Fiche du document numéro 718

Num
718
Date
Vendredi 26 février 2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
135312
Pages
5
Titre
Le génocide du Rwanda : l'histoire qui n'a pas été dite
Lieu cité
Source
Commentaire
This accusation by Serge Farnel turned out to be false, it is the result of a manipulation. In 2022, the president of Ibuka warned the survivors of Bisesero against these allegations which can harm their testimonies on the refusal of the French soldiers to rescue them between June 27 and 30, 1994.
Type
Langue
DE
Citation
Le génocide du Rwanda : l’histoire qui n’a pas été dite
Par Anne Jolis (paru dans le Wall Street Journal du vendredi 26 février 2010)
Traduit de l’anglais par Llewellyn Brown
Mme Anne Jolis est rédactrice au Wall Street Journal Europe.
« Je vous le raconte comme je l’ai vu », dit Fidèle Simugomwa, ancien chef de la milice
extrémiste des Hutus pendant le génocide rwandais, lors d’un entretien avec Serge Farnel,
réalisateur de films documentaires. « Les soldats français avaient pris position sur une colline et
tiraient sur les Tutsis… Nous [les miliciens hutus. Ndlr. Ména] portions un signe distinctif afin
que les Français ne nous tirent pas dessus – nous nous étions dissimulés sous des feuilles d’arbres
».
Un à un, les anciens génocidaires filmés par Serge Farnel racontent la même histoire ; à savoir
que, le 13 mai 1994, de petites équipes d’hommes blancs, qu’ils décrivent comme étant des
« soldats français », vêtus de treillis et transportés dans des jeeps ou des camions, se
rassemblaient sur les hauteurs dans l’arrière-pays de l’ouest rwandais. Ils tiraient des coups de feu
dans les collines de Bisesero afin de débusquer les Tutsis.
Puis ils visaient directement les hommes, les femmes et les enfants qui prenaient la fuite. Quand
les coups de feu cessèrent, les tueurs hutus investissaient les collines. Maniant des machettes, des
lances, des massues cloutées, et leurs propres fusils, ils achevèrent les blessés. Une vingtaine de
survivants me racontèrent une version identique des événements.
Ce jour-là et le lendemain, 40.000 Tutsis furent massacrés. En tout, environ 800.000 personnes –
des Tutsis et des Hutus opposants du génocide – périrent atrocement ce printemps 1994.
***
Peu d’événements de l’histoire contemporaine ont laissé davantage de cicatrices dans les
consciences occidentales que le génocide rwandais.
Samantha Power conseillère auprès du président Obama, Prix Pulitzer en 2003 pour son livre Un
Problème d’Enfer : l’Amérique et l’Ère du génocide [A Problem from Hell: America and the Age
of Genocide], y dépeint un portrait noir de la manière dont l’administration Clinton esquivait et
demeurait passive durant le génocide.
Plus tard, le Président Clinton, en visite à Kigali, la capitale, présenta ses excuses au nom des
États-Unis et de la « communauté mondiale ».
En France, en revanche, le récit officiel du génocide donne une image plus reluisante du rôle de
l’Hexagone. Le site web du Ministère des Affaires étrangères note que : « Dans les années 1990,
la France s’investit dans les efforts de la communauté internationale pour endiguer les tensions au
[Rwanda]… La France fut le premier pays à dénoncer le génocide, et entreprit une mission
humanitaire. ». Cette mission, qui débuta en juin 1994, sous le nom d’Opération Turquoise, était
en apparence supposée créer des zones de sécurité humanitaires.

