Citation
SENAT DE BELGIQUE
SESSION ORDINAIRE 1996-1997
COMPTE RENDU ANALYTIQUE
DES AUDITIONS
Commission spéciale Rwanda
Mercredi 19 février 1997
SOMMAIRE
AUDITION D'UN REPRESENTANT DES FAMILLES ET APPARENTES DES
VICTIMES CIVILES BELGES
(Orateurs: MM. Godfriaux, Dulieu, Mme Beckers, MM. Mugwaneza, Mahoux, Jonckheer,
Ceder, Anciaux, Mme Dua, Mme Godfriaux, M. Caluwé, Mme Willame-Boonen, MM.
Hostekint et Anciaux.)
AUDITION D'UN REPRESENTANT DU CRDDR (COMITE POUR LE RESPECT DES
DROITS DE L'HOMME AU RWANDA) ET D'UN REPRESENTANT DU CLADHO
(COLLECTIF DES LIGUES ET ASSOCIATIONS DE DEFENSE DES DROITS DE
L'HOMME)
(Orateurs: M. Gasana, Mme Nyirazaninka, Mme Mukeshimana, M. Nsanzuwera, Mme Dua,
MM. Caluwé, Anciaux, Mme Willame-Boonen, MM. Jonchkeer, Hostekint, Mahoux,
Verhofstadt et Destexhe.)
Le Compte rendu analytique des auditions qui se déroulent à huis clos
est distribué uniquement aux membres de la commission
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PRESIDENCE DE M. SWAELEN, PRESIDENT
La réunion est ouverte à 14 h 30 m.
AUDITION D'UN REPRESENTANT DES FAMILLES ET APPARENTES DES
VICTIMES CIVILES BELGES
M. le Président.—Après le témoignage des familles des victimes militaires, nous entendrons
les parents des victimes civiles belges.
Ces coopérants ont donné leur vie pour leur idéal. Cependant, comme il n'existe pas
d'association de parents des victimes civiles belges, M. et Mme Godfriaux témoigneront pour
leur cas et les autres parents présents dans la salle interviendront ensuite s'ils le désirent.
M. Godfriaux.—Je parlerai effectivement pour Antoine, notre fils. A l'exposé de ce cas, vous
verrez combien il peut être un exemple pour votre commission.
Antoine est ingénieur industriel en construction; il a été engagé par une ONG montoise, NordSud-Coopération, pour participer à un atelier de construction et former des enseignants à
Rambura. Le contrat commençait le 1er novembre 1993 et aurait dû se terminer le 30 octobre
1995. Rambura est un beau village situé près de Gisengi. Comme il s'agit du village natal de
l'ancien président de la république, il jouit d'un statut particulier qui lui permet d'être bien
équipé en éclairage public, en voirie, etc. Quatre écoles y ont été construites avec l'aide de
subsides de la coopération au développement. C'est dans l'une d'elles, dont le président du
conseil d'administration est le colonel Bagosora, que notre fils devait enseigner.
Lors de l'établissement de la convention entre Antoine et l'ONG, et quoique cela ne soit pas
repris dans le texte de la convention, il était aussi prévu qu'Antoine se charge de la
construction d'un pont dans les environs de Rambura.
Le départ d'Antoine était prévu pour le 1er novembre 1993, début du contrat. La convention
d'envoi n'est cependant signée que le 11 novembre et la décision d'agrément du coopérant par
l'AGCD date du 10 janvier 1994. Finalement, notre fils est parti le 17 janvier 1994 rejoindre
Olivier Dulieu qui se trouvait déjà sur place. Ainsi, pendant les trois mois qui courent entre le
3 septembre 1993 et le 17 janvier 1994, le départ de nos fils a été plusieurs fois différé. Nous
ne savons pas pourquoi ni à la demande de quelles organisations. Selon nos fils, “ on attendait
que le nouveau gouvernement rwandais issu des accords d'Arusha soit bien mis en place ”.
La femme de notre fils, le rejoint le 21 février 1994, autorisée par le même organisme. Ses
parents seront plus précis en ce qui la concerne.
L'examen du cas d'Antoine devrait permettre de connaître les raisons pour lesquelles Nord-Sud
Coopération, Coopération et Progrès mais aussi le ministère des affaires étrangères et l'AGCD
ont repoussé à plusieurs reprises le départ.
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Pendant le séjour d'Antoine au Rwanda, nous avons eu de nombreux contacts avec lui. Dans
aucun de se messages, il ne fait part d'un pressentiment du drame qu'allait se dérouler. Il
analyse avec lucidité la situation. Ainsi au mois de février 1994, il nous écrit que la situation
politique est calme, que le commandement de l'ONU à Kigali commence a en avoir marre de la
mésentente entre les différents partis rwandais et qu'il a menacé de quitter le Rwanda. Antoine
précisait que dans ce cas, une guerre civile éclaterait. Mais on en n'était heureusement pas là et
les Occidentaux n'étaient en tout cas pas impliqués. Le 5 avril, un fax d'Antoine nous faisait
savoir que sa région était sûre et que la situation politique n'y était pas pire qu'ailleurs.
Le 7 avril, on apprenait vers 16 heures l'assassinat d'Antoine et de Christine et vers 20 heures
celui d'Olivier.
A partir de ce moment, les informations que nous avons reçues sont de seconde main,
transmises par l'ONG Nord-Sud-Coopération, par le ministère des affaires étrangères et par la
justice de Bruxelles. L'unique raison invoquée par ces sources pour expliquer l'assassinat des
trois coopérants est leur nationalité. Mais le fait que les villageois de Rambura n'ont pas été
liés à cet assassinat perpétré par un commando hutu d'un autre village fait douter de l'aspect
programmé de l'acte.
Le 20 avril, nous avons été reçus par le secrétaire général du ministère des affaires extérieures.
Nous avons ensuite été reçus par l'attaché d'ambassade à Johannesburg, en visite à Bruxelles.
C'est lui qui avait retrouvé et identifié les corps. En mai 1995, nous avons rencontré Mme
Deseyle de la PJ de Bruxelles et, en novembre, le juge Vandermeersch, qui a répondu à nos
questions.
Nous voudrions remercier la commission spéciale qui, pour la première fois, nous permet de
parler des coopérants de Rambura.
M. Dulieu.—Je suis le père d'Olivier Dulieu, membre de l'ONG Nord-Sud, depuis la minovembre 1992.
Pour développer ce problème, il faudrait plus de temps que m'en octroie la séance
d'aujourd'hui. Les raisons de l'assassinat des trois coopérants dépassent le simple fait de leur
nationalité. Elles sont plus commerciales et plus sordides. C'est une question de gros sous, de
détournement et de blanchiment d'argent.
Depuis deux ans, mes affirmations à ce sujet n'ont recueilli aucun écho dans la presse, hormis
deux articles dans Le Soir et un dans La Dernière Heure. Du côté de l'administration, j'ai
uniquement reçu un acte de décès et un acte d'identification des corps. Je m'en étonne et n'ai
obtenu des renseignements que par le privé. Je peux prouver par des témoins qu'il s'agit d'un
détournement de fonds impliquant la direction de Nord-Sud ainsi que MM. Claes et Delcroix.
