Fiche du document numéro 5459

Num
5459
Date
1994
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
959983
Pages
12
Urlorg
Titre
L'extermination des Rwandais tutsi
Cote
Cahiers d'études africaines. Vol. 34 N°136. 1994. pp. 537-547.
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Monsieur José Kagabo
Madame Claudine Vidal

L'extermination des Rwandais tutsi
In: Cahiers d'études africaines. Vol. 34 N°136. 1994. pp. 537-547.

Abstract
J. Kagabo & C. Vidal.—The Extermination of Rwandan Tutsi. On 11 October 1990, in Gisenyi, the massacre began of Tutsi consideree to be close to the Rwandan Patriotic Front, the armed opposition to President Habyari-mana's government. This set off a cycle of violence culminating in systematic extermination during April 1994. The first targets were Tutsi, because of their ethnie group, and then any Hutu who opposed extremism and advocated democratie ideas. This testimony to this tragedy leads us to think about the rationales at work in this genocide that, according to ail evidence, top leaders in the Rwandan government had designed and planned. Establishing the history of this genocide is urgent; research must be undertaken with ail possible means so as to iden-tify the persons responsible and judge them in a fair trial.

Citer ce document / Cite this document :
Kagabo José, Vidal Claudine. L'extermination des Rwandais tutsi. In: Cahiers d'études africaines. Vol. 34 N°136. 1994. pp. 537547.
doi : 10.3406/cea.1994.1471
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cea_0008-0055_1994_num_34_136_1471

NEMENTS

José Kagabo

extermination

des

Claudine Vidai

Rwandais

tutsi

tous ceux tous
qui ont
nos
nous
tenté
amislesde
depleurons
résister
Butare

Le 11 octobre 1990
15 heures dans la commune de Kibilira en préfec
ture de Gisenyi) commen ait le massacre des Tutsi du secteur de
Rubona Ils étaient attaqués pillés et tués par leurs voisins hutu les
femmes et les enfants étaient pas épargnés leurs maisons étaient incen
diées Les tueries arrêtèrent le 13 octobre
midi sur intervention du
préfet un prêtre de la paroisse ayant téléphoné Kigali aux ambassades
de France et de Belgique cette dernière fit pression sur la Présidence qui
dépêcha le préfet Durant ces deux jours il
eut 120 victimes Les sec
teurs de la commune furent inégalement touchés dans un les Tutsi
réussirent
organiser leur défense se regroupèrent au sommet une col
line et amassèrent des pierres ils jetaient sur les assaillants dans
autres les conseillers communaux opposés aux massacres ont réussi
contenir les attaquants
ailleurs enfin comme dans le secteur de
Rubona) les meurtriers étaient menés par des enseignants des conseillers
et des agents de administration Dans le secteur de Kirengo un paysan
tutsi nommé Hitimana était caché car il pensait que les maisons
seraient pillées que les hommes seraient peut-être tués mais que les
femmes et les enfants seraient épargnés comme cela était déjà passé en
1959 et 1973 La femme Hitimana comme il en témoigna eut la tête
tranchée
coups de machette par un voisin enfant elle portait au
dos fut tué par la femme de ce voisin Les assaillants massacrèrent les
autres enfants la mère du témoin caché son frère la femme de celui-ci
ses oncles et tantes au total quatorze personnes Sur ensemble de la
commune 357 victimes furent identifiées
elles étaient en fait plus
nombreuses car il fut difficile aux enquêteurs de décompter tous les
enfants qui avaient été tués Beaucoup de Tutsi avaient pu se réfugier
dans église de Muhororo les agresseurs voulurent
mettre le feu pour
les faire sortir mais les prêtres et les
urs eux-mêmes tutsi réussirent
les en empêcher
Ces événements se produisirent onze jours après que les combattants
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du Front patriotique rwandais FPR aient attaqué le Rwanda par le
nord Ils sont relatés par les enquêteurs de Association rwandaise pour
la défense des droits de la personne et des libertés publiques ADL qui
recueillirent les témoignages le 20 novembre 1991 treize mois plus tard1
Une commission internationale qui enquêta au Rwanda en janvier 1993
confirma les faits établis par ADL elle
ajouta des précisions le
pogrom avait été préparé lors une réunion la sous-préfecture au cours
de laquelle en présence du préfet le sous-préfet montra deux cadavres
qui auraient été ceux de Hutu tués par des Tutsi Il demandait aux
conseillers communaux de organiser pour assurer la sécurité des Hutu
le rapport cite également des noms ceux du bourgmestre des conseillers
communaux des agents de
tat et des responsables du MRND2 qui ont
été
origine des massacres La commission rapporte encore attaque
contre les Tutsi de Kibilira en mars 1992 beaucoup moins meurtrière on
dénombra cinq tués) plus de mille personnes étaient abritées
la
paroisse de Muhororo
Fin décembre de la même année une nouvelle attaque ne vise pas les
seuls Tutsi mais aussi des Hutu membres de partis opposition Le
22 novembre Léon Mugesera un intellectuel originaire de la région
diplômé de Université Lavai membre du comité central et viceprésident du MRND pour la préfecture de Gisenyi conseiller ministériel
et connu pour être proche du Président avait prononcé non loin de
Kibilira un discours très violent appelant au meurtre des Tutsis
Sup
primez-les et surtout ils ne partent pas
et
la poursuite de leurs
complices
des partis opposition
Le responsable du MDR et
tout autre porte-parole de son parti domicilié dans cette commune et
cette préfecture
plus droit de cité parce que est un complice

