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Assis à côté de sa femme, sur les bancs de l'église adventiste de la rue Pierre-Renaudel, à Rouen (Seine-Maritime), Charles Twagira ne se doute de rien. Ce samedi 21 novembre, la foule des fidèles est nombreuse : moitié blanche, moitié noire, formée de Rouennais de plus ou moins vieille souche. En costume trois pièces, Charles Twagira, regard paisible, cheveu cendré coupé très court, tient sur ses genoux une sainte Bible. Emmanuel Mushimiyimana, un ancien militaire, président de l'Association pour la promotion de la culture rwandaise (APCR), est assis plus loin. Lui non plus ne se doute de rien. Pas plus que le pasteur Jean-Guy Presles, qui a introduit la séance. Comment imaginer qu'une plainte pour « crime de génocide, complicité de génocide et complicité de crime contre l'humanité », a été déposée, lundi 30 novembre, à l'encontre du pieux docteur Twagira ?
Médecin au service des urgences d'un des centres hospitaliers universitaires (CHU) de Rouen, cet exilé rwandais habite rive gauche, un immeuble sans grâce du quartier Grammont. Dans une autre vie, ce notable hutu fut le directeur de la région sanitaire de Kibuye, dans l'ouest du Rwanda, région où, en avril 1994, selon le témoignage d'un confrère allemand, le docteur Wolfgang Blam, « des dizaines de milliers de personnes », principalement tutsi, furent « systématiquement et atrocement massacrées ». Y compris à l'intérieur de l'hôpital.
Charles Twagira, ex-fonctionnaire, ex-membre du parti unique, n'est pourtant pas menacé de prison. Ni même de procès. La plainte déposée contre lui, seizième du genre en France depuis 1995, doit d'abord être déclarée recevable. Et, quand bien même elle le serait, cela ne le mettrait pas forcément au banc des accusés. Contrairement à la Belgique, où s'est ouvert, début novembre, le quatrième procès contre un génocidaire présumé, la France n'en a instruit aucun. Pas plus contre le docteur Eugène Rwamucyo, médecin à Maubeuge (Nord), théoriquement recherché par Interpol, que contre son confrère Sosthène Munyemana, exerçant à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), dont la mise en examen a été vainement sollicitée par le parquet de Paris.
Pas de procès non plus contre le Père Wenceslas Munyeshyaka, ni contre l'ancien préfet Laurent Bucybaruta, alors même que les actes d'accusation les concernant, émis par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), ont été transférés vers la France. Sans parler d'Agathe Kanziga Habyarimana, veuve de l'ex-chef de l'Etat rwandais, installée depuis quinze ans en banlieue parisienne, à qui personne n'a jamais pu demander des comptes. Comparé à ces « sommités », dont les noms sont connus des juges de Paris et d'Arusha (Tanzanie), siège du TPIR, le docteur Twagira ferait presque figure de second rôle. Presque. Car les questions à son sujet ne manquent pas. Elles donnent le vertige.
Au moment des massacres dans la région de Kibuye, Charles Twagira s'est-il comporté en « chef de milice » ? Les patrouilles de tueurs hutu ne le considéraient-elles pas comme une « personne de confiance » ? C'est ce qu'écrit le docteur Blam. Lui-même et son épouse tutsi échappèrent de peu à la frénésie des machettes. Le témoignage de Wolfgang Blam, publié à Cologne, en 1994, a été traduit et édité à Paris, en 1997, par l'historien Jean-Pierre Chrétien, dans l'un de ses ouvrages, Le Défi de l'ethnisme, Rwanda-Burundi : 1990-1996 (Karthala). Le docteur Twagira n'a pas lu le récit de son confrère. « On était les deux seuls médecins à l'hôpital de Kibuye », se rappelle-t-il cependant, acceptant de répondre, à la sortie de l'église, aux questions du Monde. S'il reconnaît que l'épouse et les enfants tutsi du directeur de l'hôpital (le docteur Camille Karibwende, absent de Kibuye au moment du génocide) ont été assassinés pratiquement sous ses yeux, comme le rapporte le docteur Blam, il affirme n'y être pour rien. « J'ai essayé de limiter la casse, assure le médecin rwandais. Je n'ai jamais été membre - et a fortiori chef - des milices. Celles-ci ne m'ont pas demandé de l'être. J'ai fait mon boulot de médecin, je ne suis pas un militaire. »
Ayant quitté le Rwanda le 17 juillet 1994, après la défaite du régime génocidaire et l'arrivée au pouvoir des militaires du Front patriotique rwandais (FPR), Charles Twagira rejoint l'ex-Zaïre (aujourd'hui République démocratique du Congo, RDC) et la ville de Bukavu. Puis il part s'installer au Bénin, où il reste dix ans. Ce n'est qu'en mars 2006 qu'il s'envole pour la France. Il y retrouve sa femme, installée à Rouen. Pourquoi Rouen ? Il esquisse un sourire vague. Ses compatriotes y sont nombreux. Ils se retrouvent rue Malouet, au café-restaurant Impara, tenu par un certain Kabanda. Ils se croisent parfois à l'église adventiste. Ou dans les réunions publiques, organisées par l'APCR d'Emmanuel Mushimiyimana. Cette association, explique ce dernier, créée en mai 2006 en remplacement de l'Association des Rwandais de Normandie (ARN) a pour objectif d'« aider les Rwandais à s'intégrer dans la société française », de « prévenir la délinquance juvénile » et de « promouvoir l'échange socioculturel entre les peuples ». Le docteur Twagira en est membre.
