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Les deux cessez-le-feu unilatéraux annoncés à la fin de la semaine
dernière, respectivement par le gouvernement intérimaire du Rwanda, pour
le dimanche 24 avril à midi, et par le Front patriotique rwandais (FPR),
pour le lundi suivant à minuit, étaient plus destinés à afficher la
bonne volonté de chacun qu'à être respectés. Comme l'a reconnu un
officiel rwandais, « les termes des deux cessez-le-feu n'étaient pas les
mêmes, cela ne pouvait pas marcher ».
Après une journée relativement calme, les affrontements à l'arme lourde
ont donc repris, mercredi 27 avril, trois semaines, jour pour jour,
après la mort du président Juvénal Habyarimana, dont l'avion a été
abattu (selon toute probabilité) alors qu'il s'apprêtait à atterrir à
Kigali, le 6 avril au soir. A l'exception de quelques obus tombés sur le
quartier des ministères où se trouve une importante caserne, les tirs
d'artillerie se concentrent dans la zone de l'ancien Parlement, où le
FPR a établi, depuis décembre 1993, son quartier général et cantonné 600
hommes chargés de protéger les responsables du FPR désignés pour
participer aux futures institutions à base élargie, prévues par les
accords d'Arusha d'août dernier.
Si le FPR n'a pas réussi à gagner beaucoup de terrain dans la capitale,
il semble qu'en province, il ait progressé depuis le territoire qu'il
occupe dans le Nord, sur la frontière ougandaise. Les responsables de
l'ancien mouvement rebelle affirment qu'ils contrôlent la « moitié du
pays », au nord de la capitale.
La Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR) a
confirmé la prise de Byumba, dans le Nord, par le mouvement d'origine
tutsie qui assiégerait d'autre part la ville voisine de Ruhengeri,
toujours aux mains des gouvernementaux. Plus au sud, le FPR assure qu'il
a investi Rwamagana. Une avancée qui, si elle se confirme, signifierait
que la route de la Tanzanie, une voie d'approvisionnement essentielle
pour le pays depuis la fermeture du passage ougandais en octobre 1990
(au début de la guerre civile), est désormais coupée.
Le FPR tente d'encercler lentement Kigali, comme les rebelles ougandais
emmenés par Yoweri Museveni s'étaient emparés de Kampala en janvier
1986. Beaucoup de réfugiés tutsis du Rwanda avaient d'ailleurs combattu
aux côtés de l'actuel président de l'Ouganda, accusé régulièrement par
Kigali de soutenir ses anciens compagnons d'armes.
La province après Kigali
Mais si le FPR prend la capitale rwandaise, il lui faudra aussi tenir la
ville. Et il sera probablement obligé d'occuper Kigali, plus qu'il ne la
libérera, car ses partisans (c'est-à-dire les Tutsis et les opposants
hutus du régime), déjà minoritaires, ont tous disparu, massacrés par les
miliciens ou en fuite.
Dans la capitale, il ne reste plus grand monde à éliminer pour les
Interhamwé (les milices du parti de l'ancien président Habyarimana, le
Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement,
MRND). Les tueries atteignent désormais l'intérieur du pays. La province
de Butare, celle qui avait su échapper à la violence tribale, est
frappée à son tour depuis la semaine dernière.
Les employés de Médecins sans frontières ont vu des miliciens traîner
hors de l'hôpital de Butare 170 blessés, rescapés de tueries, pour les
achever et massacrer ensuite tout le personnel tutsi de l'organisation
humanitaire. A la suite de MSF, l'équipe du Comité international de la
Croix-Rouge a évacué la capitale du Sud « pour ne pas rester témoin
passif et impuissant ». Entre la frontière burundaise et Kigali, il faut
franchir une trentaine de barrages de miliciens près desquels les
cadavres s'amoncellent, rapportent des témoins visiblement écoeurés par « ces véritables boucheries ».
« Un cercle vicieux »
Dans la capitale, le CICR a réduit sa mission de vingt-cinq à quinze
personnes parce que, étrangement, « il n'y a plus assez de travail ». « Il nous est impossible d'amener les blessés jusqu'à notre hôpital,
explique Paul Grossrieder, directeur-adjoint des opérations du CICR.
Même en négociant avec les miliciens d'un poste de contrôle, ces
derniers peuvent revenir sur leur parole et, comme cela s'est passé
l'autre jour pour trois jeunes filles, tirer les blessés hors de nos
ambulances pour les assassiner. Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est
de répéter en permanence aux responsables des deux bords qu'il leur faut
faire respecter les principes de protection des blessés et des civils. »
La radio nationale et la station extrémiste Radio libre des Milles
collines viennent d'accepter de diffuser, à la demande du gouvernement,
des messages appelant au respect de la Croix-Rouge.
Aux barrages, les miliciens disent traquer les rebelles. Ils se livrent
à toutes les atrocités sur la population civile. Des bourgmestres ont
été tués parce qu'ils tentaient de s'opposer aux massacres. Le chef
d'état-major des Forces armées rwandaises (FAR), le général Augustin
Bizimungu, admet en privé qu'il ne contrôle pas toutes ses troupes et
encore moins les miliciens. Mais il reconnaît aussi qu'il a besoin de
ces derniers pour contrer les infiltrations du FPR.
