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Soudain, au détour d'un virage, il y a cette femme et cet enfant. Deux
 fantômes vêtus d'étoffes déchirées qui flottent dans le vent. Ils sont
 figés dans l'espace, les pieds nus posés sur l'asphalte
 brûlant. Derrière eux s'étend dans toute sa splendeur la forêt de
 Nyungwe qui couvre une large partie de cette région sud-ouest du
 Rwanda. La femme est belle, grande et les traits de son visage sont
 extrêmement fins. Les lèvres de l'enfant silencieux saignent parce
 qu'il a faim. Qui sont-ils ces deux-là ? Est-elle tutsie cette femme
 qui porte sur elle toute la grâce de cette ethnie ? Elle serait donc
 pourchassée mais assez folle pour quitter le refuge du buisson et
 quémander sur le bord de la route un peu de nourriture, à la merci à
 tout moment d'un coup de machette ? Est-elle hutue, née sans doute
 d'un mariage mixte, répudiée par tous, réduite à l'exode solitaire ?
 Surtout ne pas le lui demander. Offrir à l'enfant silencieux quelques
 fruits et des barres chocolatées. Envelopper la femme du regard et lui
 dire avec les yeux, en français et en kinyarwanda, des mots simples et
 doux.
 
 A l'orée de la forêt, le rideau se lève sur un amphithéâtre de
 collines. Province de Gikongoro, la plus pauvre du Rwanda. Le sol est
 pierreux mais on tente d'y cultiver du sorgho, du manioc et du thé. Un
 million et demi de réfugiés s'y sont posés là, à flanc de coteaux. Ils
 sont Hutus et ont fui la province voisine de Butare, tombée entre les
 mains du Front patriotique rwandais (FPR à majorité tutsie) début
 juillet. Cette zone a été décrétée ``de protection'' ou ``humanitaire''
 par la France avec l'aval des Nations unies. On y meurt cependant
 chaque jour de dénutrition, de dysenterie bacillaire ou de plaies, par
 balle ou à l'arme blanche, surinfectées. Là-bas, près de la procure de
 Gikongoro, une petite maison coquette.
 
 Madeleine Ruffin [Raffin], dite Mado, vit là depuis vingt-six ans. A
 soixante et un an, cette enseignante à la retraite a bâti des écoles,
 formé des institutrices, et est aujourd'hui la directrice locale de
 l'association humanitaire catholique Caritas. Sa voix a l'accent
 chantant de Toulouse et, tôt le matin jusqu'à tard le soir, elle porte
 cette petite blouse blanche d'écolière qui appartient désormais à la
 légende de Gikongoro. La demeure de Mado est un passage obligé. Y
 défilent des évêques, des membres d'organisations non gouvernementales
 (ONG), hirsutes et tatoués, des Tutsis apeurés, des officiers
 militaires français et des journalistes en quête d'information. « Suivez-moi si vous voulez mesurer la nature exacte du drame qui secoue
 le Rwanda depuis des mois », a lâché Mado en grimpant prestement dans
 un Land Cruiser.
 
 
La population paie pour les assassins
 
 30 km d'une piste en latérite poussiéreuse qui tasse douloureusement
 les vertèbres et donne des maux de tête. Tout au bout Kibeho, non loin
 de la ligne de front où militaires français et soldats du FPR s'épient
 au-delà d'un no man's land tacitement respecté. En pénétrant dans
 l'église de Kibeho, Mado a posé une main lasse sur son front. « Ici
 même, dit-elle, vous pouvez comprendre. » L'église, en partie
 calcinée, a été le théâtre de massacres en avril dernier.Des centaines
 de Tutsis y ont péri carbonisés, tandis que 7 000 étaient tués par les
 milices hutues dans cette même commune. « Cela, c'était
 hier. L'horreur à venir est là devant nous, à portée de regard »,
 lance Mado sur le parvis de l'église.
 
 Combien sont-ils agglutinés sur la petite place ? Des
 milliers. Combien sont-ils sur les collines, collés à la terre,
 abrités pour les plus chanceux sous des bâches plastiques aux sigles
 de l'Onu ? Des centaines de milliers sans doute. Selon Innocent
 Bakundukize, bourgmestre de Kibeho, sa commune est aujourd'hui le plus
 grand centre de réfugiés du monde. Mado s'est mêlée spontanément à la
 foule et des mains se sont tendues vers elle. « Sous prétexte,
 s'insurge-t-elle, que cette région regorge d'hommes qui ont commis les
 pires atrocités contre les Tutsis et qu'il ne faut donc pas nourrir
 des assassins, les associations ne se mobilisent pas. Mais ceux qui
 ont perpétré les actes ignobles que l'on sait sont en réalité une
 infime minorité. Ici, je ne vois que des enfants, des femmes et des
 vieillards hutus qui ont fui le FPR et qui sont en train de mourir de
 faim et de maladie. »
 
 Peu de chance de survie, en effet, dans cette région qui a connu la
 famine en début d'année et où les nuits sont particulièrement
 froides. Kibeho n'a reçu à ce jour aucune aide en vivres et, d'après
 cette responsable du Programme alimentaire mondial (PAM) croisée à
 Kibeho, une catastrophe humanitaire majeure est imminente. La semaine
 passée, seule la Caritas, épaulée par l'association française
 Solidarité, a acheminé 112 tonnes de vivres à Gikongoro. « Cent douze
 tonnes pour plus d'un million de personnes déplacées dans la région,
 une goutte d'eau dans un océan de misère », se lamente Mado.
 
