Citation
Annexe 5 : OUA, Rwanda, le génocide qu’on aurait pu stopper. Rapport des experts sur le
génocide au Rwanda, Addis-Abéba, 7 juillet 2000
(AUO, Rwanda : The Preventable Genocide, Addis-Ababa, mai 2000)
Extraits
LETTRE DE TRANSMISSION
RÉSUMÉ DIRECTIF
Mandat
Avant l'indépendance
Les premiers gouvernements africains
Les acteurs externes avant le génocide
Le génocide
Le monde pendant le génocide
Le Rwanda après le génocide
Les conséquences au niveau de la région
Le Rwanda et la région aujourd’hui
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE 1
LE GÉNOCIDE ET LE 20e SIÈCLE
CHAPITRE 2
DES ORIGINES DE LA CRISE À 1959
CHAPITRE 3
LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE, 1959-1973
LE RÔLE DU BURUNDI
CHAPITRE 4
LE RÉGIME HABYARIMANA : DE 1973 À LA FIN DES ANNÉES 1980
CHAPITRE 5
LA DÉSTABILISATION ÉCONOMIQUE APRÈS 1985
Problèmes économiques
Conflit au sein de l’élite
CHAPITRE 6
L’INVASION DE 1990
CHAPITRE 7…………………………………………………………………………………………...…………5
LA ROUTE VERS LE GÉNOCIDE, 1990-1993………………………………………………………………..5
Le triomphe du radicalisme ethnique………………………………………………………………………………5
Les tueries………………………………………………………………………………………………………….6
La presse……………………………………………………………………………………………………………8
Une société militarisée……………………………………………………………………………………………..9
L’effet du Burundi………………………………………………………………………………………………...10
CHAPITRE 8…………………………………………………………………………………………………….12
LE PROCESUS DE PAIX D’ARUSHA………………………………………………………………………..12
CHAPITRE 9…………………………………………………………………………………………………….16
CE QUE LE MONDE SAVAIT À LA VEILLE DU GÉNOCIDE…………………………………………...16
CHAPITRE 10…………………………………………………………………………………………………...18
CE QUE LE MONDE AURAIT PU FAIRE POUR ÉVITER LE GÉNOCIDE…………………………….18
CHAPITRE 11…………………………………………………………………………………………………...22
AVANT LE GÉNOCIDE : LE RÔLE DE L’OUA……………………………………………………………22
Contexte…………………………………………………………………………………………………………..22
Le rôle de l’OUA dans la crise du Rwanda……………………………………………………………………….24
CHAPITRE 12
CE QUE LE MONDE A FAIT AVANT LE GÉNOCIDE
LA FRANCE ET LES ÉTATS-UNIS
France
Les États-Unis
CHAPITRE 13
AVANT LE GÉNOCIDE : LE RÔLE DES NATIONS UNIES
CHAPITRE 14…………………………………………………………………………………………………...29
LE GÉNOCIDE………………………………………………………………………………………………….29
Les premières étapes……………………………………………………………………………………………...30
Assassinat de la Première ministre, des ministres et des Hutu modérés………………………………………….31
Premiers massacres de
Tutsi……………………………………………………………………………………………………………….31
L’attaque contre la société civile………………………………………………………………………………….33
L’assassinat des soldats belges de la MINUAR..…………………………………………………………………33
Les principaux acteurs internes : Akazu, gouvernement, politiciens, intellectuels, chefs militaires et
miliciens, médias………………………………………………………………………………………………….34
La chaîne de commandement……………………………………………………………………………………..36
Les tueurs : Garde présidentielle, militaires, élites locales……………………………………………………….37
Les églises………………………………………………………………………………………………………...37
Enseignants et médecins………………………………………………………………………………………….38
Hutu ordinaires……………………………………………………………………………………………………39
Nombre de morts………………………………………………………………………………………………….39
Réfugiés, veuves et orphelins……………………………………………………………………………………..39
CHAPITRE 15…………………………………………………………………………………………………...41
LE MONDE DURANT LE GÉNOCIDE : L’ONU, LA BELGIQUE, LA FRANCE ET L’OUA…………41
Les Nations Unies………………………………………………………………………………………………...41
La Belgique……………………………………………………………………………………………………….47
La France et l’Opération Turquoise………………………………………………………………………………49
L’Organisation de l’Unité Africaine……………………………………………………………………………...53
CHAPITRE 16
LE TRISTE SORT DES FEMMES ET DES ENFANTS
LES FEMMES
Démographie
Inégalité
Viol
Femmes coupables
Femmes et développement
Femmes, réconciliation et paix
LES ENFANTS
Traumatisme psychosocial
Enfants soutien de famille
Enfants seuls
Enfants de la rue
Enfants en détention
Enfants soldats
Éducation
CHAPITRE 17
APRÈS LE GÉNOCIDE
CHAPITRE 18
JUSTICE ET RÉCONCILIATION
Le Tribunal d’Arusha
Le cas de l’ancien Premier ministre Jean Kambanda
Le système judiciaire du Rwanda
Les tribunaux gacaca
Défis futurs
CHAPITRE 19
LES CAMPS DE RÉFUGIÉS DU KIVU
Les réfugiés
Tanzanie
Le rôle des médias
Les organismes d’aide au Zaïre
La résurrection du mouvement extrémiste Hutu au Zaïre
Zaïre : l’échec du désarmement
Le réarmement du mouvement Hutu
CHAPITRE 20
LA RÉGION APRÈS LE GÉNOCIDE
La première guerre continentale
Les acteurs
La destruction des camps
Crimes de guerre
La seconde guerre
Trafic d’armes
L’Accord de Lusaka
La régionalisation des haines ethniques
CHAPITRE 21
LE RÔLE DE L’OUA
CHAPITRE 22
LE FPR ET LES DROITS DE L’HOMME
CHAPITRE 23
LE RWANDA AUJOURD’HUI
RECOMMANDATIONS………………………………………………………………………………………..58
A.
RWANDA………………………………………………………………………………………………………..58
I. Édification de la nation…………………………………………………………………………………………58
II. Structure du pouvoir politique…………………………………………………………………………………58
III. Justice…………………………………………………………………………………………………………59
IV. Reconstruction économique et sociale………………………………………………………………………..59
V. Médias…………………………………………………………………………………………………………59
B. RÉGION DES GRANDS LACS ET CONTINENT………………………………………………………..59
I. Éducation……………………………………………………………………………………………………….59
II. Réfugiés………………………………………………………………………………………………………..59
III. Intégration régionale
C. ORGANISATION DE L’UNITÉ AFRICAINE……………………………………………………………60
D. COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE……………………………………………………………………60
E. CONVENTION SUR LE
GÉNOCIDE……………………………………………………………………………………………………...60
ANNEXES :
CM/2048(LXVII) RAPPORT DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL SUR LA CRÉATION D’UN
GROUPE INTERNATIONAL D’ÉMINENTES PERSONNALITÉS POUR ENQUÊTER SUR LE
GÉNOCIDE AU RWANDA ET SES CONSÉQUENCES
I. INTRODUCTION
II. MANDAT DU GROUPE
III. COMPOSITION DU GROUPE
IV. ZONE ET SIEGE DE LA MISSION
V. DUREE DE LA MISSION
VI. RAPPORT DU GROUPE
VII. COOPERATION REQUISE PAR LE GROUPE
VIII. FINANCEMENT DES ACTIVITES DU GROUPE
IX. CONCLUSION
CM/Dec. 379 (LXVII) RAPPORT DU SECRETAIRE GENERAL SUR LA CREATION D’UN
GROUPE INTERNATIONAL D'EMINENTES PERSONNALITES POUR ENQUETER SUR LE
GENOCIDE DE 1994 AU RWANDA ET SES CONSEQUENCES. DOC. CM/2048 (LXVII)
Le Conseil,
CM/Dec. 409 (LXVIII) : GROUPE INTERNATIONAL D'ÉMINENTES PERSONNALITÉS
POUR ENQUÊTER SUR LE GÉNOCIDE AU RWANDA ET SES CONSÉQUENCES - DOC.
CM/2063 (LXVIII)
Le Conseil,
Le Groupe International d’Éminentes Personnalités pour enquêter sur le génocide de 1994 au
Rwanda et ses conséquences
Experts , chercheurs et rédacteurs
Personnes qui ont exposé leurs vues au groupe
Crimes de guerre et crimes contre l’humanité, Y compris le crime de génocide Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide
ANNEXE E – SECRÉTARIAT
CARTE
CHAPITRE 7
LA ROUTE VERS LE GÉNOCIDE, 1990-1993
Le triomphe du radicalisme ethnique
7.1. La violence et l’extrémisme eurent vite fait de se propager dans l’atmosphère tendue qui régna
bientôt partout au Rwanda. Les anciens schémas resurgirent. Les Hutu qui avaient mené les massacres des
Tutsi au début des années 60 et en 1972 _1973 n’avaient pas été punis tandis que fleurissait la carrière de
ceux qui s’étaient rendus coupables de répressions cruelles contre les opposants durant les 15 premières
années de la Seconde République. Désormais, dans la foulée de l’incursion d’octobre 1990, l’impunité
s’étendait aux démagogues qui entretenaient délibérément une animosité latente contre ceux qu’ils
considéraient comme des étrangers perfides, une catégorie regroupant non seulement les guerriers réfugiés
Tutsi du FPR, mais aussi chaque Tutsi se trouvant encore au Rwanda et chaque Hutu considéré
comme faisant partie de leurs sympathisants.
7.2. Mais cela ne signifie pas que la planification du génocide ait débuté à ce moment-là. Il importe de
comprendre qu’il n’y a pas eu de «signal de départ» au démarrage du génocide. À notre connaissance, il
n’existe aucun document, aucun procès-verbal de réunion et aucune autre preuve qui mette le doigt sur un
moment précis où certains individus, dans le cadre d’un plan directeur, auraient décidé d’éliminer les
Tutsi. Comme nous l’avons déjà vu, la violence tant physique que rhétorique contre les Tutsi en tant que
peuple a en fait débuté immédiatement après le 1er octobre, pour poursuivre son escalade jusqu’au
génocide qui a en réalité débuté en avril 1994. Il ne fait aucun doute que cette campagne a été organisée et
soutenue pour devenir, à un certain stade, une stratégie de génocide. Mais le moment exact n’a jamais été
établi.
7.3. Ce fait est reflété par toutes les grandes études sur le génocide. Il est remarquable de constater qu’à
peu près tous les experts deviennent vagues ou ambigus lorsqu’il s’agit de déterminer à quel moment
l’organisation et la planification systématiques sont censées avoir été amorcées. De plus, même cette
imprécision suscite des désaccords. Par exemple, un expert dit que le complot s’est tramé tôt après
l’invasion d’octobre[1]. Un autre dit que la «répétition générale» du génocide a débuté avec la formation
des escadrons de la mort en 1991.[2] Le génocide, soutient un troisième, a commencé à paraître attrayant
et faisable aux cercles Akazu de la ligne dure à la fin de 1992[3]. Le quatrième affirme que le plan «été
mis sur pied en janvier 1994»; etc.[4].
7.4. Ce que nous savons, cependant, c’est qu’à partir du 1er octobre 1990, le Rwanda a traversé trois
années et demie de violents incidents anti-Tutsi, dont chacun peut facilement être interprété en
rétrospective comme une étape délibérée d’une vaste conspiration dont le point culminant consistait à
abattre l’avion du Président et à déchaîner le génocide. Cependant, toutes ces interprétations demeurent
des spéculations. Personne ne sait qui a descendu l’avion, personne ne peut prouver que les innombrables
manifestations de sentiments anti-Tutsi durant ces années faisaient partie d’un grand plan diabolique. Il
nous semble, d’après les preuves, plus probable que l’idée de génocide a émergé graduellement vers la fin
de 1990 et qu’il a gagné en détermination et en urgence en 1994.
7.5. Nombreux sont ceux qui espéraient que ces questions cruciales seraient clarifiées par le Tribunal
pénal international pour le Rwanda, créé après le génocide en vue de porter des accusations de génocide
contre des gens importants. En fait, le Tribunal a conclu que le génocide avait été planifié et organisé
d’avance, sans autres détails. Jean Kambanda, Premier ministre du gouvernement durant le génocide, a
plaidé coupable et confessé que le génocide avait été planifié d’avance. Mais pour des raisons
mystérieuses sur lesquelles nous nous pencherons dans un prochain chapitre, sa confession fut brève et de
portée générale et elle n’a jeté aucune lumière nouvelle sur les nombreux détails qui manquent; en outre,
il s’est rétracté depuis[5].
7.6. Le fait que le gouvernement du Rwanda ait réagi vigoureusement à l’invasion ne prouve en lui-même
rien quant aux intentions génocidaires; n’importe quel autre gouvernement n’aurait pas réagi
différemment. Habyarimana n’a jamais douté que les envahisseurs avaient l’appui du Président Museveni
de l’Ouganda, et cette conviction était partagée par son homologue zaïrois, le Président Mobutu. Lorsque
notre Groupe l’a rencontré, Museveni a nié avoir eu une responsabilité quelconque dans l’invasion.
D’autres auraient certainement été en droit d’être soupçonneux de la complicité de son gouvernement et
de son armée. Que l’Ouganda ait ou non collaboré activement à la planification de l’invasion, il doit tout
au moins avoir autorisé les exilés à planifier et à exécuter l’invasion d’un État souverain voisin à partir du
territoire ougandais et à l’aide d’armes fournies par l’Ouganda. Il va de soi qu’Habyarimana et ses
conseillers ont immédiatement compris que le FPR et l’Ouganda venaient de leur offrir une occasion de
consolider leur régime en train de s’éroder et de mobiliser l’appui international dans la guerre entamée
par les envahisseurs.
7.7. Il est très important de rappeler que jusqu’alors, les Tutsi n’avaient pas été les seuls à avoir subi les
abus du gouvernement pendant près de 17 ans. Il semble qu’au moment de l’invasion, de nombreux Tutsi
n’étaient pas, au premier abord, sympathisants des insurgés[6]. De façon imprévue s’offrait au
gouvernement l’occasion parfaite d’unifier le pays contre l’attaquant de l’extérieur. Il la rejeta.
7.8. Nous allons le répéter à plusieurs reprises dans ce rapport, les identités différentes, ethniques ou
autres, ne sont pas en elles-mêmes causes de divisions ou de conflits. C’est le comportement des élites
sans scrupules au pouvoir qui transforme les différences en divisions. Comme l’a dit simplement un
chercheur qui étudie ces conflits, ceux qui choisissent de manipuler de telles différences dans leur propre
intérêt, même au risque de créer un conflit majeur, sont de «mauvais chefs[7].» Au Rwanda, les mauvais
chefs ont fatidiquement choisi la voie de la division et de la haine au lieu de l’unité nationale. Cinq jours
après le début de l’invasion du 1er octobre, le gouvernement annonça que Kigali avait été attaquée par les
forces du FPR[8]. En réalité, l’attaque sur la capitale n’a jamais eu lieu. Les nombreux coups de feu que
l’on a pu entendre dans la ville avaient été tirés par les troupes du gouvernement rwandais. L’événement
avait été ainsi soigneusement mis en scène pour fournir des motifs crédibles d’accuser les Tutsi d’appuyer
l’ennemi, et le ministre de la Justice porta cette accusation. En clamant l’épithète d’«ibyitso», qui signifie
complice, il affirma que l’attaque de Kigali n’aurait pas pu être organisée sans alliés de l’intérieur[9]. Or,
qui pouvait être plus suspecté que les Rwandais qui se trouvaient être du même groupe ethnique que les
envahisseurs? Les arrestations commencèrent immédiatement et près de 13 000 personnes furent
emprisonnées[10]. Parmi elles se trouvaient quelques opposants Hutu du régime, dont les arrestations
avaient pour but soit de les faire taire, soit de les intimider pour gagner leur appui au Président. Des
milliers de détenus furent ainsi emprisonnés pendant des mois, sans chefs d’accusation, dans des
conditions déplorables. La plupart d’entre eux furent torturés et ils périrent par douzaines[11]. Les
massacres organisés des Tutsi allaient bientôt suivre.
7.9. Dès le début de l’invasion, Habyarimana fit appel à l’armée française. Les forces françaises arrivèrent
la nuit même de la fausse attaque et évitèrent probablement au régime Habyarimana de subir une défaite
militaire[12]. Il n’est pas surprenant de constater que la version donnée par le gouvernement de ces
premiers événements — la fausse attaque sur le capitale — a été largement acceptée en plus de permettre
d’atteindre un autre objectif : celui d’obtenir de l’aide d’autres pays étrangers amis. Pendant les trois
années qui suivirent, les troupes françaises restèrent en nombres variables et furent un soutien au régime
et à son armée[13]. Le gouvernement belge envoya aussi des troupes, mais il était soucieux de ses
antécédents litigieux au Rwanda et ses soldats ne restèrent qu’un mois, histoire d’attendre que les
ressortissants belges ne courent plus de risques[14]. Le Président Mobutu du Zaïre accepta rapidement
d’offrir son soutien militaire, saisissant ainsi l’opportunité d’intervenir sur la scène africaine après la fin
de la guerre froide qui le privait d’une grande partie du soutien des Américains. Ses troupes furent
toutefois renvoyées chez elles pour indiscipline[15].
Les tueries
7.10. Les massacres des Tutsi commencèrent dès le début de la guerre civile qui suivit et ils se
poursuivirent en réalité jusqu’à la victoire du FPR en juillet 1994. Après la guerre, un vaste débat
s’instaura — et se poursuit encore aujourd’hui — pour déterminer dans quelle mesure et par qui étaient
connus les événements qui se déroulaient au Rwanda. À notre avis, ce n’est pas là un débat sérieux. Les
principaux acteurs du drame — la partie du monde qui comptait pour le Rwanda — la plupart de ses
voisins des Grands Lacs, les Nations Unies et les grandes puissances occidentales — en savaient assez
long sur ce qui se passait et apprirent bientôt que les événements se tramaient dans les plus hautes sphères
de l’État. Ils savaient qu’il ne s’agissait pas d’une guerre insensée où «Hutu et Tutsi s’entretuaient»[16],
comme on l’a parfois déclaré sans fondement. Tous ces intervenants savaient qu’un malheur terrible
arrivait au Rwanda. Ils savaient même, et ils l’ont signalé, que certains individus parlaient ouvertement
d’éliminer tous les Tutsi[17].
7.11. Au début de 1993, quatre organisations des droits de l’homme s’étaient réunies pour former une
commission internationale d’enquête qui publia un rapport bien documenté déclarant presque qu’un
génocide était une sérieuse possibilité future[18]. En vérité, de nombreux gouvernements avaient pris
l’habitude de ne pas tenir compte des observations des organisations non gouvernementales, ce dont les
quatre organisations se sont rendu compte à leur grande consternation. Toutefois, à peine quelques mois
après, en août de la même année, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions
extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires émit un autre rapport découlant de sa propre mission au
Rwanda, dans lequel il confirmait largement les conclusions de l’enquête antérieure. À vrai dire, le
Rapporteur spécial concluait que les massacres qui avaient déjà eu lieu semblaient correspondre à la
définition de génocide donnée par la Convention sur le génocide; «les victimes des attaques, Tutsi dans la
majorité écrasante des cas, ont été ciblées exclusivement à cause de leur appartenance à un certain groupe
ethnique, et en dehors de toute autre raison objective.» Il signalait également que la violence allait en
augmentant, que la propagande extrémiste était déchaînée et que les milices étaient organisées[19].
7.12. La situation, en d’autres termes, était on ne peut plus claire. Le seul élément d’incertitude était de
savoir exactement jusqu’où les auteurs du complot étaient prêts à aller. Pour de très nombreux
observateurs, il y avait peu de doute que beaucoup de massacres étaient virtuellement inévitables si l’on
ne trouvait pas un moyen quelconque de les empêcher. Mais qui pouvait imaginer que les radicaux
franchiraient le pas et se lanceraient dans une attaque génocidaire de grande envergure contre tous les
Tutsi du pays?
7.13. Le fait est que la grande majorité des observateurs ne pensaient pas qu’un génocide aurait lieu. Plus
précisément, ils ne pouvaient se résoudre à l’imaginer. Le rapport du Rapporteur spécial des Nations
Unies qui entamait le sujet était soit ignoré, soit minimisé. Ayant dû se pencher sur cette question
troublante, les membres de notre Groupe ont fini par comprendre que l’éventualité d’un génocide était
littéralement impensable pour quiconque; la simple idée de cette possibilité dépassait l’entendement. Tous
les cas de génocide modernes ont pris le monde par surprise — malgré des signes précurseurs et des
déclarations d’intention qui ne trompaient pas. Au début des années 90, à cause de son caractère rare et
singulier, le phénomène de génocide était une éventualité qu’on n’osait pas envisager.
7.14. Ceci étant admis, une question embarrassante subsiste néanmoins : comment est-ce possible que ces
horreurs épouvantables — que personne ne contestait — n’aient pas suffi à mobiliser la communauté
internationale?
7.15. Depuis le début des années 90, les atrocités ont toutes été rendues publiques par des organismes
crédibles de défense des droits de l’homme[20]. Des massacres de Tutsi ont été perpétrés en octobre
1990, janvier 1991, février 1991, mars 1992, août 1992, janvier 1993, mars 1993 et février 1994[21].
Dans presque tous les cas, ils étaient soigneusement organisés. Chaque fois, des dizaines de Tutsi ont été
massacrés par des groupes d’hommes et de miliciens associés à différents partis politiques, parfois avec la
participation de la police et de l’armée, incités par les médias, dirigés par les représentants locaux du
gouvernement et encouragés par quelques politiciens nationaux.
7.16. Comme nous l’avons déjà souligné, il est vrai qu’il n’est pas possible de désigner une seule réunion
ou un seul document comme étant la première étape explicite et reconnue dans la planification du
génocide. Mais en regardant en arrière et en analysant le déroulement des événements de 1991 jusqu’en
1992, il devient difficile de ne pas voir émerger une tendance dans ces massacres successifs. Il apparaît
que les radicaux et l’armée ont travaillé ensemble pour essayer diverses techniques d’exécution. De ces
expériences, leurs chefs ont tiré deux leçons : qu’ils pouvaient massacrer en grand nombre, rapidement et
efficacement (un fait signalé au Secrétariat des Nations Unies dans une télécopie désormais célèbre reçue
en janvier 1994[22], dont nous parlerons plus loin) et, compte tenu des réactions qu’ils avaient suscitées
jusqu’alors, qu’ils pouvaient le faire impunément.
7.17. Entre les massacres caractérisés, la terreur régnait. Chaque Tutsi risquait à tout moment d’être
victime de meurtre, de viol, de harcèlement ou d’emprisonnement. Au début de 1992, une société secrète
qui s’était donné le nom d’«Amasasu» (balles) fut créée au sein de l’armée par des officiers extrémistes
qui voulaient combattre le FPR avec plus de férocité. Ils ne tardèrent pas à distribuer des armes aux
milices organisées par la CDR ainsi qu’aux extrémistes du MRND et à travailler main dans la main avec
les escadrons de la mort.
7.18. Les escadrons de la mort furent créés dès 1991. L’année suivante, leur existence fut rendue
publique. Un article publié en 1992 dans la revue Umurava décrivait en détail l’infâme «Réseau Zéro», un
escadron de la mort à la mode latino-américaine et composé de soldats dégagés de leur service et de
miliciens du MRND[23], apparemment une branche de l’Akazu et de la police secrète. L’article révélait
les liens étroits qu’entretenait le Réseau Zéro avec Habyarimana et affirmait que les escadrons de la mort
relevaient du Réseau. Le Réseau était dirigé entre autres par trois des beaux-frères d’Habyarimana, son
beau-fils, son secrétaire particulier, le chef des renseignements militaires, le commandant de la Garde
présidentielle et le colonel Théoneste Bagosora, directeur de Cabinet du ministère de la Défense et
activiste qui faisait régner la crainte dans le mouvement du pouvoir Hutu (dont nous parlerons plus bas).
Au cas peu probable où les diplomates à Kigali auraient oublié de faire part à leurs gouvernements
respectifs de l’information contenue dans l’article de l’Umurava, deux Belges tinrent en octobre 1992 une
conférence de presse au Sénat à Bruxelles pour révéler les secrets du Réseau Zéro[24]. Quelques mois
plus tard, le rapport des quatre organisations des droits de l’homme mentionnées ci-dessus relata que «la
responsabilité du chef d’État et de son entourage immédiat, y compris sa famille, est gravement engagée»
dans les agissements des escadrons de la mort.[25]
La presse
7.19. Pendant ce temps, au début des années 90, la vie publique au Rwanda se portait bien comme jamais
auparavant. Dans le cadre de l’évolution vers une démocratie multipartite, le gouvernement Habyarimana
relâcha considérablement le contrôle de l’État sur la presse. Presque aussitôt, une presse vibrante vit le
jour. Des critiques Hutu d’Habyarimana et de sa clique du Nord purent s’exprimer publiquement pour la
première fois. La corruption croissante parmi l’élite fut rendue publique par une nouvelle lignée de
journalistes remarquablement courageux, dont la plupart ont été durement punis pour leurs convictions.
Mais cette libération de la presse eut ses revers.
7.20. En effet, la liberté laissa bientôt place à la licence. Un bouclier constant de propagande haineuse et
virulente anti-Tutsi commença à se dresser et à devenir omniprésent. Les rassemblements politiques, les
discours du gouvernement, les journaux et une nouvelle station de radio à sensation diffusèrent des
messages pervers, pornographiques, incendiaires visant à diaboliser et à déshumaniser tous les Tutsi.
Avec la participation active d’initiés Hutu bien connus, certains d’entre eux à l’université, de nouveaux
organes de presse furent créés et entraînèrent une escalade spectaculaire de la démagogie anti-Tutsi[26].
7.21. Parmi les journaux, citons le journal radical Kangura, créé en 1990[27]. Citons également une
station de radio branchée créée au milieu de 1993 et qui attira instantanément un public nombreux. RadioTélévision Libre des Mille Collines (RTLMC ou RTLM) appartenait à des membres de l’Akazu qui
l’avaient financée; parmi eux figuraient des proches du Président, deux ministres de son cabinet et de
hauts dirigeants de la milice. Son style effronté et sa programmation musicale attiraient des auditeurs
locaux ainsi que des expatriés par le contenu injurieux de ses émissions[28]. Mais les Rwandais
comprirent parfaitement bien son impact et son influence[29]. Ferdinand Nahimana, qui faisait partie de
la nouvelle génération d’historiens rwandais issue de la période post-coloniale, était un élément moteur de
la station. Il fut l’un des nombreux exemples d’intellectuels Hutu qui ont mis leurs compétences au
service de la haine ethnique. Il fut par la suite inculpé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda
pour son rôle dans la fomentation de la haine des Tutsi sur RTLMC.
7.22. Une analyse du rôle de RTLMC par «Article 19», une organisation de défense de la liberté
d’expression, suggère que le génocide aurait eu lieu avec ou sans la station et que l’interdiction de la
station aurait eu peu d’impact sur le cours des événements. L’analyse conclut que «RTLMC a été un
instrument et non pas la cause du génocide. Elle n’a pas provoqué le génocide, mais elle a été un élément
dans un plan prémédiatisé de massacre collectif [...] Elle a joué un rôle précis dans la transmission des
ordres aux milices et à d’autres groupes qui participaient déjà au massacre[30].»
7.23. Il est bien possible que ceci ait été vrai durant les mois du génocide et nous sommes également
d’accord sur le fait que RTLMC n’en était pas la cause. Il est incontestable que le génocide aurait eu lieu,
que la station ait existé ou non. Mais nous ne devons pas sous-estimer l’importance de cette station. Elle a
sans aucun doute joué un rôle prédominant en entretenant les passions à vif au cours des derniers mois qui
ont précédé le génocide. La station est allée si loin dans ses injures anti-Tutsi et dans ses appels destinés à
provoquer les Hutu contre les Tutsi qu’elle a nettement repoussé les limites de la tolérance dans la
propagation de la haine. En vertu de n’importe quel code criminel raisonnable, RTLMC aurait été réduite
au silence peu après sa création. Le fait qu’elle ait pu continuer à émettre est en soi une vraie mascarade.
7.24. Mais il faut dire aussi qu’elle n’était pas la seule. Plus de 20 journaux publiaient régulièrement des
éditoriaux et des dessins humoristiques obscènes inspirés par la haine ethnique, et la station officielle
Radio Rwanda passa progressivement des reportages neutres à un véritable lavage de cerveau[31]. Sous
l’instigation de Kangura, la propagande se répandit selon laquelle les Tutsi préparaient une guerre
génocidaire contre les Hutu et qu’ils ne «laisseraient aucun survivant». Selon Kangura, en dépit de leur
exclusion totale des postes d’influence au gouvernement ou dans l’armée, les Tutsi avaient en réalité le
Rwanda sous leur coupe. De la part des radicaux, il s’agissait là d’une propagande perspicace puisqu’elle
critiquait implicitement la souplesse d’Habyarimana envers les Tutsi.
7.25. Ce fut également Kangura qui, trois mois après l’invasion d’octobre 1990, fut le premier à publier
les célèbres «Dix commandements des Hutu[32].» Selon ces «commandements», tout Hutu qui se mariait
ou avait une relation avec une femme Tutsi ou qui faisait commerce avec un quelconque Tutsi trahissait
son peuple. Ces «commandements» étaient délibérément incendiaires, calculés pour inciter aux divisions
et au ressentiment. Ils spécifiaient que tout Hutu qui se mariait ou avait à faire avec les femmes Tutsi ou
qui avait des relations d’affaires avec n’importe quel Tutsi trahissait son peuple et ils insistaient sur la
nécessité de maintenir la pureté de la race Hutu et d’éviter la contamination par les Tutsi. Le danger de
contamination par les femmes Tutsi était un aspect maintes fois réitéré par la campagne Hutu qui
s’accompagnait souvent de dessins pornographiques explicites. C’est le genre de propagande qui fut
couramment utilisée par les racistes blancs du sud des États-Unis et en Afrique du Sud.
7.26. Avec le temps, la propagande anti-Tutsi incluait de plus en plus souvent et de plus en plus
ouvertement des appels explicites aux massacres, des attaques verbales directes envers les Tutsi, des listes
de noms d’ennemis à supprimer et des menaces envers les Hutu pouvant encore être associés avec les
Tutsi. Loin d’être condamnées par Habyarimana ou son entourage, ces voix fanatiques étaient
encouragées, moralement et financièrement, par de nombreux personnages aux plus hauts niveaux de la
société Hutu rwandaise, y compris par le gouvernement lui-même. Sur 42 nouveaux journaux qui furent
créés en 1991, 11 avaient des liens directs avec l’Akazu[33].