Je ne peux cependant pas en parler ici, ne disposant pas des preuves requises pour avoir été
prévenu trop tard de la tenue de cette séance.
Il y avait alors 1500 Belges au Rwanda. Pourquoi a-t-on assassiné ces trois là ?
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M. le Président.—Vous dites que vous avez été averti assez tard. Il est possible que l'on
revienne sur cette question lors d'une réunion ultérieure. Il sera alors utile de nous
communiquer vos données.
M. Dulieu.—Je les ai déjà transmises à M. Destexhe.
M. Destexhe (PRL-FDF).—Je les communiquerai à la commission.
Mme Beckers.—Je suis ici en tant que membre de la famille d'une victime civile belge. Ce qui
s'est passé est certes un drame pour ma famille mais, aussi une honte pour l'humanité. Ma
soeur, une femme merveilleuse, a été tuée. Sa fille, sportive, belle, gaie, aimant la vie, aussi. Son
beau-frère était un homme sérieux, raisonnable. Pourquoi les a-t-on assassinés?
La Belgique ne devait-elle pas protéger ses ressortissants ? Pourquoi avoir tenu des séances
d'information sur la façon dont une évacuation éventuelle serait menée si, lorsqu'il a fallu le
faire, personne n'est venu chercher les Belges au Rwanda ?
Toute notre famille est Belge. Dans les années '70, notre sœur est allée s'installer au Rwanda
avec ses enfants et son mari. Au début des années '80, celui-ci rencontra des difficultés pour
trouver un emploi parce qu'il était tutsi. Ma sœur a alors ouvert un commerce qu'elle a
continué à exploiter malgré les difficultés croissantes. En 1990, elle m'a demandé de l'aider à
prendre contact avec les organisations humanitaires tant elle était horrifiée par ce qui se passait
au Rwanda et par la façon dont la justice y était rendue.
Le quartier où elle vivait fut attaqué immédiatement après l'assassinat du président
Habyarimana. Le 8, des soldats pénétrèrent dans sa maison pour y chercher son mari. Les
filles furent violées et la maison complètement pillée. Ma sœur a alors tenté de contacter, en
vain, l'ambassade belge et la MINUAR. On lui répondit qu'il était impossible de l'évacuer et
qu'elle devait chercher elle même un véhicule. Plusieurs familles ont alors décidé de se préparer
à quitter les lieux. Elles furent toutefois dénoncées avant de pouvoir mettre leur projet à
exécution. A l'exception de deux enfants cachés derrière les cadavres, tous furent tués par les
milices Interhamwe. Un journaliste qui avait réussi à se cacher fut à son tour exécuté. Les
enfants se sont réfugiés dans une famille musulmane, puis à la Croix-Rouge et enfin dans
l'église de la Sainte-Famille où ils sont restés jusqu'à l'arrivée du front patriotique.
Nous nous sommes rendus au Rwanda du 17 au 24 septembre 1994 et avons à cette occasion
rencontré ces enfants. Notre demande de visa pour les faire venir en Belgique a été rejetée. Ils
vivent actuellement dans un orphelinat.
Nous avons appris du responsable civil belge du quartier où vivait ma sœur qu'il avait tout fait
pour lui venir en aide, mais ni l'ambassade ni la MINUAR n'ont réagi. Il y avait pourtant des
soldats qui étaient prêts à intervenir mais qui n'ont jamais reçu l'autorisation nécessaire.
Comment l'ambassadeur de Belgique n'a-t-il rien pu faire pour ma soeur alors qu'il était
régulièrement en relation avec elle et qu'il savait qu'elle était particulièrement exposée aux
représailles à cause de son mari tutsi ?
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Mme Mugwaneza.—Notre père était un industriel rwandais et notre mère belge, travaillait
pour une ONG au Rwanda. L'histoire de notre famille ressemble beaucoup à celle qui vient de
vous être décrite par Mme Beckers. Notre père était visé comme intellectuel tutsi.
Des militaires du gouvernement d'Habyarimana prirent d'assaut la maison de nos parents pour
y assassiner notre père. Toute la famille fut regroupée dans le jardin pour être ensuite
massacrée. Seul notre petit frère a survécu, par miracle.
Nous avons essayé d'obtenir du ministère des affaires étrangères des informations. Celles-ci
étant trop lacunaires, nous avons décidé de tout faire nous-mêmes pour sauver notre frère.
Jusqu'à présent nous sommes restés discrets au sujet de ce drame bien que beaucoup de
questions restent en suspens, notamment sur les conditions dans lesquelles notre mère est
décédée, ainsi que les raisons de cet assassinat Les familles des paracommandos tués ne sont
donc pas les seules à avoir vécu cette tragédie.
Mme Dulieu.—Je suis la maman d'Olivier Dulieu. N'ayant reçu la convocation qu'hier, je n'ai
pas eu le temps de me préparer. Je souhaite toutefois être entendue car j'ai beaucoup de choses
à ajouter à ce qui vient d'être dit.
M. le Président.—Nous vous entendrons donc plus tard.
M. Mahoux (PS).—Madame Beckers, vous avez cité des noms. Savez-vous ce que sont
devenus ces gens ?
Mme Beckers.—Le major Nyampame se trouve à Goma où il est propriétaire d'un restaurant
prospère. M. Neretse serait réfugié en France. Le lieutenant Soteri, qui a tué la famille, a été
lui-même tué.
M. Jonckheer (Ecolo).—En ce qui concerne les éventuelles mesures d'évacuation, vous avez
fait référence au fait que votre soeur était en contact régulier avec l'ambassade de Belgique à
Kigali. Des plans d'évacuation auraient donc été prévus ?
Pouvez-vous préciser s'il y a eu effectivement des briefings pour les Belges ainsi que des
mesures d'évacuation ? Votre soeur habitait à proximité d'une maison où se trouvait un
détachement de la MINUAR. Elle a été informée qu'on ne pouvait venir la chercher. Des traces
de ces événements existent-elles dans la correspondance que vous avez échangée avec votre
sœur ?
Mme Beckers.—Je n'ai pas encore relu toute la correspondance échangée entre ma soeur et
moi, c'est psychologiquement trop pénible. Je me rappelle cependant que ma soeur m'a
informée qu'elle avait été convoquée à une réunion de quartier en présence d'un major belge et
qu'elle avait reçu des informations sur la façon de procéder en cas de difficulté. Il avait
notamment été convenu, en cas de coupure du téléphone, de passer dans les rues et de parler
en flamand pour informer les ressortissants belges. Ce serait une sorte de code. Les walkiestalkies prévus n'ont pas été distribués.
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A 500 m environ de sa maison, se trouvait un petit contingent de la MINUAR avec qui ma
sœur était en contact. Dès la mort de M. Habyarimana, le quartier est devenu peu sûr, difficile
à atteindre; et on y a entendu des coups de feu. Le contingent connaissait ma sœur et ses
problèmes. Il eut été plus facile de l'atteindre avec un blindé qu'en voiture personnelle. Elle
n'en possédait d'ailleurs pas.
