Fiche du document numéro 11312

Num
11312
Date
Samedi 5 mai 2001
Amj
Taille
113388
Titre
« En Afrique, on se méfiait de Jean-Christophe Mitterrand »
Sous titre
Interview de Claude Leboeuf, marchand d'armes
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Langue
FR
Citation
L'AFFAIRE des ventes d'armes en Angola se recentre sur les relations du tandem Falcone-Gaydamak avec des réseaux politiques et financiers en France.

En ligne de mire, l'entourage de Charles Pasqua. Les juges les soupçonnent d'avoir perçu des fonds, en vue notamment d'un éventuel financement du Rassemblement pour la France, le parti de l'ancien ministre de l'Intérieur. En début de semaine, une femme d'origine russe, Natalia Koltiarova, alias « Natacha », a été mise en examen pour « infraction à la législation sur le financement politique ». Membre d'une association d'amitié franco-russe liée à Bernard Guillet, le conseiller diplomatique de Pasqua, elle est soupçonnée d'avoir récupéré des espèces au Luxembourg, auprès d'un homme d'affaires irakien. Mise en cause par Sabine de La Lorencie, l'ancienne chargée de mission de Bernard Guillet, « Natacha » a démenti ces accusations. « De façon générale, peu de gens parlent dans ce milieu, soupire un enquêteur. C'est la loi du silence. » Claude Leboeuf, un homme d'affaires français ayant longtemps travaillé en Angola, accepte d'évoquer les coulisses d'un univers de l'ombre, celui des ventes d'armes, où de nombreux intermédiaires douteux font fortune.

Vous êtes un marchand d'armes indépendant. Quels visages peut prendre la corruption ?

Claude Leboeuf : Cela peut être des oeuvres d'art, des pierres précieuses, du cash, ou alors offrir des call-girls ou financer les études des enfants. Trois ans à Harvard, cela coûte assez cher. Tout le monde fait cela, y compris les Américains avec leurs fondations Pendant longtemps, on déclarait les commissions au ministère des Finances, en garantissant sur l'honneur que pas un centime ne reviendrait en France.

Et pourtant des rétrocommissions revenaient en France

Elles ont explosé sous le second septennat de François Mitterrand. Il y a des gens qui n'avaient jamais vu des billets de 500 francs accrochés ensemble et qui ont commencé à y prendre goût. Il y a des ministres français qui ont ouvert des comptes bancaires à l'étranger, pas forcément en Suisse C'est alors que l'on a vu arriver dans le système les « sangsues ».

Quel genre de « sangsues » ?

J'en dénombre trois catégories. D'abord, c'est le « 28, 29, 30 », celui qui se manifeste toujours en fin de mois pour réclamer son argent. Typiquement, c'est le fonctionnaire d'une administration française, qui pour faire avancer votre dossier, vous fait comprendre qu'il a une maîtresse qui aime bien partir en week-end à vos frais. Ceux-là sont insupportables ! A la Sofremi, au ministère de l'Intérieur, il y avait une belle sangsue de ce type ! La deuxième catégorie, ce sont les « rémoras », à l'image de ces poissons-ventouses qui s'accrochent aux gros requins. Ceux-là, sortes de « diplomates » à leur compte, parcourent le monde en se disant envoyés de « Lionel, de Jacques ou de Charles ». Ils réclament des fonds pour leur prétendue « influence » et sont nuisibles pour vos affaires si vous les avez à dos. Les Africains surnomment un soit-disant « grand ami » de notre actuel président de la République, « Jean Parleré-Hajaque ». La dernière catégorie de « sangsues », ce sont les « aviseurs professionnels ». Ils tournent dans le milieu et renseignent les plus offrants ou, à défaut, « font le ménage » en tuyautant le fisc. Si vous ne les payez pas, ils vous balancent.

« Falcone et Gaydamak ont profité d'une situation donnée et fait du chiffre » Avez-vous fourni l'Angola ?

En 1993, cela faisait plus de quinze ans que je fournissais l'Angola, au départ avec du matériel Thomson. On a commencé les livraisons sous Giscard d'Estaing ! J'ai toujours officieusement prévenu les « services » français de mes livraisons, et ils ne m'ont jamais donné de feu rouge. Au contraire. En 1993, la réponse était encore « Ok, mais faites vite »

Les « trafics » sont-ils fréquents ?