Une société militarisée
7.27. La militarisation de la société rwandaise après l’invasion de 1990 se fit rapidement car le temps était
compté. On peut y voir une preuve de plus d’une conspiration génocidaire. Mais il est difficile d’oublier
que le pays venait tout juste d’être attaqué. La nécessité pour le pays d’augmenter sa capacité militaire
prêtait difficilement à controverse. L’armée rwandaise grandit donc à un rythme frénétique, passant de
quelques milliers de soldats à 40 000 en près de trois ans[34]. En 1992, près de 70 pour cent de la totalité
du pitoyable budget du gouvernement rwandais était consacré à la défense[35]. Les fonds de
développement qui finançaient généreusement d’autres dépenses rendaient en réalité possible le budget
militaire. Et, avec un peu d’aide des amis français et autres, les dépenses militaires grimpèrent également,
passant de 1,6 pour cent du PNB entre 1985 et 1990 à 7,6 pour cent en 1993[36].
7.28. Ce fut là une autre étape sur la voie de la tragédie rwandaise. Rien ne prouve qu’Habyarimana
envisageait un génocide lorsque le FPR a attaqué en 1990. Mais il est indiscutable qu’il a instantanément
exploité l’occasion d’isoler et de diaboliser les Tutsi. Avec l’appui précieux de l’aide étrangère et de la
coopération militaire française, des troupes plus nombreuses et mieux armées ont permis d’exercer une
surveillance et un contrôle plus serrés sur la population.
7.29. On a supposé que l’émergence de nouveaux partis politiques — le processus qui de manière
simpliste a été confondu avec la démocratisation — mettrait un frein aux attaques contre des civils
innocents. Cette hypothèse était naïve. La même chose qui était arrivée aux médias s’est produite en
politique : la liberté d’association à laquelle personne n’était accoutumé a frôlé l’anarchie. La démocratie
politique officielle avait à fonctionner dans une société dépourvue de culture démocratique. Le désordre
s’étendit. En fait, les attaques contre les civils et les figures politiques de toutes allégeances se
multiplièrent après la création du gouvernement de coalition en 1992 et se poursuivirent jusqu’au
génocide. Les milices du MRND, les redoutables Interahamwe qui devaient jouer un rôle si notoire dans
les années qui suivirent et les sympathisants du parti extrémiste CDR perturbaient les réunions des partis
de l’opposition, bloquaient la circulation et provoquaient des bagarres; leurs opposants répondaient de
même[37]. Les Interahamwe faisaient montre d’une vigilance particulière à harceler les politiciens de
l’opposition et les autres critiques du gouvernement, mais leur approche essentiellement nihiliste les
amenait également à commettre des viols, des cambriolages et à faire régner l’anarchie générale. Durant
les deux années qui précédèrent le génocide, des attaques à la bombe commencèrent à éclater dans tout le
pays.
7.30. Les marchands d’armes réussissent infailliblement à trouver les pays qui ont besoin de leurs services
et le Rwanda était pour eux une proie facile. La prolifération des armes dans le monde entier et
certainement en Afrique est l’un des fléaux auxquels doivent faire face ceux qui cherchent à prévenir les
conflits. Les négociations sur le partage du pouvoir auxquelles aboutirent les Accords d’Arusha devaient
désigner le Rwanda «zone libre d’armes». Il serait plus exact, pour décrire le Rwanda juste avant et juste
après Arusha, de parler de «zone d’armes libres». Selon certains observateurs, le pays durant ces années
était un véritable bazar d’armement pour les Hutu qui croyaient à leur suprématie[38]. Les milices de
jeunes reçurent gratuitement des fusils de leurs protecteurs politiques, de nouvelles machettes importées
de Chine furent largement distribuées, et le gouvernement décida de fournir des armes aux représentants
officiels Hutu locaux pour leur «auto-défense». Il était aussi facile de se procurer des fusils d’assaut
Kalashnikov, des grenades à main et d’autres armes de petit calibre que des fruits et légumes, et
exactement aux mêmes endroits — dans les marchés locaux. Peu avant le génocide, quiconque à Kigali
disposait de l’équivalent de trois dollars américains pouvait acheter une grenade au marché central et nous
savons d’après les événements ultérieurs qu’il s’agissait là d’un commerce prospère[39].
7.31. L’atmosphère de peur et de violence et le sentiment qu’un volcan était prêt à faire éruption étaient
particulièrement palpables à Kigali. Les jeunes des milices Hutu, de jeunes hommes sans ressources,
sillonnaient les alentours de la capitale sur de bruyantes motocyclettes pour appeler à des rassemblements
d’autres jeunes gens oisifs.[40] Personne dans la capitale, pas même le corps diplomatique et les
coopérants techniques, ne pouvait manquer de trouver l’atmosphère prémonitoire et menaçante. Tous
ceux qui s’intéressaient à la situation sentaient que des événements encore plus graves se préparaient.
L’effet du Burundi
7.32. Comme nous l’avons indiqué plus haut, à mesure que le Rwanda continuait de sombrer dans le
chaos durant toute l’année 1993, une ancienne et mortelle némésis resurgit après une longue période de
passivité. La dernière chose dont le pays ou ses habitants avaient besoin était le retour du «syndrome de
massacre parallèle» Burundi-Rwanda, que nous avons examiné dans un chapitre précédent. Nous l’avons
vu, l’un des plus violents épisodes de l’histoire de l’Afrique indépendante eut lieu en 1972 au Burundi qui
connut une orgie de meurtres soigneusement ciblés. Contrairement au Rwanda, le Burundi avait, après
l’indépendance, supprimé la mention ethnique des cartes d’identité de ses citoyens. Il est décevant de
constater d’après l’histoire des quatre dernières décennies que cette initiative n’a pas permis aux
Burundais d’être moins exposés que les Rwandais à la manipulation ethnique par des dirigeants sans
scrupules.
7.33. De violentes agitations reprirent dans les années qui suivirent 1988. Des tentatives sérieuses mais
modestes de démocratisation et de plus grande équité ethnique déclenchèrent à plusieurs reprises la
violence des deux côtés. Chez les élites des deux groupes ethniques, c’était un acte de foi que chacun
conspirait en vue d’éliminer l’autre. Malgré les nombreuses années de calme relatif, il fallait peu de
choses pour faire éclater la discorde.
7.34. En 1988, 1990 et 1991, les massacres firent disparaître des milliers de dirigeants Tutsi et de civils
Hutu et ils furent des dizaines de milliers à s’enfuir du pays[41]. En 1992, une tentative de coup d’État
par des soldats rebelles fut réprimée. Sous le Président Pierre Buyoya, lui-même major de l’armée porté
au pouvoir par un coup d’État, les tentatives de réforme se poursuivirent et la première élection libre et
équitable de l’histoire du Burundi eut lieu en juin 1993.
7.35. Malgré toute la propagande officielle niant l’importance de l’ethnicité, le Président sortant Tutsi
Buyoya fut vaincu par un électorat en majorité Hutu au profit d’un président Hutu, Melchior Ndadaye.
Quatre mois plus tard, en octobre 1993, Ndadaye fut assassiné pendant une tentative de coup d’État qui
fut suivie par l’un des massacres les plus meurtriers de l’histoire sanglante du Burundi. Dans plusieurs
secteurs, les autorités locales Hutu menaient les attaques contre les Tutsi, tandis que l’armée dominée par
les Tutsi organisait des représailles massives. Bien que l’armée dominée par les Tutsi ait joué un rôle clé
dans les exécutions de civils Hutu, les deux groupes ont participé aux massacres. On estime que 50 000
personnes parmi les deux groupes ethniques furent assassinées tandis que de 800 000 à 1 000 000 de
réfugiés Hutu s’enfuirent vers le Rwanda, la Tanzanie et le Zaïre[42].
7.36. La calamité au Burundi fut l’événement idéal dont allaient profiter les opportunistes impitoyables de
l’Akazu ainsi que leur réseau au Rwanda voisin. Même s’ils avaient réussi, depuis l’invasion du FPR en
1990, à unifier les Hutu rwandais contre les Tutsi de l’extérieur, le fait est que la plupart des Rwandais
n’avaient jamais rien connu d’autre que la domination Hutu. Les Tutsi avaient été complètement écartés
du pouvoir politique depuis plus de 30 ans, mais l’invasion du FPR était exploitée comme étant la preuve
irréfutable de leur insatiable ambition.
7.37. Maintenant, trois ans après l’invasion, la guerre civile étant suspendue suite aux progrès réalisés
dans les négociations d’Arusha, une toute nouvelle arme venait d’être offerte aux radicaux du Rwanda.
L’assassinat du Président Hutu élu démocratiquement au Burundi — ouvertement célébré par certains
Tutsi rwandais[43] — et les épouvantables massacres qui suivirent offraient aux Hutu la preuve finale que
le partage du pouvoir entre Tutsi et Hutu était voué à l’échec et qu’on ne pourrait jamais faire confiance
aux Tutsi. Les extrémistes Hutu n’envisagèrent qu’un seul moyen pour garantir que les Tutsi du Rwanda
ne puissent pas réaliser leur aspiration historique de gouverner le pays unilatéralement et d’éliminer
autant de Hutu qu’il le faudrait pour atteindre cet objectif. Les Hutu se devaient d’agir les premiers. La
solution finale prévue pour les Tutsi semblait donc justifiée comme une forme d’autodéfense de la part
des futures victimes Hutu.
-------------------------------------------------------------------------------[1]African Rights, Death, Despair, p. xix; Des Forges, p. 95.
[2] Filip Reyntjens, «Rwanda, Genocide and Beyond», Journal of Refugee Studies, vol. 9, no 3,
septembre 1996.
[3] Prunier, p. 168 _169.
[4]Timothy Longman, «State, Civil Society and Genocide in Rwanda», dans Richard Joseph (éd.), State
Conflict and Democracy in Africa (Boulder, Colorado : L. Reinner, 1999), p. 352.
[5] TPIR, Le Procureur contre Jean Kambanda, 97 _23 _S, 4 septembre 1998.
[6] Des Forges, 49.
[7] Michael Brown (éd.), The International Dimension of Internal Conflict (Cambridge, Mass. : MIT
Press, 1996).
[8] Prunier, 102.
[9] Des Forges, 50.
[10] Ibid., 49.
[11] Ibid.
[12] Ibid., 50; Prunier, 101 _102.
[13] Millwood, Étude 1, 41.
[14] Ibid., Étude 2, 21.
[15] Ibid., Étude 1, 41.
[16] Prunier, 140.
.[17] Des Forges, 121.
[18] Rapport de la Commission internationale d’enquête pour enquêter sur les atteintes aux droits de
l’homme au Rwanda, mars 1993.
[19] Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions sommaires, arbitraires et
extrajudiciaires, août 1993.
[20] Par exemple, voir les rapports d’Africa Watch (1992), d’African Rights (1994) et de la Fédération
internationale des droits de l’homme (1993).
[21] Des Forges, 87.
[22] Ibid., 150.
[23] Prunier, 168.
[24] Ibid. ; bid.Reyntjens «Rwanda Genocide and Beyond».
[25] Rapport de la Commission internationale.
[26] Jean-Pierre Chrétien, Les médias du génocide (Paris : Khartala, 1995), 17.
[27] Chrétien, Médias, 25.
[28] Johannes Zutt, «Children and the Rwanda Genocide», étude commanditée par le GIEP, 1999, 7.
[29] Frank Chalk, Radio broadcasting in the incitement and interdiction of genocide: The case of the
holocaust and Rwanda, document présenté à la conférence «The Future of Genocide», Association of
Genocide Scholars, juin 1999.
[30] Uvin, 101; voir note 5.
[31] Chrétien, Médias, 50.
[32] Ibid., 169.
[33] Ibid., 45.
[34] Entrevue avec Filip Reytjens.
[35] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 3, vol. 1 Auditions, 165; Des Forges,
122.
[36] Uvin, 56.
[37] Entrevue avec Filip Reyntjens. un informateur crédible
[38] Human Rights Watch, Arming Rwanda (janvier 1994), 28.
[39] Ibid.
[40] Gourevitch, We regret to inform you, 93.
[41] Ibid.Arming Rwanda, 28.
[42] Entrevue avec Filip Reytjens; René Lemarchand, Burundi: Ethnic Conflict and Genocide, 2e édition,
(Cambridge, R. _U. : Cambridge University Press et Woodrow Wilson Center Press, 1996), p. xiv.
[43]Entrevue avec Filip Reytjens.
CHAPITRE 8
LE PROCESSUS DE PAIX D’ARUSHA
8.1. Peu après l’invasion de 1990, on commença à chercher des moyens de résoudre la guerre civile. À cet
égard, c’est le gouvernement belge qui prit la première initiative honorable, bien que futile; mais
l’Organisation de l’Unité Africaine, la Tanzanie, les Nations Unies, les États-Unis et la France jouèrent
tous un rôle dans la recherche d’une solution négociée. Grâce à la position dont elle jouissait à Kigali, la
France intervint notamment pour pousser le Président Habyarimana à négocier. Le gouvernement français
avait déclaré que «le FPR pourrait vaincre par les armes, mais [qu’il ne pourrait] pas gagner
politiquement. Pour le gouvernement, la victoire militaire n’était pas possible, mais les nombres
pouvaient néanmoins lui assurer une victoire politique. Un règlement négocié était pour la France le
meilleur moyen de sauver ses intérêts au Rwanda[1].»
8.2. Une série de négociations eut lieu et des cessez-le-feu furent obtenus, mais une tendance
systématique commença rapidement à se dessiner : le Président acceptait les propositions sous l’effet des
pressions à la table de négociation, mais il se rétractait par la suite sous les pressions contradictoires de
ses propres partisans de la ligne dure[2]. En même temps, Habyarimana était poussé à trouver des
compromis avec les nouveaux partis politiques. Pour les radicaux Hutu, il était impensable de songer à
partager le pouvoir ni avec l’opposition interne ni avec les envahisseurs de l’extérieur, encore moins avec
les deux, et leur détermination à ne pas accepter les résultats des processus de paix se durcit à mesure que
les négociations progressaient. En privé, Habyarimana était aussi réticent que sa faction extrémiste à
accepter un compromis avec ses ennemis. Mais, constamment sous pression, et alors que la guerre civile
entrait dans sa deuxième année, Habyarimana, estimant qu’il n’avait plus d’autre choix, se décida à
coopérer. Un gouvernement de coalition fut formé en avril 1992 — une première historique pour le
Rwanda — et prit immédiatement la décision d’accepter formellement des négociations avec le FPR
devant se dérouler de l’autre côté de la frontière, à Arusha, en Tanzanie[3]
8.3. À bien des égards, le processus d’Arusha était extraordinaire[4]. La délégation du FPR était menée par
son président, mais la délégation du gouvernement officiel ne semblait pas avoir de chef. Le parti MRND
au pouvoir était représenté, mais sa délégation comprenait également deux membres MDR de
l’opposition devenus ministres — dont l’un ministre des Affaires étrangères — dans le nouveau
gouvernement de coalition. C’était ajouter l’insulte à l’injure pour la clique au pouvoir; non seulement la
forçait-on à accepter les négociations, mais en plus elle n’avait même pas le monopole sur le déroulement
du processus. Les radicaux étaient également présents en la personne du colonel Théoneste Bagosora, qui
allait devenir l’architecte en chef du génocide, mais qui était déjà connu à Arusha pour son rôle dans les
effroyables atteintes aux droits de l’homme et pour les liens qu’il entretenait avec le parti fanatique de la
CDR[5].
8.4. Arusha était une initiative africaine dans laquelle l’OUA et plusieurs États africains jouaient un rôle
central. Le Président de Tanzanie était le facilitateur du processus. Mais des pays occidentaux
participaient également aux négociations, notamment tous ceux dont la présence était souhaitable : la
Belgique, l’Allemagne, la France et les États-Unis, les acteurs régionaux concernés — la Tanzanie,
l’Ouganda, le Zaïre et le Burundi, ainsi que les organisations internationales et régionales concernées —
les Nations Unies, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et, chose certainement très
importante, l’OUA. L’Organisation a joué un rôle de premier plan non seulement lorsqu’il s’est agi
d’amener les parties à la table de négociation, mais également lorsqu’il a fallu déterminer un ordre du jour
qui traite des causes profondes du conflit. Comme un observateur l’a fait remarquer, cette présence
traduisait de la part de l’OUA une nouvelle volonté «de transcender l’interdiction préalablement sacrosainte
de s’ingérer dans les affaires internes des pays membres et de faciliter cette ingérence en élaborant
des mécanismes pour la résolution des conflits[6].» Le rôle de la Tanzanie à Arusha devait être largement
jugé par la suite comme étant celui d’un intermédiaire honnête et impartial.
8.5. Dans une série de rondes de négociations distinctes, toutes les grandes questions ont été analysées :
l’établissement de la règle de droit et d’une culture des droits de la personne, le partage du pouvoir dans
toutes les institutions publiques, les modalités de transition jusqu’à la tenue des élections, le rapatriement
des réfugiés, la réintégration des personnes déplacées et l’intégration des deux armées opposées. Le
principe raisonnable du processus était que si l’on pouvait régler les causes fondamentales de la guerre
civile entre le FPR et le gouvernement, la guerre sauvage — le conflit parallèle mené simultanément par
les radicaux Hutu contre les Tutsi et les Hutu anti-Habyarimana — cesserait aussi.
8.6. Il s’est avéré que c’est ce principe qui a fini par miner l’accord au complet. Il est largement admis
que le processus d’Arusha avait pour but de mettre fin à la guerre civile mais, avec le climat qui régnait à
l’époque, il est difficile de voir comment on aurait pu s’occuper plus efficacement de la guerre sauvage.
En bout de ligne, le processus n’est pas parvenu à régler les problèmes les plus importants[7]. C’est ce qui
fut la tragique ironie d’Arusha : on ne s’est pas directement penché sur la question des massacres contre
les Tutsi civils durant les longs mois de négociation en Tanzanie, alors que pendant la même période au
Rwanda, les massacres du «Hutu Power» continuèrent de crainte que le processus d’Arusha n’aboutisse et
ne se solde par un véritable partage des pouvoirs[8].
8.7. À Arusha même, on faisait preuve d’optimisme et on éprouvait des doutes, parfois simultanément.
Par exemple, un accord de cessez-le-feu fut conclu et entra en vigueur en août 1992, mais deux mois plus
tard, Habyarimana le répudia publiquement en le qualifiant de «bout de papier sans valeur que le
gouvernement n’est pas tenu de respecter[9].» Ce ne fut toutefois pas le gouvernement qui viola le cessezlefeu. Sept mois après sa conclusion, une importante offensive fut menée par le FPR au cours de laquelle
des centaines de civils majoritairement Hutu furent tués et des centaines de milliers furent emmenés dans
des camps à Kigali et dans les alentours. Cette offensive des rebelles avait été provoquée par un massacre
récent de plusieurs centaines de Tutsi, et il ne fait aucun doute que les brutalités qui avaient lieu au
Rwanda avaient peu de rapport avec les négociations qui se déroulaient de l’autre côté de la frontière.
Mais les parties revinrent à la table de négociation et en août 1993, un nouveau cessez-le-feu fut négocié
avec un nouvel accord de paix ambitieux et remarquablement détaillé. Sous les lourdes pressions de la
communauté internationale, notamment une menace de coupure de l’aide étrangère, Habyarimana signa
l’accord à contrecoeur.
8.8. La possibilité de mauvaise foi était réelle. Mais un accord avait néanmoins été conclu. Un
«gouvernement de transition à base élargie» (GTBE) devait être mis en place en attendant des élections
démocratiques pour constituer un parlement donnant le pouvoir au Premier ministre et réduisant le
Président à un rôle de représentation. La question était de savoir qui inclure dans le GTBE et la position
du FPR à ce sujet était catégorique. Il refusait carrément d’inclure la CDR parce que ce parti radical Hutu
était non seulement responsable des attaques verbales et physiques les plus outrageantes contre les Tutsi
du Rwanda, mais qu’il avait en outre refusé de signer le code d’éthique politique des Accords d’Arusha
interdisant la création de partis politiques fondés sur l’ethnicité.
8.9. À l’époque, toutes les principales délégations d’observateurs, occidentales ou africaines, estimaient
qu’il était tactiquement nécessaire d’inclure la CDR dans les accords de partage des pouvoirs[10]. Elles
insistèrent vivement mais sans succès auprès du FPR pour qu’il accepte cet arrangement imparfait afin
que les accords soient appliqués. Certains estimaient, notamment les Américains et les Tanzaniens, que la
CDR risquait de réduire à néant tous les accords conclus si elle n’en faisait pas partie. D’autres
prétendaient qu’en principe, c’était de la folie de s’attendre à ce qu’un groupe menacé de mort passe un
accord avec ceux qui voulaient l’éliminer. Ce débat occupa de nouveau la scène après le génocide et fait
présentement rage.
8.10. À vrai dire, tout le processus d’Arusha n’a servi qu’à convaincre le noyau radical qu’il n’avait pas
d’autre choix que de poursuivre sa conspiration et de la mener jusqu’à la conclusion qui semblait de plus
en plus logique. Le fait d’être obligé de partager le pouvoir avec d’autres Hutu était déjà suffisamment
insultant. Le fait que les Accords d’Arusha aillent plus loin et accordent au FPR Tutsi une reconnaissance
formelle et une place au gouvernement était intolérable.
8.11. Qui plus est, sur la grande question de la puissance militaire, les Accords semblaient impliquer une
capitulation totale de l’équipe du gouvernement face au FPR. Les observateurs extérieurs partageaient ce
point de vue. Les deux parties ont accepté d’intégrer les deux armées, les 35 000 hommes des Forces
Armées Rwandaises (FAR) d’Habyarimana et les 19 000 hommes de l’Armée Patriotique Rwandaise
(APR) du FPR, en une seule force de 20 000 hommes composée à 60 pour cent de troupes des FAR et à
40 pour cent de troupes de l’APR. Dans le corps des officiers, la répartition devait être à parts égales[11].
Compte tenu de la taille des deux armées, cela signifiait que plus des deux tiers des troupes des FAR
allaient être démobilisés. Les négociateurs n’ont pas accordé une grande attention, s’ils s’en sont même
préoccupés, aux questions d’indemnité de départ (qui auraient été astronomiques), de recyclage ou
d’intégration dans le civil. Des nombres importants de jeunes Hutu sans instruction, avec peu de terres et
sans perspectives d’emploi, formés à la dure pour être des soldats, joindraient soudain les rangs des
chômeurs.
8.12. Le fait qu’ils étaient prêts à accepter une telle concession traduisait la confusion et l’absence de
consensus qui régnaient parmi les négociateurs du gouvernement, et c’était à tout le moins imprudent
pour le FPR d’avoir insisté sur cette condition en dépit de nombreux conseils amicaux[12]. En effet, on
peut difficilement imaginer un accord mieux calculé pour faire enrager davantage presque tous ceux au
Rwanda avec qui le FPR aurait été appelé à travailler. C’était une chose de dire qu’il ne suffisait pas que
85 pour cent de la population soit Hutu pour conférer à la domination Hutu le statut de démocratie. C’était
autre chose de dire que les Tutsi, avec moins de 15 pour cent de la population, pouvaient avoir droit à
près de la moitié de l’armée. Même les Hutu modérés, piégés dans une lutte impossible entre les deux
groupes, trouvaient l’idée contestable. Personne dans l’armée, radical ou non, du haut en bas de l’échelle
hiérarchique, n’aurait jamais accepté une telle mesure. En effet, les conseillers militaires du
gouvernement à Arusha exprimèrent à l’époque très clairement leur mépris pour l’accord et les
observateurs se doutaient bien qu’ils feraient tout ce qu’ils pourraient pour empêcher sa mise en oeuvre[13].
8.13. Ce qui est le plus dommage à propos d’Arusha, c’est que c’était une initiative sérieuse, réfléchie et
globale qui visait à régler le conflit avant qu’il n’aille plus loin. Pourtant, le processus s’est soldé par un
échec. Bien qu’on ait négocié deux accords de cessez-le-feu qui ont duré plusieurs mois, la plupart des
accords constructifs visant à régler les causes du conflit n’ont jamais été mis en oeuvre. Il y avait à cela
trois raisons : le déséquilibre des accords militaires, l’intransigeance des radicaux Hutu et la polarisation
accrue du pays.
8.14. Nous ne sommes pas convaincus que le processus aurait pu un jour fonctionner d’une manière
acceptable pour l’Akazu et empêcher le génocide. Même les experts en résolution de conflit sont en
profond désaccord sur la question de savoir si le processus d’Arusha aurait pu être mené d’une manière
plus efficace[14] et, à notre avis, les radicaux Hutu n’ont jamais été prêts à accepter quelque limite que ce
soit à leur pouvoir et à leurs privilèges. Au bout du compte, les conséquences d’Arusha ont été
exactement contraires au but recherché. Visant l’équité ethnique et la démocratie, les négociations n’ont
réussi qu’à persuader l’Akazu qu’à moins d’agir tôt, ses jours de pouvoir étaient comptés.
8.15. De leur point de vue, les membres de l’Akazu ont été les grands perdants du processus d’Arusha,
qui allait sceller leur destin à moins qu’ils ne prennent des mesures draconiennes pour rétablir leur
suprématie. Plus ils s’apercevaient qu’ils devraient partager le pouvoir et leurs privilèges limités non
seulement avec les autres partis Hutu, mais également avec le FPR, plus les membres de l’Akazu
devenaient déterminés à ne rien partager avec qui que ce soit. L’Akazu occupait des postes clés dans la
Garde présidentielle, dans les FAR ainsi que dans les partis politiques du MRND et de la CDR et elle
contrôlait les milices Interahamwe et Impuzamugambi ainsi que la station RTLMC. Elle se préparait à
jouer son rôle destructeur et à prendre sa revanche et elle est passée en vitesse supérieure pour mettre son
plan à exécution.
8.16. Sous ces pressions et compte tenu de l’atmosphère explosive qui s’étendait sur le pays, la
polarisation ethnique a augmenté de manière importante. Les nouveaux partis ont commencé à se scinder
et chacun a vu émerger une faction d’extrémistes Hutu. Comme un expert l’a décrit, mis à part les
radicaux, Arusha se fondait sur un paysage tripolaire : le parti d’Habyarimana, les nouveaux partis et le
FPR[15]. Tous trois étaient représentés à Arusha et tous voulaient partager le pouvoir selon les divers
mécanismes convenus, ce qui écartait la possibilité d’un seul vainqueur. Dès le milieu de l’année 1993,
les règles du jeu changèrent. Évoquant la triste époque d’avant l’indépendance, alors que les groupes
modérés favorables au compromis et à l’unité nationale furent rejetés en faveur de l’exclusivité ethnique,
les partis d’opposition se scindèrent en deux ailes, la première se rangeant aux côtés du FPR et la seconde
se ralliant à un MRND plus radical que jamais. De tripolaire, le paysage devint bipolaire, puisque les
deux côtés poursuivaient des stratégies de contrôle global. C’est ce qui explique les nombreux obstacles
que les deux ont créés à compter de janvier 1994 pour empêcher la mise en place des institutions de
transition à pouvoir partagé approuvées à Arusha. C’est cette impasse qui a contribué à discréditer ces
solutions politiques et qui a fait que la logique d’une violente confrontation semblait de plus en plus
inéluctable.[16]
8.17. Pour ceux qui exploitaient les craintes des Hutu par rapport à la domination et à la trahison des
Tutsi, l’assassinat en octobre 1993 par l’armée en majorité Tutsi du nouveau Président Hutu élu au
Burundi fut un énorme coup de pouce. Des foules de Hutu furent tués ou quittèrent le Burundi pour se
rendre au Rwanda. Il est certain que cet événement a accentué la détermination des radicaux, radicalisé
les modérés et empiré le climat déjà empoisonné qui régnait dans le pays. Mais nous ne sommes pas
d’accord avec ceux qui prétendent que cet événement fut une condition préalable au génocide et qu’il le
rendit inévitable. Les complots, la planification et la propagande étaient déjà bien en cours avant
l’assassinat. De plus, le génocide n’a jamais été inévitable. À tout moment, avant ou durant le génocide,
le déploiement d’une force internationale bien équipée de maintien de la paix, munie d’un mandat ferme,
aurait permis tout au moins d’obliger les conspirateurs à modifier leurs plans et par conséquent de sauver
d’innombrables vies[17].
8.18. Quant au processus d’Arusha, nous estimons que son incapacité à traiter de la question des
extrémistes Hutu et de celle de la polarisation accrue du pays le vouait à l’échec, comme plusieurs
observateurs l’ont prédit à l’époque. Malgré les diverses tentatives de mise en place des dispositions
politiques des Accords durant les huit mois qui ont suivi la signature finale, le processus était en réalité
déjà mort-né. À part l’intervention potentiellement critique des Nations Unies, que nous examinerons plus
loin, de nombreux observateurs savaient déjà à l’époque que la volonté d’appliquer les Accords n’existait
pas. L’ancien sous-secrétaire d’État américain pour l’Afrique, Herman Cohen, a révélé que la CIA avait
publié en 1993 une analyse selon laquelle les extrémistes ne permettraient jamais la mise en oeuvre
d’Arusha. En janvier 1994, une organisation des droits de l’homme déclarait que «de nombreux
observateurs estiment que les chances sont minces pour que l’accord de paix, qui demande l’intégration
des armées, soit mis en oeuvre[18].» Des représentants officiels de l’OUA ont dit au Groupe que les
extrémistes Hutu avaient «saboté l’accord». Un autre participant-observateur nous a dit que les dirigeants
militaires Hutu à Arusha étaient hautement mécontents de l’accord d’intégration des deux armées et ont
fait le voeu de faire tout le nécessaire pour empêcher son application ou la retarder.
8.19. Aucun modus vivendi n’était possible dans un pays où des forces importantes n’étaient prêtes à
aucun compromis et avaient les moyens de saboter n’importe quel accord conclu. Comme la notion même
de compromis était de plus en plus discréditée, il n’y aurait pas de trêve au Rwanda, et il semblait
impossible de croire qu’à cette date, un accord quelconque aurait permis d’éviter le résultat final. Seule la
communauté internationale aurait pu le faire, mais elle prit le parti délibéré de refuser ce choix.
-------------------------------------------------------------------------------[1] Howard Adelman, «The Arusha Peace Process and the Rwanda Genocide», étude commanditée par le
GIEP, 1999, 8.
[2] Millwood, Étude 1, 40.
[3] Filip Reyntjens, L'Afrique des Grands Lacs en crise (Paris, Karthala, 1994) p. 248 _256.
[4] Bruce Jones, «The Arusha Peace Process», dans Adelman et al., Path of a Genocide, 150.
[5] Bruce Jones, «Civil War, the Peace Process and Genocide in Rwanda», dans T.M. Ali et al. (éd.), Civil
Wars in Africa: Roots and Resolution (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1999), 56.
[6] Adelman, «Role of Non-African States».
[7] Adelman, «Arusha Peace Process».
[8] Prunier, 170.
[9] Des Forges, 177.
[10] Millwood, Étude 1, 44; Prunier, 193.
[11] Jones, «Arusha Peace Process», 143.
[12] Entrevue avec un informateur crédible qui a rencontré le Groupe et qui préfère garder l’anonymat.
