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Comme elle semble loin, la crise diplomatique entre Paris et Kigali qui avait émaillé, le 7 avril 2014, le 20e anniversaire du génocide des Tutsis ! En prenant connaissance des déclarations faites à Jeune Afrique par le président Paul Kagamé, prêtant à la France un « rôle direct [dans] la préparation politique du génocide » et dans « son exécution même », l'Élysée avait annulé in extremis la venue de Christiane Taubira, la ministre de la Justice, dans la capitale rwandaise, où elle devait représenter la France lors des commémorations officielles.
Après le réchauffement diplomatique que Nicolas Sarkozy avait engagé durant son quinquennat, la fracture franco-rwandaise, jamais totalement réduite, semblait promise à une nouvelle rechute. Un an plus tard, c'est un geste d'apaisement inédit que vient de faire François Hollande. Ce 7 avril dans la soirée, l'Élysée a divulgué cette surprenante nouvelle : les archives de la présidence française relatives au Rwanda et portant sur les années 1990-1995 sont désormais partiellement déclassifiées.
Selon l'un de ses conseillers, le chef de l'État aurait décidé de lancer cette « opération de transparence » il y a plus d'un an, afin de « répondre aux attentes fortes de la société civile » sur ce dossier sensible et d'« honorer la mémoire des victimes ». Un acte symbolique, qui fait suite à dix-sept années d'omerta, la dernière - et unique - initiative de ce type, côté français, remontant à la création, en 1998, d'une mission parlementaire d'information alors présidée par l'ancien ministre socialiste Paul Quilès.
Sur 15 000 pages de documents analysées par celle-ci, la classification « secret-défense » avait été levée sur 7 000 pages, dont certaines avaient même été publiées en annexe de son rapport, lui-même épais de plus de 1 500 pages. De Paris à Kigali, la décision de François Hollande a été accueillie avec bienveillance.
>> Lire l'interview de Paul Kagamé, président rwandais : « Nul ne peut nous dicter notre conduite »
Pour les associations mobilisées sur le dossier (Ibuka, Licra, SOS Racisme, Survie...) comme pour Johnston Busingye, le ministre rwandais de la Justice, ou Guillaume Ancel, un ancien officier de l'opération Turquoise, cette déclassification partielle a été saluée comme un signe de bonne volonté de la part d'un pays dont les autorités répugnent, depuis plus de vingt ans, à regarder en face les errements de la politique qu'elles menèrent au coeur de l'Afrique des Grands Lacs.
Mais au lendemain de cette annonce symbolique, la satisfaction laissait place aux questions. La première d'entre elles porte sur l'étendue des archives qui seront désormais accessibles aux « chercheurs » et aux « associations de victimes ». « Le secret-défense a été levé sur environ 80 documents, indique une source élyséenne, alors que le délai normal est de cinquante ans. »
Selon cette même source, ce sont au total « plusieurs centaines » de documents qui deviendront prochainement consultables. Deuxième interrogation : ces archives seront-elles inédites ? Depuis 2006, une fuite a en effet contribué à disséminer parmi les spécialistes du dossier près de 1 000 pages d'archives élyséennes, conservées à l'Institut François-Mitterrand. Cette sélection, qui avait été faite par Françoise Carle, une proche de l'ancien président, circule depuis sous le manteau et a même donné lieu à un livre en 2012, Rwanda : les archives secrètes de Mitterrand.
Contrairement à certaines supputations, les documents versés au débat par l'Élysée ne seront pas une pâle copie de ce fonds déjà connu. « Les archives de Françoise Carle ont un statut ``bâtard'', fait-on savoir à l'Élysée. Le travail de recension engagé à la demande du président Hollande a porté sur les archives officielles de la présidence Mitterrand, conservées aux Archives nationales. » Ce qui signifie que les documents prochainement accessibles devraient contenir certaines nouveautés.
Comme le lait sur le feu
Quant à savoir quel tri a été fait dans ces documents, qui portent sur l'un des dossiers les plus secrets de la Ve République - l'implication française au Rwanda de 1990 à 1994 étant qualifiée de possible "complicité de génocide" -, difficile d'en avoir une idée précise. À l'Élysée, on rappelle que l'initiative de François Hollande n'est pas censée s'arrêter là. « Un travail identique, encore en cours d'étude, a été engagé aux ministères des Affaires étrangères et de la Défense », précise la même source.