A mon niveau, il faudrait être fou furieux pour livrer des pays sous embargo, ou une guérilla. Avec les satellites actuels, les services officiels sont au courant dans la seconde de la livraison d'un seul char n'importe où dans le monde. En ce moment par exemple, le Pakistan cherche à acheter du matériel de vision nocturne de 3e génération, qui est réservé aux seuls pays de l'OTAN. S'ils arrivent à en obtenir, c'est que les Américains auront discrètement donné le feu vert, pour des petites quantités. Ne serait-ce que pour voir par où cela passe !

Connaissez-vous Pierre Falcone et Arcady Gaydamak ?

Bien sûr. Le surnom de Falcone dans notre milieu, quand il est apparu en 1993, c'était « le garçon coiffeur ». Ils n'y connaissaient rien. Avec Gaydamak, et l'effondrement du régime soviétique, ils ont profité d'une situation donnée et fait du chiffre. Ils ont même essayé de vendre un sous-marin à l'Angola ! Avec leurs méthodes, cela ne pouvait que se terminer mal.

Ont-ils bénéficié du soutien politique de Charles Pasqua ?

Obligatoirement. Des amis russes m'avaient prévenu qu'avaient atterri à Moscou en 1994 à bord d'un même vol privé, Alain Gomez, alors PDG de Thomson, Arcadi Gaydamak, Pierre Falcone, Bernard Poussier et Etienne Léandri, un proche de Charles Pasqua. Je me souviens aussi d'une conversation avec le maréchal Mobutu, l'ancien président du Zaïre. Mobutu était un personnage excentrique, capable de renvoyer un Boeing en Belgique parce qu'il manquait des fleurs pour l'anniversaire de sa fille. Il m'a raconté avoir donné une mallette de 400 000 dollars à quelqu'un qui se recommandait de l'entourage de Charles Pasqua, mais avoir appris par la suite qu'un dixième de la somme seulement était arrivé en France, et disait-il, sans même savoir dans quelle poche ! Mobutu racontait aussi que les socialistes lui avaient envoyé un émissaire réclamer, en vain, 200 millions de francs (30 millions d'euros). Il a répété la somme plusieurs fois tellement, même à lui, elle paraissait énorme !

Avez-vous rencontré Jean-Christophe Mitterrand ?

C'était impossible de ne pas le croiser en Afrique. Beaucoup de gens s'en méfiaient, c'était une catastrophe ambulante. Je l'ai rencontré pour la première fois à la demande de Pierre Bérégovoy. A l'époque, je travaillais avec Alcatel qui cherchait à vendre à l'Angola des faisceaux hertziens. J'ai donc rencontré le ministre des Finances dans son bureau du Louvre, en compagnie d'un cadre d'Alcatel. Bérégovoy nous a dit qu'il ne s'opposerait pas à la vente mais qu'il fallait aller voir Jean-Christophe Mitterrrand, qui était alors chef de la cellule Afrique de l'Elysée, pour « éviter les interférences ». Je me suis donc rendu auprès du fils Mitterrand pour lui exposer le contrat Alcatel. Il avait l'air d'accord. Mais finalement, c'est une autre société française qui a raflé les crédits pour vendre à l'Angola des porte-chars. Quand vous connaissez les routes angolaises, vous comprenez que les porte-chars ont dû rester dans les hangars !

Vous avez eu des ennuis avec le fisc

J'ai été dénoncé en 1995 et le fisc m'a proprement « nettoyé ». Soit on m'a « confondu » avec l'équipe Falcone, parce que j'avais de gros engagements en Angola. Soit au contraire, j'ai été « éliminé » en même temps que d'autres pour « faire de la place ». Grâce à cet informateur anonyme, le fisc était au courant de l'existence d'une société que je n'avais pas encore créée ! On m'a réclamé au départ le record absolu d'un milliard deux cents millions de francs (182 millions d'euros). Puis le fisc a révisé sa copie et me demande encore 200 millions de francs (30,5 millions d'euros) ! Je suis entré en résistance.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024