[13] Jones, «Arusha Peace process», 150.
[14] Filip Reyntjens, Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l'histoire (Paris, L'Harmattan, 1995), p. 17
_18.
[15] Ibid.
[16] Adelman, «Arusha Peace Process», 19.
[17] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 3, vol. 2 Auditions, 327.
[18] Human Rights Watch Arms Project, Arming Rwanda, janvier 1994, 5.
CHAPITRE 9
CE QUE LE MONDE SAVAIT À LA VEILLE DU GÉNOCIDE
9.1. L’aspect qui soulève le plus de controverse à propos du génocide, c’est la question de savoir si le
monde était au courant de l’imminence du génocide et s’il a néanmoins omis de prendre les mesures
nécessaires pour l’empêcher. Beaucoup de choses ont été écrites sur ce seul sujet. Nous l’avons déjà
indiqué, notre position est la suivante : il ne peut y avoir le moindre doute sur le fait que la communauté
internationale savait que quelque chose de terrible se produisait au Rwanda; que des actes encore plus
effroyables étaient en train de se tramer; que ces actes allaient beaucoup plus loin que la brutalité
habituelle; et que tout le monde a pourtant laissé faire. Cela ne signifie pas que le monde savait dès 1992
ou 1993 qu’un génocide avait été systématiquement planifié et organisé. En fait, il nous semble probable
qu’on pouvait difficilement se résoudre à croire que c’était le cas.
9.2. Après tout, même au début des années 90, le Rwanda restait l’un des favoris de la communauté
internationale. Habyarimana lui-même, au pouvoir depuis 20 ans, entretenait des relations personnelles
cordiales avec des politiciens et diplomates de nombreux pays. Il était tout simplement impossible pour
ces gens d’imaginer qu’il pouvait se comporter comme un dément à la tête d’un régime diabolique; il n’en
avait pas du tout l’air. À vrai dire, il comptait des amis puissants et de nombreux défenseurs dans tout le
monde occidental.
9.3. Ses amis les plus fidèles étaient en France et comprenaient le Président Mitterrand, son fils et de
nombreux autres diplomates, politiciens, officiers et hauts fonctionnaires. À Kigali, Habyarimana avait en
la personne de l’ambassadeur de France, Georges Martres, un allié loyal et influent qui avait tellement à
coeur les intérêts du régime qu’il était surnommé dans les cercles diplomatiques locaux «ambassadeur du
Rwanda en France[1]«. Mais le rôle joué par Martres n’a rien de drôle. Comme l’a précisé une chercheuse
: «D’après les représentants officiels du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la
Coopération, l’ambassadeur Martres n’a jamais fait rapport sur la montée de l’extrémisme, le pouvoir
Hutu et la violence constante pendant sa présence au Rwanda de 1990 jusqu’en 1993[2]«.
9.4. Même après le génocide, Martres rappelle qu’Habyarimana, «donnait l’impression d’un homme de
grande moralité. Le Président Habyarimana priait régulièrement et assistait à la messe régulièrement […]
en général, l’image que le Président Habyarimana présentait au Président Mitterand était très favorable.»
Pourtant Martres connaissait bien la réalité rwandaise. Christophe Mfizi, un ancien associé du Président
Habyarimana, lequel en 1992 dévoila l’existence du Réseau Zéro, en confia personnellement les détails à
Martres.[3] Rien ne parvint à changer l’opinion de Martres. Ce soutien incontestable du régime par les
autorités françaises émettait le signal que les conspirateurs pouvaient presque tout se permettre.
9.5. Nous avons vu auparavant que les difficultés économiques de la fin des années 80 avaient
considérablement réduit les privilèges du pouvoir au moment même où les premières revendications se
faisaient entendre pour la démocratisation et le partage du pouvoir. À mesure que grandissait le
ressentiment envers la faction des Hutu du Nord qui dominait le gouvernement et la société rwandaise en
général, l’élite au pouvoir commença à craindre de perdre sa suprématie. L’événement qui transforma
cette situation difficile en une crise généralisée fut l’invasion du 1er octobre 1990 par le FPR. Les
événements se déroulèrent ensuite à une vitesse ahurissante avant de dégénérer dans l’horreur, pour la
plupart au vu et au su du public. Une liste complète de ces incidents prendrait des douzaines de pages.
Mais il est utile de noter certains des événements clés qui étaient connus du public avant la fin de 1993[4].
Cette liste comprend deux types d’événements : les étapes menant au génocide et la médiatisation
éventuelle de ces étapes.
* Octobre 1990
-Invasion du FPR.
-Mise en détention de 8 000 Tutsi et Hutu modérés.
71
-Massacre de 300 Tutsi à Kabirira.
-Le journal belge De Standaard annonce des arrestations massives de Tutsi.
* Décembre 1990
-Le journal radical Hutu Kangura publie les «Dix commandements des Bahutu».
* Janvier 1991
-Massacre de 500 à 1 000 Tutsi à Kinigi.
-Le journal Le Monde (France) annonce la circulation de propagande raciste anti-Tutsi.
* Février 1991
-Le Département d’État des États-Unis signale la détention arbitraire de 5 000 civils rwandais.
-Le Monde fait état d’une propagande constante anti-Tutsi.
* Avril 1991
-Le Monde signale la publication d’une propagande anti-Tutsi dans le journal Kangura.
* Mai 1991
-Amnistie Internationale rapporte la détention de 3 500 personnes et des cas de tortures et de viols
de civils en octobre 1990.
* Octobre 1991
-Au cours de trois incidents différents, 31 Tutsi sont arrêtés et sont battus ou portés disparus.
* Décembre 1991
-Poursuite des attaques contre les Tutsi.
* Janvier 1992
-Le budget militaire du gouvernement augmente de manière importante.
* Mars 1992
-Formation de la CDR, parti radical Hutu.
-Massacre de 300 Tutsi au Bugesera.
-Human Rights Watch signale des massacres à Kabirira (1990) et dans le nord-ouest (1991).
-Le Département d’État des États-Unis rapporte le massacre de janvier 1991 à Kinigi.
* Avril 1992
-Habyarimana entreprend l’entraînement militaire de l’aile jeune de son parti qui était
transformée en milice connue sous le nom d’Interahamwe; la CDR fait de même sans tarder avec
sa propre milice, l’Impuzamugambi.
* Juin 1992
-Le New York Times rapporte la détention en octobre 1990 de 8 000 personnes.
* Septembre 1992
-Le gouvernement rwandais distribue des armes aux civils dans deux communes.
* Octobre 1992
-Le journal De Standaard publie un reportage sur la terreur contre les Tutsi.
-L’existence des escadrons de la mort formés par les radicaux Hutu, surnommés «Réseau Zéro»,
est rendue publique.
* Novembre 1992
-Habyarimana déclare que l’accord de cessez-le-feu d’Arusha avec le FPR n’est qu’un «bout de
papier sans valeur».
* Décembre 1992
-Les organisations de défense des droits de l’homme au Rwanda rapportent des massacres de
Tutsi et les violations dont ils sont victimes.
-Africa Watch rapporte que les troupes du gouvernement se livrent à des «orgies meurtrières».
* Janvier 1993
-Massacre de 300 Tutsi et autres opposants politiques dans le Nord-Ouest.
-Le Monde signale que l’armée rwandaise est accusée de violation flagrante des droits de la
personne contre les Tutsi.
-Une commission internationale de quatre organisations de défense des droits de la personne
effectue une mission au Rwanda, interroge des centaines de témoins et met au jour des fosses
communes.
* Février 1993
-Le FPR viole le cessez-le-feu; un million de personnes sont déplacées dans le Nord-Ouest.
-Le gouvernement distribue davantage d’armes aux civils.
-Intensification de la violence, des viols, de la détention et de la torture contre les Tutsi.
-La Commission internationale d’enquête sur les atteintes aux droits de l’homme au Rwanda,
comprenant des membres de quatre organisations, publie son rapport : plus de 2 000 Tutsi ont été
assassinés pour des motifs ethniques depuis l’invasion du FPR; les Tutsi ont été victimes de trois
massacres importants perpétrés par des civils avec l’appui du gouvernement; propagation du
discours raciste extrémiste; formation des groupes de la milice. Le communiqué de presse évoque
la possibilité d’un génocide, mais le mot est absent du rapport final.
-Le Monde publie un article traitant du rapport sur les droits de l’homme.
-Le Département d’État américain rend publics les massacres de Bugesera et de Bagogwe, les
disparitions de jeunes Tutsi et l’expansion de l’armée.
* Mars 1993
CHAPITRE 10
CE QUE LE MONDE AURAIT PU FAIRE POUR ÉVITER LE GÉNOCIDE
10.1. S’il y a pire que le génocide en tant que tel, c’est de savoir qu’il n’aurait pas dû se produire. La
vérité pure et simple est que le génocide n’était pas inévitable, et qu’il aurait été relativement facile de
l’empêcher avant le 6 avril 1994 et puis d’en atténuer considérablement les effets destructeurs une fois
qu’il avait commencé. Pour citer un expert, «on ne peut imaginer de génocide plus facile à éviter[1].»
10.2. Les conspirateurs semblaient peut-être impressionnants localement, mais ils étaient peu nombreux,
modestement armés et très dépendants du monde extérieur. Lors des quelques occasions où le monde a
protesté contre les atteintes aux droits de l’homme, les abus ont en général cessé, même si ce n’était que
temporairement. Ce fait a été amplement documenté. Par contre, chaque fois que le monde fermait les
yeux après un outrage, l’impression d’impunité des extrémistes Hutu s’en trouvait renforcée. Puisque
personne n’a jamais été puni pour les massacres ou les atteintes aux droits de l’homme, que le
gouvernement Habyarimana continuait de bénéficier de l’aide étrangère et que personne ne demandait
qu’on mette un terme à l’animosité grandissante contre les Tutsi, les radicaux Hutu avaient des raisons de
croire qu’ils pouvaient presque tout se permettre[2].
10.3. Les chefs du complot voulaient accaparer les privilèges du pouvoir. Ils prenaient donc très au
sérieux le moindre indice et, à plus forte raison, la moindre menace de suspension de l’aide, des prêts ou
des livraisons d’armes. Ces menaces ont été évoquées avec succès lorsqu’il s’est agi de forcer
Habyarimana à signer les Accords d’Arusha. On en faisait rarement en relation avec les atteintes aux
droits de la personne ou les persécutions ethniques et, même lorsqu’il y en a eu, les menaces n’ont jamais
été suivies de faits reflétant la réalité selon laquelle les droits de la personne ne tenaient pas une place
prioritaire dans les programmes de nombreux gouvernements étrangers.
10.4. En outre, quelques étrangers ont été aveuglés par leur foi dans le multipartisme pour remédier à tous
les problèmes du Rwanda. On confondait les atrocités contre les Tutsi avec la recrudescence de violence
découlant de la guerre civile. Selon eux, il suffisait de mettre fin à la guerre civile et de mettre en oeuvre
les Accords d’Arusha pour que la violence ethnique cesse d’elle-même. Pour atteindre l’objectif de paix,
il fallait rester engagé. Le retrait de l’aide était donc vu comme une mesure contre-productive.
10.5. Peu se sont souciés de tirer de l’échec complet d’Arusha la leçon qu’aucun accord ne tiendrait tant
que le Hutu Power ne serait pas éliminé. En prenant constamment position, d’avril à juillet, qu’il était
plus urgent d’arrêter la guerre civile que de mettre un terme au génocide, le Conseil de sécurité et le
Secrétariat des Nations Unies ont fait exactement la même erreur d’analyse. Lorsque l’ambassadeur
nigérian s’est plaint que l’on accordait trop d’importance aux négociations de cessez-le-feu et que l’on ne
cherchait pas assez à arrêter les massacres, on l’a pratiquement ignoré. L’enquête Carlsson nommée par le
Secrétaire général Kofi Annan en 1999 pour examiner le rôle de l’ONU dans le génocide critique toute la
famille des Nations Unies pour cette «coûteuse erreur de jugement[3]»; en fait, cela nous apparaît comme
une interprétation trop généreuse de l’échec du monde.
10.6. Il s’agit là d’un exemple flagrant de diplomatie de routine de la part de la communauté
internationale. Selon les termes mêmes des conclusions du Département des Opérations de Maintien de la
Paix de l’ONU, «une incompréhension fondamentale de la nature du conflit […] contribua à former de
fausses suppositions politiques et des évaluations militaires également fausses[4].» Les membres du
Conseil de Sécurité ignoraient allégrement à la fois les réalités discrètes de la situation et les plaidoyers
pressants des ONG lorsqu’elles criaient la vérité à qui voulait l’entendre[5]. Le réflexe fut par contre de
chercher à obtenir un cessez-le-feu et à entamer les négociations, deux résultats susceptibles d’être en
parfaite correspondance avec les objectifs et la stratégie des génocidaires. L’extermination des Tutsi se
serait poursuivie tandis que les armées auraient fait la trêve et que les négociateurs se seraient chamaillés.
En réalité, tout ce qui pouvait ralentir la marche du FPR vers la victoire militaire était à l’avantage des
forces Hutu, et c’est en fin de compte sa victoire qui a mis fin au génocide et sauvé les Tutsi qui étaient
encore en vie en juillet. Nous estimons qu’il est heureux pour le Rwanda que la trêve militaire — l’unique
initiative continuellement poursuivie par la communauté internationale — n’ait jamais été conclue.
10.7. Il aurait suffi de prendre en compte l’information disponible pour formuler une réponse convenable.
Il se peut fort bien que les médias de masse n’aient pas perçu dans un premier temps l’ampleur du
génocide, mais ce n’est pas le cas des décideurs à l’échelle internationale. Les témoignages n’ont jamais
manqué, en provenance de Rwandais ou d’expatriés, par l’entremise du Comité international de la CroixRouge, de Human Rights Watch, du Committee for Refugees des États-Unis ou d’autres. Trois mois
durant, semaine après semaine, des rapports ont été envoyés directement du Rwanda aux gouvernements
et aux organismes internationaux pour rendre compte de l’ampleur des massacres et ils indiquaient
clairement qu’il ne s’agissait non pas d’effusions de sang à caractère tribal, mais de l’oeuvre de dirigeants
politiques et militaires partisans de la ligne dure. En même temps, les rapports indiquaient que
d’innombrables personnes pouvaient encore être sauvées et ils indiquaient même parfois l’endroit exact
où elles se cachaient et les moyens à prendre pour les secourir. Le monde n’a pourtant rien fait. Comme
nous l’expliquerons en détail dans les chapitres suivants, les puissances mondiales se sont ralliées quand
le Conseil de sécurité des Nations Unies a décidé de réduire, et non pas d’accroître, leur présence.
10.8. Il nous semble évident qu’il aurait été logique et indispensable de réagir avec une sérieuse force
militaire internationale pour dissuader les tueurs. Le Groupe tient à signaler qu’il partage la conviction de
Roméo Dallaire, commandant des forces de la MINUAR : «Les massacres auraient pu être évités si la
communauté internationale avait eu la volonté d’en accepter les coûts [...][6].» Nous l’avons vu, cette
volonté était plutôt molle avant le 6 avril et elle disparut complètement au début du génocide.
Pratiquement toutes les autorités que nous connaissons croient qu’une force plus nombreuse, mieux
équipée et munie d’un mandat ferme aurait pu jouer un rôle critique, probablement en dissuadant
totalement la conspiration, ou tout au moins en obligeant les conspirateurs à modifier ou interrompre leurs
plans et en réduisant considérablement le nombre des morts. Il semble certain qu’une intervention
convenable des Nations Unies à un moment quelconque après le commencement du génocide aurait pu
avoir un effet majeur pour mettre fin aux massacres[7].
10.9. Dallaire a toujours insisté sur le fait qu’avec un effectif de 5 000 hommes et un mandat approprié, la
MINUAR aurait pu empêcher la plupart des tueries. En 1998, plusieurs institutions américaines
décidèrent de vérifier la validité de cette affirmation.
10.10. La Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, l’Institute for the Study of Diplomacy de
l’université Georgetown à Washington D.C. et l’armée américaine entreprirent un projet commun en vue
d’examiner l’effet qu’aurait pu avoir une force militaire internationale[8]. Treize haut gradés militaires se
penchèrent sur la question et, à partir de leurs présentations et d’autres travaux, un rapport fut rédigé pour
la Carnegie Commission par le colonel de l’armée américaine Scott Feil. Sa conclusion était catégorique :
«Une force moderne de 5 000 hommes [...] envoyés au Rwanda à un moment quelconque entre le 7 et le
21 avril 1994 aurait modifié de façon importante l’issue du conflit [...] des troupes convenablement
entraînées, équipées et commandées, et envoyées sur le terrain au bon moment, auraient pu endiguer la
violence dans la capitale et les alentours, empêcher qu’elle ne gagne les campagnes et créer les conditions
menant à la cessation de la guerre civile entre le FPR et les FGR[9].»
10.11. Nous savons bien sûr qu’il s’agit là d’un exercice strictement théorique et qu’il est facile de faire
preuve de sagesse après les faits. Par contre, nous n’avons aucune raison de mettre en doute l’objectivité
de cette analyse ni celle des participants qui, pas plus que l’auteur, ne semblaient avoir intérêt à tirer cette
conclusion. De plus, même les analystes qui ont récemment insisté sur les complications logistiques
empêchant de mobiliser rapidement une force bien équipée ne nient pas que des milliers de Tutsi, «allant
jusqu’à 125 000», auraient pu être sauvés à n’importe quel stade au cours du mois du génocide[10]. À
tous points de vue, ce rapport américain est une réprimande humiliante pour le gouvernement des ÉtatsUnis qui a tant usé de son influence pour faire en sorte qu’aucune force suffisante ne soit jamais envoyée.
10.12. Loin d’encourager l’envoi de troupes en nombre suffisant, les meurtres des Bérets Bleus belges et
le retrait par la Belgique de son contingent eurent l’effet contraire. Deux semaines exactement après le
début du génocide — à la suite de pressions soutenues pour un retrait total sous l’instigation de la
Belgique et de la Grande-Bretagne, des déclarations de l’ambassadrice des États-Unis auprès des Nations
Unies, Madeleine Albright, en faveur d’une force minimale, et du refus insistant des États-Unis
d’admettre publiquement qu’on était en présence d’un génocide de grande ampleur selon la définition de
la Convention — le Conseil de sécurité prit la décision surprenante de réduire la force déjà insuffisante de
la MINUAR à un effectif dérisoire de 270 hommes[11].
10.13. Aujourd’hui, cela semble presque impossible à croire. La communauté internationale a en fait
choisi d’abandonner les Tutsi du Rwanda au moment même où ils se faisaient exterminer. Mais ce n’est
pas tout. Les responsables du Secrétariat des Nations Unies donnèrent au général Dallaire la consigne de
ne pas faire jouer à ses troupes un rôle actif dans la protection des citoyens rwandais[12]. Dallaire, ce qui
est tout à son honneur, manoeuvra pour maintenir les forces à près du double de l’effectif autorisé et la
MINUAR put quand même sauver la vie de 20 000 à 25 000 Rwandais au cours du génocide[13].
10.14. D’une certaine façon, le fait qu’il fut possible de sauver des milliers de vies avec 500 soldats rend
les décisions des Belges et des Nations Unies encore plus déplorables. Les preuves dont nous disposons
révèlent l’autorité considérable exercée après le 6 avril par un nombre aussi petit eût-il pu être de Casques
Bleus avec un drapeau des Nations Unies. La règle générale était que «les Rwandais étaient en sécurité
tant qu’ils étaient regroupés sous la protection des Nations Unies [...] Lorsque les forces des Nations
Unies ont quitté les lieux, les tueries ont commencé[14].» Cette règle fut démontrée de la façon la plus
tragique dans le cas de l’École Technique Officielle (ETO) de Kigali, où une centaine de soldats belges
s’efforçaient de garder à distance une horde d’assassins. Les troupes des Nations Unies sont sorties par
une porte, les génocidaires sont entrés par une autre. En quelques heures, les 2 000 Tutsi qui s’étaient
réfugiés à l’ETO pour se mettre sous la protection des Nations Unies furent massacrés[15] Nous
reviendrons plus loin à cet incident choquant.
10.15. À l’exception des meurtres délibérés de dix Casques Bleus belges, l’expérience a montré que
quelques troupes des Nations Unies pouvaient, sans courir elles-mêmes de risques importants, assurer la
défense de ceux qui étaient sous leur protection. Cette «force de présence» ne devait pas être sousestimée.
Pourtant, lorsque la France envoya 500 soldats pour évacuer les ressortissants français et les
membres de l’Akazu les 8 et 9 avril, les troupes des Nations Unies du général Dallaire reçurent
immédiatement l’ordre — du Secrétariat à New York et sous de fortes pressions des pays occidentaux —
de collaborer avec les Français pour évacuer les ressortissants étrangers au lieu de protéger les Rwandais
menacés[16]. Ceci n’est rien d’autre qu’un usage hautement pervers des maigres ressources des Nations
Unies. Il est certain que des expatriés innocents étaient menacés par une conflagration dans laquelle ils ne
jouaient aucun rôle. Mais la même chose était vraie pour les Tutsi du Rwanda, définitivement abandonnés
par les Casques Bleus.
10.16. Tout aussi étonnantes furent les directives reçues par Dallaire. Celles-ci semblent avoir attiré si peu
d’attention qu’elles n’ont pas été signalées par le rapport de l’enquête Carlsson. Elle nous paraissent
pourtant d’une importance capitale. «Vous devez tout faire pour ne pas compromettre votre impartialité et
ne pas agir au-delà de votre mandat», disait le télégramme envoyé le 9 avril par Kofi Annan et Iqbal Riza,
«mais [vous] pouvez exercer votre pouvoir discrétionnaire si cela est essentiel pour l’évacuation des
ressortissants étrangers. Ceci ne doit pas, et nous insistons sur ce point, s’étendre à la participation à des
combats éventuels, sauf en cas de légitime défense[17].» Cette approche sélective nous semble outrageuse.
Dallaire n’a jamais reçu de consigne du genre pour assurer la protection de civils rwandais innocents. Il
n’a jamais reçu de consigne explicite indiquant que les Casques Bleus devaient protéger les civils et, ce
faisant, s’ils étaient attaqués, pouvaient se battre pour se défendre. On ne lui a jamais dit «d’exercer son
pouvoir discrétionnaire [...] pour agir au-delà de son mandat» lorsqu’il s’agissait des Rwandais. Au
contraire, chaque fois qu’il a soulevé la question, il a reçu la consigne expresse qu’il ne devait sous aucun
prétexte aller au-delà du mandat strictement délimité approuvé par le Conseil de sécurité. Comment ne
pas en conclure qu’une valeur plus grande a été accordée aux vies des ressortissants expatriés qu’à celles
des Africains?
10.17. L’enseignement à tirer de la trahison à l’ETO et d’autres événements est que le plein potentiel de
la MINUAR est resté inexploré et inexploité, et que les Rwandais massacrés auraient donc pu être
beaucoup moins nombreux. Si ce fut la leçon tirée par chacun dans la communauté internationale, ce
n’était pas aussi évident aux Nations Unies. Pendant les six semaines qui suivirent, alors que le carnage
continuait, les Nations Unies ne savaient plus où donner de la tête pour organiser une quelconque
intervention dans la tragédie qui se déroulait. Les Américains, sous la direction de l’ambassadrice
Madeleine Albright, jouèrent un rôle clé dans le blocage de mesures plus expéditives par les Nations
Unies[18]. Le 17 mai, le Conseil de sécurité autorisa finalement de porter à 5 500 l’effectif de la MINUAR
II[19]. Mais la distance semble grande entre la salle du Conseil de sécurité et le monde extérieur. Une fois
la décision prise d’élargir le mandat de la MINUAR, nous le verrons bientôt en détail, il fallut sept autres
semaines au Pentagone simplement pour négocier un contrat de livraison de véhicules de transport de
personnel sur le front; il est clair que le retard était probablement dû à des difficultés dans les modalités
concernant «l’entretien et les pièces de rechange[20].» Lorsque le génocide prit fin à la mi-juillet avec la
victoire finale du FPR, pas un seul nouveau soldat des Nations Unies n’était arrivé à Kigali.
-------------------------------------------------------------------------------[1] Howard Adelman, «Genocidists and Saviours in Rwanda», dans
[2] Uvin.
[3] «Enquête indépendante des Nations Unies», décembre 1999, 39-40.
[4] Département des opérations de maintien de la paix des Nations Unies, «Lessons Learned Unit,
Comprehensive report on Lessons Learned from UNAMIR (UN Assistance Mission to Rwanda, Octobre
1993-April 1996», décembre 1996, 3.
[5] Ibid., 40.
[6] Dallaire et Bruce Poulin, «Rwanda: From Peace Agreement to Genocide», Canadian Defence
Quarterly, vol. 24, no 3, mars 1995.
[7] Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, Preventing Deadly Conflict (New York:
Carnegie Corporation, décembre 1997), 39.
[8] Scott R. Feil, Preventing Genocide: How the Early Use of Force Might Have Succeeded in Rwanda
(Washington, DC : Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, 1998).
[9] Ibid., 3.
[10] Alan Kuperman, …Affaires étrangères….
[11] «Enquête indépendante des Nations Unies», décembre 1999, 21; «Résolution du Conseil de sécurité
rajustant le mandat de la MINUAR et autorisant une réduction des troupes», S/RES/912 (1994), 21 avril
1994.
[12] «Enquête indépendante des Nations Unies», décembre 1999, 12.
[13] Dallaire et Poulin, op. cit.
[14] Astri Suhrke, «Dilemmas of Protection: The Log of the Kigali Battalion», dans Adelman et Suhrke
(éd.), The Path of a Genocide, p. 267.
[15] Des Forges, 618.
[16] «Enquête indépendante des Nations Unies», décembre 1999, 17.
[17] Ibid.
[18] Des Forges, 629.
[19] «Résolution du Conseil de sécurité visant l’augmentation de l’effectif de la MINUAR à 5 500,
mandatant la MINUAR II à assurer la sécurité des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en
danger et à soutenir leurs efforts de redressement, et imposant un embargo sur les armes au Rwanda»,
S/RES/918 (1994), 17 mai 1994.
[20] James Woods, entrevue au Frontline.
CHAPITRE 11
AVANT LE GÉNOCIDE : LE RÔLE DE L’OUA
Contexte
11.1. Aucune analyse de la tragédie du Rwanda ne saurait être complète si elle ne portait au grand jour le
rôle qu’a joué l’Organisation de l’Unité Africaine durant la dernière décennie. Dès l’invasion du FPR en
1990, durant les négociations d’Arusha, à la création de la MINUAR, durant l’Opération Turquoise et les
guerres qui ont suivi en Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, l’OUA a fait entendre sa voix
et a joué un rôle actif et essentiel. Son objectif constant a été de résoudre les conflits avec un maximum de
déploiement et un minimum de violence. Nous ne le savons que trop, ses initiatives au Rwanda ont
finalement échoué. Mais nous pouvons tirer des enseignements de ces dix années d’engagement, pardessus
tout le besoin de capacités et de ressources de l’OUA pour soutenir son action diplomatique.
11.2. Au cours du processus, le rôle de l’OUA a reflété les changements énormes qui sont intervenus sur
tout le continent africain. D’une part, l’Organisation s’est adaptée à ces changements pour tenter de
conserver sa pertinence; d’autre part, l’expérience du Rwanda a aidé l’OUA à modeler son approche dans
la gestion et la résolution des conflits. De manière significative, elle a commencé à porter ses efforts sur
les racines des conflits internes auxquels il lui a fallu faire face; ses méthodes de consultation et de
médiation sont devenues plus fermes et plus élaborées et la participation des dirigeants régionaux s’est
accrue. L’OUA a fait la preuve de ces caractéristiques lors de son intercession dans la tragédie rwandaise
et si ses efforts n’ont pas réussi à empêcher le désastre, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Nous savons
maintenant que seules des menaces sérieuses d’intervention militaire ou de représailles économiques de la
part de la communauté internationale auraient pu prévenir le génocide, et l’OUA avait d’ailleurs exercé
en ce sens des pressions qui sont restées vaines.
11.3. Comme l’ONU, l’OUA est une organisation intergouvernementale. Mais contrairement à l’ONU, où
les décisions importantes sont prises par le Conseil de sécurité dominé par ses cinq membres permanents,
les décisions importantes de l’OUA sont prises par la Conférence de 52 chefs d’État sur la base de
recommandations faites par le Conseil des ministres. Cette procédure est sans doute lourde, mais elle est
également nettement plus égalitaire que celle de l’ONU. Comme l’ONU, l’OUA a également un
Secrétariat dirigé par un Secrétaire général (SG). Le Secrétariat de l’OUA travaille avec des ressources
bien plus maigres et des contraintes encore plus grandes. Les pouvoirs du SG sont considérablement
délimités par le processus décisionnel trop compliqué et la nécessité de travailler de concert avec les États
membres, en particulier pour ce qui est du processus politique extrêmement sensible de gestion et de
résolution des conflits.
11.4. La Charte de l’OUA est catégorique en ce qui concerne la souveraineté des États membres et la
noningérence
dans leurs affaires intérieures. La nécessité de respecter ces directives strictes complique
parfois les démarches entreprises pour régler les litiges et conflits entre États. Lors de la création de
l’Organisation en 1963, la Conférence a établi une Commission de médiation, de conciliation et
d’arbitrage qui, hélas, n’a jamais fonctionné. «Pour autant que l’on sache, il s’agit du seul cadre
institutionnel permanent prévu pour le règlement des conflits par la Charte de l’OUA. Mais il est resté
inactif depuis le premier jour de sa création parce que les États membres ont montré une préférence
marquée pour un règlement politique des conflits plutôt que pour des moyens judiciaires[1].»
11.5. Comparées à d’autres formes de résolution de conflits telles que l’intervention militaire ou
l’arbitrage, la médiation et la conciliation ont leurs inconvénients. Le processus nécessite l’accord des
deux parties au conflit, démarche souvent difficile à réaliser rapidement et généralement longue et
compliquée. En outre, cette méthode permet fondamentalement d’atteindre un modus vivendi temporaire
plutôt qu’une résolution permanente du conflit «parce que l’approche politique ne s’embarrasse pas des
pourquoi et des comment et parce que les décisions ne sont pas exécutoires[2].»
11.6. Au cours des décennies, la Conférence et son Conseil des ministres ont créé plusieurs commissions
ou comités ad hoc pour le règlement des querelles. Ces querelles ont en grande majorité eu lieu entre
États. Avant le Rwanda, l’Organisation était impliquée dans deux conflits intérieurs importants — avec
succès dans le cas de la mutinerie de l’armée au Tanganyika en 1964 et avec moins de succès dans le cas
du conflit qui a éclaté en 1979 au Tchad entre le gouvernement et les rebelles tchadiens.
