Fiche du document numéro 14831

Num
14831
Date
Mercredi Février 2006
Amj
Taille
145777
Titre
Rwanda : qui est responsable ? Entretien avec Jean-Pierre Chrétien, Directeur de recherches émérite au CNRS
Sous titre
Faut-il croire le pamphlet de Pierre Péan sur le Rwanda ? Selon lui, les crimes des Tutsi depuis 1990 auraient été plus importants que le génocide perpétré par les Hutu en 1994. La mise au point de Jean-Pierre Chrétien*.
Nom cité
Mot-clé
Cote
N° 306
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'Histoire : Pierre Péan a relancé la polémique sur le génocide
rwandais de 1994. Pouvez-vous nous rappeler les faits tels qu'ils sont
établis ?


Jean-Pierre Chrétien : D'abord culpabiliser en bloc « les Hutu » ou « 
les Tutsi » est un manichéisme trompeur. Le 6 avril 1994, l'avion
ramenant de Dar-es-Salaam à Kigali le président rwandais hutu Juvénal
Habyarimana est abattu. Dès le lendemain, les extrémistes hutu
déclenchent le massacre des leaders de l'opposition hutu et
l'extermination des Tutsi. Ces tueries ont duré d'avril à fin juin et
ont fait au moins 800 000 victimes.

Ce génocide intervient dans le contexte de la guerre civile qui
opposait depuis 1990 le pouvoir de Kigali au Front patriotique rwandais
(FPR). Celui-ci regroupait des descendants de Tutsi qui s'étaient
réfugiés en Ouganda et dans les autres pays voisins du Rwanda à la
suite des persécutions subies de 1959 à 1973 de la part du régime mis
en place au tournant de l'indépendance.

Cette guerre reprend le 8 avril 1994 et les troupes du FPR, commandées
par Paul Kagame, finissent par contrôler l'ensemble du pays, mettant
fin au génocide au début de juillet. Le FPR contrôle le pouvoir depuis
lors.

L'H. : Pierre Péan n'hésite pas à affirmer que les tueries de 1994
pourraient être vues comme des « représailles » aux attaques menées par
le FPR, le rendant ainsi responsable, indirectement, du massacre des
Tutsi.

J.-P. C. : Le FPR avait pris un risque en franchissant la frontière
ougando-rwandaise en octobre 1990 pour renverser le régime. Mais il a
aussi conforté l'opposition intérieure (hutu et tutsi), qui établit
d'ailleurs des contacts avec lui au printemps de 1992. Ce sont les
proches du pouvoir, liés au parti unique MRND (Mouvement
révolutionnaire national pour la démocratie) qui, en réponse, ont
réveillé les passions ethniques. Le FPR a certes commis des exactions
contre des populations hutu, notamment en février 1993. Mais une
logique de paix l'emporte avec la conclusion en août 1993 à Arusha
(Tanzanie), d'accords fondés sur un partage du pouvoir entre le
président Habyarimana, les partis d'opposition intérieurs et le FPR.
L'application de ces accords se heurte à une obstruction violente à la
fin de 1993 de la part des extrémistes hutu. L'attentat du 6 avril 1994
intervient dans cette conjoncture. Il mériterait une enquête
internationale transparente. Déjà la mission parlementaire française de
1998 a mis en valeur la complexité du dossier. Certains ont incriminé
des extrémistes hutu, mais l'implication d'éléments du FPR est
également plausible. Cependant, à supposer que l'on admette cette
dernière hypothèse, l'essentiel n'est pas là : la préparation du
génocide des Tutsi avait commencé depuis des années. Le thème de la « 
colère populaire spontanée » a été celui de la propagande des autorités
responsables des massacres.

L'H : Il s'agit donc bien d'un génocide planifié ? Qu'est-ce qui permet
de le dire ?

J.-P. C. : L'extermination des Tutsi a été conçue comme une solution au
maintien d'un « pouvoir hutu » dès 1991 (1): « identification de l'ennemi
 » (c'est-à-dire les Tutsi) dans un rapport produit au début de 1992 par
l'état-major rwandais ; développement d'une « autodéfense civile » et
entraînement de milices (les interahamwe du parti MRND) ; commandes de
600 000 machettes en 1993.

Une propagande raciste virulente, développée surtout par des médias
officieux, comme le bimensuel Kangura créé dès l'été 1990 et la RTLM
(Radio-Télévision libre des Mille Collines) à partir de l'été 1993,
ravive l'idéologie des années 1950-1960 : les inyenzi (cafards) tutsi
seraient fourbes par nature et utiliseraient leurs femmes pour
infiltrer la société. Selon le principe des « accusations en miroir »,
les Tutsi sont dénoncés comme des ennemis dangereux qu'il faudrait
neutraliser préventivement.