M. Ceder (Vlaams Blok) (en néerlandais).—Il n'y avait manifestement pas de plan
d'évacuation pour les Belges. Le fils de M. et Mme Godfriaux était-il officiellement informé de
l'existence d'un tel plan ?
M. Godfriaux. —A l'évidence, je sais. M. Van der Meersch est allé sur place avec l'ONG a
Nord-Sud Coopération ”. Il existait bien un plan d'évacuation et un code. Je ne fais que répéter
ce qu'on m'a dit. Les trois coopérants isolés à 2400 m d'altitude et sans voiture devaient être
pris en charge. La personne désignée pour aller les chercher a été arrêtée à la sortie de Kigali et
n'a pu remplir sa mission.
Le 7 avril, les coopérants furent avertis téléphoniquement que la situation était tendue et qu'ils
seraient tenus au courant de son évolution. Vraisemblablement, le téléphone n'a plus
fonctionné ensuite entre Kigali et Gisenyi.
En ce qui concerne le directeur de l'école et le préfet de Kabaya, vous recevrez des
informations plus précises par ceux-là mêmes qui me les ont communiquées.
Ce seraient des miliciens communaux des villages voisins qui auraient perpétré les assassinats.
L'un d'entre eux est incarcéré et trois ou quatre autres seraient réfugiés au Zaïre. M. Van der
Meersch en sait évidemment plus.
Personnellement je n'ai donné que les informations que je tenais de première main, soit
jusqu'au départ d'Antoine. Le 10 janvier, Antoine reçoit l'autorisation de partir et il part
effectivement le 17. Un mois après, son épouse reçoit encore l'autorisation de le rejoindre. Qui
a donné cette autorisation et pourquoi ?
M. le Président. — Cette question sera posée aux responsables de l'AGCD.
M. Anciaux (VU) (en néerlandais).—Avant le départ d'Antoine Godfriaux, ont soupçonnait
donc clairement qu'il y avait de graves problèmes au Rwanda. Le ministère des Affaires
étrangères a-t-il attiré l'attention d'Antoine su les risques éventuels d'un travail au Rwanda en
raison de problèmes liés aux accords d'Arusha ? A-t-il attiré l'attention de M. et Mme
Godfriaux sur le climat anti-Belge qui régnait déjà lors de son arrivée au Rwanda ?
M. Godfriaux.—Antoine ne nous a jamais parlé de contacts avec le ministère des affaires
étrangères ou l'AGCD, même durant ses stages, au mois de septembre. On ne lui a jamais parlé
de difficultés éventuelles rencontrées par les Belges dans la région des Mille Collines.
M. le Président.—N'a-t-il jamais évoqué un quelconque danger après son arrivée au Rwanda ?
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M. Godfriaux. — Jamais. Au contraire. Il semble d'ailleurs que les deux coopérants et
Christine étaient très biens vus et parfaitement intégrés. Les assassinats ont été perpétrés, je le
répète, par des gens des villages avoisinant venus sans doute en camion. Antoine et Christine
ont été immédiatement fusillés. Un second camion serait parti vers l'école où habitaient Olivier
Dulieu et le directeur de l'école. Olivier serait mort le premier et des impacts de balles ont été
retrouvés. Il s'agissait de véritable commandos.
Nous avons obtenu des informations par le juge Van der Meersch qui a bien travaillé.
Mme Godfriaux.—Nous avons aussi reçu des informations sur les circonstances de l'assassinat
par le canal du ministère des affaires étrangères.
M. Godfriaux.—En effet, le 13 septembre nous avons reçu des informations provenant de
l'attaché de l'ambassade à Johannesbourg qui s'était rendu au Rwanda.
Mme Dua (Agalev) (en néerlandais).—Il ressort du témoignage de Mme Beckers que sa sœur
vivait parmi la population rwandaise et avait donc davantage de contact avec la communauté
locale. Sa sœur a-t-elle également fait mention dans ses lettres d'une hostilité croissante envers
les Belges ? Sa sœur a également donné des informations à l'ambassadeur. Ces informations
avaient-elles spécifiquement trait au climat anti-Belge ou plutôt aux relations sein de la
communauté rwandaise ?
Mme Beckers.—J'ai du mal à répondre à votre question car ma sœur ne se plaignait pas
particulièrement d'un climat anti-belge, mais elle circulait fort peu. Pourtant, la veille, quand on
avait attaqué sa maison, les agresseurs prétendaient que c'étaient les Belges qui avaient tué le
président.
Mme Dua (Agalev).—Votre sœur vous a-t-elle parlé d'appels de la radio "Mille Collines" ?
Mrne Beckers.—Je ne sais pas, mais peut-être mon neveu Laurent pourrait-il répondre à votre
question. La tension était permanente depuis quatre ans. Des rumeurs venaient d'autres villes
ou de la campagne sur des assassinats ou sur des tirs d'armes à feu. La vie était difficile. Seul
l'espoir d'un changement politique et du rétablissement de la paix permettait de tenir bon.
M. Caluwé (CVP).—Monsieur Godfriaux, vous avez dit que M. Bagosora était impliqué dans
la gestion de l'école où travaillait votre fils. Quelle est cette implication ?
Votre fils vous écrit qu'il y a des tensions interethniques, ne pensait-il pas que les étrangers
pouvaient être entraînés dans le conflit ?
M. Godfriaux.—L'école était dirigée par des parents et des amis du président. M. Bagosora
était le président du conseil d'administration. L'école était réservée aux enfants de nantis, le
minerval important était versé à M. Bagosora.
Antoine dit effectivement que la situation était tendue le 20 février. Il va accueillir sa femme à
Kigali le 21, au moment où le ministre Claes est à Kigali.
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Il y a à ce moment des troubles dans le Sud du pays.
Le 27 février, Christine nous écrit que nous ne devons pas être trop inquiets pour les troubles
car les médias exagèrent et que, lorsqu'ils étaient à Kigali, ils se sentaient en sécurité à cinq
minutes de l'ambassade. Pourtant le 27, à Rambura, elle s'inquiète de ce que l'installation du
nouveau gouvernement est reculée chaque jour. Les trois jeunes Belges n'hésitent cependant
pas à faire une ballade à vélo dans la campagne. Nous aurons encore des nouvelles rassurantes
en mars. Le 5 avril, à 17 heures, par fax, notre fils nous demande encore s'il est possible
d'acheter du matériel de géomètre d'occasion car il commence des travaux. La veille des
événements, il ne revient pas sur le climat tendu.
Mme Willame-Boonen (PSC). — La sœur de Mme Beckers n'a pas trouvé de véhicule au
matin du 8 avril. Elle n'a pas eu l'aide, ni de l'ambassade ni de la MINUAR. Comment
êtes-vous au courant de la situation ? Sont-ce les enfants qui vous ont prévenus ?
