Citation
De notre envoyé spécial
« J'ai revêtu mon aube, empoigné la statue de la Vierge et je suis sorti
dans la cour pour tenter de les arrêter, mais les miliciens avaient déjà
fait sauter le cadenas du portail, raconte le Père Stanislas Urbaniak,
de la paroisse catholique de Tambwé, dans la commune de Ruhango, où près
de 500 personnes avaient trouvé refuge. J'ai refusé de leur livrer ceux
qu'ils venaient chercher, en disant : Tuez-moi plutôt !
-- Padre, nous ne
voulons pas vous tuer. Nous voulons seulement les Tutsis. Non, je suis
serviteur de Dieu qui est le Père de tous les hommes
. -- Alors, donnez-nous
la clé de l'église. Je ne peux pas
. -- Alors, nous allons la détruire.
Allez-y, c'est la vôtre
. »
« Ils ont hésité un instant, se sont consultés, puis ont fendu la petite
porte métallique de l'entrée latérale à coups de hache. Ils ont molesté
mes protégés pour les faire sortir plus vite. Depuis qu'ils étaient là,
j'avais eu le temps de tous les confesser et j'avais célébré plusieurs
messes à leur intention : ils étaient forts, préparés intérieurement.
Ils savaient qu'ils allaient mourir. Ils ont quitté l'église en chantant
et en priant. »
« On était le 25 avril et j'ai pensé : c'est fini, c'est la mort, se
souvient Jean-Bosco Murangira, un chômeur de vingt-cinq ans, on les a
suppliés de nous tuer directement au fusil, sans nous couper à la
machette, mais ils ont refusé. On a été transportés à la commune dans
des camions volés et jetés dans des cachots. Le lendemain, ils nous ont
fait sortir dans la cour où des centaines de miliciens, armés de
machettes, de gourdins et de marteaux, nous attendaient. J'ai dit à mon
petit frère tu vas courir, si tu prends une balle, c'est mieux qu'un
coup de couteau
, moi, je me suis échappé par le toit des toilettes ;
derrière moi, les gens commençaient à hurler ».
Fosses communes
« Je me suis caché sous des feuilles de bananier jusqu'au soir et je me
suis rendu chez un ami de mon père, qui a accepté de m'héberger, mais
une nuit seulement, parce qu'il avait peur de cacher un Tutsi. Je ne
savais pas où aller, alors je suis retourné à la paroisse, où j'ai
retrouvé mon frère. Les miliciens y sont revenus un jour, mais un
colonel de l'armée rwandaise les a chassés et nous n'avons plus été
inquiétés. »
Dans chaque village conquis par le Front patriotique rwandais (FPR, le
mouvement armé de la minorité tutsie), les témoignages comme celui-ci se
multiplient au fur et à mesure que les rescapés sortent de leurs
cachettes. Certains ont vu toute leur famille massacrée. Dans chaque
localité, un monticule de terre trahit la présence d'une fosse commune,
où les miliciens ont hâtivement dissimulé leurs atrocités au bulldozer,
tel un monument aux morts dédié aux civils.
Les horreurs de la guerre civile rwandaise s'étalent devant les rebelles
abasourdis. Alex, un combattant du FPR né en Ouganda, a obtenu une
permission pour retrouver sa famille. Il est à la recherche de son
oncle, commerçant à Nyanza. Trop tard : ce dernier est mort dans
l'incendie de son magasin. A force d'interroger les passants, Alex a
retrouvé trois de ses cousines.
Survivantes d'une famille de sept enfants, elles ont été sauvées par une
voisine hutue qui, pendant plusieurs semaines, les a hébergées chaque
nuit, au péril de sa vie, et les renvoyait se cacher dans les buissons
durant le jour. Abriter des Tutsis était un délit puni de mort par la
milice.
Contrée inhospitalière, qui a servi de refuge aux Tutsis à
chaque période de tension de la sanglante histoire du Rwanda
indépendant, le Bugesera a vécu le pire.
Depuis le début de la guerre civile, en octobre 1990, les massacres y
étaient devenus réguliers, quasi annuels. Nyamata, village martyr,
symbolise aujourd'hui le génocide des Tutsis rwandais. Le marché
central, pillé puis incendié, est celui d'une ville fantôme ; les
rescapés se sont regroupés à l'écart. « Nous étions 40 000, nous ne
sommes plus que 2 000 après le carnage », dit le responsable de la
petite communauté miraculée. L'extermination des Tutsis et des Hutus de
l'opposition, trop proches du FPR a débuté ici le 7 avril dernier, au
lendemain de l'assassinat du président (hutu) Juvénal Habyarimana.
Depuis, les rares témoignages qui filtraient de cette région isolée
évoquaient des pistes jonchées de cadavres, au point qu'on ne pouvait
plus y circuler.