Rapport sur les droits de homme au Rwanda septembre 1991-septembre 1992
ADL Kigali décembre 1992 pp 101-116 Il faut saluer le courage des membres
de ADL dont le président est le professeur Emmanuel Ntezimana Leur rap
port et ceux qui suivirent montre combien était menacés dans leur propre vie
ceux qui travaillaient pour la tolérance en recherchant la vérité
MRND Mouvement républicain national du développement et de la démocra
tie créé par le président Juvenal Habyarimana La constitution votée par réfé
rendum le 17 décembre 1978 déclarait tout Rwandais membre de droit du
MRND organisation du parti unique calquait le découpage administratif si
bien que souvent le responsable politique du MRND était un agent territorial
Rapport de la Commission internationale enquête sur les violations des droits de
homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 7-21 janvier 1993) Rapport final
publié simultanément Ouagadougou Washington Montréal et Paris par
la Fédération internationale des droits de homme FIDH et autres associa
tions en mars 1993
24 Le discours de Mugesera avait été filmé par la télé
vision rwandaise ce qui prouve quelle caution lui apportait le pouvoir et quelle
diffusion il entendait lui donner on pu en voir des extraits au cours de émis
sion télévisée de Jean-Marie Cavada
La Marche du siècle
consacrée au
Rwanda le 21 septembre 1994 En juin 1994 le président Habyarimana avait dû
sous la pression de la communauté internationale réformer la Constitution avec