11.7. Au cours des dix dernières années, l’OUA a tenté de suivre l’évolution des conditions politiques et
socioéconomiques du continent africain. La crise rwandaise — et ses retombées régionales — fut l’un de
ces nouveaux enjeux, et il est utile d’examiner le rôle de l’OUA au Rwanda dans ce contexte élargi.
11.8. Dans les années 80, l’Afrique a connu de sérieux problèmes économiques et politiques. En
conséquence, un document sans précédent a été publié à Addis Abeba en 1990 : il s’agit de la Déclaration
de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement sur la situation politique et économique en Afrique
et les changements fondamentaux qui se produisent actuellement dans le monde. La Déclaration
mentionnait que «durant les années 80, la plupart de nos moyens de production et de nos infrastructures
n’ont pas cessé de se dégrader. Le revenu par habitant a considérablement baissé [...] Le niveau de vie
dans nos pays s’est considérablement dégradé [...] En revanche, la dette extérieure de l’Afrique a
augmenté dans des proportions astronomiques, passant de 50 milliards de dollars EU en 1980 à environ
257 milliards de dollars EU à la fin de l’année 1989.»
11.9. La Banque Mondiale et le Fonds monétaire international avaient réagi à la crise économique de
l’Afrique avec leurs programmes d’ajustement structurel (PAS) en guise de solution. Nous l’avons vu, le
Rwanda faisait partie des nombreux pays qui ont négocié un tel programme avec les institutions. Il ne
fallut pas attendre longtemps avant que l’application de ces programmes ne déclenche les sonnettes
d’alarme auprès de l’OUA. Comme ses chefs d’État le clarifièrent abondamment : «La plupart de nos
pays se sont engagés dans des programmes d’ajustement structurel, en collaboration avec les institutions
financières et monétaires internationales», poursuivait la Déclaration d’Addis Abeba de 1990, «dans la
plupart des cas, à des coûts sociaux et politiques particulièrement lourds. Nous sommes particulièrement
préoccupés par le fait [...] qu’une tendance se dessine de plus en plus nettement en faveur de nouvelles
conditions de nature politique, pour l’assistance en Afrique.» Pour ce qui regarde les dirigeants africains,
les PAS ont contribué à déclencher la plupart des conflits internes graves qui ont secoué l’Afrique depuis
les années 80. Comme le prétend ce rapport, le Rwanda mérite de figurer sur cette liste.
11.10. La Déclaration d’Addis Abeba mentionnait deux conditions importantes émergeant en Afrique au
début des années 90. Premièrement, la «marginalisation» du continent par le reste du monde, résultat des
nouvelles forces et conditions après la fin de la guerre froide. Deuxièmement, l’augmentation alarmante
des conflits internes dans les pays africains. La Déclaration mentionnait avec tact «qu’un climat de paix et
de stabilité n’a pas été instauré en Afrique». Mais face à ces développements, les chefs d’État étaient
engagés à «faciliter le processus de transformation et d’intégration socioéconomique» dans les pays
africains. Dans ce but, ils ont pris trois engagements très importants :
«I. Nous réaffirmons notre détermination à oeuvrer conjointement en vue du règlement rapide
de tous les conflits que connaît notre continent.
II. Nous considérons [...] que la démocratie et le développement doivent aller de pair et se
renforcer mutuellement. Il est nécessaire de promouvoir la participation de nos populations au
processus de développement et de gestion de leurs pays.
III. De même, nous sommes déterminés à redoubler d’efforts pour nous attaquer aux causes
profondes du problème des réfugiés[3].»
11.11. Cette Déclaration constituait un événement important. Pour la première fois depuis 1963, et sans
modifier la Charte, les chefs d’État avaient étendu le champ d’application de l’OUA pour lui permettre
d’intervenir dans les conflits internes des pays, ne serait-ce qu’avec le consentement du gouvernement et
de ses protagonistes. Il était également très important de reconnaître que les réfugiés étaient à l’origine de
nombreux conflits qui faisaient rage sur le continent. On disposait ainsi de bases pour construire un
nouveau cadre de travail pour le règlement de tels conflits et le Rwanda allait bientôt montrer qu’un tel
cadre était nécessaire.
11.12. Lorsque l’OUA se jeta dans la crise, elle ne tarda pas à découvrir, comme le fit remarquer un haut
responsable, que «nous n’avions pas l’expertise ni les ressources pour gérer le conflit. Il est possible que
l’intervention de l’OUA au Rwanda ait eu pour effet de nous pousser à établir un mécanisme pour la
prévention, la gestion et la résolution des conflits, mécanisme qui n’existait pas à l’époque. Ce
mécanisme est apparu plus tard. En 1993, les chefs d’État décidèrent de créer, au sein de l’OUA, le
Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits. Ce mécanisme, articulé autour d’un
organe central dont les décisions sont exécutées par le Secrétaire général et le Secrétariat, s’appuie sur les
principes suivants :
«1. Le Mécanisme s’appuiera sur les objectifs et principes de la Charte de l’OUA, en
particulier l’égalité souveraine des États membres, la non-ingérence dans les affaires
intérieures des États [...] Il fonctionnera sur la base de la coopération et du consentement
des parties en conflit [...]
2. Le Mécanisme aura comme objectif premier de prévoir et de prévenir les conflits.
3. En cas de conflit, il aura la responsabilité de rétablir et de consolider la paix [...] de
constituer et déployer des missions civiles et militaires d’observation et de vérification de
taille et de durée limitées.
4. Au cas où les conflits dégénèrent au point de nécessiter une intervention internationale
collective, l’assistance et, dans la mesure du possible, les services des Nations Unies seront
sollicités conformément aux dispositions générales de la Charte.»
11.13. Toutefois, avant même que le mécanisme ne soit créé en 1993, l’OUA était déjà très engagée dans
la crise du Rwanda.
Le rôle de l’OUA dans la crise du Rwanda
11.14. Bien qu’il n’existait pas de mécanisme formel de résolution des conflits lorsque l’OUA s’est
engagée dans la crise du Rwanda en octobre 1990, son intervention s’appuyait sur son expérience
antérieure ainsi que sur la récente Déclaration d’Addis Abeba. Néanmoins, les méthodes communes à ce
type d’intervention étaient bien connues et furent immédiatement adoptées : un accord de cessez-le-feu
suivi d’une mission d’observation, de consultation et de médiation et conciliation au niveau des chefs
d’État de la région. De plus, les trois éléments qu’il fallait régler au Rwanda étaient exactement ceux qui
avaient été prévus dans la Déclaration d’Addis Abeba : un conflit armé entre le gouvernement et le FPR
envahisseur, le fait que les rebelles étaient eux-mêmes des soldats réfugiés demandant la résolution du
problème des réfugiés, et le fait que le FPR réclamait le partage du pouvoir et la démocratie. Ces éléments
mettaient également en évidence que les réfugiés sont beaucoup plus qu’un problème humanitaire; ils
représentent tout autant un problème politique, peut-être encore plus difficile à résoudre.
11.15. L’OUA et les chefs d’État de la région des Grands Lacs s’impliquèrent au Rwanda dès le premier
jour de l’invasion du FPR, le 1er octobre 1990. Dès le départ, le Secrétaire général de l’OUA s’aperçut
que son rôle était de déterminer quelle serait la meilleure façon pour l’OUA, en tant qu’institution ou pour
ses membres, de contribuer à trouver une solution politique et pacifique.
11.16. Mais deux facteurs compliquèrent immédiatement la situation. Tout d’abord, en dépit de lignes
directrices claires stipulées dans la Convention de 1969 de l’OUA régissant les aspects propres aux
problèmes des réfugiés en Afrique[4], l’OUA n’avait rien fait durant les années précédant l’invasion pour
aider à résoudre le problème des réfugiés du Rwanda; «c’était une préoccupation marginale [...] jusqu’à
ce qu’elle prenne les proportions d’une guerre civile[5].» En conséquence, l’Organisation estimait qu’elle
n’avait pas l’autorité morale nécessaire pour condamner l’invasion du FPR, même si, en même temps,
elle se félicitait du fait que l’invasion mette le gouvernement Habyarimana en péril.
11.17. Deuxièmement, le Président de l’OUA à l’époque était le Président ougandais Museveni, toujours
considéré par Habyarimana comme l’appui du FPR. Pour Habyarimana, le pays avait été envahi par
l’Ouganda. Qui plus est, c’étaient des Ougandais comme Museveni, appartenant au groupe ethnique
Hima, considéré lié aux Tutsi. Même après que la présidence de l’OUA ait changé de mains, Museveni
resta un participant actif dans les initiatives régionales au Rwanda, ce qui continua d’irriter Habyarimana
presque jusqu’à la veille de sa mort.
11.18. Mais le fait que des acteurs clés étaient loin d’être des participants neutres n’était pas unilatéral.
Les dirigeants du FPR nourrissaient une méfiance comparable à l’égard de Mobutu du Zaïre à cause de la
relation étroite qui existait entre Mobutu et Habyarimana. Mobutu partageait la conviction
d’Habyarimana que le FPR avait été créé par Museveni, et Habyarimana avait l’habitude de demander
l’avis de Mobutu avant les réunions importantes[6]. Mais en tant que doyen des chefs d’État africains,
Mobutu était président de l’organisation régionale des États des Grands Lacs. Tandis que tous ces chefs
d’État et leurs représentants s’efforcèrent pendant plusieurs années de trouver une solution pour mettre fin
à la guerre civile déclenchée par l’invasion, il était regrettable que le protocole institutionnel et les liens
géographiques aient demandé la participation d’acteurs qui, par leurs intérêts, étaient loin d’être
impartiaux.
11.19. Sur le plan de l’établissement de la paix, les années 90 ont été le théâtre de bonnes intentions, de
consultations interminables, de réunions incessantes, d’engagements et de ruptures. Cette frénésie
d’activités est le reflet de la réalité du Secrétariat de l’OUA, qui n’a pas le pouvoir de prendre des
décisions indépendamment de ses membres et qui ne peut pas obliger ses membres à faire ce qu’elle
prône ni punir quiconque ignore sa volonté. Tout ce que l’OUA peut faire, c’est convoquer des réunions,
espérer que les invités y soient présents et souhaiter que les participants respectent leur parole.
11.20. La tendance au Rwanda se dessina dès les premiers jours qui suivirent l’invasion, alors que le
Secrétaire général de l’OUA eut avec les chefs d’État de l’Ouganda et du Rwanda des entretiens à la suite
desquels il envoya une mission dans les deux pays à deux reprises en octobre. Entre-temps, le Président
Mwinyi de Tanzanie organisa un sommet régional avec ses homologues, les chefs d’État de l’Ouganda et
du Rwanda, réunion pendant laquelle des progrès considérables semblaient avoir été accomplis vers la
paix.
11.21. Habyarimana se montra conciliant sur tous les points. Le gouvernement du Rwanda accepta
d’instaurer un cessez-le-feu dans la guerre civile, de négocier avec ses adversaires et de prendre au
sérieux le problème des réfugiés. Lorsqu’il rencontra l’envoyé spécial d’Habyarimana le 20 octobre, le
Secrétaire général de l’OUA prit soin de lui dire ce qu’il pensait de la position adoptée depuis longtemps
par Habyarimana sur la question des réfugiés : «Nous comprenons qu’il s’agit d’un problème complexe
compte tenu des ressources limitées et des difficultés économiques du Rwanda.» Ainsi, tandis que l’OUA
était déterminée de son côté à régler la crise du Rwanda dans un contexte africain, le Secrétaire général de
l’OUA reconnaissait «qu’il était nécessaire de mobiliser la communauté internationale[7].»
11.22. Quelques jours plus tard, Mobutu organisa un autre sommet des chefs d’État du Rwanda, de
l’Ouganda, du Burundi et du Zaïre dans sa ville natale de Gbadolite. Les Présidents se mirent d’accord sur
la nécessité d’une médiation entre le gouvernement de Kigali et le FPR et en attribuèrent la responsabilité
à Mobutu. Ils convinrent également de la nécessité d’une conférence régionale pour trouver une solution
durable aux problèmes des réfugiés dans la région. Le Burundi et le Rwanda abritaient chacun de
nombreux réfugiés de l’autre pays, tandis que la Tanzanie et le Zaïre abritaient des réfugiés burundais et
rwandais. Moins d’un mois plus tard, lors d’un autre sommet au Zaïre, cette fois à Goma, une entente fut
à nouveau conclue sur la nécessité de prendre des mesures urgentes pour réunir ladite conférence.
11.23. Après avoir été reportée plusieurs fois, après plusieurs réunions d’experts et de ministres des
gouvernements, après des consultations avec le HCR et même un mini-sommet à Zanzibar, la conférence
régionale finit par avoir lieu à Dar Es Salaam en février 1991, en présence des cinq chefs d’État de la
région — Tanzanie, Burundi, Rwanda, Ouganda et Zaïre — ainsi que du Secrétaire général représentant
l’OUA et d’un représentant du HCR. Une déclaration fut adoptée, demandant que l’OUA et le HCR
élaborent un plan d’action qui tiendrait compte des répercussions du retour des réfugiés sur
l’infrastructure sociale et économique du pays d’origine ainsi que des conditions d’intégration locales et
de naturalisation de ceux qui resteraient dans le pays d’accueil. Cette initiative prometteuse n’eut pas le
temps d’être mise sur pied avant les événements du 6 avril 1994.
11.24. L’OUA avait compris d’emblée qu’il fallait résoudre les problèmes politiques et les questions de
sécurité si l’on voulait s’attaquer sérieusement aux problèmes des réfugiés et aux autres problèmes
humanitaires. En mars 1991, le Secrétaire général réussit à obtenir un accord de cessez-le-feu dont
l’application devait être surveillée par un Groupe d’observateurs militaires neutres sous la supervision du
Secrétaire général de l’OUA avant le déploiement d’une force africaine de maintien de la paix. Mais dès
le départ, cette initiative de bon augure se heurta à des difficultés. Premièrement, l’équipe d’observateurs
devait comprendre des officiers de l’Ouganda, du Zaïre et du Burundi ainsi que du gouvernement
rwandais et du FPR. Le Secrétaire général a reconnu avec candeur devant notre Groupe ce qui devait être
évident à l’époque, les gouvernements de l’extérieur se méfiaient des combattants rwandais et le fait de
les choisir pour une mission neutre avait été une grave erreur.
11.25. En outre, le gouvernement Habyarimana revint sur les engagements solennels qu’il avait pris,
attitude qu’il répétera jusqu’en avril 1994. Les observateurs militaires du FPR n’eurent pas l’autorisation
de pénétrer au Rwanda avec les autres observateurs de l’équipe et durent rester au Zaïre, à Goma près de
la frontière rwandaise. Habyarimana refusa ensuite à l’équipe d’observateurs l’autorisation d’établir son
quartier général à Kigali. Elle fut envoyée à Byumba, au nord du pays dans une zone de combat. Cette
situation obligeait les représentants de l’OUA à entreprendre presque chaque jour des missions longues et
risquées entre Goma et Byumba pour consulter le FPR. Étant donné le scepticisme général dont faisaient
l’objet les observateurs militaires et la mauvaise foi du gouvernement Habyarimana, il n’était pas
surprenant qu’une avalanche de violations vienne compromettre l’accord de cessez-le-feu.
11.26. Mais la paix au Rwanda demeurait une priorité pour les gouvernements africains. Un autre sommet
régional fut donc organisé par Mobutu à Gbadolite en septembre 1991 en présence du Président de l’OUA
à l’époque, l’ancien Président Babangida du Nigeria. Il fut décidé de reconstituer une équipe
d’observateurs militaires comprenant des observateurs moins partisans, notamment du Nigeria, bien que
le Zaïre devait également fournir des hommes alors que Mobutu restait un ardent défenseur
d’Habyarimana contre le FPR. Mais là encore, une série de violations presque quotidiennes du cessez-lefeu
anéantirent le peu de travaux que la nouvelle équipe fut capable d’accomplir. Ces échecs
compromettaient aussi directement les tentatives de négociation dans la crise des réfugiés, alors que la
guerre civile créait encore plus de réfugiés et de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Durant l’année
1992, le Secrétaire général redoublant d’efforts pour ressusciter le processus de paix par deux fois
interrompu, l’OUA rencontra le HCR à trois reprises pour discuter du plan d’action pour les réfugiés qui
avait été convenu à Dar Es Salaam en février 1991. Enfin, lors d’une réunion en août, les deux
organisations conclurent qu’il ne serait pas possible de préparer ou de mettre en oeuvre un plan
quelconque tant que les problèmes politiques et les problèmes de sécurité ne seraient pas résolus.
11.27. Néanmoins, les consultations se poursuivirent entre le Secrétaire général de l’OUA, les dirigeants
de la région (en particulier l’ancien Président Mwinyi de Tanzanie) et les deux combattants rwandais. En
juillet 1992, une réunion eut lieu à Arusha en Tanzanie sous la coordination du Secrétaire général de
l’OUA et sous la présidence d’un représentant du Président Mwinyi qui était le modérateur du processus.
En premier lieu, cette réunion était extraordinaire parce qu’elle regroupait des personnalités du FPR et du
gouvernement rwandais, des observateurs de l’OUA et des quatre pays voisins du Rwanda (Ouganda,
Zaïre, Burundi et Tanzanie), un représentant du président de l’OUA, le Président Diouf du Sénégal ainsi
que des représentants de la Belgique, de la France, des États-Unis et des Nations Unies. Un nouvel accord
de cessez-le-feu fut rapidement établi et les divers intervenants revinrent bientôt à Arusha pour entamer
les négociations dans le but d’atteindre un règlement politique complet au Rwanda. Ils s’étaient engagés à
s’attaquer aux causes profondes de la crise et le long processus portait d’ailleurs sur cinq questions
fondamentales : la démocratie, le partage du pouvoir, le gouvernement de transition, l’intégration des
forces armées et le retour et la réintégration des réfugiés.
11.28. Nous avons déjà évoqué dans notre rapport l’accord conclu à Arusha après toute une année de
dures négociations et le lamentable échec que fut sa mise en application, échec que nous attribuons au
radicalisme ethnique rwandais et à l’indifférence de la communauté internationale. Nous avons également
souligné la constante précarité de cet accord. Les médiateurs voulaient en priorité mettre fin à la guerre
civile et forger des ententes susceptibles de rapprocher les principaux protagonistes, ce qui à leur avis
permettrait peut-être de mettre un terme à la folie meurtrière contre les Tutsi. On ne prit donc aucune
mesure directe contre les instigateurs des pogroms anti-Tutsi qui avaient l’appui de l’entourage du
Président Habyarimana. Peut-être n’était-il pas possible de prendre une mesure quelconque. Mais le
résultat fut un excellent accord qui avait bien peu de chances d’être mis en oeuvre.
11.29. Les représentants de l’OUA et les chefs d’État de la région concentrèrent tous leurs efforts sur le
processus d’Arusha et c’est peut-être la raison pour laquelle ils ont sous-estimé les signes précurseurs déjà
si évidents ou n’y ont pas porté attention. Habyarimana avait déjà fait fi d’un des premiers accords de
cessez-le-feu conclus à Arusha. En janvier 1993, au terme d’une longue impasse, on parvint finalement à
une entente entre le gouvernement et les partis de l’opposition. Mais le gouvernement était visiblement
mécontent d’avoir subi des pressions pour conclure cet accord. À Kigali, des manifestations contre ce
protocole furent organisées par le parti d’Habyarimana et la CDR, le parti Hutu radical, considéré par
l’OUA comme un allié du MRND[8]. Préoccupé par ces événements, le Secrétaire général envoya un
représentant spécial qui fut consterné d’entendre Habyarimana déclarer qu’à titre de Président de la
nation, il acceptait le partage du pouvoir, mais qu’à titre de président du MRND, il avait des réserves. Il
donna néanmoins, en tant que Président du Rwanda, sa parole qu’il appuierait le processus d’Arusha. Un
tel double jeu de la part du principal intervenant dans tout le processus a suffi à freiner les espoirs de la
plupart des acteurs.
11.30. L’armée rwandaise posait elle aussi d’énormes problèmes. Le Groupe a rencontré un participant
haut placé d’Arusha rompu aux négociations militaires. Le FPR réclamait d’importantes concessions que
les représentants du gouvernement n’acceptèrent que sous de fortes pressions. Pour ce participant, il a
toujours été évident qu’«au fond de leur coeur, aucun des membres de la délégation du gouvernement ou
des représentants de l’armée du côté du gouvernement» n’était d’accord pour donner pratiquement la
parité au FPR dans les affaires militaires. «C’était une idée à laquelle ils étaient opposés, mais les
événements, à mon avis, les ont poussés à l’accepter et à signer. Et au cours du processus, on pouvait voir
le ressentiment des membres des forces armées, du côté du gouvernement, qui étaient présents durant les
négociations. Il y a eu beaucoup d’appels téléphoniques et l’on pouvait entendre dans les couloirs la
désapprobation du côté du gouvernement. Leur mécontentement était visible; on sentait qu’ils ne
pensaient pas avoir signé une entente équitable.» Les observateurs qui furent témoins de cette réaction
étaient relativement certains que les commandants feraient tout ce qu’ils pourraient pour compromettre
l’entente.
11.31. L’accord de paix final d’Arusha fut signé en août 1993 par le gouvernement Habyarimana, le FPR,
le Président de Tanzanie, le Secrétaire général de l’OUA et le représentant du Secrétaire général de
l’ONU. Tous les chefs d’État de la région étaient soit présents en personne, soit représentés. Un haut
responsable de l’OUA a confié à notre Groupe que la signature avait été accueillie avec soulagement dans
toute l’Afrique. Un excès d’optimisme et une confiance mal placée dans les dirigeants rwandais étaient
donc à l’ordre du jour.
11.32. Mais aurait-il pu en être autrement? Comment pouvait-on croire qu’Habyarimana pourrait signer
des accords en présence d’observateurs des principales puissances occidentales à moins d’être sincère?
Des responsables haut placés à l’OUA supposaient que les négociateurs représentaient réellement les
divers intérêts rwandais; en réalité, personne n’a pris la parole au nom de la puissante Akazu ni au nom
des autres segments de la société rwandaise qui n’accepteraient jamais ces arrangements avec les Tutsi.
Les dirigeants africains étaient convaincus qu’Habyarimana finirait par faire ce qu’il fallait faire. Ils
espéraient qu’Arusha renforcerait et légitimerait les forces de paix et de raison au Rwanda contre les
forces de destruction irrationnelles, qu’ils savaient considérables. Ils étaient également persuadés que le
parti MRND au pouvoir s’était authentiquement engagé à respecter le processus et l’accord final et il est
évident qu’ils n’ont pas totalement mesuré la capacité des radicaux Hutu à détruire le château de cartes.
«Ils ont saboté l’accord», comme nous l’a dit un haut responsable de l’OUA. Mais les responsables de
l’OUA avaient de bonnes raisons de prévoir un tel sabotage, ils ont commis les mêmes erreurs de
jugement, aussi significatives que celles des observateurs étrangers au continent.
11.33. Il faut aussi parler du rôle de la communauté internationale, rôle que nous avons déjà analysé en
détail. L’accord prévoyait le déploiement d’une force de maintien de la paix pour assurer le contrôle de sa
mise en oeuvre. Alors que l’OUA avait veillé à la bonne tenue du processus d’Arusha, c’est l’ONU qui
fut chargée du maintien de la paix. Le Secrétaire général fit clairement savoir que le Conseil de sécurité
de l’ONU ne financerait pas une opération qui ne serait pas commandée et contrôlée par ses membres. La
France exerça de fortes pressions contre l’OUA, sachant que son influence serait beaucoup plus grande au
Conseil de sécurité que dans la région. Préférant avoir un allié à New York, le gouvernement rwandais
insista lui-même en faveur de l’ONU. Peut-être à cause de l’optimisme qui avait régné au début du
processus, les chefs d’État africains étaient persuadés que l’opération de maintien de la paix serait une
tâche relativement peu compliquée. Peut-être croyaient-ils que la communauté internationale ferait ce qui
était nécessaire pour faire en sorte que la paix règne au Rwanda.
11.34. À l’issue des négociations, les Nations Unies furent finalement désignées comme principal
organisme externe pour l’application des Accords. Cette étape était importante car elle transférait aux
Nations Unies la principale responsabilité de gestion du conflit des acteurs de la région et du continent.
11.35. En Afrique, l’optimisme qui régnait après Arusha fut de courte durée. Les chefs d’État africains
savaient parfaitement à quel point l’instabilité s’était aggravée au Rwanda durant les mois qui suivirent la
signature des Accords d’Arusha et les multiples réunions qui furent tenues pour tenter de les faire
appliquer. La prolifération des armes n’était un secret pour personne et l’on savait aussi que les semeurs
de troubles étaient en train de s’armer. On continuait d’espérer que la mise en oeuvre du processus de
paix pourrait écarter la menace des radicaux Hutu. Les chefs d’État africains étaient loin d’envisager un
génocide; des meurtres oui, des massacres à la rigueur, mais comme l’a déclaré un haut responsable:
«Nous ne pensions pas qu’il s’agissait d’un vaste complot pour décimer toute une population.»
11.36. Il n’est même pas certain que le FPR ait anticipé l’avenir correctement; comme pour tous les
autres, l’idée d’un génocide lui était peut-être inconcevable. Même en mars, lors d’une réunion
regroupant au Rwanda les ambassadeurs de Belgique, de France, d’Allemagne, de Tanzanie et des ÉtatsUnis ainsi que des représentants de l’OUA, de l’ONU et du FPR, ce dernier distribua un document
résumant ses inquiétudes :
«À de nombreuses occasions, nous avons lancé l’avertissement que le Président Habyarimana était en
train de mettre sur pied une milice avec des éléments du MRND, de la CDR et du Hutu Power. Les
événements qui se sont produits en janvier et en février à Kigali démontrent amplement l’objectif d’une
telle force et sa capacité d’anéantir le processus de paix [...] La milice s’est maintenant propagée dans tout
le pays et les achats et les distributions d’armes se poursuivent avec la même intensité. «Comme il l’a
déjà fait auparavant, le FPR en appelle à la communauté internationale, en particulier à ceux qui nous ont
suivis et appuyés dans nos négociations, pour résister à l’obstination du Président Habyarimana et à son
indifférence aux graves problèmes auxquels notre pays est confronté : la famine, l’effondrement
économique, la paralysie de l’administration et du système judiciaire, le terrorisme encouragé par l’État,
ont créé un chaos social qui mène inexorablement le pays à la catastrophe [...] En vous remerciant tous
pour les efforts que vous avez déployés en faveur de la paix et de la démocratie au Rwanda, nous vous
demandons de comprendre que l’échec de la mise en application de l’accord de paix signifie que notre
pays reste prisonnier d’un cercle vicieux de violence.»
11.37. Cette réunion eut lieu au Rwanda un mois exactement avant le début du génocide. Les faits ont
montré par la suite la justesse de cette évaluation de la situation. Mais même la prédiction d’une
«catastrophe» était loin d’envisager un génocide. Il semble que personne, pas même le FPR, ne pouvait
prédire que la solution finale des extrémistes Hutu débuterait un mois après.
11.38. Découragé surtout par les tactiques incessantes d’Habyarimana pour compromettre le processus et
ayant été mis au courant de l’escalade de la violence et des listes de victimes préétablies, le Président
Mwinyi de Tanzanie réunit un autre sommet régional le 6 avril 1994 en guise de dernier recours[9] et après
consultation avec le Secrétaire général de l’OUA. Cette réunion tenue à Dar Es Salaam gardera bien sûr
une place spéciale dans les livres d’histoire. Après avoir de nouveau assuré à ses homologues qu’il était
déterminé à mettre en oeuvre les Accords d’Arusha[10], le Président Habyarimana allait être victime d’un
attentat et le génocide allait commencer.
-------------------------------------------------------------------------------[1] Organisation de l’Unité Africaine, «Resolving Conflicts in Africa: Proposal for Action,» (OUA : Press
and Information Series 1, 1992).
[2] Secrétaire général de l’OUA, «Report of the Secretary-General on Conflicts in Africa», 1992, 9.
[OOUA ou ONU???]
[3] Déclaration d’Addis Abeba, 11 juillet 1990, 3.
[4] Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique, 1969.
[5] Pascal Ngoga, «The Tragic Consequences of the Unresolved Refugee Problem», étude commanditée
par le GIEP, 1999, 25. Le Dr Ngoga, universitaire, a été nommé ambassadeur du Rwanda en Éthiopie et
auprès de l’OUA après avoir rédigé ce document..
[6] Président Mwinyi, entrevue avec le GIEP, 19 décembre 1999.Observateur crédible rencontré par le
Groupe mais préférant garder l’anonymat.
[7] OUA, «Background Information», 5.
[8] Ibid., 19.
[9] Ibid., 28.
[10] Communiqué émis à la fin d’un sommet régional tenu à Dar Es Salaam le 6 avril 1994 sur la
situation prévalant au Burundi et au Rwanda.
CHAPITRE 14
LE GÉNOCIDE
14.1. À 20 h 30 dans la soirée du 6 avril 1994, le biréacteur Mystère Falcon transportant le Président du
Rwanda fut abattu alors qu’il s’apprêtait à se poser sur l’aéroport de Kigali. L’appareil s’écrasa dans les
jardins du palais présidentiel en tuant toutes les personnes à son bord, dont le Président Cyprien
Ntaryamira du Burundi, les membres de l’équipage français et plusieurs conseillers de haut rang du
Président Habyarimana[1].
14.2. L’écrasement de l’avion mit rapidement en branle l’une des plus grandes tragédies de notre époque.
En moins de 100 jours, au moins 500 000 et sans doute plus de 800 000 personnes, hommes, femmes et
enfants, en grande majorité tutsiTutsi, allaient être assassinées. Des milliers d’autres seraient violées,
torturées et mutilées à vie. Des millions, majoritairement Hutu, s’étaient déplacés intérieurement ou
avaient fui comme réfugiés vers les pays voisins. Cette tragédie n’aurait jamais dû se produire. Le
génocide rwandais ne s’est pas produit spontanément. Il a nécessité une stratégie globale, une
planification et une organisation scrupuleuses, un contrôle absolu des leviers du gouvernement, des
assassins motivés, les moyens de tueries de masse, la capacité d’identifier et de tuer les victimes ainsi
qu’un contrôle serré des médias pour permettre de diffuser les bons messages tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur du pays. Cette machination diabolique s’est manigancée petit à petit au cours des années qui
ont suivi l’incursion de 1990, et elle s’est accélérée durant la seconde moitié de 1993 après la signature
des accords d’Arusha et l’assassinat au Burundi du Président Hutu démocratiquement élu par des soldats
Tutsi. En théorie, du moins, tout était prêt, seul manquait l’accident de l’avion du Président.
