Fiche du document numéro 14208

Num
14208
Date
Jeudi 7 juillet 1994
Amj
Taille
89476
Sur titre
De notre envoyé spécial au Rwanda, Laurent Bijard
Titre
Hutus : « Si les Français nous lâchent...»
Sous titre
A Gysenyi se sont regroupés les débris de l'armée et les chefs civils et militaires responsables du génocide, qui ne savent pas trop s'ils doivent rire ou pleurer de la « zone humanitaire de sécurité » que les Français sont en train de créer.
Nom cité
Cote
Nº1548
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Même maquillés, les yeux de Julienne ont la couleur de la peur. Cette
jeune monteuse de la télévision rwandaise ne se raconte plus
d'histoire. Elle, qui a fui Kigali, puis Gitarama, se sent désormais
prise au piège. Face au lac Kivu, elle réalise qu'il n'y aura pas
d'autre fuite possible. Le Zaïre, trop déglingué, ferme ses portes. Il
reste d'un côté les eaux profondes du lac, de l'autre les collines
vertes où le Front patriotique rwandais progresse chaque jour un peu
plus, et, comme si tout cela ne suffisait pas, il y a ce nuage
incandescent qui plane au dessus du grand volcan qui domine la
frontière rwando-zaïroise. Etrange coïncidence, l'immense cratère du
Nyragongo est passé au rouge au début de l'opération Turquoise. Il
s'est réveillé au bruit des rangers de l'armée française. Depuis,
chacun redoute l'éruption, véritable apocalypse que les dieux
finiraient par déchainer sur la tête des Hutus en guise de punition
pour les massacres commis.

Sur la plage de Gisenyi, la station balnéaire chic du Rwanda
transformée en capitale retranchée, les soldats gouvernementaux
traînent leur blues. Car ici, on est au coeur du réduit hutu, où se sont
regroupés les restes de l'ancien régime. A des kilomètres à la ronde,
pas de Tutsis. On les a tous massacrés. Pourtant, le coeur n'y est plus.
Depuis l'arrivée des paras français dans la région, le moral des
troupes s'est étrangement relaché. Car plus à l'est, le FPR enfonce le
front. On s'attend d'un moment à l'autre à voir débouler les
guerilleros à travers les bananeraies qui entourent la ville. On
devient nerveux.

Il y a de plus en plus de civils éméchés et armés qui s'occupent comme
ils peuvent en harcelant ceux qui passent par là. Depuis quelques
jours, on redoute des infiltrés du FPR. La rumeur veut qu'on ait arrêté
un groupe d'une quinzaine de « rebelles », portant l'uniforme des Forces
rwandaises. On les aurait identifiés grâce à un tatouage « FPR » gravé
dans le dos. La nouvelle a fait rapidement le tour de la « capitale »
rwandaise. Dans toutes les maisons, les baluchons sont prêts. On se
couche avec la peur de se réveiller dans les mains de l'ennemi juré.
C'est bien connu, le FPR attaque toujours la nuit.

Dans l'attente d'une fin annoncée, comme il faut bien vivre, les petits
trafics permettent encore d'alimenter la ville. Toutes sortes de
produits passent la frontière zaïroise. Tout vient en fraude mais en
petite quantité. Au grand dam des 150 000 déplacés qui squattent
désormais la région, les prix ont été multipliés par deux ou trois en
quelques jours. L'essence est l'affaire des femmes qu'on surnomme ici
les « Kadafi », « parce qu'elles ont le pétrole ». Elles ne sont pas
contentes. Même chose pour les petits changeurs du kiosque Isoko, au
marché. Depuis que les Français sont là, le prix du litre d'essence et
celui du dollar ont baissé. L'offre est devenue trop forte. Les
spéculateurs de la guerre en ont été pour leurs frais. C'est une des
conséquences inattendues de l'opération Turquoise.

Réfugié dans les murs fraise écrasée de l'hôtel Méridien -- il lui
devient difficile d'échapper au confort français -- le gouvernement
rwandais vaque à ses occupations. En exil, chez lui, dans une sorte de
« Vichy tropical », il « travaille » entre une piscine glauque, un
boulodrome ensablé et un bar fermé. Le palace du lac Kivu, qui
accueillait autrefois les fans de Dian Fossey avant leur ballade au
pays des gorilles, a du mal à conserver son standing. Il donne lui-même
l'impression bizarre d'abriter une espèce en danger. Tout ce que la
tribu du « Hutu Power » -- nom que se donnent les purs et durs du régime --
compte comme dignitaires défile au Méridien. On y croise aussi de
riches commerçants comme Félicien Kabuga, qui soutiennent à bout de
bras ce gouvernement croupion. Kabuga a fait fortune dans le café au
moment de la guerre en Ouganda, quand Museveni chassait Idi Amin. Il a
appris le français par correspondance et a marié sa fille au fils
Habyarimana. Il se déplace en Mercedes avec trois soldats armés
jusqu'aux dents. Grâce à lui -- et à quelques autres -- le gouvernement
peut encore compter sur un joli matelas de dollars. Car on en est à
faire les fonds de tiroir.

