Citation
Rapport de la mission de Michel Rocard
au Rwanda, du 28 Août au 1er Septembre 1997.
1-1- L'initiative de cette mission revient à Jean Carbonare, ingénieur des Arts et métiers, qui a
derrière lui une longue carrière de militant anticolonialiste commencée en Algérie avec
Germaine Tillon et Robert Buron, poursuivie après 1962 dans la coopération technique
internationale pour l'agriculture et la reforestation.
S'étant rendu au Rwanda pour la première fois en 1993 avec la mission de la FIDH, il
découvrit et dénonça les premières manifestations du génocide qui devait exploser en 1994, ce
qui lui valut l'estime et la confiance des autorités du FPR, aujourd'hui les deux plus hautes
autorités de l'État rwandais. Il a donc été le messager tout autant que l'instigateur de cette
mission qui lui paraissait nécessaire pour renforcer la confiance entre la France, l'Union
européenne et le gouvernement rwandais, et qui répondait à un réel désir de ce dernier de
liquider la méfiance mutuelle qui règne sur ces relations et de rechercher les bases d'une
coopération renouvelée pour l'avenir. C'est donc à l'invitation du Président Bizimungu que je
me suis rendu au Rwanda du 28 août au l° septembre, accompagné de Michel Levallois, préfet
honoraire, ancien Président de l'ORSTOM1, délégué pour l'Europe de l'organisation
internationale Environnement et développement du tiers monde (ENDA).
1-2-C'est donc en ma qualité de Président de la Commission pour le développement et la
Coopération du Parlement européen que j'ai été reçu par les autorité [sic] gouvernementales de
ce pays. Par le Président de la République au cours d'une audience à laquelle devait également
assister le vice-Président, ministre de la défense, mais il en fut empêché au dernier moment par
une crise de paludisme. Par le Premier ministre et les ministres des affaires étrangères, des
finances et du plan, en fait par son secrétaire d'État, par le Président et le bureau de
l'Assemblée nationale. Le programme officiel avait prévu deux déplacement en province, le
premier, dans le Sud, le surlendemain de mon arrivée, pour une visite de l'ossuaire de Murambi
et une rencontre avec le recteur et les doyens de l’Université de Butaré, le second, dans le
nord, pour la présentation d'une usine à thé réhabilitée avec l'aide de l'Union européenne et
d'un village en construction (un shelter programme sur financement européen)..
Avec l'aide du chargé d'affaires français, en l'absence de l'ambassadeur retenu à Paris par son
ministère pour la réunion des ambassadeurs, et celle de Jean Carbonare, j'ai pu compléter et
enrichir ce programme officiel. C'est ainsi que j'ai tenu à rendre visite au Procureur adjoint du
Tribunal international pour le Rwanda, à la mission d'observateurs des Droits de l'homme des
Nations Unies, que j'ai reçu le représentant du PNUD, organisé un déjeuner des ambassadeurs
des pays de l'Union Européenne représentés à Kigali, que j'ai eu des entretiens avec une
délégation du FPR conduite par son Vice-Président et Secrétaire général, avec le Président du
MDR, parti d'opposition mais membre du gouvernement d'union nationale, avec le
Vice-Président de l'Alliance réformée mondiale, avec un théologien laïque de Butaré engagé
dans une action de formation à la réconciliation, avec un prêtre proche du FPR, fondateur et
animateur d'un [sic] agence d'information dissidente par rapport aux organes officiels de
l'Eglise rwandaise. Un déplacement sur le terrain là où l'ARDEC, association crée par Jean
Carbonare, reconstruit des maisons et appuie le développement agricole, a mis une dernière
touche de concret et d'espoir au tableau que j'ai vu du Rwanda d'aujourd'hui.
1
Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération
1
Les deux dernières heures de mon séjour à Kigali furent réservées à la presse: une interview à
la télévision danoise, à l'Agence France Presse, et une conférence de presse à laquelle ont
participé la télévision et la radio rwandaises, ainsi que plusieurs journaux locaux.
1-3-Qui pouvait prévoir que le petit Rwanda, cette "Suisse" de l'Afrique ferait irruption sur
les écrans du monde par des massacres d'une ampleur et d'une brutalité inimaginables?
Comment admettre que ce peuple totalement christianisé, encadré par des missions puissantes
sinon toutes puissantes, ait été la victime, mais aussi le complice, d'une manipulation
ethnique, puis raciale, conduisant à ce que l'on ne devait plus jamais revoir, après les génocides
des Arméniens, des Juifs et des Cambodgiens? Car le génocide de 1994 au Rwanda n'est pas
une de ces péripéties incompréhensibles propres au continent africain. Il est le résultat de
l'image que ses premiers colonisateurs allemands, lui ont fabriquée, que ses administrateurs et
ses missionnaires belges lui ont appliquée, que ses élites ont adoptée, qu'un pouvoir menacé a
transformé en "nazisme tropical".
Il nous faut comprendre. Comprendre, pour éviter le renouvellement des horreurs qui ont
ensanglante le Rwanda depuis 1959 et, qui ont culminé avec les massacres de 1994:
comprendre ce qui s'est passé chez les Rwandais, mais aussi. comprendre la . passivité et la
complicité du gouvernement français et les ambiguités de l'opération Turquoise2. Comprendre,
pour que nous ne risquions pas, Union européenne et gouvernement français, d'être à nouveau
manipulés, anesthésiés par le leurre d'une grille de lecture ethnique et de passer a coté d'une
chance de reconstruction et de réconciliation de ce pays.
1-4-Telles sont les questions auxquelles j'ai essayé de trouver des réponses auprès de mes
interlocuteurs pendant cette mission. Les pages qui suivent développent les idées qui se sont
progressivement imposées à moi au fil des nombreux entretiens et des rencontres que j'ai eus à
Kigali et des deux déplacements que j'ai faits à Butare et dans le nord, à la frontière de
l'Ouganda, pendant cinq journées d'une intense quête de sens. Elles doivent également
beaucoup à la consultation de la presse et des ouvrages consacrés au génocide rwandais.
Les résultats de cette mission sont de deux ordres. Les premiers sont de l'ordre de la
connaissance de ce pays, de sa situation passée et présente, de la compréhension de ce qu'il a
vécu, de l'appréciation des forces en présence, à l'intérieur et sur la scène internationale. Les
seconds sont de l'ordre de l'action: quels résultats politiques, quelles ouvertures, quelles
perspectives pour la coopération européenne, pour les négociations sur l'avenir de l'accord de
Lomé, quelles informations donner aux médias, quelles recommandations faire aux ONG?
Le but que je me suis proposé en le rédigeant a été de rappeler que le génocide rwandais n'est
pas un épisode de l'histoire africaine mais qu'il est un drame de l'histoire universelle, de
montrer que les démons qui l'ont rendu possible ne sont pas exorcisés, de plaider pour qu'il
reçoive un traitement moral, politique, et financier spécifique, en particulier de la part de la
France et de l'Union européenne.
Il comporte trois parties, consacrées
1) au génocide, tragédie de l'ethnisme,
2) à la politique de reconstruction et de réconciliation du gouvernement,
2
F.X. Verschave, a publié dès 1994 aux éditions La Découverte une analyse de la politique de la
France au Rwanda sous le titre: "Complicité de génocide".
2
3) aux responsabilités de de la communauté internationale et en particulier de l'Union
européenne.
I. De l'ethnisme au "nazisme tropical": le génocide
I-1-Le mécanisme qui a fait passer ce petit pays chrétien de l’ethnisme au racisme interne puis
au génocide, est maintenant parfaitement connu. Il a été disséqué et analysé par des
chercheurs, des historiens et des politologues qui ont su éclairer l'utilisation qui, avait été faite,
sciemment ou pas, des travaux des anthropologues. Car, et ce n'est que l'un de ces multiples
paradoxes que nous offre le Rwanda, le royaume et la société traditionnelle rwandaise furent
très complètement et très finement étudiés. Quant aux faits et aux évènements de 1994 et qui
ont été qualifiés de génocide, ils sont solidement établis. S'ils sont discutés comme le sont
depuis quelques temps les horreurs du nazisme, il faut voir dans ce révisionisme un signe
supplémentaire de leur parenté, car ce qu'a vécu le Rwanda relève "d'un nazisme tropical"3.
Nous n'avons pas cherché ici à redire ce qu'ont écrit Colette Braeckman, journaliste belge,
Jean-Pierre Chrétien, agrégé d'histoire spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs, Gérard
Prunier, historien spécialiste de l’Ouganda qui a vécu la curieuse mais délicate aventure de
conseiller les responsables militaires de l'opération Turquoise. Leurs travaux et ceux de.
beaucoup d'autres, se recoupent sur l'essentiel: il y a eu génocide et la responsabilité doit en
être imputée à ceux qui l'ont rendu possible, puis qui l'ont préparé. Nous les avons donc lus
pour comprendre et nous les avons utilisés sans vergogne, en ne les citant que lorsque nous
leur devions un emprunt formel.