14.3. Mais la question de savoir si les extrémistes Hutu ont délibérément abattu l’avion pour déclencher le
génocide demeure sans réponse. Les radicaux ont-ils créé cette opportunité, ou l’ont-ils exploitée
lorsqu’elle s’est présentée? Les preuves en notre possession ne nous permettent pas de le déterminer, et
les événements qui ont immédiatement suivi l’attaque de l’avion n’indiquent pas nécessairement non plus
que les conspirateurs attendaient ce moment précis pour attaquer. Une confusion considérable régna
pendant presque deux jours parmi l’élite Hutu. Le nouveau gouvernement ne fut pas formé avant le 8
avril. Il fallut attendre presque 12 heures après le crash pour assister aux premiers meurtres de Hutu
modérés et de Tutsi inscrits sur les listes de personnes à abattre qui circulaient à Kigali, et le génocide en
tant que tel — le fait de se concentrer exclusivement sur l’élimination en masse de tous les Tutsi — n’a
véritablement commencé que le 12 avril. On pourrait même avancer que dans les heures qui ont
immédiatement suivi l’accident, l’objectif initial des radicaux était de l’ordre du coup d’État contre le
gouvernement de coalition, et non de l’ordre du génocide. Il semble donc qu’en dépit de l’efficace
machine à tuer qui avait été construite, quand le moment vint, les conspirateurs durent improviser au fur
et à mesure; en fait, tous n’en étaient pas rendus au même niveau de préparation à travers le pays, qui
variait selon l’attitude manifestée localement envers les Tutsi : dans le Nord-Ouest, par exemple, où
plusieurs membres de l’Akazu avaient leurs racines, on était prédisposé à se tourner immédiatement
contre les Tutsi; à Butare, on ne pouvait pas commencer le carnage tant que les radicaux n’auraient pas
remplacé les administrateurs locaux par certains de leurs membres.
14.4. Une fois les extrémistes Hutu en contrôle partout, l’impressionnante efficacité qui faisait la
réputation du Rwanda se manifesta. L’objectif ne soulève pas le moindre doute, comme Jean Kambanda,
Premier ministre durant ces mois, l’a confessé à son procès quatre ans plus tard lorsqu’il a plaidé
coupable de génocide. Kambanda a admis non seulement que le génocide avait été planifié d’avance,
mais également qu’«au Rwanda, en 1994, des attaques à grande échelle et systématiques étaient menées
contre la population civile Tutsi, le but étant de les exterminer. Des massacres de centaines de milliers de
personnes ont eu lieu au Rwanda, y compris de femmes et d’enfants, de vieillards et de jeunes, poursuivis
et assassinés là où ils cherchaient refuge, dans les préfectures, les bureaux communaux, les écoles, les
églises et les stades[2].»
14.5. Kambanda a admis avoir présidé durant le génocide les réunions du conseil des ministres «où le
déroulement des massacres faisait activement l’objet d’un suivi, mais aucune mesure n’a été prise pour y
mettre fin[3].» Il a participé au licenciement du préfet de Butare «parce qu’il était opposé aux massacres
et à la nomination d’un nouveau préfet pour élargir l’étendue du massacre aux Tutsi de Butare[4].» Il a
publié le 8 juin une directive visant à «encourager et renforcer les Interahamwe qui procédaient au
massacre de la population civile Tutsi [...] Par cette directive, le gouvernement assumait la responsabilité
des actes des Interahamwe[5].» En fait, son gouvernement «distribuait armes et munitions à ces
groupes[6].»
14.6. Kambanda a confessé avoir rendu visite à la station de radio RTMLC le 21 juin et l’avoir
encouragée à «continuer d’inciter au massacre de la population civile Tutsi en déclarant que la station de
radio était ‘une arme indispensable à la lutte contre l’ennemi’[7].» Durant le génocide, comme l’ont noté
les juges d’instance, il a incité les préfets et les bourgmestres à commettre des massacres et à tuer des
civils en plus de visiter plusieurs préfectures «pour inciter et encourager la population à commettre ces
tueries, voire même pour féliciter les gens qui en avaient commis[8].» «Il reconnaît pleinement être
l’auteur de la phrase incendiaire qui a par la suite été diffusée à grande échelle : ‘Refusez de donner votre
sang à votre pays et les chiens le boiront pour rien’[9].» On lui a «personnellement demandé de prendre
des mesures pour protéger les enfants hospitalisés qui avaient survécu au massacre, et il n’a pas répondu.
Le même jour, après cette rencontre, les enfants avaient été tués[10].»
14.7. Enfin, Kambanda a admis avoir «ordonné l’érection de barrages routiers en sachant qu’ils
serviraient à identifier les Tutsi pour les éliminer et, en tant que Premier ministre, il a participé à la
distribution d’armes et de munitions aux membres des partis politiques et des milices ainsi qu’à la
population en sachant que ces armes serviraient à massacrer des civils Tutsi[11].» Il a été lui-même
«témoin oculaire de massacres de Tutsi et en avait connaissance par l’entremise des rapports des préfets
et des débats du Conseil des ministres[12].»
14.8. Bien que Kambanda soit depuis revenu sur son plaidoyer de culpabilité dans des circonstances
quelque peu mystérieuses, nous en savons assez sur le déroulement du génocide pour corroborer sa
confession initiale. Dans le présent chapitre, nous allons tenter de reconstituer les événements de ces 100
jours.
Les premières étapes
14.9. Vingt minutes après que l’avion se soit écrasé, on ordonna aux soldats rwandais de boucler
l’aéroport : même les troupes de la MINUAR ne pouvaient y avoir accès. À 21 h, une heure après,
RTLMC annonça la nouvelle; peu après, elle confirma le décès du Président[13]. La Garde présidentielle
encercla aussitôt la résidence de la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, puis elle entreprit
d’emmener les politiciens du MRND et leurs familles vers un campement militaire. En même temps, elle
ordonna aux politiciens de l’opposition de ne pas quitter leur demeure. La Première ministre téléphona au
général Dallaire vers 22 h pour l’informer que ses ministres modérés étaient tous chez eux, terrifiés, alors
que tous ses ministres extrémistes étaient portés disparus et impossibles à joindre[14]. Tôt le lendemain
matin, les Interahamwe furent appelés à patrouiller les rues de Kigali, tandis que les militaires établirent
des barricades un peu partout dans le centre de la ville.
14.10. Le colonel Bagosora, directeur de cabinet au ministère de la Défense et homme désigné par la
plupart des experts comme étant le leader du génocide, tenta dès le début de prendre les choses en main. Il
exerça de fortes pressions pour la mise en place d’un gouvernement militaire, mais le général Dallaire,
commandant militaire de la MINUAR, et le Représentant spécial des Nations Unies, Jacques Roger
Booh-Booh, recommandèrent tous deux le maintien d’une autorité civile légitime[15]. Bagosora, les
forces armées et le MRND étaient tous d’accord pour ne plus traiter avec la Première ministre
Uwilingiyimana, mais ils s’opposaient fortement sur la question du gouvernement civil. Bagosora
poursuivit ses pressions en vue de l’instauration d’un gouvernement militaire, probablement pour en
prendre lui-même la tête, mais l’opposition fut si forte que des combats éclatèrent entre une faction des
forces armées et la gendarmerie d’une part et les alliés de Bagosora au sein de la Garde présidentielle
d’autre part.
14.11. Le 7 avril, des membres de la Garde présidentielle assassinèrent les deux candidats à la présidence
de l’assemblée de transition, dont l’un aurait remplacé Habyarimana[16]. Ils assassinèrent également le
président de la Cour constitutionnelle et le ministre de l’Information, tous deux membres Hutu modérés
du gouvernement de coalition et partisans des Accords d’Arusha; leur assassinat permit plus facilement
aux radicaux de former un gouvernement pleinement dévoué aux extrémistes Hutu. Le même jour, des
soldats du gouvernement assassinèrent la Première ministre Uwilingiyimana et attaquèrent les chefs des
partis d’opposition, les tuant ou les obligeant à prendre la fuite.
14.12. Tôt le matin du 8 avril, après une dernière tentative infructueuse d’obtenir un accord en vue de
l’instauration d’un gouvernement militaire, le colonel Bagosora mit en place un gouvernement civil
intérimaire formé de 12 ministres du MRND et de huit membres des partis d’opposition, tous
sympathisants du mouvement Hutu Power[17]. Le colonel Gatsinzi fut nommé à la tête du
commandement militaire et Jean Kambanda fut nommé Premier ministre. En réaction directe à la
domination des représentants du Nord-Ouest au sein du gouvernement Habyarimana, la plupart des
membres du nouveau gouvernement provenaient du sud du pays — une tentative visant à légitimer le
nouveau gouvernement et à lui conférer une assise régionale plus large. Même si Bagosora et sa clique
n’avaient pas réussi à acquérir la domination personnelle qu’ils avaient souhaitée, le nouveau
gouvernement était aussi fortement favorable au génocide qu’ils ne l’étaient eux-mêmes.
14.13. Un dernier espoir subsistait de prévenir la catastrophe, qui semblait de plus en plus inexorable. Au
sein de l’armée, certains officiers modérés restèrent fortement opposés au mouvement Hutu Power, mais
comme ce fut trop souvent le cas dans l’histoire rwandaise, ils furent facilement marginalisés. Dans la
soirée du 7 avril, le commandant du FPR, Paul Kagamé, communiqua avec le général Dallaire,
commandant militaire de la MINUAR, pour lui offrir de joindre ses forces à celles des officiers modérés
si ces derniers parvenaient à mettre sur pied une force de combat. Il indiqua à Dallaire qu’il était «disposé
à négocier et à joindre ses forces aux leurs, mais que ces derniers devaient d’abord démontrer qu’ils
étaient prêts à prendre des risques et à prouver qu’ils étaient autre chose qu’un groupe d’officiers sans
valeur et inefficaces». Tragiquement pour le pays, ils ne purent rien faire ni l’un ni l’autre. Dallaire écrivit
plus tard qu’ils «ne furent jamais capables d’unifier leurs forces, parce que toutes les unités sous leurs
ordres avaient été totalement infiltrées [...] et qu’ils n’étaient pas prêts à risquer leur vie ou celle de leurs
familles [...] de sorte qu’ils ne furent jamais en mesure, au cours des premiers jours, de se regrouper et de
développer une force de frappe, même modérée, qui leur aurait permis de renverser les génocidaires[18].»
14.14. Dix jours après le début du génocide, les dirigeants entreprirent d’éliminer toutes les oppositions.
Le gouvernement intérimaire remplaça Gatsinzi par Augustin Bizimungu, le premier choix de Bagosora.
Sur les ordres du gouvernement, la Garde présidentielle assassina deux éminents préfets opposés au
génocide dans leur région. Plusieurs douzaines d'autres administrateurs furent démis de leurs fonctions.
Les autorités locales furent encouragées à procéder au même genre de «nettoyage» au sein de leur
administration locale.
14.15. Le 12 avril, sous la pression militaire croissante exercée sur Kigali par le FPR, le gouvernement
intérimaire quitta la capitale pour s’installer à Murambi, dans la préfecture de Gitarama. Il emmena avec
lui les chefs politiques, militaires et administratifs du génocide, qui parcoururent la préfecture, prêchant et
enseignant le génocide. L’exemple de Gitarama fut typique. La pression combinée des autorités politiques
et des milices réduisit pratiquement à néant toute opposition au gouvernement intérimaire et à son
programme de génocide.
Assassinat de la Première ministre, des ministres et des Hutu modérés
14.16. Dès que la Première ministre Uwilingiyimana comprit que son autorité ne serait plus respectée,
elle demanda la protection des forces armées et une escorte vers Radio Rwanda, afin de s’adresser à la
population. Lorsque les troupes de la MINUAR arrivèrent à son domicile aux premières heures de la
matinée du 7 avril, elles furent attaquées et leurs véhicules sabotés[19]. Pendant plusieurs heures, les
soldats de la Garde présidentielle cherchèrent la Première ministre; ils la trouvèrent peu avant midi et
l’assassinèrent, de même que son mari. Ses cinq enfants échappèrent de justesse à la mort et furent plus
tard mis en sécurité.
14.17. Tout ceci s’inscrivait dans une politique délibérée visant à assassiner quiconque était susceptible
de critiquer le nouveau régime ou le génocide. Les autres cibles comprenaient le Premier ministre désigné
Faustin Twagiramungu, d’autres éminents politiciens Hutu, les administrateurs (Hutu comme Tutsi), les
riches gens d’affaires Tutsi, les militants des droits de la personne et le reste des dirigeants de
l’opposition. À Kigali, les officiers détachèrent des troupes de l’armée régulière et de la milice dans
toutes les préfectures du Rwanda pour mettre en oeuvre la politique de génocide.
14.18. Les régions du centre et du sud du pays, où la population Tutsi était plus nombreuse et mieux
intégrée, résistèrent d’abord à l’idée du mouvement Hutu Power et du génocide. Les dirigeants du
génocide tinrent donc de nombreuses réunions dans ces régions du pays afin de forcer les administrateurs
locaux à collaborer avec eux. Au bout du compte, et malgré leur résistance initiale, les préfets et
bourgmestres furent persuadés ou forcés de collaborer.
14.19. Le 16 avril, le gouvernement intérimaire renforça ses appuis en rappelant en service actif les
officiers loyaux à Bagosora. Il subsistait toutefois une menace permanente du fait que des soldats
refusaient de prendre part au génocide. Encore une fois, le gouvernement intérimaire réagit rapidement.
Les officiers dissidents furent remplacés d’une façon ou d’une autre — mis à l’écart, envoyés sur le
terrain, forcés de s’exiler ou assassinés[20].
Premiers massacres de Tutsi
14.20. Le 7 avril, aux premières lueurs du jour après l’écrasement de l’avion, de 1 500 à 2 000 membres
des unités d’élite de l’armée rwandaise ainsi que 2 000 miliciens entreprirent d’assassiner des Tutsi et des
Hutu à Kigali, à partir de listes de victimes préparées d’avance[21]. Les troupes du Front Patriotique
Rwandais, stationnées à Kigali après la signature des Accords d’Arusha afin de protéger leurs délégués au
gouvernement de transition, vinrent à leur défense, rouvrant ainsi les hostilités avec le gouvernement et
l’armée. Mais les efforts du FPR furent insuffisants pour faire cesser les attaques dans la ville ou ailleurs
au pays. Tout à coup, le pays se trouva plongé en même temps dans un génocide et dans une guerre civile.
14.21. La reprise des hostilités entre l’armée rwandaise et le FPR fut exploitée par le gouvernement
intérimaire pour justifier ses attaques contre les Tutsi et les Hutu modérés, qui furent taxés d’être les
complices et les alliés du FPR. Dans les premiers jours du génocide, les assassins s’attaquèrent de façon
systématique aux opposants politiques tant Tutsi que Hutu dans leurs quartiers, utilisant les couvre-feux,
les barricades et les patrouilles pour contrôler la population.
14.22. Sur les routes principales, les barrages routiers et les barricades furent occupés par l’armée et la
gendarmerie, tandis que la police locale, les forces de défense civile et les volontaires gardèrent les autres
routes. Ensemble, ils parvinrent à bloquer la fuite des réfugiés qui tentaient d’échapper au massacre. Tous
ceux qui tentaient de se cacher furent débusqués par les patrouilles qui parcouraient les voisinages,
fouillant les plafonds, les armoires, les latrines, les champs, sous les lits, les coffres des automobiles, sous
les cadavres, la brousse, les marécages, les forêts, les rivières et les îles. Le 11 avril, à peine cinq jours
plus tard, l’armée rwandaise, les Interahamwe et les milices des partis avaient déjà assassiné plus de 20
000 Tutsi et Hutu modérés[22].
14.23. Le 12 avril, le gouvernement réorienta ses attaques sur les seuls Tutsi. Toutes les conditions
préalables étant maintenant en place, le génocide pouvait prendre sa pleine mesure. Le gouvernement et
les dirigeants politiques utilisèrent Radio Rwanda et RTLMC pour déclarer qu’il n’y avait qu’un ennemi :
les Tutsi. Les Hutu ordinaires furent avisés qu’ils devaient se rallier à la guerre contre les Tutsi, combattre
l’ennemi et «finir le travail». Les fonctionnaires entreprirent également de bloquer le flot de réfugiés
Tutsi tentant de fuir le pays. Les préfets reçurent l’ordre de n’autoriser aucun départ, et des Tutsi furent
assassinés en tentant de franchir la frontière.
14.24. C’est à partir de ce moment que l’on compte le plus grand nombre de Tutsi assassinés dans des
massacres à grande échelle. Des milliers de personnes tentèrent de trouver refuge dans des établissements
publics comme des églises, des écoles, des hôpitaux ou des bureaux. D’autres reçurent l’ordre des
administrateurs Hutu de se regrouper dans des lieux publics. Dans les deux cas, les Tutsi devinrent encore
plus vulnérables face aux soldats et aux miliciens Hutu, qui reçurent l’ordre de procéder à des exécutions
massives. Pendant trois semaines en avril, les milices des partis, la Garde présidentielle, les Interahamwe
et les soldats des FAR assassinèrent chaque jour des milliers de Tutsi. Dans la plupart des cas, les Hutu
furent avisés de quitter la région avant que l’attaque ne soit lancée.
14.25. Un modus operandi commença à apparaître. Dans un premier temps, les Interahamwe encerclaient
le bâtiment pour empêcher que personne ne s’échappe. Ensuite, les soldats lançaient des grenades
lacrymogènes ou des grenades à fragmentation pour tuer ou désorienter les victimes. Ceux qui quittaient
le bâtiment étaient aussitôt assassinés. Les soldats, les policiers, les miliciens et les forces civiles de
défense prenaient ensuite le bâtiment d’assaut et tuaient tous les autres occupants. Pour s’assurer que
personne ne puisse s’échapper, des équipes de recherche fouillaient toutes les pièces ainsi que les
environs des bâtiments. Le lendemain, les Interahamwe revenaient sur les lieux afin d’achever les blessés.
14.26. Selon le groupe Physicians for Human Rights, les armes suivantes ont été utilisées pour commettre
les assassinats : machettes, massues (gourdins cloutés), hachettes, couteaux, grenades, armes à feu et
grenades à fragmentation. Certaines victimes ont été battues à mort, d’autres se sont fait amputer des
membres, d’autres ont été enterrées vivantes, noyées, ou violées avant d’être tuées. Dans plusieurs cas, les
tendons d’Achille des victimes ont été sectionnées afin qu’elles ne puissent pas s’enfuir et que leurs
agresseurs puissent revenir les achever plus tard[23].
14.27. Les victimes ont été traitées avec une cruauté sadique et ont souffert une agonie inimaginable. Des
Tutsi ont été enterrés vivants dans des tombes qu’on les avait forcés à creuser eux-mêmes. Des femmes
enceintes ont été éventrées afin de tuer les foetus. Les organes internes ont été arrachés à des personnes
encore vivantes. D’autres encore devaient tuer les membres de leur famille ou être tuées elles-mêmes. Les
gens ont été jetés dans des fosses d’aisance. Ceux qui se cachaient dans les greniers ont été brûlés vifs
dans l’incendie de leur demeure. Des enfants ont été forcés d’assister au meurtre de leurs parents. Les
victimes les plus chanceuses étaient celles qui avaient les moyens de payer leurs agresseurs pour être
tuées rapidement d’une balle.
14.28. Tout au long de ces semaines, certains Tutsi parvinrent à s’échapper, mais les milices avaient des
ordres stricts de rechercher et de tuer tout homme, femme ou enfant caché dans les rivières, les
marécages, la brousse et les montagnes. Des dizaines de milliers d’autres Tutsi sont morts de cette façon.
14.29. Pendant trois semaines, les conspirateurs tentèrent de cacher le génocide rural est resté caché aux
yeux du monde extérieur. Habiles manipulateurs des médias, les dirigeants du mouvement Hutu Power
mettaient le carnage sur le compte de la guerre civile, semant la confusion chez les correspondants
étrangers qui connaissaient mal la situation réelle. La plupart des étrangers, y compris les journalistes, ont
été évacués aux premières heures du génocide. Éventuellement, toutefois, l’ampleur de la boucherie attira
l’attention et la condamnation du monde entier, et le génocide cessa d’être uniquement la préoccupation
des militants des droits de la personne et des organisations humanitaires qui l’avaient à plusieurs reprises
dénoncé.
14.30. Le 22 avril, Anthony Lake, conseiller pour la Sécurité nationale du Président Clinton des États-
Unis, émit un communiqué de la Maison Blanche appelant le gouvernement et les forces armées à cesser
les massacres. Le 30 avril, le Conseil de sécurité des Nations Unies émit un avertissement à l’intention
des dirigeants rwandais, les avisant qu’ils pourraient être tenus personnellement responsables de
l’annihilation d’un groupe ethnique. Le 3 mai, le Pape condamna fermement le génocide; le lendemain, le
Secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali, reconnut formellement qu’un génocide était
en cours au Rwanda[24].
14.31. À la suite de ces pressions, le gouvernement intérimaire changea de stratégie pour une troisième
fois. Les Interahamwe, les milices des partis et les forces civiles d’auto-défense reçurent l’ordre de
rechercher tous les survivants Tutsi et de les assassiner d’une façon plus discrète et disciplinée[25].
Aucun survivant ne devait pouvoir rester pour raconter l’histoire du génocide. L’opération de nettoyage
devait se révéler bien différente des tueries à grande échelle, les victimes connaissant maintenant bien
leurs assassins, qui étaient leurs voisins, leurs collègues de travail ou même d’anciens amis.
14.32. Durant les derniers jours d’avril et les premiers jours de mai, le FPR fit d’importants progrès
partout au pays. Le gouvernement répondit en intensifiant ses attaques contre les Tutsi. Les communautés
où les femmes, les vieillards et les enfants avaient été épargnés par les premières attaques en devinrent les
cibles.
14.33. Vers la fin du mois de mai, le FPR s’empara de l’aéroport et de la principale base militaire de
Kigali, et les chefs des milices s’enfuirent de la capitale le 27 mai[26]. À la mi-juin, le gouvernement
intérimaire était en déroute. Le FPR s’empara de Kigali le 4 juillet et annonça la fin de la guerre le 18 du
même mois. Le lendemain, un nouveau président et un nouveau premier ministre prêtèrent serment. Le
FPR ayant gagné la guerre, le génocide prit fin.
L’attaque contre la société civile
14.34. Le matin suivant le décès du Président Habyarimana, la Garde présidentielle commença à se
déployer dans Kigali, regroupant les gens qui avaient été désignés pour être exécutés. Les radicaux du
mouvement Hutu Power avaient toujours bien compris la nécessité de manipuler l’opinion publique, tant
au Rwanda qu’à l’étranger. Cet objectif les aida à établir des listes de personnes à abattre en priorité.
RTLMC et Radio Rwanda devinrent les outils directs du génocide, diffusant le nom et la cachette des
victimes désignées. De cette façon, l’armée et les milices pouvaient traquer leurs victimes où qu’elles
soient, d’un bout à l’autre du pays.
14.35. Les attaques visèrent plusieurs cibles. Dans un premier temps, le gouvernement intérimaire fixa
son attention sur les membres du gouvernement et de l’opposition, tant nationale que locale, pouvant faire
obstacle au bon déroulement du génocide. Dans un deuxième temps, il songea à éliminer les Hutu
modérés, influents et donc perçus comme une menace. En troisième lieu, le gouvernement s’attaqua aux
journalistes et aux militants des droits de la personne qui n’avaient pu être réduits au silence par d’autres
moyens.
14.36. Les professionnels furent également la cible d’attaques. Certains avocats furent tués parce qu’ils
avaient défendu des adversaires politiques ou parce qu’ils étaient associés à des causes controversées.
D’autres avocats furent tués simplement parce qu’ils étaient Tutsi. Dans les premiers jours du génocide,
certains fonctionnaires tentèrent d’utiliser le système judiciaire pour protéger des collègues menacés, mais
en vain. Les bourgmestres relâchèrent sur-le-champ les génocidaires arrêtés, et les procureurs cessèrent
rapidement de tenter d’amener les assassins, les violeurs ou les incendiaires devant les tribunaux.
14.37. Les Tutsi à l’emploi des organisations humanitaires ou internationales et des sociétés
gouvernementales furent également inscrits sur la liste des personnes à assassiner, tout comme un grand
nombre d’enseignants et d’administrateurs scolaires. Plusieurs de ces personnes étaient des leaders
communautaires et avaient milité activement au sein de partis d’opposition.
14.38. Les milices Hutu s’attaquèrent également aux prêtres, aux religieuses et aux autres membres du
clergé, en particulier à ceux qui étaient d’origine Tutsi ou qui abritaient des victimes désignées. De plus,
les génocidaires assassinèrent également les prêtres reconnus comme des esprits libres susceptible
d’influencer l’opinion, y compris l’opinion internationale.
L’assassinat des soldats belges de la MINUAR
14.39. RTLMC blâma sur-le-champ les Casques bleus belges pour la destruction de l’avion du Président.
On peut difficilement mettre en doute que le plan des génocidaires prévoyait une attaque contre ces
soldats, exactement comme l’informateur du général Dallaire l’en avait averti quatre mois plus tôt. Il
fallut moins d’une journée pour mener ce plan à terme.
14.40. L’escorte militaire demandée par la Première ministre Uwilingiyimana le matin suivant le décès
d’Habyarimana, formée de soldats de la MINUAR, fut prise sous le feu de l’armée rwandaise dès son
arrivée au domicile de la Première ministre.
14.41. Les soldats emmenèrent les 15 gardiens de la paix dans un campement militaire de Kigali, où les
soldats ghanéens et belges furent séparés[27]. Les Ghanéens furent emmenés en sécurité, tandis que les
dix Belges furent brutalement battus et exécutés par un groupe de soldats Hutu. L’incident eut exactement
l’effet qu’avaient prévu avec cynisme les génocidaires, comme l’indique le télégramme expédié par
Dallaire le 11 janvier[28]. Les Belges rappelèrent le reste de leur contingent et prirent la tête d’un
mouvement qui parvint presque à mettre un terme à l’action de l’ONU au Rwanda. Un retrait total
apparaissait toutefois politiquement inacceptable même aux principaux membres du Conseil de sécurité.
C’est ainsi que le monde a pu assister au phénomène sans précédent d’une mission de maintien de la paix
réduisant ses effectifs de façon marquée au beau milieu d’un génocide.
Les principaux acteurs internes : Akazu, gouvernement, politiciens,
intellectuels, chefs militaires et miliciens, médias
14.42. Depuis plusieurs décennies, le Rwanda était reconnu pour son efficacité, sa compétence
administrative, son système d’administration publique remarquablement bien structuré, son système
d’autorité et le génie avec lequel il imposait la discipline et la déférence chez son peuple. Toutes ces
caractéristiques furent mises à profit dans la préparation du génocide par une élite calculatrice, qui ne
comprenait que trop bien comment utiliser cette machine si remarquablement efficace. Les noms de la
plupart des cerveaux sont connus — les gens qui ont planifié le génocide, qui en ont assuré la mise en
oeuvre et qui l’ont regardée s’exécuter en avril, mai, juin et juillet.
14.43. Akazu («petite case») était le nom donné au cercle restreint de conseillers spéciaux du Président
Habyarimana. La plupart d’entre eux provenaient de sa propre préfecture du nord-ouest du pays ou étaient
des parents de son épouse. Leurs liens personnels étroits avec le Président les plaçaient au centre de
l’échiquier politique, économique, social et militaire du Rwanda. L’Akazu, qui comptait l’un des frères de
Mme Habyarimana, finançait les Interahamwe (la milice du MRND) et les escadrons de la mort connus
sous le nom de «Réseau Zéro» et Amasasu de («b«alles»») qui se sont tous deux chargés des assassinats
politiques avant le 16 avril et durant le génocide. Mme Habyarimana aurait elle-même été impliquée dans
certaines des premières décisions politiques prises avant le 9 avril, date à la laquelle elle fut au nombre
des premières personnalités évacuées sur Paris par les Français[29].
14.44. Le gouvernement, les forces armées et les politiciens travaillaient main dans la main. Le colonel
Bagosora, de l’armée rwandaise, dirigeait le génocide et agissait comme chef des forces armées. Il était
assisté, sur le plan militaire, par les commandants de la Garde présidentielle, des unités d’élite de l’armée
et d’autres militaires de haut rang. L’armée joua un rôle opérationnel de premier plan dans le génocide,
ses armes et ses compétences étant utilisées dans toutes les attaques et opérations de grande envergure.
L’armée fournit également un soutien logistique considérable, vital pour l’efficacité du génocide, par le
biais de ses véhicules et de ses systèmes de communication.
14.45. Pendant une brève période de temps, le chef d’État-major de l’armée, Gatsinzi, et le chef de la
Gendarmerie nationale, le général Ndindiliyimana, tentèrent d’enlever le pouvoir à Bagosora[30]. Mais la
Garde présidentielle et les unités d’élite se situaient hors de la hiérarchie militaire et n’étaient fidèles qu’à
Bagosora. Leur entraînement et leur armement supérieurs les plaçaient, en pratique, hors de portée des
militaires. De plus, dès le 7 avril, les troupes du FPR avaient quitté leur quartier général pour mettre fin
aux meurtres de Tutsi à Kigali. Avec la reprise de la guerre, les officiers de haut rang ne purent se
résoudre à déserter ou à s’interposer sur la voie choisie par le gouvernement.
14.46. Sur le plan politique, les dirigeants du MRND mirent sur pied un gouvernement intérimaire à la
demande du colonel Bagosora. Les ministres furent nommés parmi les membres des factions favorables
au mouvement Hutu Power de chacun des partis. Ensemble et séparément, ils constituaient un réservoir
important d’information, de motivation, d’idéologie et de soutien pratique. Ils mobilisèrent les milices de
leurs partis et les simples citoyens Hutu pour les lancer dans le génocide. Plusieurs traversèrent le pays ou
prirent la parole à la radio pour appeler à une solidarité totale de la part de tous les Hutu dans la guerre
contre les étrangers.
14.47. Les administrateurs nationaux constituaient d’importants relais pour le gouvernement intérimaire,
en incitant la population à obéir aux ordres des militaires et en exhortant les Hutu à «travailler avec»,
«assister» ou «soutenir» l’armée. Mais c’est sur le plan local que les administrateurs jouèrent le rôle le
plus important. Les autorités civiles locales avaient la responsabilité de réunir des centaines de personnes
pour conduire les massacres sur les places publiques et de mettre sur pied une organisation civile
responsable de la tenue des barricades, des opérations de recherche et du dépistage des survivants. De
même, ils devaient informer leurs supérieurs de l’évolution de la situation dans leurs secteurs respectifs.
14.48. Les milices des partis représentaient une base d’appui puissante, en particulier lorsque leur nombre
se mit à augmenter après le début du génocide. Organiquement, elles relevaient de différents partis; sur le
terrain, les milices prirent rapidement la tête des opérations de planification, d’organisation et de mise en
oeuvre du génocide. Parce que les membres des milices provenaient de tous les coins du pays, ils
connaissaient personnellement leurs voisins. Cette connaissance s’avéra inestimable dans les massacres
systématiques, maison par maison, qui se prolongèrent pendant plusieurs semaines. Les miliciens étaient
dirigés d’un endroit à un autre, indiquant clairement que leur déploiement était une affaire de priorité
nationale. Une fois sur place, ils se conformaient aux ordres donnés par les militaires.