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Cependant il
eut pas de morts seulement des blessés et des maisons
brûlées Pour la première fois un proche du Président avait appelé au
meurtre pour la première fois aussi les violences avaient été exercées
par les milices du MRND Des témoins rapportèrent par ailleurs ils
avaient vu des militaires ou des membres de la garde présidentielle se
mêler aux milices
Nous avons choisi de rapporter les événements de Kibilira non parce
ils sont exceptionnels mais pour leur exemplarité des pogroms iden
tiques se sont déroulés
plusieurs reprises en autres endroits du
Rwanda toujours meurtriers et toujours provoqués par les autorités terri
toriales des agents de
tat et des notables locaux Les milices gouverne
mentales étaient de plus en plus actives les partis opposition soumis
la terreur les leaders hutu du Mouvement démocratique républicain
MDR et du Parti social-démocrate PSD) Emmanuel Gapyisi et
Félicien Gatabazi furent assassinés le premier en mai 1993 le second en
février 1994
De la haine raciste au génocide
Nous connaissions le caractère raciste de la haine que se portaient les
fractions occidentalisées des ethnies rwandaises ainsi que la construction
historique et sociologique une telle haine Au moment de Indépen
dance en 1961 la complète victoire politique des leaders hutu issus de
ethnie numériquement majoritaire avait inauguré une ère de stigmatisa
tion des Tutsi considérés comme ennemis héréditaires stigmatisation
associée
diverses pratiques oppression
compris les tueries Mais
comment dans quelles conditions et circonstances la haine ethnique futelle manipulée
rendre effective une solution finale le génocide
des Tutsi du Rwanda Un bref rappel historique est nécessaire
En 19591963 et 1973 la population origine tutsi subit des pogroms
et des persécutions qui forcèrent beaucoup de ses membres
choisir
exil On pu en 1992 estimer près de 600 000 le nombre des réfugiés
rwandais vivant dans les pays limitrophes4 Les réfugiés rwandais sont il
faut le rappeler les plus anciens réfugiés Afrique noire Bien des exilés
souhaitaient revenir vivre dans leur pays cependant les processus poli
tiques ouvrant au retour restaient bloqués Début octobre 1990 des réfu
giés massés en Ouganda attaquèrent le Rwanda par le Nord-est ils
constituaient aile militaire un parti le Front patriotique rwandais
reconnaissance du multipartisme et de la liberté de la presse Plusieurs partis
opposition furent créés dont le plus important était le Mouvement démocra
tique républicain MDR)
André GUICHAOUA Le problème des réfugiés rwandais et des populations
banyarwanda dans la région des grands lacs africains
Rapport pour le Haut
Commissariat des Nations Unies aux réfugiés HCR) Genève mai 1992 URA
363 Université des sciences et techniques de Lille

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FPR) dont la direction outre des Tutsi comprenait des Hutu anciens
hauts fonctionnaires au Rwanda ayant rompu avec le régime du président
Habyarimana venu au pouvoir par un coup
tat en 1973 invasion
fut stoppée et repoussée avec aide de la Belgique de la France et du
Zaïre Le FPR opéra de nouvelles incursions en janvier 1991 Ces événe
ments et la pression de la communauté internationale obligèrent le
président Habyarimana
accepter le multipartisme
reconsidérer la
question des réfugiés et enfin en janvier 1993
prévoir la constitution
un gouvernement de transition incluant le FPR5
En réalité le Président son entourage et une partie de appareil
tat avaient nullement intention de mettre ces accords en uvre ils
organisèrent des milices chargées de répandre la terreur ils program
mèrent puis firent exécuter assassinats opposants et tueries collectives
ils lancèrent par radio une propagande incitant ouvertement la violence
raciste Rappelons un document du 21 septembre 1992 préparé par
état-major de armée rwandaise et destiné une large diffusion définis
sait et désignait ainsi ennemi ennemi principal est le Tutsi de inté
rieur ou de extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir qui
jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la Révolution
Sociale de 1959
Suivait une liste de groupes sociaux où se recrutaient
les partisans de ennemi notamment les réfugiés tutsi les Tutsi de inté
rieur les Hutu mécontents du régime en place les sans-emploi de inté
rieur et de extérieur du Rwanda les étrangers mariés aux femmes tutsi6
Ce long document atteste engagement politique de armée dans les inci
tations
la haine et la violence On sait également par divers rapports
enquête elle participa directement des massacres commis avant le
avril 1994
Le FPR attaqua nouveau en février 1993 un second accord fut signé
en août 1993 tandis
la fin de année une mission des Nations Unies7
était mise en place pour en contrôler application Mais en janvier 1994
la fraction présidentielle bloquant les accords refusait de mettre en place
le gouvernement de transition élargi au FPR Une conférence au niveau
régional fut organisée Daar-es-Salam Elle avait entre autres buts celui
de faire rendre effectifs les accords Arusha Au retour de la conférence