Mme Beckers.— Nous avons été en contact téléphonique très réguliers avec ma sœur jusqu'au
samedi à midi, quelques heures avant qu'elle soit tuée. Elle nous a donc dit elle-même, le
vendredi que leur maison avait été détruite. Toutes les informations ont été confirmées par les
voisins et par les enfants. Il fut assez difficile de reconstituer les circonstances. La version que
je vous ai donnée me paraît complète.
M. Hostekint (SP) (en néerlandais).— Ce matin, les familles des paras se sont plaintes à
plusieurs reprises du manque d'assistance des autorités civiles et militaires belges après le
décès de leurs proches. Ces témoins ont-ils également des plaintes à formuler ou ont-ils reçu,
au contraire, des informations valables ? Ont-ils des plaintes à émettre au sujet de l'action des
autorités belges ?
M. Godfriaux. —Nous avons tout simplement été oubliés jusqu'à aujourd'hui. Nous avons été
prévenus le lundi, à 12 h 30 m par un coup de téléphone de Nord-Sud-Coopération. Nous
avons été reçus le 20 avril pendant une demi-heure par le chef de cabinet du ministre Claes qui
nous a confirmé l'assassinat. Nous avons reçu le 22 avril une lettre de ce même chef de cabinet
qui nous confirmait qu'il ne savait rien des circonstances.
Mme Godfriaux.—Les corps ont été laissés dans la maison et n'ont été récupérés que le
dimanche. L'ambassade de Belgique n'a été prévenue que le dimanche, elle aussi. La police
communale montoise m'a rendu visite le lundi, peu après le coup de téléphone de Nord-Sud.
M. Godfriaux.—Les corps ont été transportés puis enterrés par des prisonniers.
Mme Beckers. — Je n'ai pas très bien compris la question.
M. Le Président.—Nous voudrions savoir si vous avez des plaintes sur la manière dont
l'accompagnement des familles s'est fait.
Mme Beckers.—Il n'y a eu aucun accompagnement et peu d'informations. Nous avons reçu un
fax de Nairobi, après que les diplomates soient retournés à Kigali où ils ont pu constater les
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faits. Les corps ont été enterrés dans le jardin. Notre sœur était très proche des Rwandais. Il
serait indécent de rapatrier son corps ou de faire revenir les enfants.
M. Godfriaux.—Le 19 janvier 1995, j'ai écrit au ministre de la Justice en lui demandant des
informations supplémentaires relatives à l'audit militaire parti pour Rambura. Cet audit avait
pour mission de recueillir sur place des témoignages afin d'éclaircir les circonstances de la mort
des trois coopérants. J'ai reçu la réponse du ministre en février. Il m'assurait que tout serait fait
pour me tenir au courant. Le 6 décembre 1995, j'ai à nouveau écrit au ministre. Je crois qu'il est
inutile d'ajouter quoi que ce soit.
M. Anciaux (VU) (en néerlandais).—Dans son témoignage, M. Mugwaneza a déclaré que son
père et sa mère ont été assassinés par des militaires de Habyarimana. Il a également parlé de
l'existence d'une liste noire de Tutsis et vraisemblablement aussi de Hutus modérés. D'où M.
Mugwaneza tenait-il cette information ou s'agissait-il d'un fait connu de tous? La population
était-elle au courant des menaces réciproques proférées par les partenaires du processus de
paix ? Les parents de M. Mugwaneza ont-ils été assassinés par des soldats de l'armée rwandaise ou par des membres de milices ?
M. Mugwaneza.—A cette époque, j'étais en Belgique avec ma sœur. Nous ne disposions que
de peu d'informations. Nous en avons plutôt reçu par la suite, notamment cette liste noire sur
laquelle figurait les noms de Tutsis et de Hutus modérés.
Je crois que le génocide était calculé. Notre père figurait sur la liste parce qu'il faisait partie du
groupe des intellectuels tutsis. Je ne dispose pas de tous les noms mais j'ai d'autres amis qui se
trouvent dans le même cas.
Des militaires sont venus à la maison. Notre petit frère s'y trouvait seul. Ils lui ont posé des
questions. Il devait s'agir de militaires Hutus du gouvernement Habyarimana.
M. Mahoux (PS).—Madame Beckers, avant le 7 avril, votre soeur vous a-t-elle fait part de
menaces à l'encontre de votre beau-frère ?
Mme Beckers.—Je ne m'en souviens pas avec précision. Il est vrai que le climat dans lequel
elle vivait était difficile. Il y a eu des moments de panique. Mon beau-frère était quelqu'un de
discret, il n'avait aucune activité politique. Bref, hormis le fait qu'il était Tutsi, que sa femme
était Belge et qu'il était père d'un membre du FPR, il n'avait pas plus de raison qu'un autre
d'être menacé. D'ailleurs, en 1990, il n'a pas été emprisonné mais il a dû se cacher.
M. le Président.—Merci à tous ceux qui sont intervenus au cours de cette séance. Les
témoignages ont été émouvants et intéressants. Nous reprendrons ces aspects dans une
réunion ultérieure.
La réunion, suspendue à 14 h 55 m, est reprise à 16 h 10 m.
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AUDITION D'UN REPRESENTANT DU CRDDR (COMITE POUR LE RESPECT DES
DROITS DE L'HOMME AU RWANDA) ET D'UN REPRESENTANT DU CLADHO
(COLLECTIF DES LIGUES ET ASSOCIATIONS DE DEFENSE DES DROITS DE
L'HOMME)
M. le Président.—Dans la tragédie qui a frappé le Rwanda, c'est incontestablement son peuple
qui a payé le plus lourd tribut. Les Tutsis furent la cible de ce massacre mais nombre d'Hutus
modérés furent aussi exécutés.
M. Gasana.—Je représente le comité pour le respect des droits de l'homme et de la démocratie
au Rwanda. Je vous remercie de m'avoir invité et d'avoir autorisé la venue de deux témoins.
Le 6 août 1993, le président Habyarimana était accueilli en Belgique comme un chef d'Etat
ordinaire à l'occasion des funérailles du Roi Baudouin.
Le comité que je représente avait pourtant publié un communiqué mettant en garde la
communauté internationale sur les dangers que cette visite représentait. Celle-ci risquait en
effet de réduire à néant les pressions faites sur le Rwanda pour un retour à la démocratie et
pour l'application des accords de paix. Notre communiqué soulignait également que le
président Habyarimana jouait manifestement un double jeu. Il était notoirement l'actionnaire
majoritaire de la radio des “ Mille Collines ”.
Le retour du président au Rwanda fut suivi de l'assassinat d'une série de personnes qui avaient
commis des crimes contre l'humanité. Ces exécutions avaient évidemment pour but de réduire
au silence tous les témoins potentiels de la politique présidentielle.
La tentative de putsch au Burundi et l'assassinat de son président fournirent le prétexte rêvé
au Rwanda pour exprimer avec fermeté son opposition à l'application des accords de paix.
L'idéologie du “ Hutu Power ” était déjà lancée à ce moment. Pour l'éradiquer, il eût fallu que
communauté internationale et tout particulièrement Belgique, fissent preuve d'une
détermination sans faille.
Le président aurait préféré un détachement français casques bleus, mais l'option belge a mis
tout le monde d'accord.