Nous sommes délibérément restés centrés sur le Rwanda et avons évité de chercher des
parallélismes avec le Burundi. Non pas que nous ignorons les similitudes qui font de ces deux
pays des frères jumeaux, se partageant les mêmes paysages, et les mêmes peuples, ayant
connu le même colonisateur et devant gérer le même conflit "ethnique"; mais parce que leur
histoire de ces dernières années est différente et parce qu'elle est perçue comme telle par les
Rwandais. L'embargo que le Rwanda applique au Burundi depuis le coup d'Etat du major
Buyoya illustre assez bien ce voisinage dans la différence.
I-2-Massacres ou génocide?
Nul ne conteste qu'entre le 4 avril 1994, date de l'attentat qui provoqua la chute de l'avion qui
ramenait le président Habyarimana à Kigali, et le 4 Juillet, date de la prise de la capitale par les
Forces armées du Général Kagamé, le Rwanda ait été le théâtre, et son peuple la victime, d'une
explosion de violence, de meurtres et d'atrocités dont l'ampleur a été estimée par le Comité
international de la Croix-Rouge a un million de victimes, soit 10.000 par jour pendant trois
mois.
La Commission des droits de l'Homme des Nations Unies a officiellement reconnu le génocide
le 28 Juin 1994, mais la communauté internationale a mis quelque temps à voir dans ces
massacres collectifs autre chose qu'une manifestation paroxystique, du "tribalisme africain",
3
l'expression est de JP Chrétien dans LIBÉRATION du 26 avril 1994
3
l'exemple même de "l'affrontement interethnique", caractéristique de "la fatalité africaine de la
violence"4?
Ce qui s'est passé au Rwanda n'est pas de cette nature, si tant est que le tribalisme ou
l'ethnisme puissent expliquer quoi que ce soit en Afrique. Pour répondre à une crise sociale et
politique et à la guerre civile déclenchée par le Front patriotique rwandais en Octobre 1990, le
régime Habyarimana a désigné la minorité tutsi comme bouc émissaire, et justifie, préparé et
fait exécuter la liquidation systématique des traîtres Tutsis et de leurs complices hutus, au
nom des droits de l' ethnie Hutu, identifiée à la majorité et à la nation.5
I-3- Un ethnisme colonial pour une théocratie tropicale
Il y a eu génocide au Rwanda par l'ampleur et l'horreur des atrocités, mais surtout par le fait
que celles-ci ont été préparées, justifiées, encouragées par la dérive d'un ethnisme colonial
devenu fou. Les analyses de Colette Braeckman, de Jean-Pierre Chrétien, de Gérard Prunier,
pour ne citer qu'eux, font apparaître que l'immatriculation ethnique a été mise au coeur de la
colonisation belge, et que la Belgique a projeté en Afrique les conflits ethniques et d'identité
qui la déchirent elle-même.
Une vision ethniciste de la société rwandaise, fondée sur la fameuse distinction entre "les
longs", clairs et intelligents et nobles Tutsis, "évidemment" des Hamites, et les "courts", noirs,
frustres serfs Hutus, "évidemment" des Bantous, a été fabriquée au XIX° siècle et vulgarisée
par les explorateurs et les premiers colonisateurs allemands. Reprise. par les administrateurs et
les missionnaires belges et inscrite dans les institutions, elle a été à la base d'une politique
d'administration indirecte qui, s'appuyant sur le roi et sur ses "notables", s'est servi des Tutsis
et les a favorisés au détriment des Hutus. C'est vers 1930 que l'administration belge crée la
carte d'identité obligatoire, avec mention d'appartenance ethnique, quitte à devoir déterminer
elle-même qui était Tutsi et qui était Hutu. Dans une population qui était en train de se mêler,
les critères économiques (dix vaches) furent dominants. Cela a tenu jusqu'au jour où ces trop
intelligents Tutsis, gagnés par Le mouvement d'émancipation des peuples colonisés des années
cinquante, ont voulu s'affranchir de leurs tuteurs belges et de leurs missions religieuses.
Avec une habileté et un cynisme remarquables, les missions et l'administration coloniale belges
décidèrent de tourner le dos à la minorité qu'ils avaient favorisée et utilisée jusque là.
Découvrant les mérites de la loi majoritaire et de la démocratie, ils décidèrent de s'appuyer sur
la masse de ceux qu'ils avaient tenus jusque là dans l'obéissance et la servitude. "Le racisme à
l'encontre des Tutsis devint un instrument de la "révolution sociale"6, et la Révolution un
moyen de contrôler le futur État en le faisant échapper "aux mauvais" Tutsis et en le confiant
aux "bons" Hutus: la révolution contre l'indépendance, en somme. Cette manipulation
sémantique et symbolique qui avait d'abord joué au profit de la minorité tutsi, avait permis au
colonisateur belge d'administrer le pays dans le calme et aux missions de battre des records de
baptêmes. Elle allait servir ensuite à s'assurer la complicité d'une majorité hutu et à exclure du
nouvel Etat accédant à l'indépendance une élite qui se revendiquait rwandaise avant que d'être
hutu ou tutsi.
4
AIain Juppé; Point de vue in LIBERATION du 16 juin 1994 cité par Eric Gillet, le génocide
devant la justice, Les politiques de la haine, Juillet-août 1995, n' 583, LES TEMPS MODERNES
5
CHRÉTIEN, JP Introduction, in Rwanda, LES MÉDIAS DU GÉNOCIDE, Karthala 1995
6
BRAECKMAN, COLETTE, TERREUR AFRICAINE, Fayard, 1996, page 68
4
En 1957, L'église catholique et le dernier gouverneur belge approuvèrent le Manifeste des
Bahutus qui dénonçait le monopole économique social. et culturel des Tutsis 7. Les assassinats
de la Toussaint de 1959, devenue le "1789 rwandais", préludèrent aux victoires électorales du
Parmehutu, à la liquidation de la monarchie que les Belges avaient tolérée et contrôlée jusque
là, à la proclamation de la République, enfin à une indépendance de fait que la commission, de
tutelle de l'ONU, dans le contexte de guerre froide de l'époque, fut bien obligée de reconnaître.
Il faut s'arrêter un instant sur ce moment de l'histoire de ce pays pour bien. comprendre ce qui
va se passer et pourquoi tant de belles et bonnes âmes, assurément, ces missionnaires et ces
administrateurs convaincus de défendre leurs protégés contre l'athéisme et le communisme, ont
pu tomber dans le piège d'une haine raciale qui a conduit au génocide. Qu'il y ait une majorité
hutu et une minorité tutsi, c'est l'évidence, même si les critères officiels de distinction ont
varié, critères raciaux, la taille, puis sociaux et économiques, le nombre de têtes de bétail,
administratifs enfin, une mention sur la carte d'identité. Que la majorité hutu ait été 1ongtemps
brimée par ceux qu'elle percevait comme une classe privilégiée, voire noble, l'histoire en
témoigne. Qu'elle ait voulu s'affranchir de cette dépendance, quoi de plus normal. Mais à partir
de là tout bascule: les critères raciaux, tout artificiels et discutables qu'ils fussent, servent de
socle et de moteur à une révolution au demeurant inéluctable. A la différence, et elle est de
taille, de la Révolution française, la Révolution sociale des Bahutus ne s'est pas proposée de
construire une nation avec des citoyens égaux en droit. Elle s'est bâtie sur la diabolisation et
sur l'exclusion des "autres".
I-4, ... qui se transforme en "nazisme tropical" et aboutit au génocide.
Lorsque le pays accède à l'indépendance, le l° juillet 1962, 120.000 Tutsis ont cherché refuge à
l'étranger. Le régime du Président Kayabanda, conseillé et parrainé par Mgr Perraudin, et
appuyé sur le Parmehutu met en place une "démocratie des quotas". En fait, un système
ethnique se substitue au système démocratique, une logique raciste remplace les règles de
l'État de droit, afin d'assurer les droits de la majorité contre ceux d'une minorité abusive. Le
Rwanda est entré sans s'en rendre compte dans la logique tragique d'une manipulation ethnique
à des fins politiques qui va le conduire au génocide.
Car le génocide était au bout des compromissions des Belges et des Missions avec leurs
nouveaux alliés hutus. Personne ne sut le voir, et surtout le dénoncer à temps. Lorsque Juvénal
Habyarimana prit le pouvoir en 1973, l'Eglise, jusque là inspiratrice du pouvoir politique, lui
devient subordonnée.8 La solidarité raciale tint lieu de légitimité politique à un régime qui
sombra dans l'incapacité, le népotisme et la corruption. Contesté à l'intérieur par une
bourgeoisie montante et à l'extérieur par les réfugiés regroupés depuis 1989 en un Front
patriotique, et décidés à rentrer chez eux, les armes à la main, le régime Habyarimana chercha
son salut dans l'exaltation de la race hutue, majoritaire et légitime, et dans la diabolisation de la
race tutsi, minoritaire, dominatrice et exploiteuse9. L'opposition qu'il prétendait réduire, bien
qu'appuyée sur, les exilés que la Révolution hutu de 1959 avait chassés, n'était pas cimentée
par son caractère ethnique mais par le refus d'une dictature militaire, soutenue par la France, et
par la contestation d'églises compromises avec un gouvernement corrompu et qui vouait ses
7
BRAECKMAN, COLETTE, TERREUR AFRICAINE, Fayard, 1996, page 43
BRAECKMAN, COLETTE. TERREUR AFRICAINE, Fayard, 1996. page 70
9
Le journal "gouvernemental" Kangura publia le 10 décembre 1990 un manifeste intitulé" Les dix
commandements " et dictant aux Hutus la haine et la ségrégation ethnique à l'égard des Tutsis. Au
dos figurait une photo du Président Mitterrand "un véritable ami du Rwanda"..
