Fiche du document numéro 8708

Num
8708
Date
Lundi 17 octobre 2011
Amj
Auteur
Fichier
Taille
112906
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Tribune
Titre
France-Rwanda : une mémoire empêchée ?
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Depuis plusieurs années, une vague douloureuse a fait irruption dans le débat national et international : la concurrence des victimes et ses conséquences, la rivalité mémorielle et les exhortations de certains pays à la repentance. La « mémoire empêchée » - pour reprendre une belle expression de Paul Ricœur - provoque son corollaire : la manipulation de la mémoire et son utilisation politique à des fins intérieures. Pensons à tout ce que les logiques de déni, ou d’idéalisation de notre récit national, ont apporté comme dénaturation de notre histoire et comme instrumentalisations politiques. Les relations franco-rwandaises comme les relations franco-algériennes sont remplies de fantômes. C’est ce refus forcené de la France d’admettre une forme de responsabilité fût-elle morale dans le génocide au Rwanda qui a conduit aux excès de la commission mise en place par Paul Kagame fustigeant de façon excessive les complicités françaises. De même que le refus d’ouvrir en France un grand débat, après la loi d’amnistie de 1966 sur la responsabilité française dans l’utilisation massive de la torture en Algérie et l’idéalisation de la colonisation permit au pouvoir algérien tant de cyniques manipulations. Les excès des uns nourrissent les outrances des autres dans un cercle vicieux infernal. Les conséquences en sont innombrables : l’historien se dispute parfois avec le juge à qui l’on demande trop et les passions s’exacerbent. Edouard Balladur, qui qualifiait l’opération Turquoise d’entreprise « coloniale », apparaît, par un clin d’œil ironique et étrange de l’histoire, comme un homme de mesure et de sagesse, c’est dire… Or, la France a plus de responsabilités et donc de devoirs - c’est ce qu’elle revendique - que les autres pays d’Europe à l’égard de l’Afrique.

On devrait publiquement aller jusqu’au bout de la réflexion pour comprendre ce qui a conduit la France à s’aveugler sur le régime hutu au pouvoir à Kigali et ce qui était à l’origine d’une coopération militaire soutenue jusqu’à la dernière minute, alors que les actes préparatoires du génocide étaient de plus en plus voyants - plus personne ne le conteste sérieusement - dans les années 1993-1994.

On sait que le complexe de Fachoda - soit l’obsession de voir la perfide Albion bouter la France hors d’Afrique - imprime encore la carte ADN de certains de nos militaires.

Les exaspérations à Kigali depuis tant d’années ne sont pas fondées sur rien, bien au contraire. On sait par de nombreux témoignages recueillis par la commission d’enquête mise en place par différentes ONG françaises (outre ceux du journaliste insoupçonnable Patrick de Saint-Exupéry, des historiens, les travaux de Human Rights Watch, etc.) que certains officiers - en petit nombre certes -ont manqué à tous leurs devoirs et, de fait, ont précipité certaines victimes tutsies entre les mains de leurs bourreaux et en tout cas a minima ne leur ont pas portés secours. On sait que des livraisons d’armes se sont poursuivies en plein génocide et qu’un soutien financier se perpétuait sur lequel personne n’ose encore aujourd’hui s’expliquer sérieusement. On sait que l’instruction ouverte depuis maintenant cinq ans au tribunal aux Armées à Paris sur la plainte que nous avons déposée pour complicité de génocide visant des faits limités et incontestables est totalement asthénique. Certains hauts gradés et politiques français se sont efforcés d’utiliser les outrances de Kagame pour disqualifier cette plainte comme si elle était - lecture de mauvaise foi - une mise en cause de toute l’armée française. Des politiques nous serinent que cette mise en cause disqualifierait toute action visant à porter secours à des populations en danger demain en Afrique. Monsieur Paul Quilès, dans son article publié dans Libération le 30 septembre, n’a pas tort de dire que la commission d’enquête qu’il a présidée était une première, puisque touchant au domaine réservé du président de la République. Avant de tourner une page, dit un proverbe cambodgien, encore faut-il la relire complètement, condition sine qua non, pour qu’elle ne se réécrive pas. Or, il n’y a pas eu de véritable interaction ou de dynamique entre les témoins entendus et les rapporteurs. Le huis clos était trop systématiquement ordonné dans certaines auditions et les documents clés continuent à être couverts par le secret-défense. Reste ainsi un parfum d’inachevé et d’ambiguïté qui a nourri les manipulations rwandaises. On le voit, au-delà de ces épisodes, il y a une difficulté ontologique en France à explorer les pages sombres de notre histoire.

On oublie trop souvent que c’est grâce au travail inlassable et courageux de Serge Klarsfeld que le mythe d’une résistance massive et spontanée des Français pendant l’Occupation est tombé. On oublie également que c’est grâce au travail courageux d’intellectuels, tels que Pierre Vidal-Naquet ou Benjamin Stora, qu’ont continué à être explorées les dérives atroces de notre armée dans les villes algériennes jusqu’en 1962. L’adhésion de beaucoup de Français à ce récit national idéalisé n’est pas sans lien avec la crise d’identité que connaît notre pays. Elle n’est pas sans lien non plus avec la nostalgie d’un empire perdu. L’obsession de maintenir envers et contre tout une place centrale de la France en Afrique a été ruinée aussi par les dégâts de l’action de la Françafrique qui, au lieu de servir la France, en ont gravement disqualifié l’image.

Paul Kagame, astucieusement, n’a pas demandé des excuses à la France. Il n’est pas exempt de critique. Loin s’en faut. Notre capacité à l’oubli sur la responsabilité morale de la France a pour corollaires la thèse aberrante du double génocide d’un côté et, de l’autre, la manipulation du génocide par Kagame pour diriger le Rwanda d’une main de fer. Raison de plus pour considérer qu’il eût fallu trouver des mots justes, modérés bien sûr, pour dire que la France regrettait ses aveuglements, sa myopie, son empathie excessive pour le régime hutu, alors que les sillons du génocide commençaient à se creuser, mais aussi qu’elle regrettait que son empathie ait conduit quelques officiers ici ou là au pire. Il eût fallu aussi s’expliquer sur les raisons de la complaisance de la France qui pendant des années a accueilli, quand elle ne les a pas exfiltrés, parfois en connaissance de cause, des suspects de génocide qui n’ont été arrêtés que par l’action inlassable de certaines ONG et d’avocats.

L’image de la France auprès du tribunal pour le Rwanda, mais aussi de l’ex-Yougoslavie par ricochet, en a pâti. Hubert Védrine, dans un article du 15 juin 2004 publié dans la Lettre numéro 8, Institut François-Mitterrand, s’interrogeait : « Quant aux sommations d’avoir à demander pardon, brandies par beaucoup d’inquisiteurs autodésignés, on s’interroge. Qui devrait demander pardon ? A qui ? De quoi ? Dans l’espoir de résoudre quel problème ? Laissons-là ce méli-mélo. »

La contrepartie politique de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité est nécessairement le refus de l’oubli sur tout ce qui a accompagné la commission des crimes contre l’humanité. Le gouvernement belge, Bill Clinton, Kofi Annan ont su trouver des mots, chacun avec ses nuances, pour dire leurs regrets d’une action coupable des régiments belges de la communauté internationale qui a précipité dans la mort 800 000 personnes. Si « l’Holocauste n’a pas commencé dans les chambres à gaz mais par des mots », il ne fait aucun doute que les plaies de ce génocide ne pourront se refermer qu’après une reconnaissance par tous les auteurs de leurs actes. Les mots de la France se font toujours attendre.

Par William Bourdon Avocat
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024