Des tergiversations ont retardé la mise en place de MINUAR et la terreur s'est installée. Le
procureur général, M. Alphonse Marine Kubito, fut agressé. Un des commanditaires de
l'attentat, Pierre Bassabossé, est aujourd'hui demandeur d'asile en Belgique. Le procureur
général à été un témoin précieux pour la commission et j'essaierai de répercuter de mon mieux,
les informations que je tiens de lui.
On a beaucoup épilogué sur la maladresse des troupe belges. Dès 1990, un sentiment
anti-belge avait pris naissance suite au retrait des troupes belges et à la cessation des livraisons
d'armes par la Belgique. Par ailleurs, intoxication systématique des mentalités eut lieu dans le
but de neutraliser l'esprit critique des gens et de préparer au génocide des Tutsis et des
opposants politiques hutus.
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Les média de la haine, en particulier la radio des “ Milles Collines ”, jouèrent un rôle
déterminant dans la consolidation de la haine naissante. Un incident fut provoqué par un
dirigeant qui se fit passer pour un mendiant déçu par le manque de charité des Casques bleus
belges qui, à ses injures, finirent par répondre en jetant des cailloux sur la luxueuse maison que
le pseudo-mendiant occupait. Cette technique et d'autres visaient à accréditer la thèse de la
trahison belge.
De janvier à mars 1994, la mise en place des institutions fut sans arrêt sabotée en sous-main
par les partisans de M. Habyarimana. Le 7 mars 1994, un appel fut lancé aux autorités
rwandaises pour obtenir un minimum de justice. Malgré l'évolution négative de la situation, la
MINUAR a littéralement été paralysée parce qu'elle interprétait restrictivement son mandat.
Le 6 avril, le plan de génocide fut déclenché et le manque de préparation des troupes ne permit
pas d'y faire obstacle.
Les autorités belges décrétèrent unilatéralement le retrait du contingent et menèrent une
campagne diplomatique pour le retrait des autres contingents, campagne ressentie comme
inqualifiable dans un tel contexte de génocide.
A partir de la mi-avril 1994, notre comité se tourna vers la communauté internationale, plus
particulièrement vers l'ONU. Aujourd'hui, comme tant de témoins de cette tragédie, je
m'interroge: que vaut la vie d'un Rwandais aux yeux de cette communauté internationale et aux
yeux la Belgique ? Pourquoi n'a-t-on pas tenu compte des renseignements recueillis fin '93,
début '94, par des services professionnels qui dénonçaient la tragédie qui se préparait ?
Le retrait des troupes belges fut expliqué par le choc causé par la mort des dix Casques bleus.
Cependant, un sondage d'avril 1994 révéla que pour 48 % des Belges la démocratisation du
régime pouvait justifier l'envoi et le maintien de troupes belges supplémentaires.
Le gouvernement belge connaissait-il ce sondage lors du Conseil des ministres du 15 avril
1994? Dans quelle mesure en a-t-il tenu compte ?
Je désire donner la parole à deux témoins qui n'affichent pas de cicatrices visibles mais qui sont
néanmoins marqués à jamais par le génocide et les massacres qui ne sont pas une réalité
éloignée de la Belgique aujourd'hui.
Mme Nyirazaninka.—Je résumerai le récit de deux de mes neveux qui ont échappé aux
massacres.
Je suis la seule survivante de mes sept frères et sœurs. Les massacres ont débuté le 23 avril,
après la diffusion du discours du président qui appela au génocide. Des barrières furent
immédiatement dressées sur les routes, les maisons pillées et les citoyens conduits à une
barrière où ils furent massacrés et jetés dans une fosse d'aisance publique. Mon oncle, son
épouse et ses enfants, une de mes sœurs et ses enfants, furent tués ce jour-là. Le bourgmestre
et les conseillers communaux s'efforcèrent ensuite de rassurer les survivants pour les faire
sortir de leurs cachettes. En même temps, des battues avec des chiens furent organisées. Ceux
qu'on trouvait furent ramenés aux barrières et tués, les femmes violées. Les survivants de ma
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famille se réfugièrent dans trois maisons intactes. Le 30 avril, le voisin hutu les dénonça pour
toucher la prime promise à ceux qui ramèneraient un Tutsi.
Certains ont été jetés dans des fosses d'aisance, d'autres ont été graciés. Les violences se sont
poursuivies pendant trois semaines accompagnées de viols de femmes. A l'enterrement de mon
oncle auquel assistaient les assassins, le bourgmestre a exhorté la population à ne plus se
cacher. Le 7 mai, ceux qui avaient été graciés ont été tués, la prime pour la découverte des
Tutsis a été augmentée de BEF 15000.
La haine entre les Tutsis et les Hutus a été fabriquée par des intellectuels qui voulaient chasser
les Casques bleus. Nous avions toute confiance dans ces Casques bleus. En se retirant, ils ont
condamné ma famille et bien d'autres encore à la mort.
Des familles de couples mixtes ont demandé une entrevue au ministre des affaires étrangères;
elles ont été reçues par un secrétaire qui leur a transmis ses condoléances mais s'est déclaré
impuissant.
J'ai encore beaucoup de questions à poser. Je vous transmets le faire-part que nous avons
rédigé et une partie du texte de mon exposé.
Mme Mukeshimana—Mon mari, Boniface Ngulinzira, ancien ministre des affaires étrangères a
participé activement à la négociation des accords d'Arusha entre avril 1992 et juillet 1993.
Depuis 1991, lorsqu'il a quitté le parti unique pour rejoindre le mouvement démocratique
républicain rwandais, il a été constamment menacé par les membres du parti unique du
président. En avril, il a été présenté par son parti comme candidat au ministère des affaires
étrangères où il a été nommé. Il a négocié les accords d'Arusha car il croyait fermement qu'il
fallait mettre fin à la guerre fratricide.
La menace qui planait sur nous devint palpable en fin 1993. Nous aurions pu nous enfuir mais
nous aurions ainsi condamné les accords d'Arusha que le président Habyarimana avait déjà
qualifiés de chiffons de papier. Nous avions confiance dans les Casques bleus. Nous ne
pouvions pas imaginer qu'ils nous abandonneraient.
Le 6 avril, vers 20 heures, un ami nous a téléphoné pour nous dire que le président aurait été
assassiné. Peu après, la radio des Mille Collines diffusait la même information. Nous
pressentions le drame.
Vers 5 heures du matin, nous avons entendu les premiers tirs dans le camp de la garde
présidentielle. La radio a diffusé un communiqué enjoignant à la population de rester à la
maison. C'étaient de mauvais présages. Les bourreaux allaient pouvoir trouver facilement leurs
victimes. Les Casques bleus belges nous ont appris que le ministre du travail et des affaires
sociales avait été assassiné. Les massacres avaient commencé. Les Casques bleus nous ont
alors évacués, cachés dans des camions, vers un endroit plus sûr qui s'est avéré être l'ETO
dirigée par les pères salésiens où se trouvait un détachement important de Casques belges de la
MINUAR. Les réfugiés affluaient de plus en plus nombreux car les miliciens assassinaient
partout les Tutsis et les opposants au régime. Les réfugiés racontent que les miliciens se
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servent de pierres et de machettes et qu'ils exigent que les victimes qui préféreraient mourir par
balle les leur achètent.
