées, dispersées
entre de minuscules parcelles de maïs et de bananiers. Il ne reste que
les murs, quelques pages de cahier. Les tuiles elles-même ont été
cassées, les tôles emportées. Jusqu'aux bananiers qui ont été étêtés.
Mais jeudi 30 juin, alors que les expéditions punitives avaient repris,
après une accalmie depuis le début de l'opération française au Rwanda,
les responsables du groupe ont décidé de se montrer. « C'était la
dernière chance », explique un ancien infirmier. Un à la fois, ils sont
sortis des fourrés et bientôt ce sont les blessés eux-mêmes qui se sont
approchés, à pied et sans une plainte, selon les témoins. « A leur
place, on aurait été dans le coma », dit un médecin de l'armée. Le
diagnostic a été rapide : « Evacuation immédiate ».
Quatre-vingt-quatorze blessés (vingt-huit hommes, dix-neuf femmes,
quarante-sept enfants) ont été transportés à Goma, au Zaïre, dont
quarante-huit devaient être opérés.
« Les femmes couraient moins vite »
Pendant une partie de la nuit, les Tutsis ont chanté, et de la forêt de
sapins de nouveaux rescapés sont arrivés. Vendredi, à l'heure de la
distribution des biscuits protéïnés, ils sont huit cent quarante, soit
trois cents de plus que la veille, serrés autour du carré d'herbe à peu
près plat qui sert de piste aux hélicoptères français. Des gens d'un
autre âge les hommes avec leurs lances, et les militaires ont dû
employer des arguments forts pour que les blessés acceptent de s'en
séparer pour le voyage en hélicoptère.
Une jeune fille de dix ans blessée samedi dernier par balle. Quelques
femmes autour des braseros où chauffent les haricots, rares survivantes
de massacres qui ne semblent avoir épargnés que ceux qui savaient courir
et se cacher. Des enfants qui marchent malgré les pansements. Des hommes
en veste kaki invariablement appuyés sur une perche de bois. La
distribution des rations ressemble à un défilé de pèlerins. Ils
demandent aux troupes françaises de les protéger sur place ou de les
évacuer. « Vers le Zaïre, ou vers une zone où il n'y a pas de Hutus qui
attaquent », et, curieusement, le nom du FPR n'est pas prononcé.
Une brume de novembre est tombée et quelques survivants, les
francophones, les enseignants, ceux qui encadrent le groupe, conduisent
de petits cortèges vers les cadavres. Ils sont dispersés, éparpillés.
Faut-il aller voir ces cadavres ? Faudrait-il les compter, les dater,
comme il faudrait reprocher aux survivants de s'être défendus, ce qui
les fait passer de la catégorie de victimes à celle de combattants,
renvoyés aux exactions réciproques d'une guerre dont on ne veut pas se
mêler. « Il n'y a pas de bons ni de méchants », dit un soldat. « Cela va
ressembler aux Serbes et aux Croates », dit un autre. Jusqu'à plus ample
informé, les cadavres de Bissessero ne sont visibles que d'un côté,
celui de la rivière, et les médecins militaires ont vu des corps de
femmes, bras écartés, saisies dans leur fuite. « Il y a eu la guerre,
explique Hildefonse, quatorze ans. Les hommes étaient devant. Les femmes
couraient moins vite. »
Compter les corps ? L'un a le pied retourné ; il ne reste plus
grand-chose et le crâne est posé à côté. Un autre montre son dos au
détour d'un fourré. Eric, le guide, est volontaire pour vérifier si la
tête est toujours attachée. Elle l'est. En français, les Tutsis ne
disent pas tuer mais « couper ». Eric Nzabihimana se souvient de la voix
de ses agresseurs, qui l'appelaient, dit-il, par son prénom. « Viens, tu
ne pourras pas t'échapper! »
Un chant monte de la brume. Dans l'herbe, une sorte de messe commence.
Une messe pour les hommes et les lances, en cercle autour d'un rescapé.
L'un était l'assistant du pasteur de l'église pentecôtiste. Il tient à
« remercier le Bon Dieu qui a fait venir les étrangers » et va,
espère-t-il, les encourager à rester. Mais l'armée, très sollicitée, ne
cesse déjà de procéder à des évacuations de petits groupes, ici des
religieuses, là trois orphelins. A une centaine de mètres du camp de
fortune, les militaires montent la garde et observent à travers la
lunette de visée de leurs fusils les silhouettes qui se découpent sur la
ligne de crête, ils n'ont pas quitté les lieux depuis la veille. Les
hommes sont armés de lances, de machettes et de kalachnikovs. « Tiens,
signale un soldat. Ils viennent de descendre jusqu'aux sapins. » Sous
une pluie battante, la radio du véhicule donne une information
préoccupante : « Au village en bas, l'armée rwandaise a distribué des
munitions ».