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« Mieux vaut tard que jamais » : sur un ton posé, mais quelque peu
condescendant, le chef d'état-major des forces du Front patriotique
rwandais (FPR), le général Paul Kagame, qui accueille, mercredi 11 mai,
à Biumba, le haut-commissaire aux droits de l'homme des Nations unies,
José Ayala Lasso, ne dissimule pas ce qu'il pense de la communauté
internationale, qui s'est surtout « préoccupée d'évacuer ses expatriés,
laissant les Rwandais seuls face à la tragédie ». Mais « vous pouvez
toujours venir en aide aux personnes qui restent à sauver et nourrir les
rescapés des tueries », répond-il à l'émissaire de l'ONU, qui a lancé un
appel aux valeurs morales pour faire cesser les massacres.
La délégation onusienne a quitté la capitale, « exfiltrée » par un
officier du FPR. Après un entretien avec son interlocuteur, le général
Kagame réitère devant quelques journalistes son espoir de voir l'ONU se
cantonner à une assistance humanitaire. « Pourquoi venir en force alors
que le génocide est presque consommé ? demande-t-il. De plus une telle
intervention risquerait de protéger les responsables des massacres ».
Deux mille cinq cents « casques bleus » suffiraient pour mener à bien un
programme humanitaire, estime l'ancien officier de renseignements de
l'armée ougandaise, en réponse aux responsables de la mission de l'ONU
(MINUAR). Ces derniers ont recommandé au Conseil de sécurité un
renforcement substantiel (« 5 500 ou 8 000 hommes » contre 450
actuellement) du contingent onusien. « S'il s'agit de faire cesser les
massacres, ajoute le général Kagame, qui refuse toute entrave à ses
opérations militaires, le FPR peut s'en charger, car nous avons réussi
là où l'ONU a échoué. Nous pacifions chaque région conquise. »
L'entourage du chef d'état-major se demande « pourquoi la France
s'obstine à soutenir un régime de perdants » alors que « nous entrerons
bientôt à Kigali ». Mais, pour Félix, un combattant de vingt-cinq ans,
prendre Kigali est moins important que d'arrêter les extrémistes qui
appellent au massacre. « Une fois ces gens éliminés, les Rwandais
retourneront vaquer à leurs tâches, car ils sont fatigués de la guerre. »
« Rien ne résiste à des troupes aguerries par dix ans de combats de
brousse », poursuit-il avec cette conviction commune à tous les gradés
du FPR qu'ils vont bientôt l'emporter. Né au Burundi de parents réfugiés
rwandais, Félix s'est engagé en 1984 dans le mouvement de guérilla de
Yoweri Museveni qui, deux ans plus tard, prenait le pouvoir en Ouganda.
« A l'époque, nous pensions déjà créer le FPR, et la lutte de Museveni
était un terrain d'entraînement tout trouvé. »
Des hameaux sentant la mort
Biumba a été conquise deux semaines après la reprise de la guerre
civile, déclenchée par la mort du président Habyarimana, le 6 avril
dernier. La ville n'est ni détruite ni pillée mais paraît abandonnée,
hormis les allées et venues des maquisards. Au sud de Biumba, les
campagnes aussi semblent avoir été vidées par la guerre. Au sortir de la
ville, la route serpente sur les crêtes dominant des collines tapissées
de petits champs jusqu'à leur sommet, car l'espace est rare dans ce pays
surpeuplé. Le mil est presque mûr, mais personne ne se prépare aux
récoltes : encore une famine à prévoir.
Le long de la route, le FPR a disposé quelques barrages. Sa présence est
discrète, preuve qu'il contrôle bien la région. A flanc de colline, un
immense camp de déplacés totalement abandonné par ses 70 000 résidents,
qui se sont répartis vers le nord dès les premiers combats. Un peu plus
loin, un autre camp très récent fait de huttes et de branchages. Les
gens disent qu'ils ont fui les interhamwe, ces milices
progouvernementales, fer de lance de l'élimination des Tutsis et des
opposants hutus. Nulle trace de résistance populaire face à l'avancée
des Tutsis du FPR, comme cela s'est passé au Burundi devant la
progression de l'armée venue pacifier les régions révoltées.
Au retour, en s'approchant de Kigali, on traverse une succession de
hameaux bombardés ou pillés sentant la mort. Dans les bananeraies,
plusieurs cadavres réduits à l'état de squelettes. Le long du chemin où
circulent tranquillement des rebelles, des vêtements, des ustensiles
domestiques éparpillés, comme si les fuyards avaient tout laissé tomber,
soudain saisis par la panique. Et puis, brusquement, apparaît la
silhouette de l'ancien Parlement, qui sert toujours de quartier général
au FPR.
Les voyageurs qui viennent de l'est du pays, conquis par les rebelles,
parlent d'un « chemin de mort » le long duquel toutes les églises sont
maculées de sang. Les civils qui y ont trouvé refuge ont été
systématiquement massacrés par les milices hutues, qui font encore
régner une certaine insécurité derrière les lignes du FPR.