Fiche du document numéro 8751

Num
8751
Date
Jeudi 3 juillet 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
134929
Pages
2
Urlorg
Titre
Guillaume Ancel. Hanté par Turquoise
Sous titre
Cet ex-officier a participé à l’intervention au Rwanda en 1994, et affirme que la France a livré des armes au régime génocidaire.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
D'emblée, il instaure le tutoiement, sans pour autant céder à une
familiarité factice. Guillaume Ancel ressemble assez à l'idée qu'on se
fait d'un officier français, surtout quand on en connaît peu : grand,
droit, très self-control. Un ton toujours égal qui privilégie le
raisonnement plutôt que l'affect. Il a pourtant quitté l'armée il y a
déjà près de dix ans, en 2005, et travaille désormais comme cadre
dirigeant dans un groupe de mutuelle sociale. Mais l'empreinte reste,
et l'ancien militaire habitué aux opérations à risques, vient même de
se lancer dans une nouvelle bataille. Sur un terrain miné, celui des
secrets d'Etat.

Briser le silence n'est pas un choix facile quand on est un
ex-officier de l'armée de terre. La « Grande Muette » porte bien son
nom. Même à la retraite, rares sont les militaires qui révèlent la
face cachée des missions sur le terrain, et surtout osent contredire
l'Histoire officielle. Lui a attendu vingt ans. Deux décennies hantées
par des questions sans réponses sur le rôle de la France au Rwanda, en
1994, l'année du génocide.

A l'époque, le capitaine Ancel a 28 ans. Il vient d'intégrer le 68e
régiment d'artillerie d'Afrique. Il rentre tout juste d'une mission au
Cambodge où il s'était porté volontaire pour être chef de patrouille
de jungle et négociateur auprès des Khmers rouges. Une expérience
« éprouvante » qui fut l'occasion de scènes dignes d'Apocalypse Now.
Comme ce jour où, parti négocier avec un groupe de Khmers rouges, il
voit soudain leur chef sortir un flingue et abattre, sous ses yeux et
d'une balle en pleine tête, l'intermédiaire khmer qui l'accompagnait.
Impossible de réagir sans risquer de subir le même sort, impossible
aussi de comprendre ce que son acolyte avait dit en cambodgien et qui
avait provoqué sa mort. De retour en France, il retrouve sa vraie
spécialité : le FAC, pour « forward air controller », le guidage des
frappes aériennes. Pour les non-initiés, c'est le gars qui se
rapproche le plus possible de la cible ennemie au sol, afin de guider
les attaques aériennes et éviter qu'elles ratent leur tir. Un job très
risqué « mais indispensable », souligne-t-il d'un ton neutre.

Du coup, il aurait pu être surpris, lorsque ce 22 juin 1994, on lui
ordonne de rejoindre un régiment de la Légion étrangère pour une
opération, officiellement « strictement humanitaire ». Il n'a pas
vraiment le profil, mais, à l'époque, il ne se pose pas de questions.
La France vient alors d'obtenir le feu vert de l'ONU pour intervenir
dans ce petit pays de l'Afrique des Grands Lacs, où depuis déjà deux
mois et demi, la minorité tutsie est la cible d'une extermination
systématique. Les morts se comptent par centaines de milliers, mais la
communauté internationale semble tétanisée. Seul un mouvement de
rébellion, dominé par des Tutsis, a repris le combat et repousse alors
le régime génocidaire. Il est même en passe de conquérir le pays,
lorsque Paris décide soudain de rompre avec l'inertie internationale
et d'envoyer des troupes au Rwanda. Pour sauver les victimes comme le
proclame la version officielle ? A Nîmes, la veille de son départ,
Ancel reçoit une feuille de route d'une autre nature, confidentielle :
il doit préparer au plus vite un raid sur Kigali. Il n'est pas dupe :
« Prendre une capitale, c'est rétablir les autorités sur place. » Celles
qui orchestrent donc le génocide, héritières d'un régime soutenu
depuis quatre ans par Paris.