8
5
opposants à l'extermination. Les extrémistes du régime, en revanche, utilisèrent la solidarité
ethnique pour vider de leur substance les ouvertures politiques que le Président Habyarimana
tenta sous la pression de la France et sur les conseils de Mobutu après le discours de La
Baule, en Juillet 1990, et après la première offensive du FPR. Ils la transformèrent en haine
raciale, afin de faire obstacle aux négociations pour le partage du pouvoir entre le parti unique
et les autres partis, puis pour saboter l'application des accords signés à Arusha10. Une
propagande raciste se développa pour mobiliser le peuple rwandais contre l'armée des exilés
du FPR, ceux que l'on a appelé les "cancrelats". Elle conduisait à l'extermination de tous les
ennemis du régime, les Tutsis d'abord, mais également les Hutus opposants devenus des
traîtres à la patrie. La radio, la presse, les associations contrôlées par la maison du Président
lancèrent une campagne d'intimidation et de préparation au meurtre. Le dossier établi par
Reporters sans frontières à la demande du Directeur de l'Unesco (Décision145 EX/ Dec.8.3) et
réalisé par un équipe de scientifiques dirigée par Jean-Pierre Chrétien, apporte les preuves de
la mise en oeuvre à partir de 1990, par une presse écrite et audiovisuelle à la solde du
Président Habyarimana, d'une propagande d'une violence extrême, fondée sur une idéologie de
races et sur le maniement de la peur et de la haine ethniques11. Dans un pays où l'obéissance
aux ordres est une seconde nature, les consignes d'extermination des Tutsis et des Hutus qui
étaient leurs complices parce que dans l'opposition, furent suivies, la machette à la main, par
une population conditionnée. L'utilisation de machettes et d'autres procédés "barbares" de
mise à mort individuelle et collective ne doit pas masquer le fait que les racines de ce conflit se
trouvent dans la mise en oeuvre savante de méthodes 'très' modernes de manipulation des
foules12. Comment expliquer autrement la participation active au génocide de nombre
d'intellectuels, de cadres de l'enseignement, de la santé, de l'administration, des églises, la
responsabilité des femmes instruites dans l'implication massive et profonde des femmes dans
les massacres13?
I-5- Un génocide qui dérange
Le génocide a été exécuté par des Rwandais contre des Rwandais, mais il a été préparé avec la
complicité des missions religieuses et de la coopération française qui n'ont pas su, ni voulu
voir où risquait de conduire un ethnisme devenu un véritable racisme14. "Ce drame est
politique et non tribal"15? Et c'est bien cela qui dérange, car il n'est pas possible de le mettre
sur le compte des haines ethniques qui ensanglantent l'Afrique. Le "schéma ethnique", la
"représentation générique de l'Afrique", la "représentation ethniste des champs politiques de
l'Afrique"16 résistent à reconnaître l'exploitation politique qui a été faite de la traditionnelle
10
péniblement négociés de mars à 1992 à janvier, et signés à Arusha le 4 août 1993.
CHRÉTIEN, JEAN-PIERRE, sous la direction de RWANDA LES MÉDIAS DU GENOCIDE,
Kartala, Paris, 1995.
12
BRAECKMAN, COLETTE, HISTOIRE D'UN GÉNOCIDE, OPUS CITÉ Fayard, 1996, page
284.
13
AFRICAN RIGTHS, RWANDA MOINS INNOCENTES QU'IL NY PARAIT, Traduction
française de NOT SO INNOCENT: WHEN WOMEN BECOME KILLERS paru à Londres en
1995.
14
Dans LES MONDES DE FRANÇOIS MITTERRAND, Fayard, Paris 1996, HUBERT VÉDRINE
qui pendant les deux derniers septennats, fut en charge des affaires étrangères à l'Elysée, rejette
vigoureusement l'accusation "fausse, absurde et ignoble" que la France aurait "délibérément"
appuyé au Rwanda un régime qui préparait un génocide».page 703. Il n'en est que plus regrettable
que notre politique ne se soit pas plus tôt et plus clairement démarquée de la dérive raciste,
pourtant manifeste, du régime Habyarimana.
15
STEPHEN SMITH dans LIBÉRATION du 13 avril 1994.
16
LE PAPE, JEAN-MARC, Des journalistes au Rwanda, LES TEMPS MODERNES, OPUS cité
11
6
rivalité économique, sociale et politique Tutsi - Hutu. Il faut pourtant admettre qu'une haine
raciale a été sciemment utilisée par une minorité de la majorité hutu, celle de l'akazu, la "hutte"
présidentielle", pour conserver le pouvoir. Et les responsables ne sont pas tous au Rwanda:
"Cette confusion entre démocratie et dictature de la majorité, les Rwandais n'en sont pas seuls
responsables, loin s'en faut", a écrit Colette Braeckman17 Le génocide est donc menacé de
banalisation par tous ceux qui de près ou de loin ont pactisé avec la politique rwandaise
fondée sur une justification ethnique.
Les Missions au Rwanda, de même que les Eglises. et les associations humanitaires, la presse
internationale ont condamné les atrocités commises en 1994. Mais elles sont restées
étrangement fidèles a la grille de lecture ethnique "Hutu-Tutsi", que le colonisateur belge puis
les deux premières républiques de ce pays avaient adoptée. Soit qu'en toute bonne foi elles
croient respecter une spécificité africaine qui n'est rien d'autre qu'un vestige des manipulations
coloniales, soit. elles sont victimes d'une autre manipulation, celle-là, très politique, des
opposants au régime actuel qui. croient toujours à l'efficacité de la manoeuvre qui consiste à
plaider pour la défense des droits d'une ethnie majoritaire hutu injustement soumise à une
minorité tutsi, cette dernière réduite aux effectifs des exilés revenus au pays après trente ans
d'absence.
Le Pape Jean-Paul II a, dès le 15 mai 1994 parlé d'un "véritable génocide" et le 14 mars 1995, à
Nairobi, il a déclaré que "les membres de l'Eglise qui ont péché durant le génocide doivent avoir
le courage de supporter les conséquences des faits qu'ils ont commis"18. Ces déclarations ne
peuvent empêcher les responsables des congrégations missionnaires impliquées, de voir
approcher avec angoisse le moment de devoir rendre compte de la complicité et parfois de la
participation directe de certains des leurs aux atrocités de 1994.19
Loin de faire oublier les complaisances de la France à l'égard du régime d’Habyarimana,
l'opération Turquoise dont nos
militaires sont si fiers, est un des motifs de méfiance et
de ressentiment des nouvelles autorités rwandaises à l'égard de notre pays, car elle a créé une
complicité de fait entre notre pays et les responsables du génocide. Rappelons qu'initialement
prévue pour bloquer l'avancée des troupes du FPR et aider l'armée rwandaise, elle a dû se
limiter à une opération humanitaire. Mais même ceux qui l'avaient demandée pour mettre fin
au carnage, et qui, comme Médecins sans frontière ne peuvent être accusés de laxisme à l'égard
du génocide, n'avaient pu prévoir que l'armée française ne mettrait pas fin aux massacres en
s'interposant entre les belligérants, mais qu'elle en retarderait la fin, puisqu'ils n'étaient pas le
fait du FPR mais des FAR. C'est en effet l'avancée du FPR qui a mis fin au génocide et non
les hommes de Turquoise. Ce qu'ont permis, en revanche, les hommes de Turquoise, c'est la
fuite des responsables du génocide qui ont trouvé dans les camps du Congo-Zaïre un refuge
dont ils ont fait des bases arrière pour des actions de propagande et de coups de main contre
le gouvernement de Kigali. Pas plus qu'ils n'ont pu empêcher que ne fuie à l'étranger une
population prise en otage.
17
BRAECKMAN, COLETTE, HISTOIRE DUN GÉNOCIDE, Fayard, 1994, page 241
CHRÉTIEN, JEAN-PIERRE, LE DÉFI DE L?ETHNISME, KARTHALA, 1997.
19
La polémique, le scandale pour certains provoqués par la publication du numéro spécial de la
revue Golias (n°148 :49 2té 1996) intitulé "Rwanda: l'honneur perdu des missionnaires" ne fait pas
disparaître la responsabilité de certains ecclésiastiques et celle de l'institution qu'ils servaient; elle
montre simplement, qu'au delà d'un certain degré d'horreur, il devient intolérable de reconnaître
que des hommes et des femmes qui, moins que d'autres, auraient du se laisser entraîner sur la pente
de la haine raciale, aient pu laisser faire, voire prendre part au génocide.
