Fiche du document numéro 11795

Num
11795
Date
Mardi 3 juillet 2007
Amj
Taille
130742
Titre
A Kigali, le dossier à charge s'alourdit
Sous titre
LES ARCHIVES s'ouvrent, les langues se délient, les témoignages sont accablants. Que fera le président Kagame du rapport que lui remettra la Commission d'enquête ?
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
REPORTAGE

Kigali

De notre envoyée spéciale

Une grande salle composée d'un public attentif, fait d'étudiants, de
journalistes locaux, de victimes, de curieux aussi. Un système de
traduction simultanée, une caméra qui, en permanence, filme les
dépositions des témoins et les questions posées par les sept membres
de la commission présidée par l'ancien ministre de la Justice Jean de
Dieu Mucyo. Un seul sujet à l'ordre du jour : démontrer l'implication
de la France dans le génocide rwandais. Jour après jour, et jusqu'en
octobre, des témoins défilent. Des militants des droits de l'homme,
des militaires belges comme le colonel à la retraite Walter Balis, qui
confirme que son uniforme de Casque bleu lui avait été volé à l'hôtel
Meridien en avril 1994 et porté par un autre le soir de l'attentat
contre l'avion présidentiel. Des journalistes aussi comparaissent, qui
ont observé le double jeu mené par la France : politiquement, Paris
soutenait l'application des accords d'Arusha, mais, militairement,
poursuivait les livraisons d'armes et les entraînements dispensés à
l'armée gouvernementale.

Une dizaine de témoins étrangers ont ainsi
été convoqués à Kigali. Parmi eux, sanglé dans un costume sombre
d'homme d'affaires, Martin Marschner von Helmreich. L'homme n'est ni
un activiste des droits humains, ni un militant politique ; il vit à
Monaco, et s'est spécialisé dans la haute finance. Cependant,
il estime être un témoin de premier plan : en 1994, il avait signé une
convention de courtage financier avec la Caisse centrale de
réassurance, où il avait déposé l'équivalent de trois millions
d'euros. Le 19 août 1994, la CCR, une compagnie de réassurance
dépendant directement du Trésor public et créée par le général de
Gaulle, fit savoir au témoin qu'elle avait perdu un milliard de francs
français de l'époque, appartenant à sa filiale Rochefort Finances. Le
14 septembre 1994, coup de théâtre : le trésor public français, sans
explications, remboursa l'intégralité de cette somme ! Marscher
rappelle qu'à l'époque, le ministre du Budget s'appelait Nicolas
Sarkozy et il a fourni à la commission 800 pages de documents
comptables. Pour lui, « il est évident que Rochefort Finances a été
une filière de financement d'opérations occultes, en Afrique et
ailleurs. Le « trou » financier de l'été 1994, creusé puis comblé,
correspond exactement à la durée de l'Opération Turquoise. » Sur base
de ces révélations, les Rwandais se promettent d'éplucher plus
minutieusement encore les comptes de la Banque nationale du Rwanda,
qui aurait reçu et ventilé les fonds envoyés par la France via la BNP
Paribas. Il apparaît déjà que cette dernière, durant le génocide,
payait les frais de fonctionnement de
plusieurs ambassades du Rwanda en Europe, qui dépendaient alors du
gouvernement intérimaire.

Si quelques clés et de nombreux chiffres manquent encore aux
accusations de Marschner, en revanche, les témoignages de simples
citoyens rwandais apparaissent comme autant de pierres qui balisent la
voie vers la vérité. Avec des détails trop précis pour avoir pu être
inventés, des témoins présents lors de l'Opération Turquoise assurent
que les militaires français cohabitèrent jusqu'au bout avec les
miliciens Interhahamwe, que des tueries se poursuivirent dans les
zones sous leur contrôle, que l'exode d'un million et demi de réfugiés
en direction du Kivu fut aussi une manoeuvre politique et militaire,
afin de ne laisser au FPR en passe de conquérir Kigali qu'une terre
brûlée, vidée de ses habitants...

Un citoyen suisse, Luc Pillionnel, qui, en août 1994, était à la
recherche des membres tutsis de sa famille, est venu expliquer
comment, alors qu'il avait passé la nuit sur la base militaire que les
Français avaient établie à Kavumu, au-dessus de Cyangugu, il avait eu
la surprise de découvrir, à l'intérieur du périmètre de sécurité de la
base, des corps de civils qui avaient visiblement été assassinés la
nuit même à la machette ou au couteau. Ce témoignage conforte celui de
nombreux Rwandais qui assurent que « dans la zone Turquoise les
tueries se sont poursuivies jusque fin août... »