 Certes la Croix rouge internationale (CICR) est présente sur le
 terrain, certes deux membres de Médecins sans frontières, un
 administrateur et un logisticien tentent d'évaluer en ce moment même
 les besoins. Il reste que la plupart des associations généralement
 promptes à se mobiliser brillaient encore par leur absence la semaine
 dernière. Ne pas nourrir des assassins serait donc le mot d'ordre. Si
 beaucoup ont fui vers le Zaïre, pillant au passage jusqu'aux meubles
 de l'école de Mado, crevant les plafonds pour y dénicher quelques
 Tutsis, arrosant les murs de gerbes de leur sang, il n'en demeure pas
 moins que beaucoup de ces assassins vaquent en toute impunité dans
 cette zone de protection française. Il faut donc laisser Mado et son
 immense courage quitter l'odeur d'eucalytus qui nourrit les feux où
 chauffent les marmites, abandonner ces femmes qui pilent le sorgho
 pour nourrir les petits et fuir la désolation.
 
 Rencontre avec un assassin à Musange, à 20 km au nord de Gikongoro,
 village d'aspect paisible, lové au creux d'une vallée. Sur la place
 publique, des gamins zigzaguent entre les étals des marchands de
 brochettes tandis que dans un coin quelques soldats des Forces armées
 rwandaises (FAR à majorité hutue) somnolent, le pistolet-mitrailleur
 coincé entre les genoux. L'homme en question a pour nom Bizimana
 Bernard, Bourgmestre de Musange, il affiche une quiétude de tous les
 instants à l'image de sa commune. 
 
 En attachant ses pas à ceux des commandos de marine de Lorient
 présents dans la région dans le cadre de l'opération Turquoise, on
 bascule pourtant très vite dans l'horreur. A quelques dizaines de
 mètres de là, une pente douce mène à un charnier. Ici un pied émerge
 d'un amas de terre, là un coude, plus loin le morceau difforme et
 impossible à identifier d'un corps. Selon le lieutenant Houel, chef
 de l'escouade chargée, ce jour-là, de récupérer des personnes en
 danger, à savoir les rares Tutsi survivant dans la région, huit mille
 d'entre eux auraient été massacrés à Musange. « L'odeur
 caractéristique de la putréfaction nous a guidés jusque-là,
 explique-t-il. Nous avons récupéré des cartes d'identité de Tutsi et
 ces cordes enroulées autour des troncs d'arbres prouvent que certaines
 victimes ont été torturées avant de mourir. » L'une d'entre elles est
 encore liée à un corps couvert de terre, comme un cordon ombilical
 obscène. « Ces cordes servent à attacher les vaches », commente le
 bourgmestre impassible, qui ne peut pas évidemment nier l'existence
 d'un charnier à proximité de sa mairie, mais qui estime que les corps
 sont autant de Hutus que de Tutsis et qui exclut donc l'idée d'un
 massacre systématique de ces derniers.
 
 Des élus impliqués dans les massacres
 
 « Nous savons, précise le capitaine de frégate Marin Gillier, qui
 commande le détachement des commandos de marine,
 que les bourgmestres et les sous-préfets de la région sont pour la
 plupart impliqués dans les massacres de Tutsis, voire leurs
 instigateurs. Nous avons accumulé des témoignages qui le
 prouvent. Mais, pour le moment, ils sont nos seuls interlocuteurs
 auprès du million et demi de réfugiés hutus qui ont afflué dans la
 zone. Ils nous aident à sécuriser l'endroit en désarmant les milices
 et en persuadant les réfugiés de demeurer sur place. Mission remplie,
 nous saurons fournir à qui de droit les informations collectées pour
 que ces notables soient jugés. Nous ne les protégeons pas comme
 l'affirment certaines associations humanitaires. En les côtoyant
 chaque jour, nous les sondons et estimons leur degré de
 responsabilité dans les massacres commis ».
 
 Joachim Hategerimana [Hategekimana], sous-préfet de Kaduha, un peu
 plus au nord [au sud], a, semble-t-il, parfaitement compris le bénéfice qu'il
 pourrait tirer d'une collaboration franche et totale avec les
 militaires français. L'homme, à la voix douce et aux petites lunettes
 d'intellectuel, aurait appelé au massacre de 12 000 Tutsis. Arpenter
 les travées de l'église de Kaduha revient à se faire une idée du
 carnage qui s'y est déroulé. Des traces de sang partout, jusque sur
 ces béquilles de bois oubliées près de la nef. Ouvrir donc les portes
 du presbytère, voir des éclats de rafale sur les murs, et cette
 baignoire teintée par le rouge du sang séché. Dehors, là où le
 pied s'enfonce dans la terre et entre en contact avec des ossements,
 il y a un charnier. Au Rwanda, les lieux du culte où l'on allait
 chercher protection sont devenus des sanctuaires de la
 mémoire. Symbole de l'impunité que l'on espère, rien n'a été lavé,
 rien n'a été caché. Tout est en l'état comme un lendemain de
 massacre. Horreur parmi l'horreur, des réfugiés hutus occupent
 désormais les lieux, couchent à même le sol de l'église, du sang
 au-dessus de leurs têtes et, pour les plus fragiles d'entre eux, la
 mort qui doucement s'approche. La faim, l'épuisement, la maladie.
 