18
7
I-6.-... et que veulent banaliser le révisionisme et la thèse du double génocide.
La presse internationale, essentiellement la presse française et belge "proche des églises et des
mouvement humanitaires n'échappe pas à la prégnance de la grille de lecture ethnique de la
situation politique du Rwanda d'aujourd'hui, ce qui l'entraîne insensiblement sur le terrain du
révisionisme des évènements de 199420.C'est ainsi que l'actuel gouvernement d'union nationale
constitué après la prise de Kigali par les FAR du général Kagamé sur la base des accords
d'Arusha est tenu par certains pour illégitime et critiqué pour son incapacité à défendre les
droits de la majorité de la population. Ces critiques servent à justifier les coups de main des
infiltrés ou des réfugiés qui sont rentrés du Zaïre, à reprocher au gouvernement, et le maintien
en prison des génocidaires et les opérations militaires et de police qu'il fait pour tenter de
contenir la guérilla qui agite les préfectures du nord et de l'ouest. Les associations humanitaires
dont beaucoup sont liées aux églises et partagent leur malaise, ainsi que les organes de presse
qui sont proches d'elles, se croient obligées d'être d'autant plus vigilantes exigeantes et
scrupuleuses dans le respect des droits de l'homme par l'actuel gouvernement, qu'elles ont été
complaisantes ou passives dans le passé. De la à accuser le gouvernement de se rendre
coupable de pratiquer un autre génocide, contre les Hutus cette fois, il y avait un pas
important à franchir. Il a été franchi.21
Aujourd'hui, les "génocidaires" qui ont cherché refuge à l'étranger et ceux qui les ont aidés et
qui les aident à se soustraire à la justice, ont entrepris une entreprise méthodique de
révisionisme tendant à faire oublier et à banaliser le génocide de 1994. Ils essaient d'accréditer
la thèse du double génocide, en mettant sur le même plan l'offensive du FPR et les massacres
qui l'auraient accompagnée, la tragédie des réfugiés hutus du Zaïre, les règlements de compte
intervenus depuis que le FPR a pris le pouvoir; ce second génocide se poursuivrait maintenant
dans l'ombre et le silence des médias!
De coupables, les meurtriers de 1994 deviennent victimes, ils sont donc innocents. Cette
innocence des meurtriers est une des caractéristiques du génocide, qui ne fait pas seulement
des masses de victimes, mais qui les fait sans coupables.
En termes politiques, cette propagande est destinée à préparer la reprise des hostilités contre
l'actuel gouvernement, en attendant la reconquête du pouvoir, et pourquoi pas la fin du
"travail,"22 entrepris en 1994 pour exterminer les Tutsi et en finir une fois pour toutes avec
cette ethnie! Il s'agit de justifier une récidive, en la maquillant en une revanche.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est à craindre que la violence latente ne
réapparaisse à la première occasion, ce que ne manquent pas d'espérer, de prédire, et très
probablement de préparer les cadres des anciennes forces gouvernementales qui ont fui au
Zaïre en juillet 1994, en profitant de la protection de l'opération Turquoise. Les témoignages
20
Parmi ceux qui en France militent contre le révisionisme, il faut noter l'Association Survie
qu'anime F.X Yerschave et qui publie une lettre mensuelle "Billets d'Afrique".
21
Il l'a été par le président Mitterrand qui a répondu à un journaliste de RFI, le 2 décembre 1994,
lors du sommet franco-africain de Biarritz, qui l'interrogeait sur le génocide de 1994: "un génocide
ou des génocides? Je ne sais pas ce qu'il faut dire!" cité par Gérard Prunier in HISTORY OF A
GENOCIDE, opus cité. Colette Braeckman cite cette phrase du président aux journalistes: "Un
génocide ou des -génocides? Vous croyez vraiment, vous, que le génocide s'est terminé après que
les Tutsis aient pris le pouvoir?" in TERREUR AFRICAINE, opus cité?
22
C'est le terme "codé" qui était utilisé dans les discours et les circulaires des responsables du
régime Habyarimana avant et pendant les massacres. Sources; Les médias du génocide, ouvrage
cité.
8
sont nombreux et concordants sur le fait qu'ils ont vécu en exil comme une armée de réserve se
préparant a la revanche, contrôlant la population des camps dont elles ont assuré l'ordre et le
ravitaillement à la place ou pour le compte d'ONG débordées.23 Mais, le Rwanda n'intéresse
plus les médias, et le "conflit (continue), violent incessant, entre des personnes, des
organisations qui ont exécuté le génocide et le justifient encore et des organisations, des
individus, des acteurs collectifs qui ( ... ) tentent de l'expliquer, résistent à sa méconnaissance,
aux multiples formes de refoulement, de dénégation des réalités, aux multiples manières de
masquer l'événement".
Nous terminerons ce chapitre consacré aux explications" du génocide en citant ce passage de
l'avant-propos du numéro spécial que la revue les Temps modernes a consacré au
Rwanda-Burundi 1994-1995, car il résume bien ce qu'est encore aujourd'hui l'inconscient
collectif à l'égard du Rwanda et combien il sera difficile de changer profondément notre
politique a l'égard de ce pays.
"Il y a un béton mental contre lequel nous nous heurtons: cette espèce de certitude qui attache
des haines à des identités, croit à des identités communautaires, est convaincue de saisir ainsi
la dimension essentielle de quelques tragédies historiques. Ce fond mental, cette affreuse
manière de décrire l'Afrique politique est la source de stéréotypes acceptés et reproduits en
France par des hommes de pouvoir et par certains médias."24
II. la reconstruction et la réconciliation
A l'exception de quelques immeubles, dont les façades sont marquées par les impacts des
balles et des obus, les cicatrices de la guerre sont peu visibles pour celui qui arrive aujourd'hui
à Kigali. L'hôtel des mille collines a retrouvé son confort et sa piscine25, le Palais de
l'assemblée nationale est suffisamment vaste pour que les députés puissent siéger dans une
partie du bâtiment qui a été épargnée ou restaurée. L'Université de Butare fonctionne. De part
et d'autre de la route goudronnée encore en assez bon état qui suit l'axe
Buyumba-Kigali-Butare, les champs sont cultivés, les marchés achalandés, les eucalyptus
fournissent le charbon de bois, les perches pour les toitures et les clôtures. Les fours à tuiles
dressent leurs architectures pyramidales, les tôles neuves brillent dans le lointain, car les
chantiers, de maisons en construction jalonnent la route. Les plantations de thé sont en pleine
feuillaison et les usines qui ont été remises en marche avalent leurs stères de bois et traitent à
nouveau leurs rations de feuilles. On a du mal à imaginer que cette capitale grouillante de
voitures et de piétons vêtus correctement et qui vaquent à leurs affaires, que ces fonds de
vallée où des femmes, plus nombreuses que les hommes, il est vrai, et des enfants, sont
courbés sur la terre de leurs champs, que ces vastes pentes striées de cultures en terrasses et
quadrillées de bananeraies et d'alignements d'eucalyptus aient pu être le cadre d'un des grands
drames de ce siècle, et que les auteurs et les rescapés du quatrième génocide commis depuis la
première mondiale26 aient retrouvé les gestes familiers de la vie quotidienne.
23
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES, POPULATIONS EN DANGER 1995, La Découverte
CLAUDINE VIDAL , JEAN-MARC LE PAPE, Les politiques de la haine, Juillet-août 1995
n° 583, avant-propos, LES TEMPS MODERNES, opus cité
25
Des centaines de Malheureux s'y étaient réfugiés en Juillet 1994 et la piscine leur avait servi de
réserve d'eau. Des exécutions y furent perpétrées.
26
Colette Braeckman faisait la même remarque en 1996-, voir TERREUR AFRICAINE, ouvrage
cité;
24
9
Il y a donc bien reconstruction et elle est impressionnante! Certainement si l'on se place du
point de vue des malheureux rwandais qui ont repris le travail. Mais, par delà ces apparences
d'une reprise d'activité incontestable et d'un retour à la normalité dans la plus grande partie, du
pays, a l'exception des préfectures du nord et de l'ouest,. la reconstruction ne fait que
commencer et la réconciliation est encore, problématique.
II-1- La reconstruction est spectaculaire...
L'effort de reconstruction a été le premier des points évoqués par le premier ministre et le
secrétaire d'État aux finances et au plan, en fait par tous mes interlocuteurs.
II-1-1-Les indicateurs économiques sont encourageants. Dans son dernier rapport d'avril 1997,
la Banque mondiale note que l'économie s'est partiellement redressée: en deux ans le PNB a
retrouvé à 72% de son niveau de 1990, il était de 48,% en 1994, l'inflation est tombée de 64 à
9%, les recettes budgétaires sont passées de 4 à 10 % du PNB. Et tout cela, en dépit du retour
d'un million trois cent mille réfugiés en trois semaines, entre novembre et décembre 1996!