Le 9 avril, les militaires belges commencent à évacuer mon mari. Le chef des militaires belges
ne veut pas prendre le risque d'évacuer un ministre, membre d'un parti d'opposition. Il le
condamne ainsi à mort et refuse même de le reconduire à notre maison.
Le 11 avril, le père supérieur de 1'ETO nous a demandé de dégager les chambres individuelles
pour installer l'étatmajor de la MINUAR. Entre-temps, un détachement de militaires français
était venu aider les Belges pour l'évacuation. Le chef de ce détachement avait accepté de
conduire mon mari chez l'ambassadeur de France où il serait en sécurité. Le chef militaire belge
s'est interposé. Les Français se sont inclinés. Pourtant, ils ne risquaient rien.
Plus tard, tous ceux qui ont été abandonnés là, ont été assassinés. Ensuite, nous avons vu
revenir les Casques bleus belges et les militaires français. Tous ceux-ci nous ont alors
abandonnés.
Mon mari voulait partir mais les miliciens étaient partout. Nous avons quand même tenté de
nous enfuir mais nous avons été arrêtés et dévalisés par un groupe de miliciens. Un heure
après, six militaires de la garde présidentielle ont emmené mon mari. Je ne l'ai jamais revu. J'ai
apris sa mort par la radio des “ Mille Collines ” qui se réjouissait de l'extermination des
complices du FPR.
Depuis le 11 avril 1994, date de 1'assassinat de mon mari, je me pose des questions. A-t-il été
assassiné parce que les Casques bleus belges ont refusé de l'évacuer alors qu'il était menacé ?
Pourquoi avoir abandonné tous ceux qui avaient reçu des menaces? La Belgique respecte les
droits de l'homme et est historiquement liée au Rwanda. Pourquoi donc a-t-elle laissé le peuple
rwandais alors même que celui-ci avait besoin de la Belgique ? Son attitude allait influencer la
communauté internationale. La Belgique souhaitait le retour du multipartisme et de la paix au
Rwanda. Elle souhaitait que les accords d'Arusha soient mis en application. Pourquoi avoir
laissé massacrer ceux qui voulaient la paix ? Je vous remets un document.
M. Nsanzuwera.—Je me réjouis que, pour la première fois, un organe officiel se penche sur la
situation rwandaise. Le CLADHO, que je représente, est une collectivité de quatre
associations rwandaises pour les droits de l'homme. Elle a été fondée en 1990. Déjà en mars
1993, le rapport d'une enquête internationale faisait état d'actes de génocide. Aujourd'hui, le
CLADHO ne porte aucune accusation. Il voudrait que les responsabilités soient dégagées.
Y a-t-il eu planification du génocide ? Les pays engagés dans le processus de paix étaient-ils au
courant ? Les forces de l'ONU pouvaient-elles l'arrêter ? L'assassinat des Casques bleus était-il
un acte délibéré pour faire partir les forces belges et laisser le champ libre aux opposants des
accords de paix ? La Belgique aurait-elle pu demander un changement de son mandat plutôt
que d'abandonner ceux qui lui faisaient confiance ? Si oui, quelle est sa responsabilité ?
Le CLADHO répond affirmativement à toutes ces questions, mais la Belgique n'est pas seule
responsable. Tous les ambassadeurs occidentaux à Kigali savaient que, dès 1992, des pressions
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ont été exercées sur les Tutsis et les opposants hutus. Ces ambassadeurs avaient notre
confiance. Une partie de la population exerçait des intimidations et des assassinats politiques.
Une autre partie avait confiance dans la MINUAR.
Quelques semaines avant l'exécution des paras, des assassinats étaient déjà perpétrés. J'ai eu
l'occasion de partager avec certains collègues mes appréhensions sur ce qui se tramait. J'avais
alors déjà dénoncé l'influence des milices Interhamwe.
Dès l'arrivée des Casques bleus au Rwanda, des militants hutus ont multiplié les incidents,
surtout contre les Belges. La population rwandaise leur faisait au contraire confiance. Il est
évident que l'assassinat des Casques bleus ne fut pas le fruit du hasard mais le résultat d'un
plan bien préparé. La Belgique aurait alors dû demander le changement du mandat de sa force.
C'est à ce moment qu'elle a raté l'occasion d'empêcher le génocide.
Il est vrai que la ligue MRND se livrait à une campagne anti-Belges mais le climat au sein de la
population ne manifestait aucun signe d'hostilité.
Les Casques bleus sont morts en accomplissant leur devoir. Si les autorités belges avaient pris
leurs responsabilités, elles auraient pu éviter le massacre. Quoi qu'il en soit, les paras ne sont
pas morts pour rien. Sans eux, nous ne serions pas ici.
J'espère que cette commission fera la lumière sur les responsables de cet abandon du peuple
rwandais. Vous avez notre confiance et notre totale collaboration.
M. le Président.—La commission vous est reconnaissante pour les témoignages que vous nous
apportez.
Mme Dua (Agalev) (en néerlandais).—Il ressort des témoignages que le génocide était voulu et
préparé par des personnes au Rwanda même.
Les témoins ont attiré l'attention sur le rôle joué par la radio “ Mille Collines ” afin d'inciter la
population à la violence et sur les liens de cette radio avec l'entourage du président. Selon
divers médias, certaines organisations internationales ont contribué à son financement.
D'aucuns parlent même d'une aide indirecte belge à la création de l'émetteur. En a-t-on des
preuves ?
L'attentat contre l'avion du président Habyarimana marqua le début du génocide. A-t-on des
informations sur l'état de l'enquête concernant la responsabilité de cet attentat ?
M. Gasana.—Je ne dispose d'aucune information sur l'état d'avancement de l'enquête sur
l'assassinat du président Habyarimana.
En ce qui concerne RTLM, les liens avec le président sont bien établis. Son nom a pu être
relevé sur certains documents bancaires. L'identité d'autres personnes y figure également. Il y
a, parmi celles-ci, des étrangers dont certains sont domiciliés en France et au Canada. Rien ne
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permet actuellement de dire que des Belges étaient également impliqués. Les recherches
continuent et le résultat vous en sera communiqué.
M. Nsanzuwera — Pour les Rwandais, il est évident que le président avait partie liée avec
RTLM.
Le président du conseil d'administration était d'ailleurs un de ses parents. Le détenteur de la
radio appartenait au mouvement MRND, tout comme certains journalistes.
Je n'ai aucune preuve concernant le financement de la radio par des personnes extérieures. Il
est par contre apparu que RTLM utilisait fréquemment les ondes de la radio nationale.
M. Caluwé (CVP) (en néerlandais).—Quelle est la différence entre les deux organisations des
droits de l'homme représentées ici ? Quelles sont leurs activités ? A combien se chiffre, selon
elles, le nombre de victimes du génocide ? Ces deux organisations s'occupent-elles encore
actuellement des droits de l'homme au Rwanda et que pensent-elles de la situation actuelle
dans ce pays ? Que savent-elles des circonstances dans lesquelles M. Kubito est décédé ?