14.49. Moins d’une semaine après le début du génocide, le gouvernement intérimaire et les forces armées
mirent sur pied une structure formelle pour mobiliser et encadrer les civils, maintenant formés et dirigés
par des soldats à la retraite. Une fois formées et engagées, les forces civiles d’autodéfense, ainsi qu’on les
avait nommées, permirent d’accroître la portée des milices et fonctionnèrent avec une efficacité à la fois
remarquable et sanguinaire. Les deux groupes civils opéraient de concert, gardant les barricades,
patrouillant et combattant ensemble. Elles se dotèrent même d’une structure organisationnelle complexe.
En créant ce système, le gouvernement intérimaire ajoutait une quatrième chaîne de commandement après
les structures militaires, politiques et administratives.
14.50. Derrière les politiciens, les militaires et les administrateurs se profilait un groupe de gens d’affaires
riches et puissants, dont certains avaient été membres de l’Akazu. Ils avaient été réunis par Félicien
Kabuga, qui avait contribué à mettre sur pied la station de radio RTLMC[31]. Le groupe se réfugia en
sécurité sur les rives d’un lac, d’où il conseillait le gouvernement en matière de finances et d’affaires
étrangères. Par exemple, après que les preuves du génocide eurent commencé à circuler à l’extérieur du
pays, le groupe incita le gouvernement à envoyer des délégations à l’étranger afin de diffuser sa propre
version des événements — une recommandation que le gouvernement accepta de plein gré. Kabuga
annonça également la création d’un fonds pour soutenir l’effort de guerre, appelant tous les Rwandais
vivant à l’étranger à y contribuer. Près de 140 000 dollars américains furent ainsi réunis et distribués
«pour aider la population civile à combattre l’ennemi[32].»
14.51. Le colonel BagosoraLe gouvernement intérimaire reçut également l’appui de la direction des
services publics, des entreprises d’État, des entreprises de transport, des hôpitaux et des services de
communication. Ces copains de longue date du Président Habyarimana devaient leur poste et leur richesse
au gouvernement. Certains d’entre eux financèrent les activités des milices et se firent les promoteurs du
génocide auprès de leurs employés[33]. D’autres assurèrent le transport des miliciens ou assassinèrent
eux-mêmes leurs collègues Tutsi. Que ce soit par crainte, opportunisme, conviction ou une combinaison
de ces facteurs, le secteur privé répondit à la campagne des génocidaires en leur fournissant l’argent, le
transport, les armes, l’alcool, l’essence et les autres biens dont ils avaient besoin.
14.52. Bagosora et le gouvernement savaient savait également qu’ils pouvaient compter sur l’appui des
élites intellectuelles, en particulier sur les professeurs de l’Université nationale de Butare, qui avaient déjà
joué un rôle important en reformulant sa propagande haineuse raciste et primitive dans une terminologie
propre à lui assurer une certaine respectabilité[34]. Le corps enseignant était à forte prédominance Hutu.
Un grand nombre d’entre eux provenaient de la région natale d’Habyarimana et avaient bénéficié des
programmes spéciaux que ce dernier avait créés pour leur faciliter l’accès aux études universitaires et à la
formation à l’étranger. Bien que certains universitaires s’abstinrent simplement de toute critique, d’autres
participèrent activement au génocide par leurs écrits ou par des conférences et des appels à la radio. Un
groupe d’intellectuels se désignant eux-mêmes comme les «intellectuels de Butare» diffusa un
communiqué de presse établissant une justification pour le génocide que le gouvernement s’empressa de
reprendre à son compte et qui fut ensuite utilisé par les délégations envoyées à l’étranger pour soutenir le
gouvernement. Lors d’une rencontre organisée par le vice-recteur de l’université, le Premier ministre par
intérim, Jean Kambanda, remercia le corps professoral réuni devant lui pour son appui et ses idées[35].
14.53. La radio fut massivement utilisée pour transmettre les ordres aux milices des partis et aux
Interahamwe, en particulier après que les lignes téléphoniques eurent été coupées à Kigali. Tant RTLMC
que Radio Rwanda transmettaient aux forces sur le terrain des instructions sur les endroits où ériger des
barrages ou mener des recherches. Elles donnaient les noms des personnes visées et des secteurs devant
être attaqués. Le vocabulaire employé donnait toujours l’impression d’un pays en état de siège, appelant
les Hutu à «se défendre» en employant leurs «outils» pour faire leur «travail» contre les «complices de
l’ennemi[36].» Dans les régions rurales, la radio est souvent la seule source d’information. Les appels
constants à tuer les Tutsi et les déclarations constantes selon lesquelles le gouvernement était en train de
gagner la guerre ont aidé à créer une atmosphère incitant de nombreux Hutu ordinaires à participer au
génocide.
14.54. Les messages radio à l’intention des Hutu, conçus avec soin pour s’adresser à leurs sentiments, à
leur esprit et à leur énergie, formaient une habile combinaison de vérités, de demi-vérités, d’information
non pertinente et de mensonges. Les Tutsi avaient — il y a de cela fort longtemps — régné sans pitié
pendant plusieurs générations sur les Hutu. Les Hutu formaient de loin le groupe ethnique le plus
nombreux. Le Burundi donnait la preuve des conséquences de la domination Tutsi pour les Hutu. Les
Tutsi avaient envahi le Rwanda en 1990, déclenchant une terrible guerre civile. Certains Tutsi
continuaient de se croire supérieurs aux Hutu et traitaient ces derniers avec dédain. Le FPR avait
effectivement l’intention de renverser le gouvernement intérimaire et de le remplacer. Ils demanderaient
alors la restitution de territoires et de biens appartenant aux Hutu depuis des générations[37]. Plusieurs
Hutu étaient véritablement terrifiés par le FPR et en colère face aux troubles qu’il avait causés. Tout cela
était sans doute vrai, et il ne faut jamais oublier que la propagande du Hutu Power pouvait se construire
sur une base de crédibilité très solide.
14.55. La propagande se développa donc, dans la plus complète indifférence face à la vérité. Le FPR et
ses complices Tutsi avaient assassiné le Président et planifiaient d’exterminer tous les Hutu. La violence à
l'encontre des Tutsi était le résultat spontané de la rage des Hutu en réponse à l’assassinat de leur
Président et représentait une défense justifiable contre l’agression armée par les Tutsi. Les journalistes
diffusaient des nouvelles sur des caches d’armes appartenant aux Tutsi et des projets d’invasion par les
démons belges et les gouvernements Tutsi de l’Ouganda et du Burundi. De façon répétée, les Tutsi
faisaient face à des accusations de cruauté extrême et de cannibalisme. Les Hutu étaient avisés de se
méfier des infiltrations ennemies et appelés à se regrouper et à utiliser leurs «outils» habituels pour se
défendre. À moins que toutes les «blattes» ne soient éliminées, femmes et enfants compris, ils se
soulèveraient à nouveau pour dominer et brutaliser les Hutu, comme ils l’avaient fait dans le passé et
n’avaient jamais cessé de vouloir le faire à nouveau.
14.56. La station de radio RTLMC avait pris soin dès le début d’attirer ses auditeurs par la diffusion de
chansons populaires et l’emploi d’animateurs talentueux, avant d’entreprendre la diffusion de son
message raciste une fois les habitudes d’écoute bien établies[38]. Durant le génocide, RTLMC entreprit
de diffuser la version Hutu des événements auprès de ses auditeurs. En raison de sa popularité, la station
représentait un outil de choix pour justifier le génocide, transmettre les ordres et inciter la population
Hutu à rejeter la modération et à se battre pour la survie des Hutu. La station apprit également à combiner
l’art et la politique, invitant des auteurs, des poètes et des chanteurs à propager la haine des Tutsi. L’un
des invités les plus fréquents était le poète et chansonnier Simon Bikindi, auteur d’un poème de mirliton
intitulé «Je hais les Hutu», une attaque féroce contre les Hutu qui protègent les Tutsi et collaborent avec
eux[39].
La chaîne de commandement
14.57. Le fonctionnement remarquable de la chaîne de commandement malgré les problèmes de transport
et de communication démontre bien l’excellence des habiletés organisationnelles des instigateurs du
génocide. Le mouvement Hutu Power contrôlait la direction de toutes les structures de l’État —
militaires, politiques et administratives — à tous les niveaux.
14.58. Le colonel Bagosora planifiait et mettait en oeuvre le génocide avec l’aide des plus hauts échelons
de l’appareil militaire, y compris le chef d’État-major (Augustin Bizumungu), le ministre de la Défense
(Augustin Bizimana) et le commandant de la Garde présidentielle (Protais Mpiranya). Les chefs militaires
commandaient la police communale dans tout le pays et déployaient les Interahamwe et les milices des
partis de la façon la plus efficace. Des soldats à la retraite ou démobilisés assuraient la formation,
l’armement puis le commandement des forces civiles d’autodéfense durant les attaques.
14.59. Les dirigeants politiques du mouvement Hutu Power étaient également au centre du génocide,
participant aux réunions et à la prise de décision à tous les niveaux. Ils usaient de leur autorité pour
assembler les milices de leur parti, leur distribuer des armes et les diriger vers les régions du pays où ils
étaient demandés. Il ne fallut pas longtemps aux milices, sous l’impulsion des Interahamwe du MRND et
des Impuzamugambi de la CRD, pour mettre de côté leurs rivalités naturelles et «travailler» ensemble à
l’accomplissement de la campagne de génocide du gouvernement. Avant le 6 avril, les milices, entraînées
ou non, comptaient environ 2 000 hommes, principalement basés à Kigali[40]. Après le début du
génocide, ce nombre gonfla entre 20 000 et 30 000, répartis dans tout le pays. Au niveau local, les partis
attendaient de leurs membres qu’ils servent d’exemples à leurs compatriotes Hutu, identifiant les Tutsi et
les Hutu modérés, assurant la garde des barrages et participant directement aux tueries.
14.60. La structure gouvernementale élaborée du Rwanda permit de mener le génocide avec une
terrifiante efficacité. Le gouvernement transmettait les ordres aux préfets, qui les relayaient aux
bourgmestres, qui à leur tour convoquaient les chefs de secteurs et les conseillers municipaux à des
rencontres locales dans toutes les communes. Ces gens transmettaient ensuite les instructions à la
population. Les bourgmestres étaient principalement chargés de mobiliser des centaines sinon des milliers
de citoyens ordinaires pour chercher, trouver, assassiner et enterrer les victimes. D’autres devaient
contrôler les barrages routiers et effectuer des patrouilles pour découvrir les victimes désignées. Les
dirigeants locaux, hésitants au début, furent menacés de sanctions ou démis de leurs fonctions, et des
citoyens Hutu ordinaires se virent offrir de l’argent, de la nourriture, de l’alcool, des biens volés ou des
propriétés — de puissants incitatifs pour des gens d’une pauvreté extrême. Comme l’avait annoncé la
radio, cette «guerre» devait devenir la responsabilité de tous.
Les tueurs : Garde présidentielle, militaires, élites locales
14.61. Les membres de la Garde présidentielle furent recrutés à peu près exclusivement parmi les
résidants de la province natale du Président Habyarimana et de sa femme. Plusieurs années avant
l’assassinat du Président, la Garde avait été impliquée dans le meurtre d’éminents Tutsi et de dirigeants de
l’opposition. Dans les heures qui suivirent la mort d’Habyarimana, la Garde présidentielle prit la tête des
tueries dans tous les quartiers de la capitale.
14.62. Les Forces Armées Rwandaises (FAR) jouèrent également un rôle important dans le génocide. Les
soldats gardaient les barrages et les points de contrôle sur les routes principales, assuraient la formation
des Interahamwe et des milices des partis et participaient directement au génocide, en particulier dans les
zones urbaines. Les militaires assurèrent également l’organisation de toutes les tueries à grande échelle
ailleurs au pays. La séquence des massacres se répétait de loin en loin. Dans un premier temps, les troupes
lançaient des grenades et des gaz lacrymogènes et mitraillaient les maisons et les refuges des Tutsi.
Ensuite, les Interahamwe, la milice locale ou les forces civiles d’auto-défense entreprenaient le massacre,
avec des machettes et d’autres armes. Enfin, les troupes et les milices formaient des groupes de recherche
afin de dépister et d’assassiner les éventuels survivants[41].
14.63. Les politiciens et les administrateurs locaux jouissaient de pouvoirs étendus. Ils ciblaient les Hutu
modérés, obligeaient les Tutsi à se regrouper dans des lieux publics, incitaient les Hutu à participer au
génocide, distribuaient les armes aux miliciens, imposaient des couvre-feux, établissaient des barrages,
coordonnaient le travail des milices entre les communes et, de façon générale, mettaient tout en oeuvre
pour faciliter la réalisation du génocide. Ils avaient également le contrôle des registres de population et
pouvaient vérifier l’appartenance ethnique des gens de leur village. Parfois, cela pouvait faire la
différence entre la vie et la mort pour les Tutsi qui s’étaient procuré de faux papiers et tentaient de fuir les
massacres.
14.64. Il est important de se souvenir que certains administrateurs et chefs militaires Hutu refusèrent
courageusement de participer au génocide. Par exemple, les préfets de Butare et de Gitarama et plusieurs
bourgmestres de ces districts procédèrent à l’arrestation des assaillants afin de mettre un terme aux
tueries. Dans les circonstances, c’étaient là des gestes héroïques. Malheureusement, à la mi-avril, le
gouvernement était déterminé à faire cesser toute opposition au génocide et entreprit d’assassiner les
dissidents, de les forcer à collaborer ou tout simplement de contourner leur autorité.
Les églises
14.65. Dès les premières heures du génocide, il apparut clairement que le clergé, les prêtres et les
religieuses Tutsi n’échapperaient pas au massacre et que les églises ne seraient pas reconnues comme
sanctuaires. Au contraire, les églises devinrent des lieux privilégiés pour les massacres. Plusieurs églises
devinrent des cimetières. Le premier massacre, au matin du 7 avril, eut lieu au Centre Christus de Kigali.
Les victimes étaient des prêtres et des séminaristes rwandais, des visiteurs et des membres du personnel.
C’était un signe annonciateur des événements à venir : près du quart du clergé catholique devait périr
dans le génocide[42]. Comme l’a dit un missionnaire : «Il n’y a plus de démons en enfer. Ils sont tous au
Rwanda[43].» L’un des aspects les plus extraordinaires de ce génocide est le fait qu’une grande majorité
de ces démons étaient des Chrétiens fervents, assidus à l’Église, massacrant d’autres fervents Chrétiens.
14.66. Malgré le massacre du Centre Christus, les hiérarchies catholique et anglicane ne cessèrent pas
pour autant d’entretenir des relations étroites avec l’establishment Hutu. Elles n’affichaient aucune
neutralité dans leurs sympathies. Il n’est pas exagéré de dire qu’elles furent au moins complices du
génocide pour ne pas, au cours des années — et même durant le génocide — s’être dissociées
catégoriquement de la rhétorique de haine raciale du gouvernement et pour n’avoir pas dénoncé les
manipulations ethniques et les violations des droits de l’homme. Certains croient, comme l’a écrit une
membre de la Conférence des Églises de toute l’Afrique, que «les chaires des églises auraient pu être
utilisées pour faire entendre à la quasi totalité de la population un message fort qui aurait pu empêcher le
génocide. Au lieu de cela, les chefs des Églises sont demeurés silencieux[44].» Comme la Conférence
était «clairement l’incarnation de l’autorité morale dans les communautés», ce silence fut, semble-t-il,
facilement interprété par les Chrétiens ordinaires comme un appui implicite des tueries; en fait, un expert
va même jusqu’à dire que «l’étroite association des chefs de l’Église avec les chefs du génocide [fut
interprétée] comme un message à l’effet que le génocide était conforme aux enseignements de
l’Église[45].»
14.67. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Archevêque de Kigali, un Hutu, était un ferme
partisan du mouvement Hutu Power et avait longtemps servi au sein du comité central du MRND, jusqu’à
ce que Rome l’oblige à quitter ce poste. Les responsables de l’Église catholique ne firent rien pour
décourager les tueries. Lors d’une conférence de presse donnée en juin, plus de deux mois pourtant après
le début du génocide, l’Archevêque anglican refusa de condamner le gouvernement intérimaire en termes
non équivoques[46]. Lorsque ce gouvernement a fui Kigali vers une nouvelle capitale temporaire,
l’Archevêque catholique l’a accompagné. Selon un rapport publié par le Conseil mondial des Églises, les
déclarations des dirigeants religieux semblaient souvent avoir été écrites par un relationniste au service du
gouvernement intérimaire[47].
14.68. Plusieurs prêtres et pasteurs commirent des crimes de trahison haineux, certain sous la menace,
d’autres non. Un nombre important d’éminents Chrétiens prirent part aux tueries, assassinant parfois leurs
propres chefs religieux. Des prêtres remirent d’autres prêtres entre les mains des bourreaux. Des pasteurs
furent témoins du massacre de leur propre famille par des gens qu’ils avaient eux-mêmes baptisés.
14.69. D’étranges variations marquèrent la nature de cette participation. Certains prêtres refusèrent
d’aider les Tutsi, par crainte pour leur propre vie. D’autres protégèrent la majorité des Tutsi qui
cherchèrent refuge dans leurs églises, tout en permettant aux milices de prendre et d’exécuter certains
réfugiés. Plusieurs pasteurs et prêtres se contentèrent de fuir leur paroisse.
14.70. Plus de 60 pour cent des Rwandais, tant Hutu que Tutsi, appartenaient à la religion catholique.
Pourtant, dans tout le pays, les églises furent désacralisées par la violence et le carnage[48]. Les meurtres
étaient souvent commis par des paroissiens : 20 000 personnes furent tuées dans la paroisse de Cyahinda;
au moins 35 000 dans la paroisse de Karama[49]. Les lieux de culte anglicans, protestants, adventistes et
musulmans furent également la scène de massacres. Plusieurs églises ont été transformées en monuments
par le gouvernement actuel, avec rangées sur rangées de crânes, d’ossements et de chiffons témoignant de
ce que des Chrétiens ont fait à d’autres Chrétiens. Seule la petite communauté musulmane du Rwanda
refusa de se laisser emporter par la folie meurtrière.
14.71. Même l’appel du Pape à un arrêt des massacres ne parvint pas à ébranler ses représentants au
Rwanda. Le génocide durait depuis déjà cinq semaines lorsque quatre évêques catholiques, se joignant
aux chefs protestants, publièrent un document un tant soit peu conciliant et, même à ce moment, ils ne
purent s’empêcher de faire autre chose que de blâmer également les deux parties, les appelant toutes deux
à «mettre fin aux massacres[50].» Le mot «génocide» ne fut jamais prononcé[51].
14.72. Nous ne pouvons toutefois mettre le point final à ce chapitre sans souligner les efforts héroïques
d’un grand nombre de chefs religieux qui risquèrent leur vie pour protéger leur peuple et qui furent
assassinés. Nous désirons saluer leur courage face à une situation démentielle. Ils savaient quel pouvait
être le prix à payer pour leur courage, et bon nombre d’entre eux y laissèrent leur vie. Des centaines de
religieuses, de prêtres et de pasteurs, rwandais et étrangers, ont caché des gens faibles et vulnérables,
soigné les blessés, rassuré les terrifiés, nourri les affamés, recueilli les enfants abandonnés, fait face aux
autorités et réconforté ceux qui étaient épuisés et avaient le coeur brisé[52].
14.73. L’Histoire doit reconnaître ces hommes et ces femmes remarquables. L’un de ceux-là est le père
Boudoin Busungu, de la paroisse de Nkanka à Cyangugu, qui se fit connaître par sa grande bonté envers
les gens qui se réfugièrent dans son église. Preuve éloquente du chaos émotionnel suscité par le génocide,
le père de Busungu, Michel, était l’un des dirigeants des Interahamwe; son courageux fils dut fuir vers le
Zaïre[53]. Le père Oscar Nkundayezo, prêtre à Cyangugu, et le frère Félicien Bahizi, étudiant au Grand
séminaire de Kigali, ont également caché autant de gens qu’ils l’ont pu, fournissant nourriture et soins
médicaux aux réfugiés et établissant un réseau sophistiqué qui permit à un bon nombre de réfugiés de fuir
pour se mettre en sécurité[54].
14.74. André Sibomana, prêtre lui aussi, est un militant des droits de l’homme dont le nom mérite d’être
cité aux côtés de ceux des prêtres allemands qui défièrent les Nazis. Éditeur du journal Kinyamateka et
fondateur du groupe ADL (Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés
publiques), il utilisa ces deux plates-formes pour dénoncer le régime et ses abus de pouvoir, rompant avec
l’Archevêque et la hiérarchie, qui continuaient à soutenir Habyarimana sans poser de questions[55].
Enseignants et médecins
14.75. Un nombre substantiel d’enseignants, d’inspecteurs et de directeurs d’école prirent part
directement au génocide. Dans certains cas, les enseignants ont assassiné leurs propres élèves. Dans
plusieurs autre cas, ils ont dénoncé leurs élèves Tutsi aux milices, qui les ont arrachés à leurs classes et
massacrés à coup de fusil et de machettes sous les yeux de leurs camarades de classe. En d’autres
occasions, ils ont refusé de les abriter, les condamnant ainsi à la mort.
14.76. Les génocidaires ont brisé cavalièrement la totalité des rares règles reconnues par le monde entier
pour tenter de rendre un peu plus civilisé un comportement essentiellement incivilisé. Les hôpitaux et les
patients partagent généralement un statut protégé dans un conflit, mais les Interahamwe, les soldats et les
villageois armés ont ignoré la neutralité médicale. Sachant que les blessés auraient besoin de soins
médicaux, ils ont attaqué les hôpitaux et les dispensaires. Les milices armées ont achevé les blessés et
massacré les médecins Tutsi, les infirmières, les assistants médicaux et les travailleurs de la Croix-Rouge
oeuvrant dans ces établissements.
14.77. À leur propre façon, les médecins et le personnel des hôpitaux ont parfois aidé les agresseurs en
refusant aux gens d’utiliser les hôpitaux comme refuges. Les médecins Hutu donnaient leur congé trop tôt
aux blessés Tutsi, quand ils ne refusaient tout simplement pas de les soigner. Comme les milices armées
encerclaient les hôpitaux, les patients obligés de quitter l’hôpital devaient faire face à une mort certaine.
Si les patients refusaient de quitter les lieux, les administrateurs permettaient aux miliciens de venir les
chercher durant la nuit ou tout simplement de les assassiner dans leur lit.
Hutu ordinaires
14.78. En fin de compte, les politiciens, les administrateurs, les intellectuels et les médias ont tous «fait
leur travail» selon l’euphémisme favori des génocidaires. Au début, seuls les Interahamwe et les soldats
tuèrent des Tutsi, mais ils firent rapidement usage de leur autorité pour forcer les Hutu ordinaires à
participer aux massacres. Lorsque le gouvernement national appela les Hutu à se soulever et à anéantir les
Tutsi, des dizaines de milliers de gens ordinaires répondirent à l’appel. Plusieurs étaient des hommes
jeunes, sans emploi, pauvres et sans domicile. D’autres étaient des réfugiés du Burundi, férocement antiTutsi. D’autres étaient des partisans du MRND, provenant des provinces du Nord-Ouest. Plusieurs Hutu
ordinaires ne prirent part aux massacres que parce que leur vie était menacée, ou parce qu’ils obéissaient
aux voix unies de leurs dirigeants, qui les incitaient à participer au génocide. Un grand nombre d’entre
eux étaient attirés par les promesses de terres, de bétail ou de biens matériels qu’on leur faisait miroiter.
Quelle qu’en soit la raison, le Hutu Power transforma une quantité énorme de gens, dans certains cas des
communautés entières, en complices du génocide.
14.79. La question de la responsabilité continue de hanter le Rwanda jusqu’à ce jour. Un complice est-il
coupable au même degré qu’un membre des Interahamwe? Quelqu’un qui a tué sous la contrainte, dans le
cadre d’une foule, qui ne faisait que suivre les ordres, qui n’a tué qu’une seule fois, qui n’a pas tué mais
n’a rien fait pour faire cesser les meurtres — cette personne est-elle coupable de crime contre l’humanité?
Il y avait à ce moment six millions de Hutu au Rwanda, et nous savons que plusieurs soldats et miliciens
ont tué beaucoup plus qu’un concitoyen chacun. Cela veut dire que des millions de Hutu n’ont tué
personne, bien que plusieurs d’entre eux aient aidé à construire les barrages, à enterrer les morts ou à faire
d’autres travaux. Toutes ces questions, à la fois complexes et sensibles, ont causé des dilemmes majeurs
pour le Rwanda et le reste du monde depuis 1994, dans la recherche de la justice et de la réconciliation.
Ce sont des sujets de la plus haute importance pour notre Groupe et nous reviendrons sur cette question
centrale.
Nombre de morts
14.80. En raison de la nature des événements, il a toujours été difficile d’établir le nombre de personnes
tuées dans le génocide. Des sources sérieuses diffèrent d’opinion par des centaines de milliers de morts —
un écart remarquable. Les chiffres les plus crédibles semblent indiquer que le nombre de morts Tutsi se
situe entre un maximum de 800 000 et un minimum de 500 000. Bien que ce soit malheureux, la vérité
nous oblige à dire que nous n’avons aucune façon d’en être certains. Il n’en demeure pas moins que
même en utilisant les estimations les plus conservatrices, plus des trois quarts de la population Tutsi ont
été systématiquement massacrés au cours d’une période dépassant à peine 100 jours[56].
Réfugiés, veuves et orphelins
14.81. Un grand nombre de Rwandais, des millions de personnes, ont fui le génocide et ont trouvé refuge
dans des camps pour personnes déplacées à l’intérieur du pays ou dans des camps de réfugiés dans les
pays voisins. Nous avons noté dans un chapitre antérieur que si les conflits créent des réfugiés, les
réfugiés peuvent aussi donner naissance à des conflits. C’est ce qui allait bientôt se produire de façon
explosive en Afrique centrale, et les contrecoups se font encore sentir. Pour cette raison, nous traiterons
de cette question plus en profondeur dans un chapitre ultérieur.
14.82. En ce qui a trait aux femmes et aux enfants, nous considérons que leur sort est si important que
nous consacrerons un autre chapitre à la question de leur situation après le génocide et durant les années
qui suivront. Ils représentent l’avenir du Rwanda, et il faudra assurer leur santé et leur bien-être pour
redonner la santé à ce pays.
--------------------------------------------------------------------------------
[1] F. Reyntjens, Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l'histoire, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 21 _49.
[2] TPIR, jugement 97-23-S.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] F. Reyntjens, Rwanda. Trois jours..., p. 51-79.
[14] Général Roméo Dallaire
[15] Des Forges, 186.
[16] Ibid., 191.
[17] Ibid., 196-198.
[18] Entrevue avec un informateur crédible.
[19] Des Forges, 188-189.
[20] Ibid., 7-8.
[21] Ibid., 21.
[22] Ibid., 201.
[23] René Lemarchand, «The Rwanda genocide», dans Totten et al. (éd.), Century of Genocide, p. 416.
[24] Des Forges, 284-286.
[25] Ibid., 289.
[26] Prunier, 269-270.
[27] Des Forges, 189.
[28] Ibid., 151.
[29] Ibid, 200.
[30] Ibid., 193.
[31] Ibid., 127 et 242-244.
[32] Ibid., 242-243.
[33] African Rights, Death, Despair, 73-75.
[34] Des Forges, 244-245.
[35] Ibid.
[36] Des Forges, 8.
[37] Ibid., 77-78.
[38] Des Forges, 70.
[39] African Rights, Death, Despair, 75.
[40] Des Forges, 70.
[41] Ibid., 9-10.
[42] African Rights, Death, Despair, 867; Sibomana, 123.
[43] Hugh McCullum, The Angels Have Left Us: The Rwanda Tragedy and the Churches (Genève :
Conseil oecuménique des Églises, 1995), xix.
[44] African Rights, Death, Despair, 895; Des Forges, 246.
[45] Timothy Longman, «Empowering the weak and Protecting the powerful: The contradictory nature
of churches in Central Africa», African Studies Review, 41, 1, 1998, p. 59.
[46] African Rights, Death, Despair, 901.
[47] McCullum, 65.
[48] Des Forges, 43.
[49] African Rights, Death, Despair, 337-345.
[50] McCullum, p. 69.
[51] African Rights, «Rwanda: The Protestant Churches and the Genocide», 2 décembre 1998.
[52] African Rights, Death, Despair, 922.
[53] Ibid., 927.
[54] Ibid., 927-928.
[55] Sibomana, 47.
[56] Voir également F. Reyntjens, «Estimation du nombre de personnes tuées au Rwanda en 1994», dans
S. Marysse et F. Reyntjens (éd.), L'Afrique des grands lacs. Annuaire 1996-1997, Paris, L'Harmattan,
1997,p.179-186.
CHAPITRE 15
LE MONDE DURANT LE GÉNOCIDE : L’ONU, LA BELGIQUE, LA FRANCE ET
L’OUA
Les Nations Unies
15.1. Comme nous l’avons déjà mentionné, le bilan des Nations Unies et du Conseil de sécurité est peu
enviable dans les mois qui ont précédé le génocide. Nous nous devons malheureusement d’ajouter que
leur réaction après l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril ne contribue aucunement
à redorer le blason ni de l’un ni de l’autre.
15.2. Dans les heures qui suivirent l’accident, le général Roméo Dallaire, commandant militaire de la
MINUAR, envoya à New York un câble disant : «Donnez-moi les moyens et je pourrai faire
davantage[1].» Selon un spécialiste des affaires africaines au Pentagone, Dallaire «comprit bien avant tout
le monde ce qui était en train de se produire. Je crois qu’il aurait joué un rôle positif plus actif et peut-être
décisif si on lui avait donné l’autorité pour le faire[2].» Le Secrétariat savait fort bien que l’équipement
dont la MINUAR disposait suffisait à peine à lui permettre de jouer un rôle minimal, encore moins de
mener une intervention plus étendue. Presque immédiatement après le début du conflit, Dallaire et BoohBooh résumèrent leur piètre situation logistique. La plupart des unités avaient de l’eau et des vivres pour
deux jours à peine et du carburant pour trois jours; dans plusieurs cas, c’était moins. Le manque d’armes
légères et de munitions était criant dans toutes les unités.
15.3. La MINUAR n’allait recevoir ni autorité nouvelle ni nouveaux approvisionnements. Dallaire
résume en ces termes la réaction du Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) à la
requête selon laquelle les moyens pour faire mieux devraient lui être octroyés : «Personne à New York ne
s’y était intéressé[3].» Tragiquement pour le Rwanda, la situation n’a jamais intéressé personne parmi
ceux qui comptaient.