Ces résultats s'expliquent par l'importance de l'aide financière européenne et, à un moindre
degré, internationale, ainsi que par le rôle joué par les exilés de la diaspora de 1959. En dépit
de la disproportion entre la part affectée à l'aide humanitaire mise en oeuvre par ECHO pour
les réfugiés du Congo-Zaïre et celle affectée à la reconstruction du Rwanda, les programmes de
l'Union européenne, ont eu un impact décisif27. Ils ont permis la remise en marche des rouages
essentiels de l'Etat, la réouverture des écoles et de l'Université, la remise en marche des filières
thé et café. Un document de la délégation de l'Union européenne de Kigali chiffre à 458,75
Mecu les fonds européens accordés depuis 1993 aux seuls projets exécutés au Rwanda, à
l'exclusion dés fonds dépensés pour les réfugiés dans un cadre régional. Les fonds dépensés
par ECHO pour des programmes régionaux destinés aux réfugiés se sont élevés à 335 Mecus.
Les réfugiés de la diaspora de 1959 qui ont répondu à l'appel du Front pour reconstruire leur
pays dévasté, et dont quelques cent mille sont revenus, constituent certainement le deuxième
facteur qui explique le redémarrage du Rwanda. Ils sont revenus avec des ressources, des
compétences et des relations qu'ils ont investies dans des constructions et des affaires. Ils ont
aussi fourni les cadres qui manquaient à une administration exsangue, dont la plupart avaient
fui à l'étranger.
Plusieurs journalistes et témoins racontent les conditions dans lesquelles le gouvernement,
d'union. nationale du 19 juillet 1994 s'est, installé à Kigali, dans, des chambres d'hôtel, dans
des ministères pillés, vides, sans véhicules, ni téléphones. Aujourd'hui les ministres reçoivent.
leurs visiteurs dans des locaux modestes mais décents, ou sonne le téléphone. Ils ont des
collaborateurs, des secrétariats, des voitures. C’est sans doute pourquoi le Président de la
République et le premier Ministre et la plupart de mes interlocuteurs qui ont vécu cette
désolation, cette période où les ministres allaient à pied. tandis que les ONG roulaient en 4X4,
ont tenu à me dire leur fierté, que j'estime légitime, de l'oeuvre accomplie et des projets, plutôt
que de me dire leur amertume du soutien français apporté au régime Habyarimana et de
l'opération Turquoise.
27
Celles-ci étaient respectivement de 75% pour le réfugiés et de 25% pour la réhabilitation dans le
programme adopté par le Conseil européen le 24 Octobre 1994. Un autre programme pour la
réinstallation et la réintégration des réfugiés a été voté à Genève en Novembre 1996.
10
II-1-2-... mais ces résultats doivent être consolidés
Car ils sont lies à la remise en route et cette phase de transition s'achève. Il faut maintenant
travailler pour le moyen et le long terme, ce qui suppose un budget, le pays n'en a pas encore,
des réformes profondes et un véritable plan de développement. La Banque mondiale a tracé le
schéma de ce que doit être la politique du gouvernement pour 1997 et 1998. Il prévoit la
relance de la production, la reprise de la collecte fiscale, la réorganisation du secteur public,
diverses réformes concernant la fiscalité et la législation du travail, ainsi qu'une remise en ordre
des finances extérieures. Un Plan d'investissement prioritaire pour la période 1996-1998 a été
établi pour un montant total de 500 millions d'écus dont 61% de dons fournis pour 47% par
l'Union européenne et la Suisse.
Il n'a pas échappé à la Banque qu'à ces cinq objectifs prioritaires devait en être ajouté un
sixième - en fait il est placé en seconde position - qui concerne la réconciliation, le respect des
droits individuels et la sécurité, le jugement des coupables de génocide et de crimes de guerre,
l'assistance aux victimes.
Le discours que m'ont tenu mes interlocuteurs du gouvernement m'a frappé par sa cohérence
et son sérieux. Ils sont conscients de la nécessité et de l'urgence de réformes profondes car ils
savent qu'ils auront besoin longtemps de l'aide internationale et qu'il leur faudra se conformer
aux exigences des bailleurs de fonds. Ils sont plus critiques sur les exigences de la
conditionnalité de l'aide sur laquelle nous reviendrons.
II-1-3-... en particulier, par la consolidation de l'Etat.
Je voudrais m'attarder un instant sur la reconstruction des fonctions régaliennes de l'Etat.
L'armée est encore la colonne vertébrale de ce gouvernement, non pas tant parce que les
militaires font la loi, ils étaient peu nombreux dans cette armée d'exilés et d'opposants, mais
parce qu'elle est la: seule organisation qui est dotée d'un minimum de moyens et qui
fonctionne. Il serait inconséquent de faire des projets de développement, de prévoir des
financements, de réhabiliter des services publics et des infrastructures, et de ne pas se
préoccuper du fonctionnement de l'Etat et de ses' Services, et en particulier de la Justice, de la
Police et de, la Gendarmerie qui sont essentiels dans la période de trouble civil que traverse le
pays.
La Reconstruction ne saurait se limiter à l'Exécutif. Elle doit aussi s'étendre au Legislatif et au
Judiciaire.
J'ai été reçu par le président et le bureau de l’Assemblée nationale de transition ou sept partis
sont représentés, à l'exception de celui de l'ancien Président dont les sièges ont été répartis
entre les autres formations, le FPR n'ayant que 13 sièges sur 70 et ou l'armée n'est représentée
que par six militaires et gendarmes. Cette assemblée désignée et non élue, est donc
politiquement composite. Elle est multiethnique et elle compte l2 femmes. J'ai retenu de
l'exposé de son Président qu'elle s'est fixée pour objectif de reconstruire et de réconcilier le
pays. Un de ses premiers actes législatifs a été de limiter les poursuites aux instigateurs, non
aux acteurs du génocide, dont beaucoup ont agi sous l'emprise de la peur ou de l'entraînement.
Il prépare un dispositif de questions orales et écrites, d'auditions et d'enquêtes,
d'interpellations pouvant aller jusqu'à la censure individuelle d'un ministre ou collective du
gouvernement, afin de permettre un contrôle de l'Exécutif, comme l'exige la séparation des
pouvoirs dans une démocratie.
11
Il est un secteur où la reconstruction s'impose avec la plus extrême urgence, c'est celui de la
justice. "Plus que des d'agronomes ou des médecins, a pu écrire Colette Braeckman, il faut
aujourd'hui des juristes, des avocats.28 La situation s'est sensiblement améliorée ces derniers
mois. Le Conseil supérieur de la magistrature a été installé, la Cour Suprême fonctionne en
appel, au rythme de dix affaires par semaine, les tribunaux de première instance fonctionnent
dans toutes les préfectures à l'exception de celle, nouvelle, de Umutara. Les 143 tribunaux
cantonaux sont maintenant tous dotés du minimum de trois juges prévu par la loi. Le premier
Barreau de l'histoire du Rwanda a été installé à Kigali pendant ma mission, ce qui révèle le
retard de ce pays dans la construction d'institutions démocratiques qu'il faut non seulement
reconstruire mais qu'il faut aussi construire. Car ces institutions dont l'absence ou
l'insuffisance ou la démission est cause de la dérive raciale et meurtrière qui a emporté ce pays,
sont la condition de la réconciliation.
II-2-La réconciliation sera un long chemin...
Comment faire pour que la vie reprenne entre des voisins qui sont les uns pour les autres,
maintenant des victimes ou des assassins, des pillés ou des pillards, des témoins ou des
complices, pour qu'elle puisse commencer entre des occupants sans titre et les anciens
propriétaires, entre les réfugiés de l'exode de Juillet-Août 1994 et les exilés qui sont partis
depuis trente ans, entre les militaires des FAR et ceux du FPR, entre les prêtres et les
religieuses qui ont pactisé avec "le diable", (c'est ainsi que certains ecclésiastiques s'expliquent
maintenant la folie meurtrière qui s'est emparée de leurs fidèles), et les survivants de ceux qui
avaient refusé le "mal" 29. C'est toute la société rwandaise qui a été touchée par l'entreprise
génocidaire, car elle a été menée sciemment pour que le plus grand nombre soit compromis. La
réconciliation parait une entreprise impossible. Comment réconcilier ceux que sépare tant de
douleurs, de souffrances, de haines?
Cela n'est possible que par une rupture radicale avec les schémas anciens, par une
condamnation sans appel des principes et des pratiques de rejet, d'exclusion et de
diabolisation de "l'autre". Cela commence par la disparition de la mention de l'ethnie sur les
cartes d'identité, ce qui est en cours. Tel est le défi qu'essaient de relever le gouvernement
rwandais, certains pays amis, la communauté européenne etles institutions internationales,
non sans de sérieuses divergences d'appréciation comme nous le verrons plus loin.
La réconciliation est un processus complexe qui exige que soient remplies certaines conditions
et d'abord un gouvernement légitime, donc représentatif, l'arrestation, la détention et le
jugement des coupables, mais aussi le respect des droits de l'homme, le sort des réfugiés, des
exilés, des rescapés, en un mot, les réparations à apporter aux victimes de ces trente dernières
années de haines internes .