Il agit du protocole signé Arusha en Tanzanie sur le maintien de état de
droit la fin des massacres et la constitution un gouvernement de transition
base élargie avec le FPR Ce protocole venait après organisation de milices
pro-gouvernementales par le parti présidentiel entrée en action des esca
drons de la mort créés par entourage du Président le massacre de popula
tions civiles tutsi Ces premiers accords Arusha seront immédiatement suivis
de très graves violences exercées partout dans le pays par les milices pro-gou
vernementales dont le nom de guerre les Interahamwe fera la une des journaux
dès le début du génocide le avril 1994
Rapport final... op cit.
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Mission des Nations Unies pour assistance au Rwanda MINUAR)

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le avril avion présidentiel fut abattu au-dessus de aéroport de Kigali8
Le lendemain
Kigali même étaient tués le premier ministre Agathe
Uwilingiyimana des ministres des responsables politiques de opposi
tion tandis que partout au Rwanda commen ait le programme exter
mination des Tutsi et assassinat de ceux qui les protégeaient
Bien avant le
avril on savait que des massacres comme celui de
Kibilira systématiques en ce sens ils épargnaient ni femmes ni
enfants avaient été perpétrés
encontre de populations tutsi la presse
internationale fait état des enquêtes et des rapports décrivant pour citer
un eux horreur de la réalité et dénon ant clairement la responsa
bilité du chef de
tat et de son entourage immédiat9 On savait aussi que
des leaders des partis opposition étaient également assassinés sous pré
texte ils étaient complices de ennemi tutsi En effet depuis attaque
du FPR en octobre 1990 essentiel de la propagande
tat très large
ment diffusée par la radio nationale et relayée par des autorités adminis
tratives
cela aussi on le savait
consistait
justifier par le nationa
lisme selon cette propagande le Rwanda était victime une agression
étrangère une politique meurtrière de persécution ethnique les Tutsi
étaient visés comme ennemis de intérieur parce que complices des enne
mis de extérieur) politique cherchant
masquer les graves échecs du
pouvoir et
détourner des critiques qui exprimaient de plus en plus
ouvertement
Tout cela on pouvait le savoir on le savait Mais le génocide était-il
prévisible
Le mot était déjà dans le rapport de la Commission inter
nationale en mars 199310 Des messages pressants selon lesquels se pré
paraient au Rwanda de très graves événements avaient été adressés en
France en haut lieu11 Nous ne pouvons cette question que donner une
Quelles que soient les thèses en présence
la presse leur fait largement écho
elles ont abord été présentées par des journalistes
on ne peut pas
savoir actuellement quels ont été les commanditaires et les exécutants de
attentat
Rapport de la Commission internationale... op cit. note
Fédération interna
tionale des droits de homme FIDH) mars 1993 Paris
96
10 Idem. pp 49-50 Dans cette partie intitulée La question du génocide
le rap
porteur rappelle que le Rwanda avait accédé le 15 avril 1975 la Convention de
ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide
Les témoi
gnages prouvent que on tué un grand nombre de personnes pour la seule rai
son elles étaient Tutsi La question reste de savoir si la désignation du groupe
ethnique Tutsi comme cible
détruire relève une véritable intention au
sens de la Convention intention de détruire en tout ou en partie un groupe
national ethnique racial ou religieux comme tel... n.d.a.J de détruire ce
groupe ou une part de celui-ci comme tel
11 Guy Penne sénateur des Fran ais étranger vice-président de la Commission
des affaires étrangères et de la défense du Sénat écrivit au Premier ministre
Pierre Bérégovoy] le mars 1993
... Les événements qui se déroulent au
Rwanda suscitent une grande inquiétude chez les Fran ais qui résident actuelle
ment au Rwanda ... De même que nous avons suspendu notre coopération au
Togo en raison des atteintes aux droits de homme n.d.a.] il me paraîtrait