Pourtant, les caisses de l'Etat étaient pleines quand la guerre s'est
déclarée. Habyarimana avait eu la bonne idée de disparaître après la
collecte des impôts payés par les Rwandais à la fin du mois de mars. Ce
qui a permis, chose incroyable dans un pays déchiré par une telle
guerre civile, de continuer à payer les fonctionnaires. Il leur
suffisait pour ça de se présenter à leur chef du personnel... « Le
gouvernement travaille
 » fait-on savoir à la réception de l'hôtel. On se
réunit en petit comité. On discute. Mais on passe rarement la nuit sur
place. En fin d'après-midi, le ballet des hélicoptères Gazelle fournis
par la France met à l'abri les ministres les plus importants. Certains
vont passer la nuit à Uvira, sur la berge zaïroise du lac Tanganika. On
ne sait jamais. Des fois que le FPR précipite le mouvement.

Ce lundi, pourtant, le pouvoir hutu a pris quelques risques. Pour une
histoire bête de constitution mal adaptée à des temps si tragiques, il
a fallu réunir au grand complet le gouvernement et une « nouvelle
assemblée nationale » destinée à renouveler sa confiance au président de
la République, Théodore Sindikubwabo, le successeur d'Habyarimana. Ce
grand évènement de la vie politique locale s'est déroulé en catimini,
dans la petite salle polyvalente d'une école secondaire: une cérémonie
étrange et presque ubuesque, au milieu de nulle part, au moment ou
Kigali et Butare, les deux principales villes du pays étaient en train
de tomber dans l'escarcelle de l'ennemi. Sous la lumière tamisée de
loupiotes multicolores, le vieux président intérimaire enregistrait les
prestations de serment des nouveaux députés. Avec son visage de papyrus
inanimé, il ressemblait à un comptable au bout du rouleau. Seule vivait
sa main qui cochait avec un stylo en or les noms des députés -- choisis
par les partis politiques en cavale à Gisenyi -- venus lui jurer
fidélité. Il aura beau refaire ses comptes, seuls 54 députés « sur 70
inscrits » avaient fait le voyage. Une scène qui se passait loin de tout
mais tout près du village natal de feu le général major Habyarimana,
Karago. Un lieu symbolique, choisi également parce qu'il se trouve
encore au coeur du dispositif des troupes gouvernementales. Un pré-carré
qui rétrécit comme une peau de chagrin.

Deux semaines après le lancement de Turquoise les extrémistes hutus
croient toujours en la France et la « coopération militaire
franco-rwandaise
 » mais leurs dirigeants ne sont plus sûrs de bien
comprendre le but de cette opération. Cette idée de zone de sécurité ne
les séduit qu'à moitié. Le périmètre envisagé est bien trop petit. « Ce
ne peut être qu'un début. C'est tout le Rwanda que nous voulons voir
transformé en zone de sécurité. Il faut que les trois millions de Hutus
déplacés puissent partout rentrer chez eux
 », dit le conseiller d'un
ministre. « Nous ne voulons pas d'une réserve indienne », lance-t-il à
l'armée française suspectée désormais d'organiser la défense d'un « Hutu
Land » à l'abri du FPR. « Si les Français n'assurent pas la protection de
tous les Hutus, nous serons en droit de considérer qu'ils sont venus
effectuer une belle promenade avec beaucoup de publicité
 ». me confirme
le ministre des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, avant de
traiter de « combattants du FPR » les quelques rescapés Tutsis évacués
par l'armée française. Il y a toujours beaucoup d'attente de la part
des Hutus, qui espèrent du secours mais aussi des armes et un peu plus
« d'efficacité » de la part de leur ancien allié. On n'y peut rien, les
vieilles habitudes du passé finissent toujours par reprendre le dessus.
Une attente qui n'annonce rien de bon pour les hommes de Turquoise,
déjà sur le point de se colleter avec les guerilleros du FPR. « Cette
opération va devenir de plus en plus difficile à gérer », entend-on à
l'aéroport de Goma, où le carburant pourrait bien commencer à manquer
si, ironie du sort, le gouvernement ougandais -- soutien supposé du FPR
-- n'autorisait les camions transportant le carburant Jet One à
transiter sur son territoire...

Pour sa part, Julienne à déjà choisi. Face au lac où elle n'a pas envie de moisir comme une boat people oubliée, face au volcan prêt à la dévorer dans ses flammes, elle choisit un « moindre mal » : rentrer chez elle à Kigali en misant sur une éventuelle réconciliation nationale.

Laurent Bijard

Le Nouvel Observateur

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024