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La Cour des comptes, ce censeur sévère des gabegies de l'Etat, prend tout son temps pour juger. Mais ses décisions sont souvent féroces. L'ancien ministre socialiste de la Coopération, Christian Nucci, vient d'en faire les frais. Pour l'affaire de l'Association du Carrefour du développement (Acad), un immense scandale à tiroirs qui avait ébranlé en 1986 la première cohabitation, il vient d'être condamné à payer une amende personnelle de 1 million de francs.
Plus encore, il doit, solidairement avec les deux autres protagonistes de l'affaire, Yves Chalier et René Trillaud, apporter la preuve du reversement au Trésor de l'excédent resté entre leurs mains, écrit la Cour, soit 20 463 268,89 francs
. Autrement dit, si le trio ne peut pas apporter les justificatifs de dépense de cette somme, que la Cour des comptes estime détournée, il devra en régler le montant de sa poche... L'ancien ministre, aujourd'hui maire de Beaurepaire et conseiller général de l'Isère, dispose, comme ses deux anciens collaborateurs, d'un délai de trois mois, à compter du jour de la notification de l'arrêt, pour fournir ces justificatifs.
Il aura bien du mal à y parvenir, car le dossier de l'Acad a déjà été longuement débattu et ses comptes ont été épluchés en public. Il a en effet donné lieu à un procès d'assises, en 1992, qui s'est traduit par la condamnation d'Yves Chalier à cinq ans de prison et à une amende de 27 millions de francs.
Ironie de l'affaire: Christian Nucci, épargné à l'époque par sa qualité de ministre, avait échappé de justesse à la Haute Cour - sauvé par l'amnistie de janvier 1990 et par un non-lieu partiel - s'était porté partie civile contre Chalier et avait obtenu 1 franc de dommages et intérêts. Or, voici que la Cour des comptes estime que M. Nucci a connu et toléré les maniements irréguliers opérés par l'intermédiaire de l'Acad, a manqué à l'obligation de surveillance des personnes placées sous son autorité, alors qu'il avait été averti de leurs agissements, a fait régler sur le compte de l'association plusieurs dépenses en relation avec ses activités personnelles et a réglé lui-même d'autres dépenses sur un compte joint alimenté à partir de la caisse de l'association
.
Ainsi se conclut le dernier épisode de cette extraordinaire histoire, qui avait révélé les dessous financiers d'un sommet franco-africain, épinglé un ministre socialiste et plusieurs hauts fonctionnaires et démonté de façon exemplaire un mécanisme de détournement de l'argent de l'Etat.
En décembre 1984 se tient à Bujumbura, au Burundi, un sommet franco-africain. François Mitterrand a choisi ce pays pour des raisons diplomatiques. Mais cet Etat très pauvre et totalement sous-équipé est incapable d'accueillir une rencontre internationale. Comme les fonds officiels sont - et de très loin - insuffisants, Christian Nucci, allègre ministre de la Coopération, charge son chef de cabinet, Yves Chalier, chaleureux ancien officier sorti de Saint-Cyr, de créer une association miracle pour recueillir discrètement des fonds de l'Etat. L'Association du Carrefour du développement reçoit ainsi plus de 80 millions de francs. Mais c'est un carrefour dangereux: une partie de cet argent va, certes, permettre la tenue du fameux sommet, mais une autre - 20 463 268,89 francs, estime aujourd'hui la Cour - va disparaître. Et, comme le dit un magistrat, l'argent ne disparaît jamais, il change de poche. Cette valse de valises de billets a en effet tourné la tête à beaucoup. Il suffit pour s'en rendre compte de lire le détail des sommes non justifiées.
Près de 400 000 francs aboutissent à l'association Information, formation, promotion professionnelle des femmes; 104 325 francs de semences potagères auraient dû être acheminées vers l'Afrique, mais on ne trouve nulle trace de leur voyage. Plus scandaleux encore: 2 millions de francs disparaissent sur un transfert de matériel médical également destiné à l'Afrique. Le matériel a bien été récupéré dans les hôpitaux, mais il est resté stocké en pure perte dans des hangars.
En ce qui concerne les dépenses personnelles de Christian Nucci
, reconnues par la Cour, on trouve pêle-mêle: le paiement d'un voyage touristique à Paris pour des habitants de sa bonne ville de Beaurepaire et des travaux d'imprimerie, liés sans doute à ses campagnes électorales. Sur un compte joint qu'il possède avec Chalier, quelque 1 247 736,40 francs n'ont pas d'emploi public. Yves Chalier, de son côté, n'a pas lésiné. Il retire sans justification 2 millions de francs du compte de l'association et, surtout, verse plus de 6 millions à une autre obscure association, Promotion française, dont l'instruction révélera qu'elle avait acheté un château pour le transformer en hôtel de luxe. Certains proches en profitent pour refaire leur appartement aux frais de l'Acad: 1 772 187,11 francs de travaux d'entretien immobilier. Sans compter les sommes détournées du sommet franco-africain du Burundi lui-même, estimées à 6 725 560 F.
La cohabitation va transformer ce discret scandale, connu - déjà - de la seule Cour des comptes, en une retentissante affaire d'Etat. En effet, dès l'arrivée de la droite au pouvoir, en 1986, des membres du cabinet du nouveau ministre de la Coopération s'intéressent à l'affaire. Yves Chalier comprend alors qu'il va se trouver au centre d'un règlement de comptes politique d'envergure. Cette inquiétude va le conduire à accepter un vrai-faux
passeport, délivré par des proches de Charles Pasqua, pour qu'il aille se mettre au vert au Brésil et dénoncer les turpitudes de la gauche. La manipulation tournera au fiasco, avec son retour tonitruant en France et son incarcération. Peu après, l'amnistie votée par la gauche, et qui tombe à pic pour épargner à Nucci une comparution en Haute Cour, déclenchera un autre scandale politique.
Le dernier acte de la Cour des comptes, qui date du 7 décembre 1995, mais n'a été notifié aux intéressés que fin avril, évalue chèrement la responsabilité de l'ancien ministre. Conjointement avec Yves Chalier (500 000 francs d'amende) et avec l'ancien contrôleur des dépenses du ministère, René Trillaud (50 000 francs), acquitté aux assises.
Les trois hommes ont donc trois mois pour justifier de ces prodigieuses dépenses. Seul Yves Chalier a pris de l'avance. Condamné à 27 millions de réparation par la cour d'assises, il a déjà négocié avec le fisc un remboursement de 2 000 francs par mois, à la mesure de ses ressources actuelles. Cette somme est donc ramenée par la Cour à 20 millions et divisée par trois. Il ne faudra plus aux trois condamnés, s'ils obtiennent les mêmes conditions de paiement, que 291 ans pour rembourser leurs dettes.