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réponse personnelle
nous pressentions la possibilité de violences
terribles il aurait fallu vouloir rester sourd et aveugle pour ne pas les
craindre) mais nous étions incapables de penser que cet événement
le
génocide des Tutsi
pouvait arriver Un tel événement est difficilement
prévisible parce que comme tout événement historique il est pas iné
luctable et les analyses fouillées et objectives qui devront en être faites
pourront déterminer
quels moments
quelles conditions engrenage
des multiples causalités qui provoqué extermination une partie de la
population rwandaise aurait pu être enrayé
reste que une de ces cau
salités
appel la haine agissante est-à-dire meurtrière
appuyait
moins sur la récente situation de guerre que sur le racisme ethnique
racisme né vers la fin des années cinquante et que le pouvoir ne fit
exacerber durant les trois décennies qui ont suivi Indépendance
partir de quels arguments la déraison raciste put-elle contaminer
une partie de la population rwandaise
La Belgique puissance mandataire coloniale avait choisi adminis
trer le Rwanda par intermédiaire un régime monarchique elle
contrôlait étroitement Le Rwanda colonial était il est vrai un royaume
sur lequel une dynastie ancienne exer ait une autorité constamment
combattue par incessantes rébellions Une élite issue des maisons appa
rentées
la dynastie fut formée par les administrateurs européens pour
accomplir les principales tâches encadrement il suffit de deux généra
tions pour que cette élite devienne une fraction sociale privilégiée se
considérant comme une noblesse au sens européen du terme et estimant
que la supériorité de sa naissance légitimait sa position dominante En
1961 la République rwandaise fut proclamée le roi partit en exil les pri
vilégiés perdirent leurs privilèges beaucoup émigrèrent Le renversement
de la monarchie ne fut en rien une abdication pacifique des épisodes
meurtriers avaient précédé la victoire du mouvement révolutionnaire
anti-royaliste victoire
laquelle la puissance coloniale avait par ailleurs
prêté main-forte suivant en cela un scénario de décolonisation qui eut
rien exceptionnel en Afrique
exceptionnel au Rwanda est que les membres du groupe social
évincé les Tutsi furent persécutés de multiples fa ons par la contre-élite
victorieuse les Hutu) non comme des ennemis potentiels de la nouvelle
République mais en tant que race Ils étaient dénoncés non pour ce ils
avaient fait ou ce ils feraient peut-être ils étaient dénoncés pour ce
ils étaient depuis toujours et continueraient
être ils étaient
par nature des individus pervers de naissance agissant que pour domi
ner et asservir

nécessaire avoir la même attitude au regard du Rwanda dans attente du
rapport de la Commission des droits de homme dans ce pays Lettre citée par
La Croix du 21 22 23 mai 1994

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ethnisme qui envahissait la politique rwandaise disposait-il au
moins de critères qui auraient pu passer pour objectifs espace géo
graphique Non car depuis des siècles Hutu et Tutsi occupent un espace
commun La religion et la culture
Non plus ils partagent les mêmes
croyances religieuses et participent une seule et même culture La
langue Fait peu courant en Afrique les habitants de la région rwandaise
avaient depuis longtemps réalisé leur unité linguistique Comment alors
que existaient aucun des traits sur lesquels cristallisent le plus souvent
des consciences ethniques ces populations se sont-elles divisées en deux
ethnies aux contours si peu flous que depuis Indépendance la carte
identité des Rwandais doit obligatoirement porter indication de leur
ethnie de naissance
La séparation ethnique ne fut cependant pas construite
partir de
rien elle eut pour base un critère de discrimination très influent sur la
hiérarchie sociale précoloniale les uns la majorité étaient essentielle
ment des cultivateurs les autres outre agriculture pratiquaient éle
vage Or le bétail bovin passait pour le bien suprême de sorte que sa pos
session ou sa non-possession établissait une démarcation entre richesse et
pauvreté et il est vrai que le roi et sa cour avaient la jouissance
immenses troupeaux que puissance politique honneur et fortune pasto
rale allaient de pair la distinction entre agriculture et élevage ne fonda
pas une partition de la population en castes ou en ethnies ou comme il le
fut dit plus tard en races
Il
suffit seulement de deux générations depuis irruption des Euro
péens au début du xxe siècle12 pour que ces descendants éleveurs et ces
descendants agriculteurs en viennent abord
se considérer comme
des ethnies distinctes avant de se traiter en races ennemies Comment
par quelles médiations put être opérée une telle transformation En fait
le piège ethnique fut effet involontairement pervers un dispositif admi
nistratif mis en place par le pouvoir colonial dans les années vingt on
recensa les éleveurs fut considéré comme éleveur le propriétaire de dix
vaches on recensa les agriculteurs on les distingua par une carte iden
tité Mais ce qui aurait pu être un morceau de papier somme toute
incompréhensible des illettrés finit par devenir une machine classer et
marquer autant plus puissante que son énergie provenait des fan
tasmes raciaux européens
Le roi sa cour et les élites mises en place par les colonisateurs étaient
des descendants éleveurs Les Européens développèrent
leur sujet
toute une fantasmagorie pseudo-historique ils les inventèrent comme
12 est très tardivement par rapport
ensemble du continent que le Rwanda
fut découvert par Europe en 1892 seulement un explorateur allemand fut le
premier mettre pied dans ce pays jusque-là fort bien défendu par ses mon
tagnes et ses guerriers contre les raids et les trafics esclavagistes montés par les
Arabes sur la côte est de Afrique

