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En quittant le sommet de Dar es-Salaam, le 6 avril 1994, Juvénal Habyarimana se montre confiant : « Vous allez voir ! Cette fois, ça va marcher », lance-t-il à un diplomate français. Après des mois de louvoiements, le président rwandais se dit enfin prêt à appliquer les accords de paix d'Arusha, ville tanzanienne où ils ont été conclus six mois plus tôt. Un tournant.
Chef d'un régime raciste fondé sur la supériorité hutue, il accepte de partager le pouvoir avec les rebelles tutsis du FPR, le Front patriotique rwandais. A l'issue de quatre ans de guerre civile, la guérilla tutsie entrera au gouvernement. Plus encore, 40% des soldats et la moitié des officiers de la future armée rwandaise sortiront de ses rangs. Un cauchemar pour les militaires hutus, notamment le « clan de Madame » Habyarimana, cette belle-famille qui truste tout.
Abattu, le Falcon 50 du Président s'écrase dans une bananeraie
Avant de participer à ce dernier round, Juvénal Habyarimana a demandé à son chef de cabinet d'engager les préparatifs institutionnels. Cette fois, plus de reculade sous la pression de son camp. « Ras le bol ! » a-t-il crié. Prudent, il a emmené dans ses bagages tous ceux qu'il estimait susceptibles de représenter un danger pour lui. Notamment son chef d'état-major, le général Nsabimana. « C'est la première fois que mon père était convié à un tel voyage », s'étonnera son fils Maurice.
Lorsqu'il repart pour Kigali, il fait nuit. Au moment de monter dans son Falcon, il embarque aussi le président burundais Cyprien Ntaryamira dont l'avion est en panne. Avant de décoller, il cherche son général. « Où est Nsabimana ? » demande-t-il. Il l'aperçoit en compagnie de son médecin particulier sur le tarmac. « On pensait qu'il n'y avait plus de place », bafouillent les deux hommes. « Entrez vite, on y va ! »
Reflet de ses relations opaques avec Paris, il vole à bord d'un jet offert par Mitterrand, conduit par un équipage également français, employé par la Satif, une société écran de la DGSE. Quand, à 20 h 25, le pilote entame sa descente sur l'aéroport de Kigali, il distingue un premier éclair partir du sol et frôler sa dérive. Il éteint ses feux de position, met son appareil en piqué. Trop tard. Percuté par un second missile, le réservoir de kérosène, placé sous l'aile gauche, explose. Le Falcon 50 s'écrase dans une bananeraie, dispersant sur des dizaines de mètres ses débris et les dépouilles de ses neufs passagers et trois membres d'équipage. Pas de survivant. Le corps de Habyarimana atterrit dans une plate-bande de sa propre résidence située à 400 mètres de la piste.
Une célérité qui surprend les casques bleus
En quelques minutes, soldats de la garde présidentielle et miliciens dressent des barrages dans Kigali. Une célérité qui surprend les casques bleus belges de la Minuar, la Mission des Nations unies.
« Moins de vingt minutes après l'attentat, toute la ville était quadrillée et bloquée [comme si] ces militaires étaient au courant de ce qui allait se passer et de ce qu'ils devaient faire », dira l'adjudant-chef Christian Defraigne à l'auditorat militaire de Bruxelles.
« Il faut savoir qu'ils étaient très pauvres en radios. La manière dont ils ont réagi ne me semble possible que via une organisation préalable », ajoutera devant la même juridiction le lieutenant Jean-Noël Lecomte. Les tueries de Tutsis débutent aussitôt. Listes à la main, les interahamwe, la milice du parti au pouvoir, sillonnent les quartiers, assassinent les « cafards », bébés, vieillards confondus. On massacre aussi en province. A Gisenyi, Gikongoro, Kibungo. Bientôt, tout l'appareil d'Etat sera mobilisé : préfets, bourgmestres, instituteurs. Une machine redoutable dans un pays où on compte un conseil local pour dix foyers.
Depuis des mois, les organes extrémistes du Hutu Power échauffent les esprits, appellent à « éradiquer », « nettoyer », « déraciner » les « infiltrés », les « complices » du FPR, mots gigognes, compréhensibles par tous, qui servent à désigner les Tutsis dans leur ensemble. Certains se révèlent étrangement prophétiques.
« Une petite chose va survenir, ici, à Kigali. Et même aux dates du 7 et du 8 [avril], vous entendrez le bruit des balles ou des grenades », a annoncé le 3 avril la Radio des Mille Collines, déjà baptisée « Radio Machette ».
La revue « Kangura » avait, de son côté, prédit le meurtre de Habyarimana « par un Hutu à la solde des Tutsis » dès décembre.
"Ne vous inquiétez pas, c'est un putsch"
A partir du 7 avril à l'aube, la garde présidentielle exécute les dirigeants hutus modérés, partisans des accords d'Arusha : le président de la Cour suprême, des ministres, des chefs de parti. Et la Première ministre, Agathe Uwilingiyimana, assassinée, avec les dix soldats belges chargés de sa protection.