Or, dans deux instructions distinctes mettant en cause des militaires français pour des actes criminels qui auraient été commis contre des Rwandais en juin-juillet 1994, durant l'opération Turquoise, « un certain nombre de refus de déclassification ont été opposés aux magistrats instructeurs du ``pôle génocide'' du tribunal de grande instance de Paris », explique une avocate partie prenante au dossier.
Si certaines archives estampillées « Élysée » ont pu, au cas par cas, être transmises à la justice, celles émanant de la Direction de la surveillance du territoire (DST), des Éléments français d'assistance opérationnelle (Efao), du Commandement des opérations spéciales (COS) ou de l'État-Major des armées (EMA) sont, en revanche, surveillées comme le lait sur le feu par la commission consultative du secret de la défense nationale.
Selon nos informations, la table des matières des archives franco-rwandaises conservées au Service historique de la défense (SHD) représente, à elle seule, une cinquantaine de pages. Engagement militaire français aux côtés de l'armée gouvernementale rwandaise de 1990 à 1993, possible complicité de militaires ou de mercenaires français dans l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président Juvénal Habyarimana, livraisons d'armes en plein génocide, intentions cachées de l'opération Turquoise, exfiltration de responsables du massacre...
Les sujets susceptibles d'embarrasser la France officielle ne manquent pas. Et il est peu probable que les archives de l'Élysée - épluchées avec soin, depuis 2014, par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale - éclaireront les détracteurs de l'implication française au Rwanda sur les dimensions occultes d'une politique aussi aveugle qu'obstinée en faveur des extrémistes hutus.
Stéréotypes
Si les aspects les plus secrets - et condamnables - de cette politique seront probablement absents des documents divulgués à l'initiative de François Hollande, force est de constater que la connivence française avec les génocidaires rwandais est, à l'instar de la lettre volée d'Edgar Allan Poe, tellement ostensible que plus personne ne la voit.
« L'atmosphère intellectuelle de l'Élysée se caractérise [...] par la pauvreté des analyses et des justifications, écrivait en 2010 l'universitaire Rafaëlle Maison dans la revue Esprit, après avoir étudié ligne à ligne les archives sélectionnées par Françoise Carle. Elle se fonde très souvent sur les stéréotypes empruntés au discours génocidaire local. »
Phobie des Tutsis issue d'une anthropologie raciale périmée de longue date, mais surtout fantasme d'une guerre lancée par les anglophones (du Front patriotique rwandais, FPR) contre les francophones (du Hutu Power) afin de constituer un « Tutsiland » au coeur de l'Afrique des Grands Lacs... Il n'en fallait pas davantage à un président né en 1916 pour entraîner la République française et ses troupes « coloniales » dans l'un des grands génocides du XXe siècle.
Un ordre venu de Jupiter
Bukavu, 1er juillet 1994. Aux premières lueurs de l'aube, Guillaume Ancel, capitaine au 68e régiment d'artillerie d'Afrique, se glisse dans un hélicoptère qui doit l'emmener dans le sud-ouest du Rwanda. La veille, ce « contrôleur avancé » de l'armée française a reçu un ordre clair : « Stopper l'avancée du FPR ». Une mission très secrète, puisqu'elle consiste à empêcher la rébellion (majoritairement tutsie) commandée par Paul Kagamé de gagner du terrain au détriment de l'armée gouvernementale rwandaise, fer de lance d'un génocide entamé depuis trois mois. Guillaume Ancel doit guider les frappes aériennes de deux Jaguar. Mais au moment où il prend son envol, la mission est brutalement annulée. « Nous venons de passer un accord avec les Tutsis, nous n'engageons pas le combat », lui résume un officier en guise d'explication. Selon le pilote de l'un des deux Jaguar, l'ordre d'annulation a été « envoyé directement par le PC Jupiter » - qui se trouve sous l'Élysée. « Il reste forcément des traces de cette opération dans les archives », assure Ancel. Selon l'ancien officier, « un pilote ne peut voler sans que cela soit consigné », or plus d'une dizaine d'aéronefs étaient engagés. Quant à savoir si l'ordre d'annulation, décidé au plus haut niveau, est susceptible d'apparaître dans les archives déclassifiées par François Hollande, l'ex-capitaine se montre plutôt sceptique.