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une race supérieure étrangère la race inférieure des agriculteurs elle
aurait conquis et dominés13 Et ce mythe ce fantasme cet imaginaire
inspiraient ces schemes racistes prirent corps durant deux généra
tions par administration par école par inégalité constante des traite
ments réservés aux uns et aux autres finirent par exister une
ethnie
tutsi et une
ethnie
hutu dont identité ne semblait douteuse
personne
Cependant le piège ethnique ne devint piège raciste que pour une par
tie de la population les lettrés les mieux eduques les plus aptes
tirer
parti des connaissances et des techniques occidentales est en effet dans
ces couches sociales européanisées que les rivaux tutsi et hutu exécraient
autre en tant que race Les intellectuels eurent un rôle considérable dans
la construction et la diffusion de idéologie raciste
la fin des années
cinquante intellectuels tutsi et hutu non seulement se montrèrent inca
pables de dépasser les mythes historiques qui les pétrifiaient en ethnies
séculairement adverses et leur conféraient des caractères physiques et
mentaux naturels
mais certains entre eux et seulement certains ce
il faut toujours rappeler franchirent le pas qui consistait
construire
une perception de Autre comme race haïssable On sait que trois décen
nies plus tard autres intellectuels allèrent beaucoup plus loin et appe
lèrent au meurtre
nous avons cité Léon Mugesera mais il
eut aussi
Ferdinand Nahimana un historien le second utilisant principalement une
radio libre
la tristement célèbre Radio Mille Collines Quant aux lea
ders de la République rwandaise ils étaient hutu ils ne cessèrent de mas
quer leurs propres divisions en appelant
une solidarité de race Le
drame fut en trois décennies ils réussirent
plusieurs reprises leurs
opérations meurtrières de diversion si bien que les différences qui exis
taient autrefois entre Tutsi et Hutu devinrent désormais des identités
marquées par le sang versé
histoire du génocide est urgente
Durant plusieurs mois les médias ont donné une large place ensemble
des événements qui se sont produits au Rwanda les massacres et le géno
cide intervention militaire fran aise exode de populations vers le
Zaïre et épidémie de choléra qui les frappa la défaite des Forces armées
rwandaises par armée du Front patriotique rwandais la mise en place
un nouveau gouvernement en fut-il retenu Pour beaucoup sans
13 Il
plusieurs siècles peut-être vers le xve siècle ou plus tôt encore)
commen
une lente migration de peuples pasteurs de Afrique centrale
Afrique du sud On ne sait rien de leurs origines car ils adoptèrent la langue et
la culture des populations autochtones ils rencontrèrent Ils conservèrent
cependant comme ailleurs en Afrique noire certains traits des civilisations pas
torales notamment extrême valorisation du bétail bovin