M. Gasana.—Le CRDDR a été créé en Belgique en novembre 1990, suite à la constatation
d'un nombre important de personnes arbitrairement détenues. Il est composé de Rwandais et
de Belges dont des parlementaires, syndicalistes, des universitaires et d'autres.
Par ailleurs, nous avons essayé d'identifier les survivants du génocide et des massacres résidant
en Belgique. Nous avons tenté de collecter des récits afin de les mettre à la disposition
d'organisations internationales. Sur place, nous avons développé des programmes d'assistance
pratique.
Selon le Haut Commissariat aux Droits de l'homme et le Comité international de la Croix
Rouge, le nombre de victimes atteindrait environ un million. Sur place, un dénombrement est
en cours, par préfecture et par commune. Pour la seule Butare, il y aurait environ 200 000
tués. C'est par ce processus qu'on approchera sans doute le chiffre réel des victimes;
J'avais une grande estime pour M. Alphonse Marie Kubito. Sa famille m'a fait savoir qu'il était
mort de maladie, dans son lit, et elle a refusé l'autopsie, car cela ne fait pas partie de nos
traditions. Nous resterons donc avec nos questions.
M. Nsanzuwera.—Sur le terrain, chaque association membre du CLADHO a des missions
spécifiques comme, par exemple, des visites de prisons, la mise au point de la défense des
prisonniers et la recherche d'avocats.
Notre collectif n'a pas procédé à un recensement des victimes du génocide mais nous estimons
qu'il faudrait le faire pour qu'on cesse de spéculer sur les chiffres. Il existe un projet de
recensement, afin que les victimes récupèrent leur identité.
M. Anciaux (VU) (en néerlandais).—Le représentant du CRDDR a parlé du processus de
démocratisation qui aurait débuté après la mort de Habyarimana. Il a également parlé du
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racisme de Habyarimana. Pourquoi part-il du principe que le processus de démocratisation n'a
débuté qu'après la mort de Habyarimana et la prise du pouvoir par le FPR ? A mon sens,
Habyarimana soutenait quand même l'Accord d'Arusha ou conteste-t-on ce fait ?
On a également affirmé qu'il n'était pas question d'un climat anti-Belge, mais bien d'une
campagne anti-Belge. Cette nuance ne doit-elle pas être comprise en fonction du groupe de
population considéré ? Cette vision n'était-elle pas surtout le fait des Hutus ? Le changement
d'attitude de la Belgique, qui était d'abord favorable à Habyarimana qui adopta une attitude de
neutralité, ne fut-il pas ressenti comme une trahison par les Hutus, les Tutsis pensant
exactement le contraire ?
Le départ des Casques bleus belges aurait facilité le génocide. Nous savons que des massacres
étaient prévus. Les plans visant à assassiner les Casques bleus belges s'intégraient-ils dans un
plan organisé en vue d'un génocide ? A-t-on des indications à ce sujet ? Les représentants que
nous avons entendus se trouvaient en Belgique. Comment avaient-ils connaissance des plans ?
Si l'attentat contre Habyarimana était le signal du génocide, par qui le président a-t-il alors été
assassiné?
M Nsanzuwera.—En ce qui concerne la campagne anti-Belge, je me réfère aux discours de
haine contre les Belges, diffusés par des journalistes d'origine belge. En effet, la campagne
anti-Belge fut menée par la radio des “ Mille Collines ”. Mais il n'y eut pas de climat
anti-Belge à proprement parler, parce que la majorité de la population avait confiance en la
présence des Casques bleus dont les patrouilles permirent aux gens de dormir. En revanche,
une certaine élite Hutu, qui était au pouvoir, orchestra une campagne anti-Belge. La volte-face
des Belges fut assimilée à une trahison parce que des extrémistes hutus déclarèrent que, dès
1990, la Belgique n'avait plus voulu livrer d'armes à l'armée rwandaise.
L'assassinat du président Habyarimana n'a pas été la cause du génocide, mais simplement un
détonateur. Depuis 1992, des assassinats étaient perpétrés de manière régulière. De plus, tout
le monde était au courant des préparatifs, de l'entraînement des milices et de la distribution des
armes. Je me souviens avoir vu en février 1994 un véhicule burundais accidenté devant le
parlement, rempli d'armes. Lors de l'enquête de police menée conjointement avec la MINUAR,
le conducteur a admis qu'il venait du camp d'où provenaient les armes extrémistes. Tout le
monde savait, mais on espérait que la présence de la MINUAR empêcherait le déclenchement
de l'opération.
Mme Willame-Boonen (PSC).—Lorsqu'un pays perd son président dans de telles
circonstances et qu'il est ensuite le cadre d'un génocide, il est normal qu'une enquête ait lieu. En
Belgique, des journalistes et des professeurs d'université ont émis des hypothèses. Y a-t-il au
Rwanda une enquête en cours ? Vous êtes né en Belgique, mais séjournez-vous en Belgique ou
au Rwanda ?
M. Gasana.—Je séjourne en Belgique depuis plus de vingt ans, mais je me suis rendu au
Rwanda quatre fois depuis le génocide. Mon comité bénéficiait d'une coopération étroite avec
les associations de droits de l'homme au Rwanda avant le génocide. Cette coopération se
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reconstitue. Nous avons néanmoins besoin de nous rendre fréquemment au Rwanda, quoique
la base de notre action reste en Belgique.
L'enquête sur la mort du président doit avoir lieu. Elle doit décrire les circonstances et attribuer
les responsabilités. J'ai lu récemment, mais je n'en connais pas les résultats, que la Belgique
avait posé des questions à l'Organisation internationale de l'Aviation civile. Beaucoup
d'instances, dont la MINUAR et les autorités françaises, mènent des enquêtes. Je ne sais si le
gouvernement rwandais dispose des moyens suffisants pour mener sa propre enquête, mais il
est évident qu'il devrait contribuer à la recherche de la vérité. Mais même si cette enquête
aboutit, elle ne donnera pas la clé du génocide. J'ai le sentiment que la mort du président a été
un signal de mise en route de la machine, mais n'a pas été la cause du génocide. Nous avons des
témoignages et des informations sur la longue préparation et l'organisation du génocide qui
nous montrent qu'il s'agissait d'une action pensée et réfléchie de longue date.
Il semble paradoxal au sénateur Anciaux que le président Habyarimana soit à la fois le
démocrate qui signe les accords d'Arusha et en même temps celui qui prépare le génocide. Je
crois que le président n'était pas le plus extrémiste et qu'il était sensible aux interactions avec
la communauté internationale. Il est plausible aussi que son entourage l'ait trouvé trop sensible
à ces pressions et qu'il ait donc été assassiné par plus extrémiste que lui. Mais il n'empêche
que c'est en tant qu'extrémiste raciste qu'il a soutenu RTLM, qu'il a refusé de rendre justice
après la violation des droits de l'homme et laissé en place les auteurs des crimes.