À ce point de notre analyse, un peu d’histoire s’impose. Bien que le Rwanda fût une colonie
belge avant son indépendance en 1962, les Français l’ont considéré, pendant très longtemps,
comme une partie de la Françafrique : l’ensemble des pays africains francophones sur lesquels la
France continue à exercer une influence paternaliste, parfois positive, le plus souvent
opportuniste.
Au Rwanda, cette influence prit la forme d’une relation étroite avec la dictature de Juvénal
Habyarimana, prônant la suprématie hutue. Pendant la guerre civile rwandaise, au début des
années 1990, les troupes françaises allèrent à la rescousse d’Habyarimana dans sa guerre contre
les forces d’opposition du Front Patriotique Rwandais (FPR) – à majorité tutsie, et aussi
anglophones – venant d’Ouganda, sous le commandement de Paul Kagamé, aujourd’hui président
du Rwanda.
Aujourd’hui, aussi absurde que cela puisse paraître, le gouvernement du président en exercice à
l’époque, François Mitterrand, craignait qu’une victoire du FPR ne signifie la perte, non
seulement d’un allié de confiance, mais aussi, la perte du Rwanda au profit du monde
« anglophone ».
L’événement qui finit par déclencher le génocide se produisit le 6 avril 1994, lorsqu’un avion
transportant Habyarimana fut abattu. L’identité des coupables demeure l’un des mystères non
résolus de l’histoire contemporaine.
Un éminent magistrat français est convaincu que l’assassinat fut orchestré par le FPR, et il a lancé
de nombreux mandats d’arrêt visant de proches collaborateurs de M. Kagamé. Dans le passé, les
Français ont aussi déclaré avec insistance que ce qui se déroula au Rwanda fut un « double
génocide », arguant que les Tutsis étaient autant les agresseurs que les victimes dans les
prémisses et l’acmé de l’agonie rwandaise.
Cependant, cette version des événements a aussi ses détracteurs. M. Kagamé nie catégoriquement
toute implication dans la mort d’Habyarimana, qui était alors sur le point de réaliser un accord de
paix avec le FPR au moment où il fut assassiné.
Le gouvernement rwandais a prétendu, pendant longtemps, que la France joua un rôle actif en
soutenant les extrémistes rwandais durant le génocide, faisant état de nombreux génocidaires
notoires qui ont ouvertement et paisiblement vécu en France pendant des années.
En 1998, le journaliste français Patrick de Saint-Exupéry, qui avait rendu visite aux soldats
français durant l’Opération Turquoise, écrivit une série d’articles dans Le Figaro, racontant
comment les « zones humanitaires » françaises servaient principalement à protéger les tueurs
hutus, au moment où ils fuyaient devant l’avancée des forces du FPR.
Ces articles provoquèrent un tollé à l’Assemblée nationale, au point de provoquer la création
d’une commission d’enquête, qui arriva en définitive à la conclusion que la France ne portait
aucune responsabilité particulière sur le génocide et, au pire, avait été victime innocente de
malentendus.

C’est à ce moment-là qu’entra en scène Serge Farnel, un Parisien à la grande carrure, âgé de 44
ans, issu d’une formation dans l’ingénierie aéronautique. La curiosité de M. Farnel pour le
génocide fut éveillée, il y a quelques années, lorsqu’il entendit des comparaisons entre les actions
commises par la France au Rwanda et le comportement du régime de Vichy pendant la Seconde
Guerre mondiale.
Lors d’un voyage au Rwanda, en avril dernier, il rencontra un survivant tutsi, qui témoignait que
les soldats français étaient bien présents en mai 1994, alors que, supposément, il n’y en avait
aucun. Au début, Farnel préjugea que sa mémoire de personne traumatisée lui jouait des tours,
mais il maintint sa version de l’histoire. Farnel commença alors à interroger d’autres témoins,
dont il filma les récits.
Il en résultat 100 heures de film, qui consistent principalement en des entretiens d’individus et de
groupes, à la fois victimes et auteurs du massacre, avec également des reconstitutions minutieuses
des scènes du massacre.
Il est difficile d’exagérer la rigueur avec laquelle M. Farnel a conduit les entretiens : sur le film,
ceux qui sont interviewés s’impatientent parfois quand il les rappelle pour leur poser d’autres
questions - comme s’ils étaient des témoins appelés à la barre - sautant sur la moindre
incohérence dans leur témoignage.
Tous les survivants des massacres de mai 1994 ne prétendent pas se rappeler la présence de
soldats français à Bisesero, cependant, il en y a beaucoup qui le disent, et leurs récits sont
cohérents. Après avoir visionné ces témoignages filmés, je décidai de rejoindre M. Farnel au
Rwanda, sur le terrain de son investigation, afin de confirmer ces histoires personnellement.

Anne Jolis/ The Wall Street Journal

Des Rwandais attendent pour donner leur témoignage des événements de 1994
« Les Blancs étaient postés sur les hauteurs, et ils nous ont d’abord débusqués de nos cachettes
par des coups de feu… Ils cessèrent quand les Interahamwe [la milice hutue] arrivèrent, puis