EXTERMINATION DES RWANDAIS TUTSI

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doute pour la plupart la perception du drame semble avoir été structurée
par deux idées fortes le génocide faisait partie des horreurs une guerre
civile cette guerre tenait affrontement de deux blocs ethniques quasi
ment deux nations quand bien même vivant entremêlées sur un unique
territoire Autrement dit le conflit ethnique qui avait pris depuis
quelques années des formes particulièrement violentes est pas compris
comme un phénomène politique
pensé parlé organisé prévu par des
acteurs politiques
mais comme une explosion générale de haine une
partie du peuple la majorité hutu massacrant une autre partie du peuple
la minorité tutsi Rien est plus faux Il
été montré que le terrorisme
été préparé organisé mis en uvre par des factions intégrées
tat et
se servant des institutions publiques armée pouvoirs locaux radio pour
appeler aux tueries puis massacrer extermination des Tutsi procédait
un plan concerté et une idéologie raciste elle eut un caractère systé
matique et fut coordonnée par des agents de appareil
tat rwandais
Ces caractéristiques de extermination qui débuté le avril ont été éta
blies par les enquêtes de ONU par celles de nombreux journalistes et de
certaines
NG elles légitiment la qualification de génocide en ce qui
concerne le massacre des Tutsis conformément
la définition en
donne la Convention sur la prévention et répression du crime de génocide
du décembre 194814 Est-il pour autant pertinent appliquer
ancien
régime rwandais les termes de
nazisme bantou
évoquer
la peste
brune du régime Habyarimana
Ces analogies ont eu pour objectif de
susciter indignation mais elles ne nous paraissent pas expliquer ce qui
est passé au Rwanda depuis le avril elles aident pas
comprendre
est pourquoi nous pensons il faut les éviter Le système nazi exter
mination avait pour composantes essentielles existence de troupes spé
cialisées dans la pratique de extermination et les camps La participation
directe et collective de civils aux actes de génocide fut interdite15
certes
il eut les dénonciations les lynchages les pillages des formes de compli
cités populaires mais extermination de type nazi est accomplie par des
corps spécialisés et dans des lieux isolés du monde extérieur Ce que les
témoignages publiés décrivent au Rwanda
dans les quartiers urbains

14 Rappelons le rapport de
Degni-Ségui du 25 mai 1994 présenté
la
Commission des droits de homme des Nations Unies publié Genève par les
Nations Unies le 28 juin 1994 Selon ce rapport les massacres étaient autant
plus horribles et terrifiants ils se donnent pour programmés systématiques et
atroces
7) et le rapporteur concluait que la qualification de génocide doit
être ores et déjà retenue en ce qui concerne les Tutsis
13 Le octobre
une commission experts de ONU chargée enquêter sur les massacres
conclu que des actes prémédités de génocide avaient été commis contre les Tutsi
et
estimé que cinq cent mille
un million de civils avaient été massacrés
après Le Monde
octobre 1994 Une enquête de ONU évalue entre
500 000 et million le nombre des victimes des massacres
15 Raul HiLBERG La destruction des Juifs Europe Paris Fayard 1988 48