Les rescapés dans des camps
Jean-Damascène Mukaruzamba et les siens ont été pourchassés pendant une
semaine par les miliciens, dans la forêt puis dans les marais, avant de
tomber dans une embuscade qui, en un instant, a dispersé le petit groupe
dans une fuite éperdue. Lorsque Jean-Damascène, indemne, est revenu le
soir même sur les lieux de l'attaque, il a trouvé les corps sans vie de
son épouse et de six de ses enfants.
Il a recueilli le septième, le crâne ouvert, mais vivant. Il le tient
aujourd'hui dans ses bras à l'hôpital de Nyamata, où médecins et
infirmières du FPR tentent, avec des moyens dérisoires, d'apaiser les
souffrances des blessés, systématiquement touchés au crâne, aux mains et
aux jambes, comme si, à défaut de tuer, les miliciens tenaient à
estropier ceux qui pourraient survivre. Une technique bien assimilée par
les auteurs des massacres et transmise sur trente ans de conflits
ethniques.
A l'exception des quelques points de contrôle rebelles, les environs de
Nyamata sont déserts. Comme toute la campagne du Bugesera « libéré »,
abandonnée devant l'avancée du FPR par les paysans hutus parfois obligés
de fuir avec l'armée régulière en déroute, qui laisse derrière elle une
succession de villages saccagés. Seules quelques agglomérations, comme
celle de Ruhuha, sont un peu animées. Le FPR y a rassemblé les
survivants enfin sortis des marais et les rares habitants hutus qui ont
pris le risque de rester, malgré toute la propagande antirebelle de
Radio-Rwanda.
Si le FPR a regroupé les gens dans des camps, c'est aussi par crainte
des miliciens, réfugiés à leur tour dans la brousse, et qui continuent à
faire régner une certaine insécurité. A Gahini, le FPR présente à la
presse une dizaine de pauvres hères surpris dans un village avec leurs
arcs et leurs flèches, qui reconnaissent, un peu trop complaisamment,
qu'ils ont tué, mais « uniquement parce qu'on les y a forcés », sous
peine d'être tués.
Une avancée facile
Le capitaine Diogène Mudengé vient d'être nommé commissaire politique
pour le Bugesera. Pour lui, il faut d'abord rassurer la population,
notamment les Hutus. « Nous les dirigeons vers nos centres de
rassemblement, où il est plus facile de leur venir en aide. Il y a tout
un travail d'éducation à faire avec ceux qui ont été abreuvés de
propagande ethnique. La guerre a divisé la population en trois
catégories : il y a les rescapés, ceux qui ont peur qui ne nous
connaissent pas, et ceux qui nous sont hostiles, qui ont trempé dans
les massacres. Au cours de rassemblements publics, on explique notre
lutte contre le régime Habyarimana et la différence que nous faisons
entre les interahamwé (miliciens) manipulés et les organisateurs des
tueries. »
La tâche du capitaine Mudengé consiste aussi à alerter les organisations
humanitaires sur les besoins, surtout médicaux et sanitaires, des
déplacés. Pour le ravitaillement, les champs sans propriétaires des
alentours sont à la disposition de tous.
L'avenir du Rwanda ? « Nous sommes prêts à travailler dans la voie des
accords d'Arusha ; nous voulons rassembler les rescapés de l'opposition
et mettre en place un gouvernement à base élargie. »
Pour ce qui est du concept démocratique, on ressent chez les
responsables politiques du FPR une nette réticence vis-à-vis du modèle
occidental qui a « plongé le pays dans le malheur », auquel ils
préfèrent un régime sans parti (comme celui en vigueur chez le voisin
ougandais). Certains espèrent qu'en deux ans de transition, ils sauront
convaincre la population de leur volonté d'union nationale. Mais le FPR
ne pourra sans doute pas se priver du contrôle des forces armées, ne
serait-ce que pour éviter de nouveaux massacres.
Dans les environs de Tambwé, quelques résidents hutus qui ont fui les
combats reviennent au village. « L'armée nous a dit de partir, car il y
allait avoir une bataille », explique Aimable Nazibaho, « une fois le calme
revenu, on a pris contact avec les rebelles et on est rentrés chez nous. »
Ici, les combats n'ont duré qu'une demi-heure avant que l'armée ne
décroche. Les rebelles avancent avec une facilité impressionnante. En
témoignent les rares cadavres de soldats gouvernementaux dans les
fossés.
Le pont métallique qui enjambe l'Akanyaru, à la limite ouest du
Bugesera, a été détruit par l'armée. Mais dans la nuit qui a suivi les
commandos du FPR sont passés sur l'autre rive à bord de petites
embarcations. Les maquisards qui, ce matin, franchissent le cours d'eau
laissent entendre qu'ils se dirigent vers Butaré, dans le sud du pays,
puis Cyangugu, à la frontière zaïroise.
L'état-major rebelle préfère apparemment remettre à plus tard la prise
du centre-ville de Kigali et de celui de Gitarama où siège le
gouvernement intérimaire, solidement défendu par l'armée régulière qui
vient de tenter une contre-offensive, la première en deux mois de
guerre.