Le but ? Créer un vide constitutionnel, préalable à un coup d'Etat. Le colonel Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la Défense, vient en effet de prendre la tête d'un « comité de crise ». « Ne vous inquiétez pas, c'est un putsch, mais nous avons la situation bien en main », aurait-il confié à l'envoyé spécial de l'ONU, Jacques-Roger Booh-Booh (« Rwanda : le génocide », par Gérard Prunier, Editions Dagorno, 1999).
Ce dur du « clan de Madame » ne cache pas ses intentions. Lors d'une soirée arrosée, l'avant-veille de l'attentat, il a expliqué d'une « voix avinée » au général Dallaire, patron canadien de la Minuar, que « la seule manière de s'occuper des Tutsis était de les éliminer complètement, en les éradiquant de la carte » (« J’ai serré la main du diable », par Roméo Dallaire, Libre Expression, 2003). Son premier appel vise à faciliter la tâche des tueurs. A 6 heures du matin, il recommande sur les ondes à la population de « rester chez elle en attendant de nouvelles directives ».
Elle dicte au téléphone une liste ``de gens à éliminer''
Il agit en étroite coordination avec la veuve du président, sa cousine. Dans la maison du défunt, l'heure est au combat, non au recueillement. Une femme venue adresser ses condoléances à Agathe Habyarimana la trouve en train de dicter au téléphone une liste « de gens à éliminer ». Elle « priait tout haut en demandant d'aider les interahamwe de nous débarrasser de l'ennemi », raconte Jeanne Uwanyiligira, dont le père médecin a péri dans l'avion.
Le fils Habyarimana, Jean-Luc, parade avec un fusil R4 à la main et se vante d'avoir tenté de tirer une balle dans le cadavre de la Première ministre. Selon Jean Birara, directeur de la Banque centrale, également présent, des exclamations de joie saluent chaque mort nouvelle d'un opposant.
Des milliers de corps s'entassent dans les rues. Des tirs se succèdent pendant toute la journée. Les Tutsis apeurés se réfugient dans les églises ou à l'Hôtel des Mille Collines. Une partie des 600 combattants du FPR cantonnés au Parlement tentent, conformément aux accords, une sortie vers 16 h 30 et affrontent la garde présidentielle à l'arme lourde. Au même moment, le chef de la rébellion, Paul Kagamé, ordonne à ses troupes déployées dans le nord du pays de se mettre en marche. Elles atteindront les abords de Kigali, le 12 avril.
L'extermination de près d'un million de Tutsis va pouvoir se poursuivre sans témoins
Le colonel Bagosora focalise trop d'inimitiés pour pouvoir unir l'armée autour de lui. Le 8 avril au matin, il renonce à prendre la tête d'une junte et décide de rendre les rênes aux civils, au moins en apparence. C'est lui qui choisit les membres du gouvernement intérimaire, ceux qui vont mettre en œuvre le génocide.
Leur point commun ? Quelle que soit l'étiquette, tous adhèrent au Hutu Power. Dans la confusion, nombre d'entre eux ont trouvé abri avec leur famille et leur escorte à l'ambassade de France. A l'ombre du drapeau tricolore, des hommes qui seront traduits plus tard devant la justice internationale enchaînent les réunions, seuls ou avec Jean-Michel Marlaud, l'ambassadeur. « Il nous exhortait à jouer notre rôle », dira le ministre du Commerce, Justin Mugenzi, après son arrestation.
Le lendemain, 600 soldats français arrivent à Kigali pour évacuer les étrangers. Nom de l'opération : Amaryllis. Agathe Habyarimana, la veuve du président, figure parmi les premiers passagers à embarquer. Un ordre exprès de François Mitterrand. Traumatisés par la mort de leurs soldats, les Belges rapatrient leurs ressortissants, ainsi que leurs casques bleus. Bientôt, les effectifs de la Minuar seront ramenés de 2 539 à 270 hommes. L'extermination de près d'un million de Tutsis va pouvoir se poursuivre, presque sans témoin.
Qui a abattu l'avion du président ?
Les experts balistiques et acoustiques mandatés par le juge Trévidic sont formels : le tireur qui a abattu le Falcon se trouvait sur le site de Kanombe, un camp de militaires hutus ultras, et non sur la colline de Masaka, lieu retenu par le juge Bruguière dans son ordonnance incriminant le FPR. La preuve ? Les témoins d'abord qui ont vu la trace lumineuse converger vers la cible. Les débris, ensuite. Les trois moteurs sont intacts. L'impact s'est produit sous l'aile gauche. Le missile attiré par la chaleur des tuyères ne peut donc venir que de l'avant et non de l'arrière de l'avion. Le son, enfin. Le colonel français Grégoire de Saint-Quentin, qui se trouvait à Kanombe, a d'abord entendu les départs de feu, puis l'explosion de l'appareil. L'inverse se serait produit si le projectile était parti de Masaka.