15.4. Le lendemain matin, sachant qu’elle était recherchée par les extrémistes Hutu, la Première ministre
Agathe Uwilingiyimana s’enfuit de sa résidence de Kigali et chercha refuge dans un camp de l’ONU situé
près de chez elle. Dallaire téléphona immédiatement à Iqbal Riza à New York, l’informant qu’il serait
peut-être nécessaire d’utiliser la force pour sauver la Première ministre. «Riza se contenta de confirmer
les règles d’engagement : les soldats de la MINUAR ne devaient utiliser leurs armes que s’ils étaient
attaqués[4].» Les assassins avaient donc carte blanche; tant qu’ils n’attaquaient pas directement les
Casques Bleus, ils pouvaient tuer qui ils voulaient. Environ 40 minutes après l’appel de Dallaire à Riza,
des soldats rwandais entraient dans le campement de l’ONU, trouvaient la Première ministre et
l’abattaient sur place.
15.5. Nous devons souligner une exception à l’application rigide du mandat imposé par New York aux
forces de la MINUAR. Quel que fût leur rôle au sein du Conseil de sécurité, la France et les États-Unis ne
se faisaient aucune illusion sur la situation réelle au Rwanda, comme ils le montrèrent immédiatement
après l’attaque de l’avion présidentiel. Comme l’a dit plus tard le général Christian Quesnot, alors chef
des affaires militaires auprès du Président de la France, dans son témoignage devant la Commission
parlementaire d’enquête : «Les dirigeants politiques autant que militaires comprirent immédiatement que
nous nous dirigions dès lors vers un massacre d’une ampleur jamais vue auparavant[5].»
15.6. La France et les États-Unis, suivis de la Belgique et de l’Italie, entreprirent immédiatement de
mettre sur pied un plan d’évacuation de leurs ressortissants. Le 9 avril, un câble en provenance de Kofi
Annan et signé par Iqbal Riza ordonnait à Dallaire de «coopérer avec les commandants français et belges
pour faciliter l’évacuation de leurs ressortissants et d’autres résidants étrangers demandant à être évacués
[...] Vous devez prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas compromettre votre impartialité ni
outrepasser votre mandat, mais vous avez la discrétion de le faire si cela s’avère essentiel pour permettre
l’évacuation des ressortissants étrangers. Ceci ne comprend pas, je répète ne comprend pas, la
participation aux combats, sauf en cas d’auto-défense[6].»
15.7. Seuls la Commission Carlsson et notre Groupe ont eu l’autorisation d’étudier les dossiers
confidentiels des Nations Unies se rapportant à cette période. Dans la mesure où nos deux enquêtes ont
permis de le constater, ce fut la seule occasion pendant toute la durée de la mission de la MINUAR où
Dallaire fut autorisé de quelque manière à utiliser sa discrétion «d’agir hors des limites de son mandat» et
l’objet de cette exception ne peut être plus clair : «[...] si cela s’avère essentiel pour permettre
l’évacuation des ressortissants étrangers.» Cette latitude ne lui fut jamais accordée pour la protection de
citoyens rwandais. Le Secrétariat ne savait que trop que les États-Unis, surtout, ne donneraient jamais leur
accord à une intervention armée des forces de l’ONU à cette fin. Mais il savait également que tous les
gouvernements occidentaux accepteraient — même exigeraient — l’autorisation pour les Casques Bleus
de franchir ces limites afin d’assurer le sauvetage des expatriés. Des millions de spectateurs à travers le
monde ont vu les documentaires télévisés montrant des soldats occidentaux escortant des Blancs vers la
sécurité au milieu de foules de Rwandais qui allaient bientôt être massacrés[7]. Nous condamnons ces
pays et ces bureaucrates de l’ONU coupables d’avoir pratiqué de façon flagrante deux poids, deux
mesures.
15.8. Il est tout aussi important de souligner ce qui ne s’est pas produit durant ces quelques premiers
jours. Tout à coup, quelque 1 500 soldats français, belges et italiens, bien entraînés et bien armés, firent
leur apparition dans les rues de Kigali (les Américains avaient aussi des troupes à 20 minutes seulement
de distance, à Bujumbura). Ce sont ces troupes européennes que les soldats de la MINUAR avaient reçu
l’ordre d’aider pour évacuer les ressortissants. Pourtant, ces soldats ne reçurent jamais l’ordre de quitter
l’aéroport pour se joindre aux forces de la MINUAR afin de protéger la vie des Rwandais. Dès que
l’évacuation des ressortissants fut complétée, les troupes disparurent, laissant la MINUAR et le peuple
rwandais encore une fois isolés.
15.9. Comme nous le verrons bientôt, le lendemain de l’accident, les soldats du gouvernement battirent et
tuèrent dix Casques Bleus belges désarmés. Les politiciens belges paniquèrent et rappelèrent
immédiatement le reste de leurs troupes. Comme les Belges constituaient le tiers des 1 260 militaires de la
MINUAR, ce fut un désastre que Dallaire qualifia de «coup terrible pour la mission[8].» Il fit également
valoir clairement un point que nous avons déjà souligné : outre l’aberration que constitue l’assassinat des
soldats belges, délibérément ciblés par les extrémistes Hutu pour des raisons stratégiques, il suffisait d’un
petit nombre de Casques Bleus pour protéger un grand nombre de civils rwandais. Dès le 8 avril, Dallaire
informa New York que «les camps de la MINUAR abritent des civils terrifiés par une campagne brutale
de terreur et de purification ethnique[9].» Le gouvernement belge resta impassible. Il décida que
l’humiliation serait au moins atténuée si elle était partagée et il entreprit de faire campagne auprès des
membres du Conseil de sécurité pour que la MINUAR soit entièrement dissoute.
15.10. Le DOMP répondit en présentant deux nouvelles options au Conseil de sécurité : garder la
MINUAR sur place, sans le contingent belge, pour une période supplémentaire de trois semaines, ou
rappeler immédiatement la MINUAR et ne laisser sur place qu’une présence symbolique des Nations
Unies. La première option était conditionnelle à ce qu’il y ait un cessez-le-feu réel, les deux parties
acceptant d’assurer la loi et l’ordre ainsi que la protection des civils dans les secteurs sous leur contrôle.
Les belligérants devaient être informés que s’ils ne parvenaient pas à un accord avant le début de mai, la
MINUAR serait retirée du pays. Ces propositions furent faites le 13 avril. Le génocide venait de
commencer le 12 avril; les leaders des génocidaires venaient d’annoncer que tout Hutu digne de ce nom
devait maintenant se rallier à la campagne d’extermination complète des Tutsi du Rwanda. Malgré cela,
les Nations Unies semblaient continuer de croire que les dirigeants extrémistes Hutu craindraient tant le
retrait de la MINUAR qu’ils se conformeraient aux exigences de l’ONU. C’était comme si New York
n’avait jamais voulu comprendre les réalités les plus fondamentales de la situation au Rwanda.
15.11. De toute évidence, certains membres des Nations Unies avaient compris. Le 13 avril également, le
Nigeria, membre temporairement du Conseil de sécurité, soumit une proposition de résolution au nom du
caucus des pays non-alignés des Nations Unies demandant le renforcement de la MINUAR et un
élargissement de son mandat. De l’avis de notre Groupe, il semble qu’il s’agissait là de la réaction la plus
évidente et la plus appropriée aux événements qui se déroulaient alors au Rwanda. Le Nigeria fit
également valoir que les inquiétudes du Conseil de sécurité ne devaient pas se limiter à la sécurité des
étrangers, mais inclure aussi la protection des civils rwandais. Cette approche ne sembla jamais prise au
sérieux. Quand les ambassadeurs occidentaux se mirent à demander un consensus, même le Nigeria se
rendit compte que sa proposition était une cause perdue et il la retira[10]. Boutros-Ghali préférait la
première option proposée par le DOMP, mais il entendait se tourner vers la seconde si la situation ne
progressait pas. Le représentant britannique prit la tête du groupe en appuyant la proposition belge de
retrait complet de la MINUAR[11]. L’administration Clinton fit valoir que les opérations de maintien de
la paix n’avaient pas de rôle utile à jouer au Rwanda dans les circonstances; autrement dit, la MINUAR
ne pouvait être efficace, parce que la rendre efficace aurait impliqué des risques réels. La nature extrême
de cette position fit qu’elle fut abandonnée, même par ceux qui étaient d’accord en principe, et la GrandeBretagne comme les États-Unis se rallièrent à la proposition de maintenir une présence symbolique des
Nations Unies.
15.12. Mis à part l’échec absolu des puissances mondiales à placer les intérêts du peuple rwandais avant
leurs propres intérêts politiques, l’aspect le plus significatif de ces propositions avait trait au fait qu’elles
ne faisaient aucunement mention des massacres en cours, déjà connus de tous à l’époque. Instinctivement,
on tenait pour acquis que ces massacres étaient un sous-produit de la guerre. On croyait qu’en laissant les
Nations Unies, partie neutre, mettre fin à la guerre, le massacre des innocents prendrait fin. Ceux qui
étaient sur place comprenaient et tentaient de faire valoir une réalité différente : c’était un vrai génocide,
sans lien aucun avec la guerre. Il fallait pour les Tutsi que le génocide prenne fin, quelle que fût l’issue de
la guerre.
15.13. Mais les grandes puissances, États-Unis en tête, refusaient d’utiliser le mot génocide, encore moins
de convenir que c’était exactement ce dont il s’agissait, ni même de comprendre que les massacres étaient
un événement en soi. Au lieu de cela, la principale préoccupation du Conseil de sécurité tout au long du
conflit fut de conclure un cessez-le-feu immédiat dans la guerre entre le FPR et le gouvernement qui avait
succédé à Habyarimana et de ramener les parties à la table de négociation. Nous pouvons nous estimer
heureux que cette exigence à courte vue n’ait jamais été acceptée, sans quoi un cessez-le-feu aurait tout
simplement permis aux génocidaires de continuer le massacre des Tutsi sans avoir à s’inquiéter de
l’avance des forces du FPR.
15.14. Le 17 avril, Dallaire envoya au général Baril un câble l’informant que, de plus en plus
démoralisées, les troupes de la MINUAR non seulement ne protégeaient plus les civils, mais les
remettaient entre les mains des génocidaires sans combattre. On sait également que plusieurs personnes
— dont Joseph Kavaruganda, ancien juge en chef, Boniface Ngulinzira, ancien ministre des Affaires
étrangères et Landoald Ndasingwa, ministre du Travail et des Affaires sociales — furent abandonnées par
les soldats de la MINUAR et brutalement assassinées, le dernier avec sa mère, sa femme et deux de ses
enfants[12]. Le 21 avril, dix jours après le début du génocide, le Conseil de sécurité adopta une résolution
dans laquelle les membres se disaient «consternés par l’étendue de la violence au Rwanda, qui a entraîné
la mort de centaines de milliers de civils innocents, dont des femmes et des enfants [...]» avant de voter à
l’unanimité la réduction de la MINUAR à une force symbolique de 270 hommes et de limiter son mandat
en conséquence. Heureusement, Dallaire «tarda» à donner suite à la résolution et parvint à conserver
environ 450 hommes[13].
15.15. Les grandes puissances étaient peut-être consternées, mais elles n’en ont pas moins refusé de
s’engager. Selon James Wood, à l’époque affecté depuis huit ans au Pentagone à titre de sous-secrétaire
d’État aux Affaires africaines, le gouvernement américain savait, «entre 10 et 14 jours» après le crash,
que les massacres avaient été «prémédités, soigneusement planifiés et exécutés selon les plans avec la
complicité totale du gouvernement rwandais alors en place[14].» Après tout, il incombait aux «gens qui
suivent ces affaires de près, à l’État-major interarmées, aux services de renseignements de la Défense ou
au bureau du secrétaire de la Défense[15]» de savoir ces choses.
15.16. Il n’y avait aucun problème de manque d’information aux États-Unis. Human Rights Watch et le
US Committee for Refugees, qui obtenaient leurs renseignements directement du Rwanda, ont tenu
régulièrement des points de presse et publié des mises à jour sur le cours des événements. Le fait qu’il
s’agissait d’un génocide ne faisait plus aucun doute quand, deux semaines plus tard, le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) estima qu’il y avait déjà probablement des centaines de milliers
de morts et que l’ampleur de la tragédie humaine dépassait de loin tout ce dont il avait été témoin.
Parallèlement, la stratégie du Conseil de sécurité menée par les États-Unis fut condamnée pour son
irrationalité. Par exemple, Human Rights Watch se hâta de rappeler aux Nations Unies que «l’objectif des
autorités n’était pas de maintenir la paix» à Kigali et qu’un «cessez-le-feu entre des parties en guerre
serait largement inadéquat compte tenu des carnages de non-combattants perpétrés aux quatre coins du
Rwanda […] par l’armée et les milices[16].»
15.17. James Wood, l’ex-spécialiste des affaires africaines au Pentagone, croit que «le principal problème
à l’époque était l’absence de leadership, ce qui était délibéré et calculé parce que tant en Europe qu’à New
York ou à Washington, les décideurs politiques ne voulaient pas faire face à la situation. Ils ne voulaient
pas admettre ce qui se passait, ni qu’ils savaient ce qui se passait, parce qu’ils ne voulaient pas porter la
responsabilité de l’organisation d’une mission humanitaire — probablement dangereuse — pour contrer
un génocide [...] Je crois que tout cela [faire comme si ce n’était pas un génocide] n’était qu’un écran de
fumée pour escamoter une politique déterminée d’avance : ‘N’intervenons pas dans ce désastre; laissons
les Africains s’en charger eux-mêmes’[17].»
15.18. Mais le Rwanda n’allait pas disparaître si facilement de l’actualité. Les histoires d’horreur se
multipliaient de jour en jour et ne pouvaient plus être ignorées. À la fin d’avril, on signalait que plus de
200 000 personnes avaient déjà été tuées. Le 28 avril, l’ambassadeur du Nigeria reconnaissait ce que tout
le monde hors des circuits diplomatiques savait déjà : on consacrait beaucoup trop d’efforts aux
négociations de cessez-le-feu et pas suffisamment à la prévention d’autres massacres.
15.19. Pourtant, sur le terrain, le personnel des Nations Unies continuait de prétendre que l’ONU était
«neutre» au Rwanda, une attitude qui lui permettait ostensiblement de jouer le rôle d’intermédiaire
honnête tentant de négocier un cessez-le-feu. Le Représentant spécial Jacques-Roger Booh-Booh refusait
de critiquer le gouvernement intérimaire, alors même que ses principaux membres incitaient activement la
population au génocide; à l’inverse, si l’une des parties faisait l’objet de critiques, il s’employait
scrupuleusement à rééquilibrer la situation en critiquant l’autre partie. Nous regrettons profondément que
Booh-Booh n’ait pas insisté et qu’il ait échoué à faire comprendre à New York que les génocidaires
devaient être amenés à assumer leurs agissements haineux. Même à la fin d’avril et au début de mai, les
points de presse quotidiens donnés à Nairobi par les représentants de l’ONU continuaient de rappeler que
les Nations Unies devaient être «perçues comme neutres» ou que «nous ne devons pas donner
l’impression de prendre parti pour l’un ou l’autre camp[18].»
15.20. Quelques années après, dans un rapport sur l’échec de l’enclave de Srebrenica en Bosnie en 1995,
le Secrétaire général Kofi Annan écrivit que l’une des questions majeures soulevées au cours de ces
terribles circonstances était une idéologie institutionnelle d’impartialité [de la part de l’ONU] même
lorsqu’elle était en présence d’une tentative de génocide […] Certainement des erreurs de jugement
étaient commises [par l’ONU] […] erreurs qui trouvaient leurs racines dans une philosophie
d’impartialité et de non-violence totalement incompatible avec le conflit en Bosnie. En effet, conclut-il,
négocier pendant la guerre avec «les architectes et exécuteurs de la tentative de génocide en Bosnie […]
équivalait à un apaisement[19].»
15.21. Pour le Rwanda en 1994, il fallut attendre jusqu’à la fin d’avril avant que Boutros-Ghali ne réalise
à quel point sa position était peu judicieuse. La Commission Carlsson critique sa passivité jusqu’à ce
moment. «Le Secrétaire général peut avoir une influence marquante sur les décisions prises par le Conseil
de sécurité, et a la capacité de mobiliser la volonté politique des États membres autour des grandes
questions à l’ordre du jour. Boutros-Ghali était absent de New York durant la plus grande partie du
génocide. La Commission comprend que le Secrétaire général ne peut être présent à toutes les réunions du
Conseil de sécurité. Les archives montrent toutefois des communications quasi-quotidiennes informant le
Secrétaire général du déroulement des événements à Kigali et au siège de l’Organisation relativement au
Rwanda, avec parfois des réponses et des commentaires du Secrétaire général. La Commission conclut
que le Secrétaire général était tenu informé des principaux développements au Rwanda. Toutefois, le rôle
du Secrétaire général face au Conseil dans de véritables situations de crise comme celle du génocide
rwandais ne peut que dans une faible mesure être joué à distance. Sans des contacts personnels directs
entre le Secrétaire général et l’ensemble du Conseil de sécurité ou chacun de ses membres, l’influence du
Secrétaire général sur le processus de prise de décision ne peut être aussi efficace ni aussi forte que s’il
était présent[20].»
15.22. Finalement, un peu plus d’une semaine après la décision du Conseil de sécurité de réduire la
MINUAR, Boutros-Ghali se fit abruptement l’avocat d’une intervention plus musclée des Nations Unies.
Il avait finalement compris que la priorité n’était pas d’agir à titre de médiateur neutre dans une guerre
civile, mais de mettre un terme aux massacres de civils. Il n’était toutefois pas encore prêt à admettre la
réalité d’un génocide délibérément planifié et exécuté. Au contraire, jusqu’à la fin d’avril, Boutros-Ghali
continua d’affirmer que les massacres étaient la conséquence de violences déraisonnées mais
probablement inévitables entre deux groupes ethniques se détestant profondément. Ce fut une approche
particulièrement malheureuse de la part du Secrétaire général puisqu’elle venait renforcer l’argument
principal des génocidaires, à savoir que la crise découlait d’animosités ethniques historiques plutôt que
d’assassinats massifs organisés[21].
15.23. Malgré cela, des vies pouvaient encore être sauvées et le Secrétaire général poussa le Conseil de
sécurité à reconsidérer sa décision de rester militairement passif et politiquement neutre. Le Conseil
n’était toutefois pas pressé d’agir. Malgré ce qui se passait au Rwanda, il semble que le Conseil avait
besoin d’autres pourparlers et d’autres documents. À chaque occasion, comme nous l’avons vu plus tôt,
l’ambassadrice des États-Unis Madeleine Albright s’empressait de dresser des obstacles sur la voie d’une
décision rapide en vue d’une action efficace. Finalement, le 17 mai, le Conseil de sécurité accepta la mise
sur pied de la MINUAR II avec 5 500 hommes et un mandat Chapitre 7 lui permettant d’avoir recours à la
force nécessaire pour mener sa mission à bien.
15.24. La résolution imposait un embargo sur les armes à destination du Rwanda, décision à laquelle
s’opposa l’envoyé du gouvernement génocidaire qui représentait toujours le Rwanda au Conseil de
sécurité. Le fait que le Hutu Power siège au Conseil de sécurité a offensé un grand nombre de personnes
tout au long du génocide, mais cette situation a perduré jusqu’aux derniers jours de la guerre, quand
l’armée du FPR a chassé le gouvernement du pays. Le lendemain de l’accord donnant naissance à la
MINUAR II, Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, accompagné de Jean-Bosco
Barayagwiza, chef du parti génocidaire CDR, prit la place réservé au Rwanda au Conseil de sécurité.
Dans un discours raciste et enflammé, Bicamumpaka tenta de justifier le génocide, prétendit que des
centaines de milliers de Hutu avaient été assassinés par le FPR. Une minorité seulement des membres du
Conseil dénoncèrent le ministre et le gouvernement au nom duquel il avait pris la parole[22]. Au cours
des mois pendant lesquels son gouvernement présida au génocide, l’ambassadeur rwandais ne fut jamais
empêché de voter, pas même sur les questions touchant directement son pays[23]. C’est cet incident
humiliant qui entraîna la Commission Carlsson à recommander que l’on étudie «plus à fond la possibilité
de suspendre la participation des représentants d’un État membre au Conseil de sécurité dans des
circonstances aussi exceptionnelles que celles de la crise au Rwanda[24].»
15.25. Désormais, la MINUAR II existait, apparemment une victoire du bon sens. Mais elle n’existait que
sur papier. Rien n’avait changé, comme ceux du milieu l’avaient prédit. «Il ne se produira absolument
rien. C’est un beau document, mais qui a bien peu de chance d’être mis en application [...] Les États
membres n’accorderont pas les ressources permettant de réaliser ce plan[25].» Deux semaines après la
résolution créant la MINUAR II, Boutros-Ghali présenta son rapport au Conseil de sécurité. Il avait
envoyé une mission d’observation au Rwanda et ses observations l’avaient passablement ébranlé. Le
rapport contenait une description précise des horreurs des sept semaines précédentes qui faisait état d’une
«frénésie de massacres» et estimait entre 250 000 et 500 000 le nombre de personnes ayant déjà trouvé la
mort. De manière significative, il déclara que les massacres et les tueries avaient été systématiques et
qu’il n’y avait que «peu de doute» que la situation constituait un génocide[26].
15.26. Les conclusions du Secrétaire général étaient très dures : «Le temps mis par la communauté
internationale à réagir au génocide rwandais montre son incapacité à répondre rapidement par une action
prompte et décisive aux crises humanitaires entrelacées avec un conflit armé. Ayant rapidement ramené la
MINUAR à une présence symbolique sur le terrain parce que son mandat initial ne lui permettait pas
d’intervenir au moment où le carnage commençait, la communauté internationale semble paralysée à
réagir près de deux mois plus tard, et même au nouveau mandat établi par le Conseil de sécurité. Nous
devons admettre qu’à cet égard, nous avons failli dans notre réponse à l’agonie du Rwanda, et que nous
avons, ce faisant, acquiescé à la perte continue de vies humaines[27].»
15.27. Boutros-Ghali recommanda que les deux tâches principales de la MINUAR II soient de protéger
les civils menacés et d’assurer la sécurité des missions d’aide humanitaire. Une semaine plus tard — trois
semaines entières après l’établissement de la MINUAR II et après qu’une série d’obstacles dressés par les
Américains eurent été surmontés — le Conseil de sécurité endossa finalement ces objectifs et appela
instamment les États membres à répondre rapidement à la demande de ressources lancée par le Secrétaire
général. Même à ce stade, une majorité de membres du Conseil, avec l’ambassadrice des États-Unis
Madeleine Albright en tête, continuait de refuser de reconnaître dans le drame du Rwanda un génocide,
par crainte des obligations juridiques découlant de la Convention sur le génocide qui leur imposait de
prendre des mesures efficaces une fois l’existence d’un génocide reconnue.
15.28. De plus, encore une fois grâce aux États-Unis, il y eut un nouveau délai extraordinaire. Cette foisci,
ce fut une question d’argent. L’administration Clinton avait promis de fournir à la MINUAR 50
véhicules blindés de transport de troupes qui, selon Dallaire, pouvaient jouer un rôle important dans la
libération des civils encerclés. Washington décida de négocier avec l’ONU les conditions de location des
véhicules et de les négocier à partir d’une position de force. Avant d’autoriser l’envoi des véhicules
blindés au Rwanda, la nation la plus riche du monde augmenta l’estimation de coût initiale de moitié et
exigea ensuite que les Nations Unies (envers qui les États-Unis avaient déjà une dette énorme) assument
le coût du retour des véhicules à leur base en Allemagne. Le coût global de l’exercice était évalué à 15
millions de dollars américains.
15.29. Ce n’était pas tout. Une fois que l’administration eut accepté en principe de fournir les véhicules
«au lieu d’assurer le leadership de l’opération à travers la bureaucratie du Pentagone afin de rendre les
véhicules à destination le plus rapidement possible, l’affaire se déroula de la manière la plus lente et la
plus tortueuse, de sorte que lorsque les véhicules furent enfin prêts à être envoyés au Rwanda, tout était
fini. Il aurait été trop tard de toute façon [...] ils [les bureaucrates] s’enfermèrent dans des questions sans
fin sur la terminologie de contrat, le type de lettrage à appliquer sur les véhicules [...] la couleur [...] et
toutes sortes d’autres détails. Toutes ces choses peuvent être résolues en une ou deux rencontres [...] ou
vous pouvez les laisser s’étirer sur des mois, ce qui est exactement ce qui s’est produit. Le temps qu’il
faudrait [...] pour les mettre en route devint presque un sujet de plaisanteries. Pour moi, la situation
démontrait clairement l’absence totale d’intérêt de nos [les États-Unis] décideurs, dans cette situation, à
soutenir l’ONU dans son intervention[28].»
15.30. Les véhicules de transport de troupes arrivèrent finalement en Ouganda le 23 juin et y restèrent.
Aucun véhicule n’était encore entré au Rwanda quand le FPR a gagné la guerre et que le génocide a pris
fin, le 17 juillet.
15.31. Le fait qu’on ait été incapable de trouver à transporter un contingent éthiopien entièrement équipé,
entraîné et disponible pour servir au sein de la MINUAR II est tout aussi inquiétant. Aucune des
puissances occidentales qui avaient immédiatement envoyé des avions pour rapatrier leurs ressortissants
après la mort du Président Habyarimana n’était en mesure d’apporter son aide. Le 25 mai, le
gouvernement éthiopien s’était formellement engagé à fournir 800 soldats; on ne put leur trouver un
transport avant la mi-août, plus d’un mois après la fin du génocide[29].
15.32. En fait, aucun soldat rattaché à la MINUAR II — seule intervention positive du Conseil de sécurité
durant tout le génocide — ne mit le pied au Rwanda avant que la victoire militaire du FPR ne mette un
terme aux massacres. Du début à la fin, le bilan de l’ONU dans l’affaire du Rwanda a été incroyablement
déconcertant. Le peuple et le gouvernement du Rwanda considèrent qu’ils ont été trahis par la
communauté internationale et nous sommes d’accord avec eux. Qui sont les responsables? La
Commission Carlsson s’est surtout penchée sur le Secrétariat et lui attribue la plus grande part de
responsabilité, en particulier au Secrétaire général et au Département des opérations de maintien de la
paix sous Kofi Annan. Comme Dallaire l’a rappelé par la suite : «Soixante-dix pour cent de mon temps et
de celui de mon État-major était consacré à une bataille administrative dans le cadre de la structure
administrative et logistique quelque peu constipée des Nations Unies[30].»
15.33. D’autres sont profondément en désaccord et considèrent qu’on cherche un «bouc émissaire» en
blâmant les services civils de l’ONU. Chose intéressante, ce groupe comprend entre autres le général
Dallaire. Pour lui, le principal coupable n’est pas le Conseil de sécurité, mais plutôt certains membres de
ce Conseil. «Les coupables sont principalement les puissances mondiales», a-t-il indiqué à notre Groupe.
«Dans leur propre intérêt, ils avaient déjà décidé que le Rwanda était sans importance. Dans les faits, il y
a le Secrétariat des Nations Unis, le Secrétaire général et le Conseil de sécurité, mais dans mon esprit, il y
a quelque chose au-dessus de tout cela. Il y a quelque chose au-dessus du Conseil de sécurité. Il y a une
rencontre de puissances qui ont les mêmes opinions et qui prennent leurs décisions avant même que le
Conseil de sécurité soit saisi d’une question. Ces pays avaient plus de sources d’information que moi sur
le terrain et ils savaient exactement ce qui se passait au Rwanda[31].»
15.34. Il apparaît sans doute déjà clairement au lecteur que le personnel du Secrétariat des Nations Unies
fut bien autre chose qu’un groupe de fonctionnaires exécutant les souhaits de leurs maîtres politiques au
sein du Conseil de sécurité. À plusieurs reprises, ils imposèrent à la MINUAR les contraintes les plus
étroites, lui refusant la plus élémentaire flexibilité alors même que des vies étaient directement menacées.
La seule exception à cette règle fut au moment où les vies menacées étaient celles d’expatriés qu’on
évacua frénétiquement du pays après le 6 avril.
15.35. Le Secrétariat n’a pas exercé son droit d’intervenir devant le Conseil de sécurité en tentant de
persuader les membres du besoin urgent de prendre des mesures actives. En fait, les membres non
permanents du Conseil étaient parfois laissés dans l’ignorance la plus complète. Par exemple,
l’ambassadeur tchèque à l’époque se plaignit du fait que «le secrétariat ne nous donnait pas toute
l’information. Il en savait davantage que ce qu’il disait et les membres comme nous ne pouvaient établir
s’il s’agissait vraiment d’une guerre civile ou d’un génocide[32].» Leur bilan à cet égard est une tache
honteuse au dossier des Nations Unis et au leur, comme le Secrétaire général Kofi Annan, successeur de
Boutros-Ghali, le reconnut dans sa réponse au rapport de la Commission Carlsson : «J'accepte pleinement
leurs conclusions, y compris celles qui mettent en cause certains membres du Secrétariat de
l'Organisation, dont moi-même[33].»
15.36. Quelles sont les conclusions acceptées par Annan, cela n’apparaît pas clairement. Environ 18 mois
plus tôt, comme le Président Clinton, il s’était rendu à Kigali et avait lui aussi présenté des excuses,
affirmant qu’«aux heures les plus sombres de son histoire, le monde a abandonné le peuple du Rwanda
[...] Nous tous qui nous préoccupons du Rwanda, qui avons été témoins de ses souffrances, nous aurions
voulu pouvoir prévenir le génocide[34].» L’explication du Secrétaire général était remarquablement
similaire à celle du Président des États-Unis. «Lorsque nous regardons en arrière», dit-il devant le
Parlement rwandais, «nous voyons les signes que nous n’avons alors pas su reconnaître. Nous savons
maintenant que ce que nous avons fait n’était pas suffisant, pas suffisant pour protéger le Rwanda contre
lui-même[35].» Les parlementaires rwandais, qui n’avaient quant à eux aucun doute sur le fait que ces
signes étaient connus, étaient furieux contre de tels propos du Secrétaire.
15.37. Par ailleurs, les acteurs des événements de 1994 ne partagent pas tous le sentiment de contrition
d’Annan. Iqbal Riza, commandant adjoint du DOMP et à l’époque chef d’État-major des opérations de
maintien de la paix, continue de rejeter toute responsabilité pour la tragédie rwandaise. Bien sûr, il
regrette la tragédie et reconnaît qu’une initiative plus rigoureuse de l’ONU à l’époque aurait pu sauver
des vies humaines. Mais il insiste : «Avec tout le respect que je dois aux morts, les responsables de cette
tragédie sont ceux qui ont planifié les massacres. Ce sont eux qui sont responsables de ces morts[36].»