C'est grâce à l'APCR qu'il a rencontré son confrère de Maubeuge. « Je connais le docteur Rwamucyo, oui. On s'est croisés dans des réunions de l'association », indique Charles Twagira. Car des réunions et des conférences, l'APCR en tient souvent - bien qu'on y parle assez peu de délinquance juvénile ! Ainsi, le 4 juillet 2009, Victoire Ingabire Umuhoza, opposante au régime de Kigali et probable challenger de Paul Kagame lors de l'élection présidentielle rwandaise, prévue en août 2010, est reçue par les membres de l'APCR dans les locaux de la mairie annexe de Rouen. Le docteur Twagira est présent, au côté de son ami Mushimiyimana, pour accueillir la dirigeante des Forces démocratiques unifiées (FDU), figure de proue de la « majorité hutu ». Au moins trois autres réunions publiques, officiellement consacrées au Rwanda et à la région des Grands Lacs, auront été organisées à Rouen, par la seule APCR, durant ces six derniers mois.
Il faut attendre septembre et la manifestation associative rouennaise, Paix en Seine, au cours de laquelle s'expriment des ténors de la « cause hutu », pour que des protestations s'élèvent. Dans une lettre adressée à la maire socialiste de Rouen, des militants de Survie-France et de la Communauté rwandaise de France (à majorité tutsi) s'inquiètent des propos « révisionnistes » de l'APCR, qui tendent à « contester la réalité du génocide » des Tutsi du Rwanda. Charles Twagira ne comprend pas qu'on s'émeuve. « Il y a bien eu un génocide des Hutu ! », s'écrie-t-il, faisant allusion aux massacres perpétrés, au début des années 1990, par les soldats du FPR dans la région de Byumba, près de la frontière ougandaise.
Libre de ses propos et de ses mouvements, le médecin de Rouen reconnaît avoir « très facilement » obtenu le feu vert pour s'installer en France. « Je n'ai pas eu besoin d'aide pour avoir les papiers, le logement, le travail », se réjouit-il. Pas de problème non plus pour se voir reconnaître, au printemps, la nationalité française. Moins chanceux, malgré le soutien du député UMP du Nord, Thierry Lazarro, et la « bienveillance » du ministère de l'intérieur à son égard, le docteur Eugène Rwamucyo n'a pas obtenu le statut de réfugié qu'il réclamait en France. Ni en Belgique, où il est domicilié. Il dispose néanmoins, a-t-on appris de bonne source à Bruxelles, d'un titre de séjour dans le cadre d'un regroupement familial. L'ex-médecin du travail de l'hôpital de Maubeuge, suspendu « à titre conservatoire », pourrait bien ne pas retrouver son poste : sa carte de séjour est valide jusqu'au 23 janvier 2010 et rien n'indique qu'elle lui soit renouvelée. A moins, sait-on jamais, d'un nouveau coup de pouce ?
« Ceux qui ont fait des études ou qui avaient des responsabilités dans la société rwandaise : les prêtres, les médecins, les préfets, les ministres, les hommes d'affaires, les militaires, etc., ceux-là disposaient d'un bon carnet d'adresses, de réseaux amicaux et, souvent, de pas mal d'argent. Ce sont eux qu'on retrouve en France et en Europe. Les simples exécutants n'ont généralement pas pu quitter le Rwanda. Ou, s'ils l'ont fait, ils sont restés en RDC », commente Alain Gauthier, fondateur du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Epaulée par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) et l'association Survie, le CPCR est à l'origine de la plupart des plaintes déposées en France contre des génocidaires rwandais présumés. Au grand dam de leurs détracteurs qui les accusent d'être « vendus » au régime de Kigali.
C'est à son récent retour du Rwanda, où il a recueilli, dit-il, les témoignages de miliciens « repentis », qu'Alain Gauthier a décidé, avec les avocats du CPCR, de mettre sur la table le dossier Twagira. Un dix-septième dépôt de plainte pourrait suivre dans les jours qui viennent. La France, tancée en 2004 par la Cour européenne des droits de l'homme pour avoir méconnu le « principe du délai raisonnable » dans l'instruction de l'affaire Munyeshyaka, serait-elle prête à mettre en branle sa machine judiciaire ?
Alors que la ministre de la justice, Michèle Alliot-Marie, vient d'exprimer son souhait de créer un pôle judiciaire spécialisé pour traiter les dossiers de génocide, deux des juges d'instruction, chargés des affaires rwandaises, Fabienne Pous et Michèle Ganascia, ont eu l'autorisation de se rendre à Kigali pour enquêter sur certaines des plaintes déposées en France. Une première depuis la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France en 2006 - qui ont été rétablies le 29 novembre 2009. Le retour des deux magistrates est prévu début décembre. Le temps de l'impunité toucherait-il à sa fin ?
Catherine Simon