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dans les églises sur les collines
est un génocide mais est se détourner
des réalités que de recourir
analogie du nazisme
est-ce que cela veut dire un petit village de 000 habitants qui
un beau matin de 1942 laisse partir la moitié de sa population Sachant
on va les gazer
vingt kilomètres de là
16 Est-ce que les récits des
massacres au Rwanda posent la même question Non car la population
fut exécutée de manière publique sur place
Nous reprendrons maintenant la question que nous posions plus haut
le génocide était-il prévisible Il existait bien une idéologie cohérente de
la solution finale
nous avons cité les noms intellectuels qui la prô
naient Une telle cohérence idéologique ne pouvait être que origine
intellectuelle Nous en donnerons un exemple Il fallait en effet pro
céder
une approche théorique du génocide que seuls des intellectuels
pouvaient effectuer pour envisager de supprimer les femmes tutsi
mariées des Hutu est aller un point de vue anthropologique contre
un trait extrêmement fort de la mentalité rwandaise qui voulait une
femme mariée et ses enfants perdent toute trace de origine maternelle
ils étaient absolument assimilés au côté paternel La force de la représen
tation agnatique était telle que par exemple tous les ascendants de la
mère étaient éliminés du culte des ancêtres ou que enquêteur désireux
de relever les alliances matrimoniales qui avaient été nouées dans le
passé se heurtait
interdit on ne prononce pas le nom des parents de
sa mère On voit que désigner aux assassins les épouses origine tutsi
coupables de procréer des hutsi
et leurs enfants procède une
notion de pureté de la race qui était impensable pour la majorité des
Rwandais Cela fut néanmoins accompli
Par ailleurs si toutes les conditions idéologiques et organisationnelles
de exercice du terrorisme encontre des populations tutsi et des démo
crates étaient là nous ne pensons pas que le pouvoir disposait un plan
rendant le génocide inéluctable Dès le avril les massacres sont déclen
chés par les autorités sur le modèle de celui de Kibilira que nous avons
relaté plus haut Les milices
travaillent
pour reprendre horrible
terme de Radio Mille Collines mais après ce que nous savons la popu
lation origine hutu ne suit pas encore du moins pas partout Ce qui
est passé
Butare est sans doute la meilleure illustration de la résis
tance que certains démocrates ont immédiatement opposée
la vague
génocidaire
Le préfet de Butare Jean-Baptiste Habyarimana refusa exécuter les
ordres de tuer qui lui avaient été envoyés de Kigali Il organisa un plan de
défense civile contre des interventions extérieures
sa préfecture Ce
est au treizième jour le 19 avril que la garde présidentielle arrêta
et organisa sous sa seule responsabilité opération de nettoyage dans
16 Au sujet de Shoah Paris Belin 1990 interview de Claude Lanzmann

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EXTERMINATION DES RWANDAIS TUTSI

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la Préfecture de Butare Le déferlement des miliciens transportés par des
camions de armée durant les mois avril mai juin fut si important
il fallut leur construire un camp de cases de fortune
quinze kilo
mètres du centre ville où ils pouvaient étendre les massacres
la
frontière du Burundi Encore visible en septembre étendue de ce camp
est suffisamment grande pour témoigner du nombre de ces miliciens
dépêchés par les responsables du gouvernement intérimaire
la suite de
appel lancé sur place et par radio par le président Théodore Sindikubwabo et son premier ministre Kambanda implication personnelle
de ces deux responsables natifs de Butare ainsi que le déploiement de
force des milices eurent pour effet entraîner une partie de la population
dans le cycle des massacres
Cet écart de temps entre ordre de tuer et accomplissement effectif
du massacre on observe en autres lieux notamment en préfecture
de Gitarama pourtant le haut lieu symbolique de ethnisme hutu est
une des données essentielles qui laisse
penser que le génocide pouvait
ne pas être accompli que des résistances efficaces auraient pu
opposer
condition de recevoir une aide un soutien armé Or rappelons que le
12 avril Butare résistait encore) toutes les ambassades européennes fer
maient certaines évacuant leur personnel par la frontière même de la pré
fecture de Butare
histoire immédiate du génocide doit être menée par tous les moyens
possibles histoire dans le moment présent ce sont des enquêtes effec
tuées par des acteurs non soup onnables de partialité il agit établir
des responsabilités il agit de déterminer qui de loin et de près du haut
du pouvoir comme aux différents niveaux de ses relais administratifs
donné ordre de tuer et qui exécuté cet ordre
cette condition un tri
bunal international pourra juger les responsables du génocide et du
massacre des démocrates En ce sens histoire est rien autre que la
connaissance nécessaire aux survivants pour ils puissent tenter de
concevoir un avenir
EH ESS Centre Etudes africaines Paris

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024