Il atterrit au bord du lac Kivu, à la frontière du Rwanda et de ce qui
était alors le Zaïre (devenu république démocratique du Congo).
Finalement, il n'y aura pas de raid sur la capitale. « Mais nous étions
bien venus pour nous battre et trouver le moyen de sauver le pouvoir
en place alors en pleine débandade », souligne-t-il. Quelques jours
plus tard, un deuxième ordre pour stopper la progression des rebelles
sera aussi annulé in extremis. « Ce n'est qu'après cette deuxième
annulation que l'opération Turquoise devient vraiment humanitaire et
qu'on va être encouragés à aller sauver des rescapés », explique-t-il.
Il en garde le souvenir de s'être enfin rendu utile : « Chaque vie
sauvée était une victoire. » Mais au niveau politique, un certain flou
demeure. « On a renoncé à sauver ouvertement le régime génocidaire mais
on lui a permis de traverser la frontière. Et on lui a fourni des
armes », accuse l'ex-officier qui fut le témoin direct d'une livraison
d'armes, « cinq à dix camions qui ont franchi la frontière dans la
seconde partie de juillet. Moi, ce jour-là, j'étais chargé de
``divertir'' les journalistes présents sur place. »

Livrer des armes à un régime accusé de génocide, dans un pays placé
sous embargo ? C'est certainement l'accusation la plus grave formulée
par Ancel dans les médias français, en avril, pour la première fois.
Ce qui n'a pas échappé aux juges du pôle génocide du tribunal de
grande instance de Paris qui ont demandé à l'entendre. Vingt ans
après, son « coming out » a suscité des réactions contrastées. Un de ses
anciens supérieurs a tenté de le décrédibiliser, d'autres ont confirmé
ses propos. Mais discrètement, sans oser s'exposer ouvertement. Au
fond, l'idée d'une polémique l'agace. « Je veux juste ouvrir le débat.
Comprendre pourquoi nous avons protégé et réarmé les responsables du
génocide. Et en tant que militaire, je veux dédouaner mes anciens
camarades. Car l'armée française au Rwanda a fait preuve d'un grand
professionnalisme », insiste celui qui a choisi la carrière militaire
contre l'avis de sa propre famille, issue de la bourgeoisie
industrielle lyonnaise. Seul son grand-oncle, Mgr Alfred Ancel,
cofondateur du mouvement des prêtres ouvriers, l'a soutenu à l'époque.
Il se fait un peu chahuter à Saint-Cyr où « 80% des élèves étaient
issus de familles de militaires », gagne l'estime de ses camarades sur
le terrain. Spontanément, il se présente comme « un homme de gauche ».
Sans naïveté face au cynisme du monde.

Après le Rwanda, il se retrouve à Sarajevo, en 1995. Il n'a pas oublié
certains ordres aberrants, lorsqu'on lui demandait de « riposter sans
tirer ». Il ne fut pas dupe des dénis officiels alors que les massacres
étaient connus de tous. Mais c'est toujours cette sinistre petite
musique rwandaise qui l'a poursuivi. Il a souvent tenté de l'oublier,
absorbé par d'autres moments difficiles. Lors de son dernier poste, à
l'état-major à Paris, il est chargé des restructurations : « J'ai dû
fermer une centaine de bases et supprimer plus de 20 000 postes. Tu ne
te fais pas beaucoup de copains dans ces cas-là. » Après l'armée, il
rejoint la direction de la SNCF, où, là aussi, il s'occupe de
restructurations. La grève récente lui inspire un commentaire qui peut
surprendre : « C'est dans la culture de la direction : préférer une
longue grève au compromis, quitte à pénaliser le client. »

Dans une vie, on a parfois plusieurs existences. Guillaume Ancel, par
ailleurs marié et père de trois enfants, en a connu plusieurs. Au
cours d'une période de chômage, il a écrit un joli petit roman inspiré
par son expérience au Rwanda, et publié cette année. Rien de
sulfureux, juste peut-être le début d'un déclic. Car comme dans le
mythe d'Orphée, celui qui se retourne sur les figures du passé, risque
de retourner en enfer. En quête d'une vérité impossible à négocier.

En 7 dates

3 décembre 1965 Naissance à Paris.

1985 Intègre Saint-Cyr.

1992 Mission au Cambodge.

1994 Opération Turquoise au Rwanda.

2005 Quitte l'armée.

2005-2012 SNCF.

2014 Roman Vents sombres sur le lac Kivu.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024