recommencèrent quand nous résistâmes », dit Sylvestre Niyakayiro, un Tutsi âgé de 22 ans à
l’époque et qui se rappelle avoir été chassé de colline en colline au cours des trois attaques
perpétrées ce jour-là, dirigées par des Blancs.
M. Farnel demande, de manière répétée, si M. Niyakayiro ne mélange pas les dates, si les Blancs
de la mi-mai, dont il se souvient, n’étaient pas en fait les soldats français qui arrivèrent à la fin
juin pour l’Opération Turquoise, quand un autre assaut fut lancé contre les quelques Tutsis qui
demeuraient dans les environs de Bisesero.
« Les jours du 13 et du 14 [mai] furent inoubliables », répond M. Niyakayiro.
Mais qui étaient exactement ces « Blancs » - à supposer qu’ils étaient réellement présents ?
« Votre information n’est pas crédible, puisqu’elle ne repose sur aucune réalité historique »,
écrivit le général Jean-Claude Lafourcade, qui commandait l’Opération Turquoise et qui
maintenant dirige une association des soldats ayant servi au Rwanda, dans une réponse par
courriel à mes questions, ajoutant « il semble que vous êtes en train de vous faire manipuler ».
Comme l’Élysée, l’association déclare qu’ « il n’y avait pas de soldats français au Rwanda au
mois de mai 1994 ». L’Institut François Mitterrand, dirigée par Hubert Védrine, proche conseiller
de l’ancien président, refusa de faire un commentaire sur cet article.
Paul Barril est un Français qui se trouvait au Rwanda à l’époque. Il est certainement l’un des
anciens membres les plus illustres du GIGN, un corps d’intervention d’élite. M. Barril était un
conseiller auprès d’Habyarimana, à l’époque de la mort du Président. Selon ses mémoires,
publiées en 1996 : Guerres secrètes à l’Élysée, dans lesquelles il note que « Suivant l’attaque,
commença un cycle de massacres qui conduisirent à l’établissement de la dictature tutsie du proaméricain Paul Kagamé. Plus d’un million de personnes périrent au Rwanda. Quelle
importance ? ».
Mes efforts pour contacter M. Barril par téléphone et par courrier électronique dans le cadre de
cet article ont été en vains. « Il ne veut pas qu’on le retrouve », me dit son éditeur.
Un récit des activités de M. Barril se trouve dans "Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au
Rwanda" [Leave None to Tell the Story : Genocide in Rwanda], rédigé par l’experte renommée
Alison Des Forges, une Américaine qui mourut dans un accident d’avion l’an dernier.
Des Forges écrit que M. Barril fut embauché par le ministère de la Défense au Rwanda pour
former jusqu’à 120 hommes au tir et aux tactiques d’infiltration pour une unité d’élite, en vue
d’attaques derrière les lignes du FPR. L’opération portait le nom de code « Opération
insecticide », pour désigner une opération destinée à exterminer les inyenzi, les « cafards »…
Quand on l’interrogea au sujet de ce programme de formation au cours d’un entretien avec un
chercheur de Human Rights Watch, [M.] Barril nia toute connaissance à ce sujet et mit
abruptement fin à la conversation. »
Les Rwandais que M. Farnel et moi-même rencontrèrent insistèrent sur le fait que les troupes
françaises étaient impliquées dans les massacres de la mi-mai. « Je sais que c’étaient des troupes
françaises, parce que j’avais été avec eux à Mutara en 1991, » dit Semi Bazimaziki, caporal dans

l’armée rwandaise durant le génocide. « Je connaissais très bien leur manière d’opérer ». Un autre
ex-génocidaire, Jean Ngarambe, raconte qu’il fut rejeté en tant que guide pour les Blancs en
visite, parce que « je ne parlais pas français ». À sa place, ils prirent un autre homme qui parlait
français.
Un incident, décrit à la fois par les bourreaux et les victimes, est particulièrement probant.
Certains des ex-génocidaires se rappellent que, le 12 mai, le jour précédant le début de la
boucherie, ils furent convoqués dans un village.
Ils disent qu’un officiel hutu local, nommé Charles Sikubwabo, fugitif actuellement recherché par
le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, présenta des « soldats français », venus afin de
servir de renforts.
M. Sikubwabo ordonna aux tueurs rwandais rassemblés de suivre une certaine route sans attaquer
ou approcher des Tutsis sur le chemin. Ils se retrouvèrent quelques kilomètres plus loin, à un
endroit nommé Mumubuga où ils trouvèrent plus de 50 Tutsis. Entouré d’hommes blancs, M.
Sikubwabo dit aux Tutsis de ne pas avoir peur, que les Blancs étaient là pour les aider, et qu’ils
devaient retourner dans les collines pour attendre de l’aide.
Nous savions que c’était une ruse contre les Tutsis », dit Raphaël Mageza, le beau-frère de M.
Sikubwabo. Les Blancs servaient de leurres, afin de rassembler des informations au sujet des
endroits où les Tutsis se cachaient. Gudelieve Mukangamije, l’une des victimes potentielles de
M. Mageza, en convient : « Ils [les Blancs] ne nous donnèrent pas de bâches [comme ils l’avaient
promis]. Ils nous tuèrent. Et ils nous donnèrent aux Interahamwe.
***
Hier, Nicolas Sarkozy fut le premier président français à poser le pied au Rwanda depuis un quart
de siècle. « Ce qui s'est passé ici oblige la communauté internationale, dont la France , à réfléchir
à ces erreurs qui l'ont empêchée de prévenir et d'arrêter ce crime épouvantable », a-t-il dit. M.
Sarkozy suggéra autrefois qu’un comité d’historiens devait enquêter sur ce qui se passa durant le
génocide. Le président français, ajoute le ministère des Affaires Etrangères Bernard Kouchner, «
ne s’oppose pas à ce que la France regarde son histoire. »
Si tel est le cas, la meilleure façon de commencer serait, pour la France et ses historiens, de
regarder les extraordinaires témoignages recueillis dans l’intense documentaire de M. Farnel. Ils
ont un devoir moral et historique de considérer les conséquences des preuves présentées par
Farnel. Comme le dit M. Farnel : « Aucun pays ne peut fuir son histoire ».
Reproduit avec la permission du Wall Street Journal et celle de Metula News Agency pour la version
française.
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