II-2-1-En se référant aux dispositions des accords d'Arusha qui avaient prévu les modalités de
partage du pouvoir entre les partis politiques et en se constituant en gouvernement d'union
nationale, le gouvernement a montré la voie. Certains veulent ne voir dans les ministres Hutus
que des otages ou des alibis, arguant notamment de la démission le 25 août 1995, du premier
ministre Twagiramungu et du ministre de l'Intérieur Seth Sendashonga. Ce procès d'intention
est plus calomnieux que. grave, parce que s'il fait outrage à des personnes qui ont pris des.
28
BRAECKMAN, COLE 11 , HISTOIRE D’UN GÉNOCIDE, opus cité, page 328.
D'après le Vatican, 3 évêques, 250 ecclésiastiques, prêtres et religieuses ont trouvé la mort
d'avril à Juin 1994.
29
12
risques considérables, il révèle que ceux qui le soutiennent ne croient' pas à la réconciliation et
ne lui donnent aucune chance. Le reproche fait au gouvernement d'avoir reporté à cinq ans au
lieu de deux la fin de la période de transition prévue pour les élections est plus, sérieux car il
jette une suspicion sur les intentions de ceux qui ont conquis le pouvoir par les armes, et
surtout, il retarde le nécessaire élargissement de sa base politique. Mais, enfin? Alors que les
réfugiés viennent à peine de rentrer, que des litiges pour la récupération des maisons et des
terres sont pendants, que des "infiltres" créent des incidents dans les préfectures de Fouest,
que l'État peine à assumer toutes ses tâches, que les prisons sont pleines et que les tribunaux
n'ont encore, ni a Kigali, encore, -moins à Arusha, montré que la justice est véritablement en
marche, serait-il réaliste et raisonnable de prévoir des élections? Pourraient-elles se dérouler
sur d'autres bases que sur celles qui ont conduit à l'affrontement? Il faut ici méditer le cas du
Burundi que les élections de 1993 n'ont pas préservé des massacres ethniques!
Il faudra bien sortir de ce dilemme, c'est évident. Mais il parait plus judicieux de demander au
gouvernement de faire en sorte que, d'ores et déjà, la citoyenneté et non l'ethnicité soit une
réalité, dans les institutions et dans tous les secteurs de la vie du pays, d'insister pour qu'il
veille à ce que ses officiers, ses policiers, ses préfets, sous-préfets et bourgmestres ne
pratiquent pas une politique de revanche.
II-2-2-Certains ont appelé un peu vite à l'amnistie, ou a sa version chrétienne, le pardon,
estimant que la culpabilité du génocide est partagée par trop de monde pour que la justice
puisse être rendue individuellement. L'argument ne peut pas être retenu, car même en Afrique
un génocide ne peut pas rester impuni, d'autant que bon nombre d'étrangers en portent une
part de responsabilité. Il faut d'abord que la justice passe, que soient jugés et condamnés les
responsables, les chefs qui ont préparé et dirige ces massacres, car il faut que le peuple
rwandais retrouve des repères et des certitudes. Et il ne pourra les trouver et leur faire
confiance, que s'ils sont enracinés dans les principes universels du respect de la vie, du respect
de l'autre.
Les tribunaux nationaux ont commencé leurs travaux au début de cette année, en application
de la loi sur le génocide et les crimes contre l'humanité commis depuis Octobre 1990.30
D'après le rapport du HRFOR 31, à la fin du mois de juin, les chambres spécialisées des
tribunaux de première instance de dix préfectures sur treize avaient rendu 142 jugements,
prononcé 61 condamnations à mort, et 38 peines de prison à vie. Aucune peine capitale n'a été
exécutée à ce jour, bien que cinq appels aient été rejetés. 84 dossiers sont en cours de
procédure. Signes forts, 8 acquittements ont été prononces et 25 peines ont été réduites en
application de la procédure de confession et de culpabilité (Confession and Guilty Plea
Procedure). Le rapport note les progrès enregistrés ces derniers mois dans l'administration de
la justice et le déroulement des procès: témoins à charge plus nombreux à venir au tribunal,
accès aux dossiers des accusés plus facile, amélioration du respect des procédures du fait de
l'intervention des avocats dont les interventions ont doublé depuis le début de l'année pour
concerner près de la moitié des affaires jugées, augmentation des demandes d'ajournement et
des appels. En mai et juin, 200 nouveaux inspecteurs de police judiciaire ont été formés et
déployés pour accélérer la constitution des dossiers d'accusation des très nombreux détenus
30
Loi organique du 30 aout 1994, dite "Genocid law".
HRFORIRPT/52/1:15 Juillet 1997/E. High Commissionner for Human rights Field operation in
Rwanda; nous traduirons ici par Haut-commissariat. L'intervention- de cet organe spécialisé des
Nations Unies a commencé en 1994, en aidant le rapporteur spécial Degni-Sogni dans la rédaction
de son rapport sur les massacres. Aujourd'hui, la mission du Rwanda compte 78 observateurs
internationaux et 60 nationaux.
31
13
qui n'en ont pas et dont certains pourraient être relâchés faute de charges suffisantes. Ces
résultats doivent beaucoup à des aides techniques et financières extérieures, mais ils sont
appréciables compte tenu de l'état de délabrement dans lequel se trouvait le système judiciaire
rwandais avant et après le génocide. Aussi le HRFOR en félicite-t-il les magistrats du siège et
du parquet ainsi que l'administration pénitentiaire. Il n'en demeure pas moins qu'à ce rythme,
il faudra des décennies pour juger les actuels prévenus. C'est dire que l'effort doit être
poursuivi et par les autorités nationales et par les coopérations étrangères. C'est une des
recommandations de la HRFOR.
La mise en route du Tribunal pénal international pour le Rwanda a été particulièrement
laborieuse32. Au 15 juillet, trois procès étaient commencés et 13 inculpations avaient été
prononcées. Le procureur adjoint du tribunal d’Arusha qui peut maintenant compter sur cinq
substituts nous a dit que les procédures concernant 22 détenus seront en état à la fin de
l'année et que certaines pourraient être regroupées pour le procès.
II-2-3-Les observateurs de la mission internationale du Haut Commissaire aux droits de
l'homme, la HRFOR, installée à Kigali veillent au respect des droits de l'homme. Par les
informations, qui leur sont adressées, des enquêtes sur place et des démarches auprès des
autorités et du gouvernement, ils suivent les atteintes à la vie et à la sécurité des personnes, le
fonctionnement de la justice, (nous venons de l'évoquer), la situation des détenus dans les
centres et les prisons, le devenir des réfugies .
Son dernier rapport d'activité portant sur les mois de mai et juin fait état d'une sérieuse
dégradation de la sécurité, dans les préfectures de l'ouest, par suite de la multiplication des
attaques de membres des ex-FAR à partir du Congo contre les populations et les autorités
civiles.33 Sur l'ensemble du pays, 2.873 personnes ont été tuées pendant les mois de mai et
juin, dont 2.519 par les forces gouvernementales. Dans la seule préfecture de Ruhengeri, 2.020
personnes ont trouvé la mort au cours des combats et des opérations de bouclage et de
recherche menées par l'armée. Pendant ces deux mois, 18 fonctionnaires d'autorité avaient été
tués dont un sous-préfet. Un rapport plus récent34 sur les meurtres et les agressions commis
contre les fonctionnaires administratifs et judiciaires évalue à 137 le nombre de personnalités
officielles, administratives et judiciaires qui ont été attaquées depuis le début de l'année, dont
108 ont perdu la vie. Il en fait porter la responsabilité aux membres des ex-FAR, des milices
Interahamwe et d'autre groupes d'opposants. Cette montée de l'insécurité dans le nord-ouest et
l'ouest, où était le bastion hutu du régime Habyarimana, montre que certains n'ont pas renonce
a reconquérir le pouvoir par les armes et qu'en s'attaquant aux représentants de l'administration
et de la justice, ils s'en prennent à la reconstruction de la société civile et au retour à l'État de
droit.
Ces attaques et les opérations militaires qu'elles provoquent font des victimes dans les
populations, victimes qu'il est facile d'imputer aux forces de l'ordre et de reprocher au
gouvernement, Comme étant des règlements de compte, alors qu'elles ne sont peut-être que le
fait de soldats, apeurés, mal entraînés, mal commandés. C'est pourquoi le gouvernement se
doit d'être très vigilant et ferme en cas de dérapages. Peu de temps avant mon arrivée a Kigali,
trois drames ont montré que le respect des droits de l'homme au Rwanda demeurait encore
problématique, en même temps qu'ils montraient que le ressort ethnique est toujours au coeur
de la lutte pour le pouvoir. Le 8 août, des dizaines, voire des centaines de personnes
32
Créé le 8 Novembre 1994 par le Conseil de sécurité dans sa résolution 855.
HRFOR/RPT/13/MAY-JUNE 1997/E, diffusé le 7 aout 1997.
