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KIGALI, 15 mai, Reuter - Le principal axe routier tenu par les
gouvernementaux et menant à Kigali est aux mains de bandes incontrôlées
de miliciens titubant d'ivresse et brandissant grenades, coupe-coupe,
gourdins, armes à feu et poignards.
Peu de véhicules s'aventurent sur cette route de l'angoisse
où même
les soldats de l'armée régulière rwandaise suent à grosses gouttes à la
seule vue des barrages routiers érigés par des miliciens
particulièrement excités.
Ils font la loi, avec leur arsenal hétéroclite de grenades, de couteaux
de cuisine ou de machettes qui frôlent le visage des automobilistes
lorsqu'ils examinent à la loupe les passeports et laissez-passer
officiels et fouillent à la baïonnette les effets personnels.
Pour les milices pro-gouvernementales, tout objet capable de frapper ou
de déchirer est une arme - cela va du simple tournevis à
l'impressionnant bâton hérissé de clous.
Leurs uniformes de bric et de broc vont du treillis militaire en
guenilles au simple t-shirt en lambeaux, en passant par le survêtement
maculé de sang et la blouse, plus très blanche, de medecin.
Les lunettes noires sont, naturellement, un accessoire très prisé.
Aux étrangers qui tentent de franchir ces barrages, le bon sens et
l'expérience commandent de sourire généreusement, de ne montrer surtout
aucun signe de peur et de risquer quelques plaisanteries pour faire
diversion. Quand on le fait rire, même le milicien le plus féroce peut
parfois baisser la garde et vous laisser passer.
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Vous êtes Belges ?
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Ce n'est pas, hélas, toujours le cas. Beaucoup grommellent quelques
mots incompréhensibles en Kinyarwand, vous fixent d'un regard à faire
froid dans le dos et, l'haleine empestant la bière, exigent de
l'argent. Jusqu'à ce qu'un nouvel arrivant, proie jugée plus facile, se
présente.
Tout membre de l'ethnie Tutsie, minoritaire au Rwanda, est sûr de se
faire massacrer si les miliciens le repèrent sur cette route, qui
commande l'entrée sud-ouest de Kigali, ou s'il essaie de se mêler à des
Hutus.
A mesure que vous approchez de la capitale, la tension monte de façon
tout à fait perceptible.
Gardez la tête baissée et faites vous tout petit, nous allons rouler
aussi vite que possible
, prévient notre guide officiel, un lieutenant
de gendarmerie.
Le véhicule à quatre roues motrices, emprunté
à une organisation
humanitaire internationale, file pendant cinq km sur la route vide de
toute voiture qui longe dangeureusement une colline tenue par les
rebelles du Front patriotique du Rwanda (FPR).
Notre véhicule, avec à son bord deux journalistes, le lieutenant de
gendarmerie et son chauffeur, freine brusquement à un barrage installé
près de la carcasse incendiée d'un pickup copieusement mitraillé.
Un parachutiste bedonnant vient vers nous et, brandissant dans la main
gauche une grenade de fabrication américaine, exige de voire notre
autorisation, visée par le ministère de la Défense, de se rendre à
Kigali.
Les questions pleuvent à propos des passagers. Notre lieutenant, de
moins en moins à l'aise, s'efforce de paraître amical.
Vous êtes Belges ?
, demande le parachutiste - question posée
inévitablement à chaque Blanc aux barrages routiers.
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Paranoïa grandissante
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Les miliciens vouent une haine implacable à tous les ressortissants de
l'ancienne puissance coloniale parce qu'ils sont, entre autres,
convaincus que ce sont des casques bleus belges qui ont abattu l'avion
dans lequel a trouvé la mort le 6 avril le président Juvénal
Habyarimana, un Hutu comme eux.
Cet attentat, à ce jour non élucidé, a mis le feu aux poudres au Rwanda
et déclenché des massacres qui ont fait des centaines de milliers de
morts.
Le parachutiste, après s'être assuré qu'aucun Belge ne figurait dans le
véhicule, ordonne à ses hommes de lever la barrière en bois.
Peine perdue - pour une raison qui échappera à tout le monde, les
miliciens refusent dans un premier temps d'obtempérer. Puis, deuxième
miracle inexplicable, ils finissent par céder.
Alors que les duels d'artillerie se font entendre de plus en plus
proches sur les collines de Kigali, nous assistons à une multiplication
des barrages, qui se succèdent de quelques dizaines de mètres
seulement, et la paranoïa ne fait que croître.
Hormis les hommes en armes, les rues de la capitale sont désertes et
les boutiques ont tiré leurs rideaux dans cette ville divisée que les
gouvernementaux affirment contrôler.
Seuls les véhicules militaires se risquent à tombeaux ouverts dans les
artères jonchées de branchages et de feuilles soufflés par les obus.
De trés jeunes gens, le corps décoré de grenades comme un véritable
arbre de Noël et la tête coiffée de chapeaux de cowboy, ainsi que des
enfants armés de fusils presque plus grands qu'eux déambulent aux
barrages.
Notre lieutenant refuse de déposer un journaliste à l'Hotel des Milles
Collines, devant lequel les miliciens menacent de massacrer les
centaines de personnes qui s'y sont réfugiées.
J'ai seulement pour ordre de vous emmener à Kigali et de vous ramener.
Il faut se dépêcher si nous voulons échapper aux bombardements
,
prévient l'officier. /JLF
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