M. Jonckheer (Ecolo).—Dans le rapport évoqué par le représentant du CLADHO, il est fait
état d'informations transmises à l'ambassadeur belge à Kigali. Par exemple, deux communiqués
du CLADHO dénonçant les exterminateurs du genre humain et demandant le désarmement des
milices. Comment, monsieur Nsanzuwera, avez-vous vécu les relations entre le CLADHO et
l'ambassadeur belge à Kigali ? Quelle a été votre réaction quand vous n'avez reçu aucune
réponse à vos demandes ? Je voudrais également demander au représentant du CRDDR si
durant la période entre décembre 1993 et mars 1994, il avait eu des contacts avec les autorités
ici à Bruxelles ?
J'ai en tout cas été très intéressé par vos interventions générales, et je voudrais disposer de vos
textes.
M. Nsanzuwera. — Les associations rwandaises de défense des droits de l'homme avaient des
relations privilégiées avec les ambassades belge, américaine, suisse et du Saint-Siège. Le
procureur général de la Cour d'appel de Kigali avait pour sa part des relations particulièrement
suivies avec l'ambassadeur de Belgique, qui s'était fortement engagé en faveur des droits de
l'homme. En 1990, il avait par exemple visité la prison de Kigali où étaient incarcérées 7 000
personnes suite à l'attaque du FPR. Il y avait dénoncé des arrestations massives et arbitraires.
Nous faisions des communiqués publics et de toute façon, des communiqués confidentiels aux
ambassades que je viens de citer et en qui nous avions une confiance totale.
M. Gasana.—Nous avons tenté d'établir différents contacts avec le ministère des affaires
étrangères à Bruxelles. Pendant cinq ou six ans, nous lui avons envoyé des communiqués et des
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courriers, ainsi qu'aux instances européennes et onusiennes. Nous n'avons pas toujours eu
l'impression d'être écoutés. Nous avons le plus souvent reçu des demandes émanant de
certains sénateurs, surtout après la publication du rapport de la commission internationale
d'enquête. Nous avons d'ailleurs présenté ce rapport au Sénat en 1993. Nous espérions des
effets concrets.
Dans un premier temps, le 1er mars, le gouvernement belge a pris acte de notre rapport. Fin
avril, il réagissait aux déclarations du président Habyarimana qui promettait des réformes. Le
gouvernement déclarait alors espérer que les crimes ne resteraient pas impunis tout en disant
sa satisfaction à propos de l'attitude du Rwanda. Nous nous sommes inquiétés de cette
position et, en août 1993, quand le président Habyarimana a été reçu sans reproche en
Belgique, nous avons eu l'impression que notre rapport était enterré.
M. Hostekint (SP) (en néerlandais). —Ma question s'adresse à la veuve du ministre assassiné.
Elle attribue une lourde responsabilité aux Casques bleus belges qui ont refusé d'évacuer son
mari et l'ont ainsi livré aux extrémistes. Comment explique-t-elle ce refus ?
Mme Mukeshimana.—Mon mari était très connu au Rwanda et recherché par les extrémistes.
Les Casques bleus ont peut-être pensé qu'en aidant mon mari, ils mettaient en danger les
expatriés alors en voie d'évacuation. Je crois qu'il y aurait eu moyen de le cacher. J'ai
l'impression qu'on ne s'est pas préoccupé de son sort. D'accord, trois mille réfugiés rwandais
se trouvaient avec lui, mais ils ont été abandonnés sans qu'aucune négociation n'ait été mise en
place avec le comité de crise.
M. Mahoux (PS).—A votre avis, Monsieur Gasana, l'envoi des Casques bleus belges au
Rwanda est-il le résultat du compromis établi à Arusha ?
Y a-t-il des documents faisant état de négociation bilatérales ou d'un compromis entre le
président Habyamimana et les Casques bleus ?
M. Gasana.—Je me référé à l'impression que j'avais eu à l'époque lorsque j'avais suivi les
négociations d'Arusha. J'ai effectivement reçu des informations laissant penser qu'il y avait
bien eu un accord du type d'un compromis. Je ne manquerai pas de vous transmettre tout
document que je trouverai à ce sujet.
M. Verhostadt (VLD).—Pourriez-vous nous communiquer les documents publiés par
CLADHO en novembre 1993 et avril 1994 ? Nous avons pu en retrouver trois ou quatre mais
il est possible que d'autres n'aient pas été transmises par l'ambassade de Belgique.
CLADHO parle d'un plan machiavélique dans l'une de ses communications. Pouvez-vous nous
en dire plus sur celle-ci ? Elle fut transmise le 13 décembre 1993 par notre ambassade.
Vous avez parlé de l'existence d'un plan de génocide avec des personnes de l'ambassade et
quelqu'un d'UNCIVPOL. Qui étaient ces personnes? Quand leur avez-vous parlé ?
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Vous avez confirmé savoir qu'il y avait des caches d'armes. Avez-vous, puisque vous étiez
alors procureur au Rwanda, donné l'ordre à la gendarmerie de les rechercher? Ceci est très
important car les Casques bleus n'étaient pas autorisés à procéder seuls à cette recherche.
M. Destexhe (PRL-FDF).—En parlant des événement du Rwanda, vous utilisez les termes de
génocide et de massacre. Faites-vous une distinction entre ces termes ?
M. Gasana.—C'est effectivement volontairement que j'ai fait usage de ces deux mots. J'entends
le génocide au sens de la Convention des Nations-Unies, c'est-à-dire par référence aux groupes
ethniques ou religieux qui furent visés, à l'exclusion des groupes politiques. Par assassinat j'ai
pensé à ceux qui avaient été tués en raison de leur opinion politique.
Leur assassinat était destiné à rendre possible le génocide et à bloquer les accords d'Arusha.
On ne peut correctement appréhender la tragédie du Rwanda sans faire cet distinction.
M. Nsanzuwera. — La définition du génocide est donnée par la Convention. Dans le cas du
Rwanda, c'était l'ethnie Tutsi qui était clairement visée par le génocide. Quant aux massacres
de Hutus, ils visaient les opposants la politique d'Habyarimana ainsi que ceux qui refuseraient
de participer au massacre contre leurs voisins Hutus.
(Poursuivant en néerlandais).
[?].—Je vous assure que la commission mettra tout en œuvre lors des auditions des prochaines
semaines, afin de découvrir la vérité et de procéder à une évaluation de la politique menée en la
matière aux niveaux international et national. La commission a pour mission de formuler des
conclusions, afin d'éviter que ne se reproduisent un jour les atrocités évoquées aujourd'hui.
(Poursuivant en français).
M. le Président.—Nous pouvons clore ici le premier volet des activités de la commission
spéciale.
Elle mettra tout en œuvre pour établir la vérité et faire l'évaluation de la politique des autorités
belges et internationales.
Les témoignages que nous avons entendus nous aideront à ne pas oublier que la recherche de la
vérité n'a pas uniquement une dimension politique mais aussi et surtout une dimension
humaine.
La réunion est close à 18 h 15 m.
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