Cette préparation du génocide est le fait d'un premier cercle du
pouvoir, l'akazu, la « maisonnée » présidentielle, de dirigeants civils
ou militaires liés à l'ancien parti unique MRND, du nouveau parti
extrémiste CDR (Coalition pour la défense de la République) créé en
mars 1992, enfin d'opposants hutu ralliés aux thèses extrémistes dites
« Hutu power », qui dénoncent les négociations d'Arusha.

L'H. : Sait-on comment les choses se sont déroulées au printemps 1994 ?

J.-P. C. : Dès le 8 avril, à l'initiative d'un comité militaire mené
par le colonel Bagosora, est formé un « gouvernement intérimaire »
constitué d'extrémistes présidé par Jean Kambanda. En une quinzaine de
jours, il met au pas les cadres administratifs réticents : par exemple
le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, est démis le 17 avril
et sera exécuté.

Sur le terrain, les massacres sont perpétrés méthodiquement par les
interahamwe et, plus généralement, par des paysans convoqués sur des « 
barrières » de contrôle ou pour de véritables battues. Les autorités
locales, préfets, bourgmestres, directeurs d'école, médecins… encadrent
la population. Armée et gendarmerie prêtent main-forte. Les tueries
sont rythmées par les appels au meurtre de la radio RTLM. Un chercheur
américain a estimé que près de 200 000 personnes ont participé aux
massacres.

L'H. : La France a été mise en cause pour avoir soutenu le régime hutu,
y compris après le déclenchement du génocide. Que peut-on en penser
actuellement ?

J.-P. C. : Comme ses prédécesseurs, François Mitterrand a soutenu le
régime pour défendre la francophonie sur la frontière est du Congo. En
échange d'un appui financier et militaire, depuis l'attaque du FPR en
1990, il a poussé le président Habyarimana à la démocratisation.
Ce qui est plus problématique, c'est l'absence de réactions de Paris
face à la montée d'un racisme d'État attesté notamment par des pogroms
récurrents de 1991 à 1993.

La position française reste ambiguë après le déclenchement du génocide.
L'opération « Turquoise », l'envoi de soldats français en juin 1994
sous l'égide de l'ONU, avait pour objectif affiché d'arrêter les
massacres et de créer une « zone humanitaire sûre » dans le Sud-Ouest.
Mais certains dirigeants militaires voulaient aussi casser l'avancée du
FPR, et les forces du gouvernement génocidaire ont pu passer au Zaïre.

L'H. : Quelle est la responsabilité des autres grandes puissances ? Et
celle de l'ONU ?

J.-P. C. : Les Nations unies ont presque réduit à néant la Minuar
(Mission des Nations unies pour le Rwanda formée à la suite des accords
d'Arusha), après l'assassinat de dix Casques bleus belges le 7 avril
1994. Traumatisée en 1993 par le bourbier somalien, l'administration
Clinton a refusé d'intervenir et a préféré parler de « massacres
interethniques ». Pour Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de
l'ONU, il s'agissait d'une « reprise de la guerre civile », dans
laquelle il fallait rester neutre.

L'H. : Peut-on parler à propos des victimes hutu du FPR depuis 1990
d'un autre génocide ?

J.-P. C. : Il serait absurde d'idéaliser l'actuel pouvoir de Kigali.
L'Armée patriotique rwandaise (APR) a commis des crimes de guerre et
même des crimes contre l'humanité, notamment contre des Hutu réfugiés
dans la forêt congolaise ; 200 000 personnes ont disparu, tuées par la
rébellion congolaise ou par l'APR, victimes de la faim, voire enfuies
dans des pays voisins.

Mais la notion de génocide recouvre une définition précise, posée par
l'ONU en 1948 : il faut une « intention de détruire, en tout ou en
partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que
tel ». Or le gouvernement rwandais, en permettant à des centaines de
milliers de réfugiés hutu de rentrer et de récupérer leurs terres, a
montré qu'il n'avait pas planifié l'extermination systématique des
Hutu. Si l'on veut rester rigoureux, évitons les symétries douteuses.

(Propos recueillis par Coralie Febvre.)

Notes



Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Mille et Une Nuits, 2005.

(*) Jean-Pierre Chrétien est spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs. Il a
publié, entre autres, Rwanda. Les médias du génocide, Karthala, 1995,
et L'Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d'histoire, Flammarion,
rééd. 2003.

1. Cf. la grande enquête publiée par la FIDH et Human Rights Watch,
Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, 1999.

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