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Selon les estimations de la Fédération internationale des droits de
l'homme (FIDH), le regain de violences, à caractère ethnique, qui a eu
lieu, fin janvier, dans le nord-ouest et l'ouest du Rwanda (le Monde du
29 janvier), aurait fait près de trois cents morts, essentiellement
parmi la communauté tutsie.
Selon des informations recueillies de « source sûre », le 29 janvier,
par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), « deux
cent quatre-vingt-dix morts au moins » auraient été recensés, « dans
huit communes sur les trente actuellement touchées » par ces nouvelles
flambées meurtrières. Les milieux diplomatiques à Kigali, s'appuyant sur
« des sources religieuses », font état de « cent vingt à cent trente
morts ». C'est au lendemain du départ d'une commission internationale
d'enquête sur les droits de l'homme, ayant séjourné au Rwanda du 7 au 21
janvier et à laquelle participait la FIDH, que ces nouveaux troubles ont
été observés. Parties de la préfecture de Gisenyi -- région du Nord-Ouest,
dont est natif le président Juvenal Habyarimana --, les violences se sont
rapidement étendues aux préfectures voisines de Ruhengeri et de Biumba,
puis, plus au sud, à celles de Kibungo, Cyangugu et Kibue.
Dans une lettre adressée, le 1er février, au chef de l'Etat rwandais, le
président de la FIDH, M. Daniel Jacoby, évoquant le témoignage de
personnalités « dignes de foi », estime que « la
chasse aux membres de l'ethnie tutsie [communauté minoritaire]
et aux partisans des partis de l'opposition atteint aujourd'hui,
voire dépasserait, le niveau des atrocités commises dans la région de
Kibilira, en octobre 1990, dans la région des Bagogwés
[apparentés aux Tutsis], en janvier-février 1991, et au Bugesera
en mars 1992 ». Selon plusieurs membres de la commission
d'enquête qui devrait publier son rapport d'ici à la fin février
« plus d'un millier de Tutsis ont été tués » au Rwanda, depuis
le 1er octobre 1990, date des premières offensives du Front
patriotique rwandais (FPR) qui ont marqué le début de la guerre
civile.
Le président de la FIDH, qui n'hésite pas à mettre en cause les
partisans du chef de l'Etat, membres du Mouvement républicain national
pour la démocratie et le développement (MRNDD, ex-parti unique,
minoritaire au sein de l'actuel gouvernement de transition), a suggéré
au président Habyarimana de « suspendre immédiatement les autorités
responsables, en attendant l'organisation de procès réguliers ». Le
général Habyarimana, qui s'était officiellement « réjoui », début
janvier, de la venue de la commission, risque de ne guère apprécier.
D'autant que la FIDH n'est pas seule à dénoncer ces « violations
caractérisées des droits de l'homme » et à s'insurger, par avance, des
représailles que pourraient subir les citoyens rwandais qui ont aidé la
commission. L'organisation Africa Watch, basée aux Etats-Unis, et le
Centre international des droits de la personne et du développement
démocratique (CIDPDD), basé au Canada, se sont également émus des
« menaces de mort », proférées contre certains témoins. Dans un rapport
publié le 27 janvier, Africa Watch mentionne la découverte de « fosses
communes », dans les régions de Gisenyi et Ruhengeri, cette découverte
laissant supposer l'existence de « bien d'autres charniers » dans le
pays.
Le silence de la France
Ces « révélations », qui n'ont fait, à ce jour, l'objet d'aucun
commentaire présidentiel, vont conforter l'opinion du gouvernement, dont
la plupart des membres sont issus de l'opposition. Le premier ministre,
M. Dismas Nsengiyaremye, avait publiquement mis en cause, la semaine
dernière, les jeunes militants hutus (communauté majoritaire) du MRNDD,
tenus pour responsables du massacre de leurs compatriotes tutsis. La
France dont la présence militaire n'a jamais, à ce jour, été
publiquement contestée par le gouvernement de transition ni par le
président Habyarimana tient un langage beaucoup plus circonspect.
L'ampleur des récentes tueries, si elle se confirme, risque pourtant
d'aggraver son embarras. Evoquant le maintien, depuis plus de deux ans,
de quelque cent cinquante soldats français au Rwanda, le Quai d'Orsay
avait expliqué, vendredi dernier, que c'était là « la meilleure façon
d'éviter que des combats sanglants n'opposent la majorité hutue et la
minorité tutsie ». Un argument que les familles des quelque trois cents
personnes assassinées, dénombrées par la FIDH, apprécieront sans doute
modérément.
Il sera également difficile à la France d'expliquer son silence, compte
tenu des informations que les instructeurs militaires français, « en
mission stricte de formation » auprès de l'armée rwandaise, n'ont pas
manqué de recueillir. Prenant l'exemple du camp militaire de Bigogwe,
situé entre Gisenyi et Ruhengeri, où des instructeurs français
« entraînent les para-commandos rwandais », un membre de la commission
d'enquête, M. Jean Carbonare, s'est étonné, mercredi 3 février, de la
« passivité » et de la « complaisance », dont la France,
à ses yeux,
ferait montre. Redoutés par la population, régulièrement victime des
exactions de la troupe ou des rebelles du FPR, les militaires rwandais
utiliseraient ce camp comme centre de détention, où des « civils tutsis,
raflés dans la région » seraient emprisonnés, assure M. Carbonare.
Ce qui se dit tout haut, dans certaines capitales africaines, devrait-il
être oublié quand il s'agit de Kigali, où les évêques eux-mêmes n'ont
pourtant pas hésité à dénoncer « les actes de violence et de liquidation
physique systématique, à caractère ethnique et politique » et à demander
à ce que « les peuples bagogwé et tutsi de Gisenyi, de Ruhengeri et de
Kibue soient assurés d'une protection concrète et urgente » ?