34
HRFOR/STRPT/56/l/28 August 1997/E
33
14
rassemblées au marche de Mahoko dans la commune de Kanama (Gizenyi) tombaient sous les
balles de l'armée qui prétend avoir répliqué à des tirs d'infiltrés dissimulés au sein de la
population; opération militaire ou vengeance délibérée? L'auditorat militaire devant lequel ont
été déférés treize officiers, le dira peut-être.35 A quelques kilomètres 185 prisonniers sont tués
dans le cachot de la commune de Rubavu sous prétexte de tentative d'évasion, et le 15 août,
plus de cent vingt Tutsi de nationalité congolaise réfugiés au camp de Mudende sont
assassinés.
Le HRFOR fait état de l'impossibilité dans laquelle il se trouve de dresser un état complet de
la situation dans les prisons et les centres de détention, faute d'avoir pu les visiter tous.36 Il
relève l'augmentation sensible du nombre des détenus depuis janvier 1996: 65.300 en janvier
1996, 78.500 en Juillet, 98.000 en janvier 1997, répartis entre 60.900 détenus dans 17 prisons
centrales et 37.000 dans 183 centres de détention. Le HRFOR évaluait à 68.000 le nombre des
détenus dans 19 prisons centrales à la fin du mois de mai. Ces chiffres sont inquiétants car ils
montrent que plus de deux ans après les événements, les arrestations continuent. Il est vrai
que certaines arrestations n'ont pu se faire qu'avec le retour des réfugiés du Congo. Reste une
question à laquelle je n'ai pas obtenu de réponse satisfaisante: puisque la loi ne retient que la
poursuite des instigateurs des massacres, n'est-il pas possible de procéder dès maintenant à un
désengorgement des prisons en renvoyant chez eux certains détenus?
Des 9 prisons centrales qu'il a visitées, le HRFOR retient qu'elles sont en majorité
surpeuplées, et que les conditions de logement et les installations sanitaires sont déficientes.
La situation serait plus grave encore dans les prisons communales et les cachots de la
gendarmerie. Au cours des derniers dix huit, mois, le HRFOR a relevé 544 décès en détention
dont 400 dus à la maladie, et 109 pour cause de tentative d'évasion. Saisi de ce rapport, le
gouvernement a organisé le 1° août une visite de la prison de Ruhengeri à laquelle le HRFOR a
été invite à participer.
Le HRFOR a été saisi depuis le début de l'année de 62 cas impliquant la mort de 109
prisonniers tués par les forces de l'ordre au cours d'une évasion ou d'une arrestation. Rapporté
aux 120.000 détenus, le chiffre est faible et ne traduit pas une pratique systématique des
"exécutions extra-judiciaires". Des recommandations ont été faites au Gouvernement par la
HRFOR à qui il a été répondu que des mesures ont été prises pour améliorer la formation et
l'entraînement des forces de police et de gendarmerie, pour enquêter sur les cas douteux et
pour sanctionner les coupables. Un auditorat militaire a été créé qui a ouvert sa première
audience pendant mon séjour à Kigali.
II-2-4-Après le retour massif et brutal des réfugiés du Congo en Novembre et Décembre de
l'année dernière, le flux a continué mais dans de bien moindres proportions. Le HCR qui n'a
plus enregistré que 50.000 retours pour les mois de mai et juin envisageait la fermeture des
camps de transit. Le retour de ces réfugiés et la disparition des camps qui étaient devenus des
bases arrières militaires a fait disparaître la menace d'une reconquête du Rwanda par les
ex-FAR à partir du Congo. Mais il a encore aggravé les problèmes de la réinstallation de tous
ceux qui se retrouvent maintenant en compétition pour rentrer en possession de leurs biens,
tels les réfugiés hutus de 1994, avec ceux, tels les réfugiés tutsis de 1959, qui se les sont
appropriés pendant leur absence... Le gouvernement a pris la sage de décision de ne pas
35
Une dépêche dAFP rapporte que quatre officiers de l'APR, accusés du massacre d'une centaine de
civils en 1995, ont été condamné le 12 Septembre à 28 mois de prison par la cour militaire de
Kigali.
36
HRFORISTRPT/5511/28 August 1997/E
15
admettre que les exilés puissent réclamer le retour de leurs biens au-delà d'une absence de dix
ans. Comment cette directive est-elle appliquée sur le terrain?
La réconciliation appelle également que réparation soit faite aux victimes. Les rescapés, veuves
et orphelins doivent être l'objet d'une grande sollicitude, d'autant que pèse sur eux le reproche
d'avoir échappé au sort commun, au prix de quelle trahison? Il faut s'occuper des victimes. des
veuves et des orphelins, des rescapés. Il faut reconstruire des maisons pour les réfugiés et les
exilés qui sont rentrés. Il faut réinsérer dans la vie civile les orphelins, les "boys" qui ont
rejoint l'armée du FPR. Un programme de démobilisation et de réinsertion de 37 millions de $ a
été mis en place par le PNUD destiné a 57.000 personnes, dont 40.000 pour les ex-FAR et
17.500 pour l'APR.
III Le devoir de solidarité et de coopération de la communauté
internationale
L'aveuglement à l’égard des dangers de l'ethnisme et une certaine complicité de l'Eglise
catholique, de la Belgique et de la France avec le régime Habyarimana, l'inertie des
organisations internationales et de l'Union européenne lorsque le génocide a éclaté, font peser
sur la Communauté internationale une grande responsabilité dans la reconstruction du Rwanda
et la réconciliation de ses habitants. Les propos extrêmement sévères que tiennent les
nouvelles autorités rwandaises à leur endroit ne sauraient les dispenser de reconnaître les
erreurs commises. Elles peuvent espérer les faire oublier en répondant. aux appels à. l'aide d'un
gouvernement attaché à une tache herculéenne et en ne se laissant pas paralyser par une
vigilance trop scrupuleuse qui leur ferait perdre le contact de réalités inconfortables mais
inévitables. "L'effusion humanitaire"37 ne doit pas avoir pour effet de paralyser l'action du
gouvernement qui, pour imparfaite qu'elle soit, est celle d'un gouvernement d'union nationale
qui s'est attelé à la tâche gigantesque de refonder la nation sur des bases citoyennes, moins
cléricales, et non raciales, de rebâtir l'Etat et de relancer l'économie, qui supporte la presse et
qui accepte que des commissions d'enquête internationales fassent leur travail. "Force est de
constater que ceux qui étaient hier les amis inconditionnels du Rwanda se sont aujourd'hui
transformés en censeurs impitoyables!"38 Il est difficile de coopérer efficacement avec un tel
état d'esprit!
III-1-L'Union européenne a fait un chemin appréciable dans cette direction, depuis la mission
Plumb de juillet 1994 et la conférence de La Haye, des 16 et 17 Septembre 1994. L'adoption
d'une position commune le 24 Octobre 1994 et celle d'un programme de réhabilitation du 25
Novembre 1994 ont permis que l'aide aux réfugiés continue, que soient surmontées les
ambiguïtés de la conditionnalité et que la coopération reprenne avec les autorités
gouvernementales.39 Aujourd'hui, l'Union européenne est le premier bailleur de fonds du
Rwanda et elle joue un rôle essentiel dans la reconstruction. Son action est reconnue, même si
l'importance donnée aux opérations "humanitaires" au Congo et les moyens donnés à Echo ont
été l'objet de critiques sévères. Le Président de la République et les ministres qui m'ont reçu,
m'ont tous exprimé et leur reconnaissance pour l'aide apportée et leur espoir que l'Union
37
l'expression est de Rony Brauman, in Génocide, information et bons sentiments. MÉDECINS
SAINS FRONTIÈRES, POPULATIONS EN DANGER, 1995, La découverte. Paris.
38
BRAECKMAN, COLETTE,HISTOIRE D'UN GÉNOCIDE, opus cité, page 329.
39
FABRE, D, L'Union européenne face à la crise rwandaise, AFRIQUE CONTEMPORAINE
n° 178, 2° trimeste 1996, Documentation française, Paris.
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européenne la continuera et améliorera encore sa compréhension de leur action. J'ai d'ailleurs
pu constater sur cette orientation une très forte convergence de vue des ambassadeurs et des
chargés d'affaire de l'Union que j'ai rencontrés à Kigali.
Il est évident que pour prévenir que le cycle infernal des provocations et des règlements de
compte ne reprenne, il faut que la communauté internationale accompagne ce pays et son
gouvernement. Quelle institution, sinon l'Union européenne, peut avoir la volonté et la
capacité de le faire? Pourquoi ne pas proposer au . gouvernement rwandais d'établir avec lui un
pacte de coopération et de développement portant sur tous les aspects de la reconstruction et
de la réconciliation du pays, c'est à dire allant au-delà des seuls objectifs économiques et
financiers et prenant en compte les conditions politiques, administratives et sociales de la
reconstruction du pays? Ce pacte destiné à couvrir les cinq ou les dix prochaines années
pourrait comporter une ouverture sur les pays voisins de la région des Grands Lacs. Il
pourrait peut-être même s'inscrire dans un dispositif et une politique régionale de l'Afrique des
Grands Lacs et, à ce titre, faire partie intégrante de la nouvelle configuration des accords
ACP-UE.