Les sept commissaires planchent aussi sur les listes de militaires
français demeurés au Rwanda après le retrait officiel des troupes, en
décembre 1993. Comparant les documents en leur possession avec les
noms disponibles en France, ils découvrent que des militaires
appartenant au Dami (Département d'assistance militaire à l'étranger)
étaient revenus clandestinement au Rwanda et avaient confié à des
connaissances qu'ils étaient là pour une « mission de courte durée ».
Quelle était la mission exacte de ces hommes, quelle était leur
identité cachée par le pseudonyme de fonction, que faisaient-ils dans
la soirée du 6 avril 1994, certains d'entre eux n'auraient-ils pas été
tués dans les heures qui suivirent l'attentat contre l'avion
présidentiel, ce qui expliquerait les premiers messages suivant
lesquels 13 Casques bleus belges auraient été découverts à la morgue
de l'hôpital de Kigali, et non 10 ? Voilà bien des questions qui
pourraient bientôt trouver réponse, car au Rwanda, les langues se
délient, la gaçaça (justice communautaire) qui se déroule en présence
de tous révèle les secrets les mieux gardés. Certaines des découvertes
de la commission pourraient s'avérer explosives. D'autant plus qu'en
France aussi des investigations se poursuivent et que les documents
émanant de la cellule africaine de l'Elysée sont actuellement analysés
par chercheurs et avocats. Les sentiments anti-Belges apparaissent
dans plusieurs comptes rendus d'entretien : le 29 avril, Bruno
Delhaye, qui dirige la cellule africaine de l'Elysée, assure que « les
Belges sont lamentables sur toute la ligne. D'ailleurs chez eux,
Flamands et Wallons, c'est comme Hutus et Tutsis, ils sont incapables
d'avoir une politique africaine ». Le 2 mai, s'entretenant avec le
ministre de la Défense François Léotard, le général Quesnot accuse des
« mercenaires belges » de l'attentat contre l'avion du président, une
accusation déjà formulée par l'ambassade de France dans la soirée du 6
avril. D'ici octobre, la « commission Mucyo » devrait avoir terminé
ses auditions et elle présentera alors son rapport au président
Kagame. Lui seul décidera de l'usage à réserver à ce document bien
plus politique que judiciaire. En effet, les audiences se déroulent
uniquement à charge, des actes positifs, des sauvetages de vies
humaines à mettre à l'actif des forces françaises durant l'Opération
Turquoise (il y en eut aussi) ne sont pas évoqués. A l'heure actuelle,
malgré leur valeur documentaire, les travaux de la commission
apparaissent surtout comme une « réplique en miroir » de l'ordonnance
du juge Bruguière qui, lui, avait réservé au seul FPR toutes ses
investigations, dans la seule intention de démontrer qu'en abattant
l'avion présidentiel, les « rebelles tutsis » auraient été à l'origine
du génocide.

Face à ces deux démarches opposées et aussi politiques l'une que
l'autre, on peut se demander si, in fine, un « arrangement » ne sera
pas recherché. En effet, le nouveau ministre des Affaires étrangères
français Bernard Kouchner s'était rendu au Rwanda à la veille de
l'Opération Turquoise, non seulement pour obtenir l'autorisation
d'évacuer des orphelins, mais aussi pour expliquer la position de la
France et négocier des questions d'ordre militaire. Voici un an, alors
qu'il souhaitait être nommé à la tête de l'Organisation mondiale de la
santé, Kouchner était revenu à Kigali et avait obtenu le soutien du
Rwanda.

En attendant un éventuel apaisement, les tensions entre le Rwanda et
la France se poursuivent : au nom des accords Schengen, Paris exige de
ses partenaires d'être informée de tout visa accordé pour l'espace
européen et se réserve d'exercer un droit de veto. Cette procédure
porte à trois semaines le délai d'obtention des visas pour l'Europe et
elle embarrasse l'ambassade de Belgique à Kigali, qui délivre 80 \%
des visas Schengen. En outre, les neuf hautes personnalités
incriminées par le juge Bruguière sont, elles, interdites de
déplacement car elles font l'objet d'un mandat d'arrêt
international. Ce qui a d'ailleurs incité le Rwanda à porter plainte
auprès de la Cour internationale de justice... une instance que la
France ne reconnaît pas...

Par ailleurs, le Tribunal pénal international pour le Rwanda vient de
rendre publics les actes d'accusation établis contre deux Rwandais
établis en France, le père Wenceslas Munyeshyaka et l'ex-préfet de
Gikongoro, Laurent Bucybaruta. Le premier, qui était le curé de la
paroisse de la Sainte Famille à Kigali, aurait violé 4 filles tutsies
au presbytère, aidé et encouragé des miliciens à commettre d'autres
viols et assassiné lui-même trois jeunes Tutsis. Quant au préfet de
Gikongoro (où s'était déployée l'Opération Turquoise), le procureur
l'accuse « d'avoir sillonné la ville en voiture, demandant à la
population de rechercher tous les Tutsis pour les tuer ».

Kigali a exprimé son mécontentement devant le fait que le TPIR avait
gardé secrets des actes d'accusation émis voici deux ans déjà et
s'insurge contre le fait que le tribunal, qui doit avoir terminé ses
procès en première instance pour fin 2008, projette de charger la
justice française de juger elle-même les deux fugitifs. Placés au
Rwanda sur la liste des « génocidaires », ils ont trouvé en France
aide et protection...

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024