 Joachim Hategerimana [Hategekimana] est, lui, tout sourire. Les camions de
 Solidarité chargés de vivres ont pu rallier Kaduha. L'homme, qui
 n'oublie pas qu'il fut gestionnaire d'entreprises, vendra ces vivres
 un peu plus tard à chaque famille trois francs rwandais, « pour payer
 ses administrés, qui se dépensent sans compter pour aider les
 réfugiés ». En quête de virginité, l'homme ira même jusqu'à livrer
 aux militaires des commandos de marine un enfant tutsi et déclarera :
 « Nous sauvons chaque jour des Tutsis que nous remettons aux
 militaires français. Nous ne sommes pas tous des extrémistes. »
 L'enfant s'appelle Frédéric, il dit que son père était riche et avait
 des ``étages'' à Kigali. Désormais orphelin, il a erré jusqu'à ce
 qu'une famille de Hutus modérés le sauve et le protège. Car la chasse
 aux Tutsis se poursuit dans cette région.
 
 Protéger les Hutus qui sauvent des Tutsis
 
 Les commandos de marine ont trouvé récemment une petite fille jetée au
 feu à cause de son appartenance ethnique. Evacuée par hélicoptère,
 elle est aujourd'hui entre la vie et la mort. Les soldats français en
 sauveront ce jour-là une trentaine, âgés de cinq à trente ans, par
 l'intermédiaire de contacts discrets avec des Hutus modérés qui
 recuillent ces pauvres diables égarés dans les forêts avoisinantes. A
 charge de revanche, les commandos effectuent parfois des missions de
 nuit pour évacuer ces Hutus modérés qui, une fois démasqués, sont la
 cible des milices et de la FAR.
 
 Avant de rejoindre le centre de Muranbi [Murambi], près de Gikongoro,
 où sont regroupés sous bonne garde, afin de les protéger, Tutsis et
 Hutus modérés, les rescapés transitent par le quartier général des
 commandos de marine. Ils y sont auscultés par un médecin et même lavés
 par des gendarmes du GIGN qui épaulent sur place les commandos et se
 muent pour l'occasion en ``baby-sitters''.
 Le colonel Brice - qui coordonne la zone large de 60 km avec, pour
 tout effectif, 200 soldats - résume la situation : « Nous avons
 sécurisé le terrain en désarmant les milices, nous tenons en respect
 le FPR qui se fige ici sur ses positions, et nous avons gagné la
 confiance de la population, qu'elle soit hutue ou tutsie. Nous
 supplions maintenant les ONG de venir car elles peuvent oeuvrer
 désormais dans de bonnes conditions. »
 
 Pour l'heure, un seul médecin militaire français officie à
 Gikongoro. Installé sur le terrain de football de la commune, qui
 s'est transformé en piste d'atterrissage pour hélicoptère, il soigne
 et oriente les blessés et les malades sur Cyangugu, au sud du Rwanda, où
 une antenne médicale a été montée. Là se mêlent Hutus et Tutsis. Comme
 cette vieille femme au visage tuméfié, battue à coups de massue par le
 FPR, et cet enfant avec une balle fichée dans la jambe depuis plus de
 deux jours. Que se passe-t-il, en fait, de l'autre côté ? Les visites
 guidées offertes aux journalistes par le FPR permettent... de ne rien
 vérifier. « La démocratie est en marche », assure une porte-parole
 rencontré à Bujumbura, capitale du Burundi. Les soldats FPR ne sont
 donc pas les Khmers noirs de l'Afrique ? « Nous nous appuierons sur
 une majorité politique et ethnique, assure-t-il en concluant : Nous
 voulons en finir avec les désignations hutus et tutsis qui ont mis le
 pays à feu et à sang. Nous désirons redonner le droit au peuple et
 rassembler la population. » A suivre.
 
 Le soir même, à Bujumbura, une télévision française captée par
 satellite, diffusait des images du Rwanda, puis le présentateur
 enchaînait sur un sujet consacré à une entreprise américaine célèbre
 dans le monde entier pour ses repas vite servis. « Le monde est fou »,
 lançait un photographe d'agence à ses confrères présents dans cet
 hôtel. Un monde fou en effet. Il fallait penser à Mado pour trouver
 le sommeil et à cette femme et cet enfant silencieux sur le bord de la
 route dans la forêt de Nyungwe. Tisser un lien invisible entre
 eux. Trois humains, debout, sur cette drôle de planète.