III-2-En me recevant, les responsables politiques rwandais n'ont jamais manqué de dire qu'ils
ne recevaient pas seulement le Président de la Commission du développement du Parlement
européen, mais un responsable politique français et qu'ils voyaient dans ma venue le présage,
peut-être même le premier pas d'un changement d'attitude du gouvernement français à leur
égard. Le Premier ministre m'a fait valoir que huit ministres rwandais s'étaient rendus à Paris
depuis 1994 alors que seul M. Emmanuelli avait fait le déplacement à Kigali. Il m'a annoncé
comme prochaine la rencontre des ministres des affaires étrangères à Paris dont le principe est
accepté de part et d'autre, non sans ajouter que "c'est à la France de prendre l'initiative de la
reprise des relations". Dans la mesure où les relations diplomatiques n'ont jamais été rompues
et sont même satisfaisantes, puisque la France doit commencer bientôt la reconstruction de
son ambassade, ce souhait ne peut concerner que des relations de compréhension et de
coopération.
Le gouvernement rwandais et les associations françaises et rwandaises qui n'ont pas été
compromises avec le régime Habyarimana, comptent sur le gouvernement de Lionel Jospin
pour définir et appliquer une nouvelle politique africaine, pour que notre Pays ne soit plus en
arrière de la main par rapport aux États-Unis et à l'Union européenne dans l'effort de
reconstruction et de réconciliation entrepris par le gouvernement d'union nationale
Bizimungu-Kagamé.
Il me parait en effet que la France devrait regarder le Rwanda d'aujourd'hui comme un des
membres de cette nouvelle Afrique que nous appelons de nos voeux avec lesquels nous
devrions tisser des relations de partenariat, dans le respect mutuel et le partage équitable
d'intérêts communs. Ses dirigeants appartiennent à une génération qui n'a connu que les
compromissions de régimes corrompus et dictatoriaux et qui aspire a construire autre chose. Je
ne pense pas que notre intérêt soit de bouder ou de nous méfier du gouvernement Bizimungu Kagame, sous prétexte qu'il serait le vassal de l'Ouganda ou le complice de Kabila. Notre
intérêt, de mon point de vue, est que ce gouvernement réussisse, car son échec serait
catastrophique et préluderait à des convulsions qui seraient la réédition de celles qu'il a déjà
connues. Dès l'instant où l'appui que nous lui apporterions serait sincère et sans ambiguïtés,
nous pourrions faire valoir, avec de meilleures chances d'être écoutés, nos attentes
d'institutions et de pratiques plus démocratiques, nos préoccupations quant au respect des
droits de l'homme. Il nous faudra enfin adopter une attitude claire lorsque nous serons saisis
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par le Tribunal international de demandes d'extraditions, comme celle de l'ancien curé de la
Sainte Famille sur lequel pèsent de graves soupçons, afin d'éviter que ne se développent des
débats passionnés et malsains dans l'opinion et les médias, sur fond d'anticléricalisme et de
non respect du droit d'asile par un gouvernement de gauche!
III-3-Avant toute question de financements, de montants de crédits, il faut que soit clarifiée la
place de l'humanitaire par rapport au politique. Rony Brauman a écrit des phrases fortes et
courageuses à ce propos dans le rapport de Médecins sans frontières de 1995: "La morale
humanitaire, ou plutôt le sentimentalisme qui ronge notre capacité d'indignation et se fait
passer pour elle, a permis au monde de se dispenser de morale". Une morale s'impose
aujourd'hui à la communauté internationale au Rwanda: poursuivre sans faiblesse et
rapidement, avec les garanties que doit avoir tout accusé, les responsables du génocide, ceux
qui l'ont préparé, encouragé, justifié, ordonné, mais aussi réagir contre ceux, voire les
poursuivre, qui tiennent encore des discours racistes, qui tentent de banaliser le génocide. Car,
écrit encore Brauman, "nos devoirs humanitaires envers les victimes ne doivent pas "faire
oublier" nos devoirs politiques envers les bourreaux".40
III-4-Comment ne pas souhaiter que l'Eglise catholique prenne ses responsabilités, elle dont
l'autorité, l'emprise morale mais aussi politique et économique reste considérable au Rwanda,
et qui est encore la première force morale de ce pays? Il faut espérer que la voix de certains de
ses membres sera entendue par sa hiérarchie et qu'elle comprendra qu'il lui faut montrer
l'exemple de la rupture avec les errements d'hier.41 Ces errements sont ceux d'une trop grande
implication dans la gestion économique et sociale du pays, ceux de l'application d'une grille
ethnique à la société rwandaise. Il lui faudra tirer les conséquences du discours du Pape sur le
nécessaire jugement des ecclésiastiques compromis. Car le commandement évangélique du
pardon que l'Eglise, met en avant ne peut pas dispenser de rendre compte devant la justice des
hommes. Il ne peut signifier ni l'impunité ni l'oubli. De même, le soutien à apporter à ceux qui
sont accusés de responsabilité dans le génocide ne peut faire oublier le devoir de compassion
pour les victimes du génocide. Une parole claire de l'Eglise sur les responsables et sur les
victimes du génocide aurait un impact considérable et contribuerait à lever une hypothèque sur
l'avenir. Car le silence embarrassé des responsables de l'église au Rwanda, voire certaines
déclarations et initiatives maladroites, pèsent sur toute la société rwandaise en entretenant une
ambiguïté malsaine. Elles sont un terreau propice à l'esprit de vengeance et de revanche.
Pour conclure
Le Rwanda est une terrible défi à notre conscience d'Occidentaux et à la communauté
internationale, ainsi qu'aux églises chrétiennes qui se réclament des valeurs humanistes et
universelles qui sont au coeur de notre civilisation. Il l'est pour l'Europe, et plus
particulièrement pour la Belgique qui a entretenu des rapports très étroits, et au plus haut
niveau, avec Habyarimana, pour la France qui avait vu dans le Rwanda un de ses postes
avancés sur la ligne de partage des influences politiques et linguistiques qui sépare l'Afrique
occidentale de l'orientale, l'Afrique francophone de l'anglophone, pour l'Union européenne qui
40
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES, POPULATIONS EN DANGER, 1995, opus cité.
Un groupe de chrétiens a adressé au pape Jean-Paul Il un mémorandum pour lui faire part de
leurs "préoccupations sur l'attitude de l’Église catholique face à l'évolution socio-politique du pays
après le génocide" Mars 1996. Ce document plaide pour un renouvellement des responsables de
l'Église au Rwanda et pour une nouvelle pastorale de repentir et de réparation.
41
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est le premier des bailleurs de fonds qui aident ce pays détruit. L'attitude ambiguë, puis
embarrassée qui fut celle de la diplomatie et de la coopération française après que les Belges
aient décidé de jouer le jeu des accords d'Arusha, puis après leur départ du Rwanda au début
du génocide, est encore aujourd'hui marquée de cette ambiguïté initiale. Elle est la cause de
divergences avec la politique de l'Union européenne à l'égard du Rwanda. Elle a été à l'origine
de blocages et de retards dans l'octroi des aides a apporter au gouvernement Bizimungu Kagamé. La tragédie du Rwanda fait obligation à l'Union européenne; de repenser et de
redéfinir ses relations avec le continent africain, dans le respect de son aspiration à l'unité, mais
aussi dans l'attention portée à sa diversité. Le Rwanda est comme un seuil à passer pour
retrouver le contact avec la nouvelle Afrique qui est en train de se construire derrière les écrans
de nos médias, le filtre de nos préjugés archaïques et souvent nostalgiques, le leurre de nos
illusions et de nos complaisances, les erreurs et les fautes de ces trois décennies de
néocolonialisme a courte vue. La négociation de ce que sera "l'après-Lomé IV donne un relief et
une urgence particulière à cet "autre" regard sur l'Afrique" qui pourrait être d'abord un autre
regard sur le Rwanda. Quant à la France qui a une certaine responsabilité dans l'histoire de ces
dernières années au Rwanda, ne serait-ce que parce qu'elle a toujours considéré que ce pays
francophone méritait, à ce titre, un traitement particulier, elle doit prendre des initiatives fortes
pour rompre avec le cycle infernal dans lequel ce pays a été entraîné et peut se retrouver pris a
nouveau. Le gouvernement actuel du Rwanda s'efforce de construire sa légitimité sur une
identité nationale et non plus ethnique, sur un Etat de droit et des institutions démocratiques,
inspirée des accords d'Arusha. Il vise à une réconciliation nationale, précédée d'un jugement
des responsables du génocide assorti des garanties d'un appareil judiciaire reconstitué. Il
demande l'aide internationale, et il accepte que ses prisons et les "bavures" de son armée
fassent l'objet de contrôle et d'enquêtes. Il mérite un appui fort et durable. C'est ce que font les
Etats-Unis, sans états d'âme, c'est ce que fait l'Union européenne. C'est ce que la France
devrait faire. Le moment est venu de mener une politique de coopération active au Rwanda
avec un gouvernement qui est sans doute et pour quelques années encore le seul rempart
contre de nouvelles violences ethniques et, je l'espère car je l'en crois capable, l'artisan d'un
nouveau Rwanda redevenu un peuple et une nation, qui ne soit pas seulement un pays, un
enclos de guerres prétendues ethniques ou tribales.
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