« Nous sommes pris dans un cercle vicieux, résume un responsable
humanitaire. Le FPR estime qu'il lui faut poursuivre ses attaques pour
arrêter le génocide alors que le gouvernement exige que les chefs du FPR
suspendent leur offensive pour qu'il puisse mettre un terme à
l'hécatombe. »
En attendant, le CICR va tenter des opérations d'évacuation de personnes
déplacées vers le Zaïre. Et la MINUAR envisage aussi de transporter,
vers des lieux plus sûrs, les quelque 15 000 personnes réfugiées dans le
stade Amahoro et à l'hôpital King-Fayçal, atteints plusieurs fois par
des obus.
Le pays est traversé par de vastes mouvements de population qui touchent
plus de 10 % des 7 millions de Rwandais. Selon le Haut Commissariat aux
réfugiés des Nations unies (HCR), 60 000 Rwandais sont passés dans les
pays limitrophes et 75 000 des 275 000 réfugiés burundais du Rwanda ont
choisi de rentrer chez eux. Plus d'un demi-million de Rwandais sont
aujourd'hui déplacés.
Forte de 2 500 « casques bleus », la MINUAR, dont le mandat initial
consistait à maintenir la paix et veiller à l'application des accords
d'Arusha, s'est révélée impuissante à empêcher les combats. Aujourd'hui,
les Nations unies, échaudées par l'expérience somalienne, refusent
d'imposer la paix au Rwanda, et se contentent d'attribuer à la MINUAR un
nouveau mandat, humanitaire celui-là.
Après l'échec de la rencontre d'Arusha, le 23 avril dernier, la MINUAR a
montré son mécontentement en renvoyant dans leurs pays respectifs, la
quasi-totalité de ses soldats. « Nous ne nous laisserons pas ridiculiser
par les belligérants », avait déclaré Moctar Gueyé, porte-parole de la
MINUAR.
Le Burundi n'a pas sombré
Il ne reste aujourd'hui que 270 « casques bleus » et observateurs de
l'ONU ainsi que le représentant spécial de M. Boutros-Ghali au Rwanda,
Jacques-Roger Booh-Booh, qui est prêt à offrir sa médiation au cas où
FAR et FPR renonceraient à la guerre. L'ONU semble totalement
impuissante au Rwanda alors qu'au Burundi, l'ambassadeur de l'ONU, Ould
Abdallah, a tout de même réussi à rétablir les institutions décapitées
par la tentative de coup d'État du 21 octobre 1993. Mais la situation
reste précaire.
Si le Burundi n'a pas sombré dans la violence ethnique, c'est sans doute
à cause des multiples appels au calme du président du Parlement,
Sylvestre Ntibantunganya, qui assure l'intérim à la tête de l'Etat,
après la mort du président Cyprien Ntaryamira, tué dans l'explosion de
l'appareil du président Habyarimana. Mais certains redoutent de
nouvelles violences, si, par exemple, le FPR s'emparait de Kigali ; ce
qui serait percu par les 85 % de Hutus burundais comme un retour de la
minorité tutsie au pouvoir au Rwanda, trente-cinq ans après avoir en
avoir été chassée par la "« évolution sociale » de 1959.
Suite à la « purification ethnique » de plusieurs quartiers de
Bujumbura, qui avait coûté la vie à près de 300 Hutus au début de
l'année, les habitants des quartiers hutus de Bujumbura sont entrés en
dissidence armée, début mars, contre les forces régulières (presque
exclusivement tutsies) et se sont barricadés à Kamengué et Kinama, « par
peur d'être massacrés ».
Et, depuis la crise rwandaise, les fusillades y sont quotidiennes. Pire,
des roquettes sont tombées, le 25 avril, sur des quartiers tutsis de la
capitale, montrant qu'une résistance s'organise dans l'arrière-pays.
L'armée n'y contrôle plus que les principales voies de communication et
quelques localités où se sont rassemblés près de 150 000 déplacés
d'origine tutsie, ceux qui ne sont pas retournés chez eux depuis les
massacres d'octobre 1993, déclenchés par l'assassinat de Melchior
Ndadayé, premier président hutu du Burundi, élu en juin 1993.
Dimanche, quelques militaires ont tenté un coup d'Etat, et ont dû faire
machine arrière en constatant qu'aucune caserne de Bujumbura ne leur
emboîtait le pas. L'arrivée des Hutus burundais au pouvoir, après des
élections sans reproche, une transition exemplaire, et la signature des
accords de paix d'Arusha qui marquait la fin de trois ans de guerre
civile au Rwanda, avaient suscité d'immenses espoirs de paix dans la
région. Espoirs brisés net, le 21 octobre 1993, par l'assassinat du
président Ndadayé, qui ravivait une méfiance ethnique que les
extrémistes hutus du Rwanda allaient exploiter à fond.