C’est pourtant ce même Riza qui refusa unilatéralement l’autorisation sollicitée par Dallaire le 11 janvier
de confisquer une cache d’armes et qui lui ordonna plutôt d’en informer Habyarimana. Trois ans plus
tard, il expliqua à un journaliste de télévision pourquoi il n’avait pas pris au sérieux la déclaration d’un
informateur selon laquelle il existait un plan en vue d’éliminer tous les Tutsi de Kigali. «Écoutez, les
cycles de violence au Rwanda se répètent depuis 1960 — Tutsi contre Hutu, Hutu contre Tutsi. Je suis
désolé de paraître cynique, mais ce n’était rien de nouveau. Ce qui avait commencé dans les années 60
s’était poursuivi dans les années 70 et 80 et se répétait encore une fois dans les années 90[37].»
15.38. Cette déclaration était incompatible avec les faits. Comme nous l’avons montré plus tôt, il n’y a eu
à peu près aucune violence entre les deux groupes durant la plupart des années 70 et durant toutes les
années 80. Après 17 années de paix ethnique, le ressentiment anti-Tutsi et les massacres n’ont débuté
qu’à la suite de l’invasion menée par les forces du FPR en octobre 1990, moins de trois ans plus tôt. En
réalité, ce sont ces années qui constituaient une aberration. Notre Groupe est extrêmement troublé de
constater que l’un des membres les plus élevés dans la hiérarchie du Secrétariat continue de ne voir dans
le génocide que l’expression d’une quelconque rivalité tribale et de croire que ses actions n’ont eu aucun
impact sur les événements au Rwanda.
15.39. D’un autre côté, quels qu'aient pu être les préjugés de certains de ses représentants, nous ne
pouvons concevoir que le Secrétariat ait pu adopter une approche aussi négligente si le Conseil de
sécurité avait choisi de faire tout en son pouvoir pour empêcher le génocide ou y mettre fin. Comme nous
l’avons dit précédemment, un grand nombre d’organisations externes doivent assumer une part de
responsabilité dans ce qui s’est produit au Rwanda — les églises, les institutions financières
internationales et tous les organismes humanitaires qui adoraient travailler dans le Rwanda
d’Habyarimana et dont les largesses ont rendu possible l’accroissement de la capacité de coercition de
l’État[38], de même que toutes les nations qui ont ignoré la tournure résolument ethnique que prenait
l’administration rwandaise et qui ont détourné le regard des massacres ethniques qui avaient commencé
en 1990.
15.40. Néanmoins, au-delà de tout cela, les preuves démontrent clairement qu’il y a un petit nombre
d’importants acteurs dont l’intervention aurait pu directement prévenir le génocide, y mettre fin ou en
réduire grandement l’importance. Il s’agit de la France dans son intervention au Rwanda; des États-Unis
au Conseil de sécurité avec le soutien indéfectible du Royaume-Uni; et de la Belgique, qui s’est enfuie du
Rwanda pour tenter ensuite de démanteler complètement la MINUAR après le début du génocide. Le
Représentant permanent du Nigeria aux Nations Unies, l’ambassadeur Ibrahim Gambari, nous a rappelé
que «toutes les imperfections des Nations Unies sont attribuables à ses membres», ce qui l’a amené à
conclure que «sans l’ombre d’un doute, ce fut le Conseil de sécurité, et en particulier ses membres les
plus influents, ainsi que la communauté internationale dans son ensemble, qui ont failli à leurs obligations
envers le peuple du Rwanda aux heures les plus sombres de son histoire[39].» Comme l’ont dit avec
amertume le général Dallaire et son commandant adjoint, le colonel Marchal, «la communauté
internationale a les mains souillées de sang[40].»
15.41. Le prix de cette trahison a été payé par un nombre incalculable de Rwandais en grande majorité
Tutsi, dont les noms resteront à jamais inconnus du reste du monde. Par contre, aucun des acteurs clé du
Conseil de sécurité ou du Sécrétariat qui ne réussirent pas à empêcher le génocide principaux au Conseil
de Sécurité ou au Secrétariat responsable de cette trahison n’a jamais payé quelque prix que ce soit.
Aucune démission n’a été demandée. Personne n’a donné sa démission pour des raisons de principe. La
carrière de plusieurs est devenue hautement florissante depuis 1994. Il semble que la règle du jour soit
l’impunité internationale et non la responsabilité internationale.
La Belgique
15.42. Les Belges ont joué un rôle diplomatique important au Rwanda dans les années qui ont précédé le
génocide. Des troupes ont été envoyées immédiatement après l’incursion du FPR d’octobre 1990 afin de
protéger la forte population belge du pays — quelque 1 700 personnes, un reliquat de l’époque coloniale
— mais lorsqu’il apparut évident que les citoyens belges n’étaient pas menacés du tout, les troupes furent
rapidement retirées. Dans une initiative impressionnante, le Premier ministre belge, Willy Martens, et son
ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, se rendirent en Afrique orientale deux semaines plus tard
afin de rencontrer les Présidents du Rwanda, de l’Ouganda et du Kenya pour tenter une médiation
régionale. Des différends politiques au pays sur la question rwandaise mirent toutefois rapidement un
terme aux interventions et les soldats belges rentrèrent au pays avant la fin du mois[41].
15.43. Au cours des quelques années qui ont suivi, la Belgique a émergé comme le leader de facto d’un
cartel de diplomates de même opinion à Kigali qui s’intéressaient aux droits de l’homme; la plupart des
corps diplomatiques à Kigali, dont celui des Américains mais non celui des Français, faisaient partie de ce
groupe non officiel. Les diplomates belges faisaient en outre activement pression sur Habyarimana pour
qu’il accepte un gouvernement de coalition et qu’il prenne au sérieux les négociations d’Arusha.[42]
15.44. Quand la MINUAR fut créée en octobre 1993, les troupes belges, au grand mérite de leur
gouvernement, en constituaient le plus important contingent occidental. Au cours des mois qui ont suivi,
réagissant à un flot d’avertissements annonçant l’imminence d’un massacre, la Belgique pressa les
Nations Unies d’accorder une plus grande liberté d’action et un mandat plus large à la MINUAR. L’ONU
refusa d’adopter quelque mesure que ce soit qui pouvait entraîner une hausse des coûts ou des risques. Le
lendemain de l’écrasement de l’avion d’Habyarimana, dix Casques Bleus belges furent assassinés par des
soldats du gouvernement, exactement comme l’avait dit l’informateur de Dallaire trois mois plus tôt. En
fait, la Commission parlementaire belge de 1996 chargée d’enquêter sur le rôle du pays dans le génocide
découvrit que le gouvernement en savait d’avance très long sur les risques qu’il courait, y compris sur les
risques que courait son contingent auprès des Nations Unies[43].
15.45. Aucun diplomate à Kigali n’avait de meilleures sources d’information que les Belges, comme l’a
clairement démontré le rapport de la Commission. Le gouvernement de Bruxelles était pleinement
conscient qu’une calamité d’une ampleur approchant le génocide était nettement possible et il savait que
les leaders du Hutu Power étaient devenus amèrement anti-Belges, qu’ils considéraient pro-Arusha et proTutsi. Radio RTLMC, l’organe de propagande des extrémistes Hutu, dénonçait les Casques Bleus belges
en tant qu’ennemis du peuple Hutu et accusa plus tard la Belgique (conjointement avec le FPR) d’avoir
abattu l’avion du Président Habyarimana. Le gouvernement belge prit la courageuse décision de se rallier
à la MINUAR en sachant très bien que les sentiments anti-Belges étaient perceptibles chez les fanatiques
versatiles et instables du Hutu Power. Les menaces spécifiques proférées contre le contingent belge et
reproduites dans le câble du général Dallaire du 11 janvier étaient, bien sûr, largement connues aussi[44].
15.46. Pourtant, lorsque la rhétorique laissa place à l’action, le gouvernement belge réagit exactement de
la façon qu’avaient prévue les habiles stratèges du Hutu Power. Même si l’opinion publique belge
semblait divisée quant à l’avenir de ses troupes, le gouvernement belge céda à la panique et décida de
rappeler son contingent[45]. Cette décision eut des conséquences immédiates et tragiques.
15.47. La MINUAR apporta sa plus grande contribution aux Rwandais menacés en les protégeant de par
sa seule présence. Pendant plusieurs jours, des Tutsi se regroupèrent à l’École Technique Officielle
(ETO) de Kigali où étaient stationnés quelque 90 soldats belges de la MINUAR. Le 11 avril, plus de 2
000 personnes, dont au moins 400 enfants, s’étaient réfugiées dans l’école[46]. Les soldats rwandais et les
miliciens patrouillaient les alentours en attendant. Certains Tutsi suppliaient les officiers belges de les
abattre plutôt que de les laisser aux mains des génocidaires. Peu après midi, le commandant belge,
agissant sous les ordres directs de Bruxelles d’évacuer le pays[47], ordonna à ses troupes de quitter
l’école[48]. Alors même qu’ils quittaient les lieux par une porte, les assassins se précipitèrent à l’intérieur
par une autre, tandis que les Tutsi tentèrent de s’enfuir par une troisième. Un grand nombre d’entre eux
furent tués sur place. Les autres se retrouvèrent rapidement face aux soldats et aux miliciens. Ils furent
encerclés et attaqués avec des fusils, des grenades et finalement des machettes. La plupart des 2 000
réfugiés furent tués cet après-midi-là, quelques heures à peine après le départ des forces de maintien de la
paix de l’ETO[49].
15.48. Parmi les soldats belges, plusieurs désiraient rester au Rwanda afin d’empêcher de plus grands
massacres et ils furent humiliés par la décision de leur gouvernement de les rapatrier. La Commission
Carlsson conclut que «la façon dont les troupes quittèrent les lieux, y compris les tentatives de faire croire
aux réfugiés qu’ils ne partaient pas vraiment, fut une disgrâce[50].» Le colonel Luc Marchal,
commandant du contingent belge au sein de la MINUAR, écrivit plus tard : «Nos chefs politiques auraient
dû savoir qu’en quittant la MINUAR, nous condamnions des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants
à une mort certaine[51].» Le lieutenant Luc Lemaire, un autre officier belge, témoigna plus tard que «si la
Belgique avait eu le courage de laisser ses soldats sur place, nous aurions pu sauver des gens[52].» Les
Casques Bleus comprenaient cela eux aussi. «Le retrait signifiait pour eux qu’on les prenait pour des
lâches, et des lâches moralement irresponsables. Il n’est pas étonnant de constater que plusieurs d’entre
eux [officiers compris] jetèrent leur béret bleu de dégoût à leur retour en Belgique[53].» D’autres, sous
l’oeil des caméras de télévision, tirèrent leurs couteaux et découpèrent leurs bérets en lambeaux.[54]
15.49. Même après la trahison de l’ETO, le pire restait à venir. Contrairement à l’engagement pris par
Marchal envers Dallaire, les troupes reçurent l’ordre d’emporter leurs armes et leur équipement avec eux.
Qui plus est, sans doute embarrassée par le retrait et désireuse de sauver la face, la Belgique entreprit de
vigoureuses démarches auprès des Nations Unies en vue de faire rappeler la totalité de la MINUAR. Si
les Belges n’y étaient plus, sans doute était-il préférable qu’il n’y ait plus aucun soldat sur place. La
France, les États-Unis et la Grande-Bretagne appuyèrent initialement la position belge[55].
15.50. Ce fut un moment de honte pour la Belgique. Comme l’a écrit plus tard Boutros-Ghali, la Belgique
avait été frappée par le «syndrome américain» : se retirer aux premiers signes de troubles[56]. Le même
pays qui avait joué un rôle si honorable en tentant depuis 1990 de mettre un terme à la guerre civile au
Rwanda et ensuite de confier à la MINUAR un mandat approprié avait maintenant décidé que le Rwanda
était devenu trop dangereux. C’était une sentence de mort pour d’innombrables Tutsi, comme l’ont
reconnu les deux officiers supérieurs belges.
15.51. Bien sûr, le massacre brutal des soldats belges avait été une chose horrible. Cependant, comme l’a
appris en 1997 la Commission parlementaire belge, le fait que les soldats belges fussent pris comme cible
n’était pas tout à fait inattendu. Par ailleurs, c’étaient des soldats et, comme l’a dit le lieutenant belge Luc
Lemaire, amer d’avoir été rappelé, «à titre de soldats, nous devons être prêts à mourir à tout instant[57].»
Nous sommes d’accord avec lui. C’est une des conséquences possibles de l’intervention militaire. Une
mission de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix sans risques est une contradiction.
Pourtant, plusieurs citoyens belges estimèrent que risquer la vie de leurs soldats était un prix trop élevé à
payer pour la protection des Rwandais et les politiciens belges décidèrent que sacrifier le Rwanda pour
satisfaire des électeurs en colère en valait la peine.
15.52. Le 6 avril 2000, le Premier ministre belge Guy Verhofstadt assista à Kigali à la cérémonie
commémorant le sixième anniversaire du génocide. Il saisit l’occasion de faire des excuses après six ans
et «d’assumer la responsabilité de mon pays», d’après ce que l’on a appris par la suite «au nom de mon
pays et de mon peuple, je demande pardon[58].» Maintenant les États-Unis, les Nations Unies, la
Belgique et l’Église anglicane ont officiellement présenté leurs excuses. Cela nous paraît un bon petit pas
en avant. Il est temps qu’ils assurent que des réparations financières proportionnelles viennent soutenir
leurs paroles solennelles de repentir.
La France et l’Opération Turquoise
15.53. Le 19 juillet 1994, au moment même où le nouveau Président du Rwanda prêtait serment, l’armée
française avait transformé le quadrant sud-ouest du pays en zone de sécurité. Les troupes françaises
étaient présentes de 1990, lorsqu’elles jouèrent un rôle clé en empêchant une victoire rapide du FPR,
jusqu’à l’arrivée des premiers contingents de la MINUAR en décembre 1993. À ce moment-là, les soldats
français quittèrent le pays, laissant derrière eux une équipe de renseignement déguisée.
15.54. Quand l’avion d’Habyarimana fut abattu, les avis des dirigeants français sur la situation au
Rwanda étaient contradictoires. Certains n’avaient aucune illusion sur ce qui se produirait une fois les
hostilités engagées; ils savaient parfaitement bien, et l’affirmèrent clairement, que le déclenchement d’un
nouveau conflit se traduirait par une immense tragédie. D’autres refusèrent de prendre la situation au
sérieux et furent pris au dépourvu par ce qui survint ensuite. Ils étaient habitués à l’émergence de
problèmes et même à la violence dans leur sphère d’influence en Afrique, et à corriger rapidement la
situation[59]. Comme Bruno Delaye, principal conseiller du Président Mitterrand sur les questions
africaines, l’a déjà dit à une délégation de militants des droits de l’homme, c’était vrai que les Hutu
avaient fait des choses horribles au Rwanda, et c’était regrettable, mais «les Africains sont comme ça.» Le
Rwanda n’était donc qu’une autre «tuerie habituelle»; tant que la situation restait sous contrôle, même si
elle devait coûter la vie à quelques douzaines ou même quelques centaines de Rwandais, la France
pouvait rester largement détachée[60].
15.55. Donc, à l’origine, la classe dirigeante française choisit de ne rien faire pour empêcher le génocide
qui se déroulait dans sa «cour». Une délégation de coopérants français qui connaissaient bien le Rwanda
rencontra les conseillers de Mitterrand sur les questions africaines pour leur demander instamment d’user
de leur influence afin que soit mis fin aux atrocités commises durant le génocide. Mais comme le Dr Jean
Hervé Bradol de Médecins Sans Frontières le relate : «J’étais complètement déprimé parce que je réalisai
[…] qu’ils n’avaient nullement envie d’arrêter les massacres[61].»
15.56. D’un autre côté, en se fondant sur un grand nombre de preuves que Paris connaissait bien, la
possibilité de violences et de troubles graves pouvaient difficilement être écartée. Aussi bien les citoyens
français au Rwanda que les amis rwandais de la France pouvaient se trouver en danger. En conséquence,
sans que les Nations Unies ni la MINUAR n’en soient informées, quelque 500 soldats français se
posèrent sur l’aéroport de Kigali les 8 et 9 avril afin d’évacuer les ressortissants français et quelque 400
Rwandais, dont plusieurs étaient liés à la famille Habyarimana. Certains étaient d’importants membres de
l’Akazu, dont Mme Habyarimana elle-même, qui prit le tout premier avion en partance pour la
France[62]. Aucun Tutsi ne fut évacué, même parmi ceux qui travaillaient depuis longtemps pour des
organismes français, et aucun Hutu dans la mire des comploteurs ne fut évacué non plus.
15.57. Comme l’écrivit un chercheur, le résultat de cette intervention française «est rendu par l’image de
femmes, d’hommes et d’enfants tentant d’escalader les grilles de l’ambassade de France et par celle de
tous ceux [les citoyens rwandais] qui avaient servi le gouvernement français mais qui furent laissés à euxmêmes
face au génocide, alors que ceux-là même qui depuis plusieurs années semaient les germes de la
haine ethnique et contribuaient à bâtir une immense machine de mort furent emmenés en sécurité par les
avions français[63].» Les troupes françaises ne posèrent pas le moindre geste contre leurs alliés et frères
d’armes Hutu qui avaient entrepris le génocide duquel elles sauvaient leurs compatriotes français.
15.58. Des renseignements encore plus troublants provinrent du colonel Luc Marchal, commandant du
contingent belge de la MINUAR, qui se trouvait à l’aéroport de Kigali à l’arrivée des trois premiers
avions français. Comme il le révéla plus tard dans une série d’entrevues avec les médias : «Deux de ces
trois avions transportaient du personnel. Et le troisième transportait des munitions […] pour l’armée
rwandaise […] ils restèrent quelques minutes à l’aérodrome et aussitôt après [les munitions] étaient
chargées sur des véhicules qu’ils dirigèrent vers le camp de Kanombé[64].» . Une fois les armes
déchargées et l’évacuation menée à bien, les troupes françaises quittèrent le pays. Pour la première fois
depuis 1990, il n’y avait plus aucun soldat français au Rwanda.
15.59. À la mi-juin, neuf semaines après le début du génocide, alors qu’on savait que des centaines de
milliers de personnes avaient trouvé la mort et que la fin était proche pour le gouvernement génocidaire,
le gouvernement français annonça qu’il avait l’intention d’envoyer des troupes au Rwanda pour des
«raisons humanitaires». Cette volte-face fut provoquée par un nombre de facteurs différents. Différents
groupes sociaux exerçaient de fortes pressions pour que la France contribue à mettre un terme au carnage
et le Président était anxieux d’y répondre. Le génocide attirait beaucoup l’attention des médias et la
plupart soulevaient des questions embarrassantes quant à la responsabilité de la France d’après un expert
étranger dont l’avis comptait à l’époque. Le gouvernement désirait également montrer que la France
demeurait une puissance sur laquelle on pouvait compter en Afrique, en particulier contre les intrus
anglophones[65]. Un autre chercheur prévient que pendant des centaines d’années tout au long de la traite
des esclaves et de l’ère coloniale, «toute intervention impérialiste [en Afrique] a prétendu être
humanitaire». D’autres continuaient de croire qu’il y avait encore une occasion de sauver leurs vieux amis
du régime Habyarimana[66].
15.60. Quels que furent les motifs qui lui ont donné naissance, l’Opération Turquoise avait pour objet de
faire revenir les soldats français au Rwanda pour tirer les citoyens rwandais non encore massacrés des
mains de ceux-là mêmes que la France avait formés et armés[67]. Le verdict de la Commission Carlsson
fut brutal : «Comme ce fut le cas dans le déploiement rapide des troupes d’évacuation, la soudaine
disponibilité de milliers de soldats pour l’Opération Turquoise, alors que le DOMP [le Département des
opérations de maintien de la paix des Nations Unies] tentait sans succès depuis plus d’un mois de réunir
des forces en vue de renforcer la MINUAR II, mit en lumière le degré variable de volonté politique
envers l’engagement de forces au Rwanda. La Commission considère déplorable que les ressources
consacrées par la France et d’autres pays à l’Opération Turquoise n’aient pas plutôt été mises à la
disposition de la MINUAR II[68].»
15.61. Ce n’est pas le fait d’une simple sagesse rétrospective de croire que l’ensemble de cette période
soit si contraire au sens commun élémentaire. Même à l’époque, ceux qui ne savaient que fort peu de
choses du Rwanda étaient proprement outrés. Le FPR condamna avec colère cette initiative qu’il perçut
comme une tentative à peine voilée de sauver le gouvernement Hutu au bord du précipice. L’Organisation
de l’Unité Africaine qui, comme nous le verrons plus loin, avait préalablement informé la France qu’elle
désapprouvait fermement toute intervention de cette nature, rendit sa position publique[69].
15.62. Un groupe de prêtres catholiques Tutsi qui avaient échappé aux massacres lancèrent un cri du coeur
à leurs supérieurs : «Les responsables du génocide sont les soldats et les partis politiques du MRND et de
la CDR, à tous les échelons, mais plus particulièrement aux échelons supérieurs, appuyés par la France
qui a entraîné leurs milices. C’est pourquoi nous considérons que l’intervention soi-disant humanitaire de
la France est une entreprise cynique. Nous remarquons avec amertume que la France n’a jamais réagi
durant les deux mois qu’a duré le génocide, alors qu’elle était mieux informée que quiconque. Elle n’a
jamais élevé la voix contre les massacres des opposants politiques. Elle n’a jamais exercé la moindre
pression sur le gouvernement auto-proclamé de Kigali, alors qu’elle avait les moyens de le faire. Pour
nous, la France est arrivée trop tard et pour rien[70].»
15.63. En France, le degré de cynisme était le même. Le quotidien Le Monde analysa les agissements du
gouvernement français et se demanda pourquoi il s’était «contenté de rapatrier égoïstement les
ressortissants français en avril avant d’approuver, comme tout le monde, le rappel des 2 000 hommes de
troupe des Nations Unies au Rwanda juste au moment où se déroulait l’un des plus épouvantables
massacres de ce siècle? Pourquoi ce réveil tardif qui survient, comme par coïncidence, juste au moment
où le FPR prend le dessus sur le terrain? La France sera encore une fois accusée de courir à la rescousse
de l’ancien gouvernement, mais l’initiative aura pour effet de renforcer d’autres régimes africains tout
aussi corrompus, comme celui du général Mobutu au Zaïre[71].»
15.64. Sur le terrain, au Rwanda, le général Dallaire était furieux à l’idée de l’intervention française. «Il
savait que les services secrets français avaient livré des armes aux FAR [pendant le génocide] et lorsqu’il
entendit parler de l’initiative française, il déclara : ‘S’ils envoient leurs avions ici pour livrer leurs
maudites armes au gouvernement, je les ferai abattre’[72].» Sur un ton plus diplomatique, il expédia un
long câble à New York avec une analyse détaillée des problèmes que l’intervention française était
susceptible de poser pour la MINUAR. Le fait que la France demandait de manière inattendue au Conseil
de sécurité d’approuver son intervention ne faisait qu’ajouter aux problèmes. Le plus ingrat et le plus
gênant de ces problèmes était la dissonance entre le faible mandat Chapitre 6 accordé à la MINUAR et
qui restreignait tant son intervention et le mandat Chapitre 7 plus vaste demandé par la France pour
l’Opération Turquoise. «La présence simultanée de deux forces d’intervention ayant des mandats si
différents dans la même zone de combat ne peut qu’entraîner des problèmes[73].»
15.65. Il semblait également difficile de justifier une telle décision sur des bases rationnelles. Même le
Secrétaire général, malgré les liens extrêmement étroits qu’il entretenait avec la France, reconnut que «la
France est engagée depuis longtemps aux côtés des Hutu et n’est donc pas le candidat idéal pour cette
opération[74].» Malgré cela, le rapport de la Commission Carlsson nous apprend que Boutros-Ghali
«intervint personnellement à l’appui de l’Opération Turquoise», appelant à «une décision rapide[75].» Le
22 juin, faisant fi de l’histoire, de l’expérience et de la raison, le Conseil de sécurité donna son accord à
l’Opération Turquoise par dix voix contre cinq, à peine deux voix de plus que la majorité requise. La
France, les États-Unis et le Rwanda, toujours représenté par le gouvernement intérimaire des extrémistes
Hutu après deux mois et demi de génocide, étaient au nombre des voix favorables à l’intervention.
15.66. Pour démontrer à quel point le Conseil de sécurité pouvait agir rapidement lorsqu’il s’en donnait la
peine, les troupes françaises furent prêtes à s’embarquer quelques heures à peine après que le Conseil eut
autorisé la mission, le 22 juin. Les cyniques signalèrent que le contingent français, fort de 2 300 hommes,
était beaucoup mieux pourvu que tous les autres envoyés par la France auparavant et que l’armement
lourd dont il disposait semblait incompatible avec une mission humanitaire[76]. Ils firent également
remarquer que malgré la rhétorique française sur le statut multilatéral de l’opération qui incluait, outre la
France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, le Ghana et le Sénégal[77], seul le Sénégal envoya des soldats :
32 hommes, soit 1,4 pour cent de l’effectif total, qui furent armés par la France[78].
15.67. Dès son arrivée, la France proclama son intention de créer une «zone de sécurité» dans le SudOuest du pays. Ce geste était en fait prévu dans l’ordre de mission du contingent qui consistait à
s’emparer de la plus grande partie possible du pays pour qu’elle soit gouvernée par les Hutu après la
victoire désormais inéluctable du FPR. Des centaines de milliers de Hutu fuyant devant le FPR se
réfugièrent dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays pour se mettre en sécurité tout en
espérant que le pays serait peut-être partagé et que les habitants du Sud seraient libres de la domination
Tutsi. À un certain moment, plus d’un million de personnes, dont certains Tutsi chanceux, avaient rejoint
la zone de sécurité.
15.68. Les analystes calculèrent que l’intervention française permit de sauver de 10 000 à 15 000
Tutsi[79], et non des «dizaines de milliers» comme l’a proclamé le Président Mitterrand, un exploit qu’on
ne peut qu’applaudir; mais son autre tâche fut de soutenir le gouvernement intérimaire. En fait, certaines
autorités sont convaincues que le volet humanitaire de la mission n’était qu’un écran de fumée jeté par la
France pour préserver une région du pays à l’intention de ses clients du régime génocidaire, «tueurs
compris», qui envahissaient la région en grand nombre devant l’avance du FPR.[80] Lorsqu’il devint
évident que la progression du FPR ne pourrait être arrêtée, la France passa à l’étape logique suivante et
facilita la fuite de la plus grande partie des dirigeants extrémistes Hutu vers le Zaïre[81].
15.69. L’Afrique continue de payer encore aujourd’hui. Les génocidaires ont pu poursuivre le combat. La
fuite réussie vers le Zaïre d’un grand nombre d’extrémistes Hutu, à laquelle la France a contribué, a sans
aucun doute été l’événement le plus marquant après le génocide dans toute la région des Grands Lacs et a
lancé une chaîne d’événements qui ont fini par engloutir toute la région dans le conflit.
15.70. La neutralité déclarée de la France était également mise en doute par ailleurs. Bien qu’il y ait eu
des exceptions, notamment ceux qui ont été scandalisés et révoltés de découvrir que le génocide était une
réalité, beaucoup de soldats français firent de leur mieux pour sympathiser avec les Hutu et pour se
monter inamicaux à l’égard des Tutsi.[82]
15.71. Les officiers français donnèrent le ton et les normes éthiques. Au nom de la neutralité, ils
protégèrent les génocidaires. Le colonel Didier Thibaut, un des commandants du contingent français, fut
interrogé par les journalistes au sujet des relations entre ses troupes et les soldats et dirigeants politiques
accusés de génocide. «Nous ne sommes pas en guerre avec le gouvernement du Rwanda ou ses forces
armées, répondit-il. Ce sont des organisations légitimes. Certains de leurs membres ont peut-être du sang
sur les mains, mais pas tous. Ce n’est ni mon rôle ni mon mandat de remplacer ces gens-là[83].» Les
journalistes notèrent également que «bien que le contingent français continue d’insister sur son rôle
humanitaire, leur interprétation de la crise est fortement biaisée. Le colonel Thibaut minimisait les
atrocités perpétrées contre les Tutsi en soulignant les souffrances de la majorité Hutu. Il indiquait qu’il y
avait dans son secteur des centaines de milliers de réfugiés Hutu qui fuyaient devant l’avance des troupes
du FPR. Il affirma qu’il y avait moins de Tutsi déplacés, en omettant toutefois de préciser que la plupart
des Tutsi qui avaient tenté de s’enfuir avaient été tués ou se cachaient encore[84].
15.72. La France refusait de permettre l’arrestation des responsables du génocide réfugiés dans sa zone.
Les survivants se plaignirent plus tard amèrement que la France refusât de mettre les génocidaires en
détention, même après qu’on lui eut fourni des preuves détaillées de leurs crimes, y compris des rapports
démontrant que certains continuaient de menacer les survivants au coeur même de la zone de sécurité.
15.73. La raison fournie par le ministère des Affaires étrangères à Paris, suivant en cela l’avenue
empruntée par le Président lui-même, fut que «notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre
propre chef. Une telle entreprise minerait notre neutralité, qui constitue notre meilleure garantie
d’efficacité[85].» Ni la décision ni ses motifs n’avaient de sens. Premièrement, la France n’a jamais été
neutre dans ce conflit. Deuxièmement, elle n’a jamais demandé de modification de mandat.
Troisièmement, elle aurait pu agir unilatéralement. Quatrièmement, la Convention sur le génocide était
sûrement le mandat exclusivement nécessaire pour procéder à l’arrestation des personnes accusées de
génocide.
15.74. Blâmée aux Nations Unies et à d’autres tribunes pour son refus d’incarcérer les auteurs du
génocide — et même pour avoir assuré leur protection[86] — la France choisit de ne pas changer de
position, mais de se débarrasser du problème. Au départ des troupes françaises en août, pas un seul
responsable du génocide n’avait été remis entre les mains des Nations Unies ou du nouveau
gouvernement rwandais. En fait, c’est le contraire qui s’était produit. Lorsque le nouveau gouvernement
de Kigali exigea que les génocidaires soient remis entre ses mains, les dirigeants militaires français, selon
une revue militaire française, «mirent sur pied et organisèrent» l’évacuation en direction du Zaïre des
membres du gouvernement génocidaire présents dans la zone de sécurité[87].
15.75. Le contingent français permit aux membres des milices et des forces armées de traverser la
frontière en toute sécurité; le colonel Tadele Selassie, commandant d’un contingent éthiopien arrivé sur
place après le génocide dans le cadre de la mission MINUAR II, vit des véhicules militaires français
servir à transporter des unités de l’armée rwandaise vers la frontière du Zaïre et la sécurité[88]. Certaines
unités purent quitter le pays avec leurs armes et leur équipement, alors que d’autres furent désarmées par
les Français avant leur départ. Une partie de ces armes était remise par Turquoise à l’armée zaïroise, et
une partie de l’armement lourd confisqué par les troupes françaises était remise aux forces du FPR. Il est
également vrai que les génocidaires réussirent à trouver plusieurs passages — et non seulement la zone de
sécurité de Turquoise à travers lesquels ils glissèrent les armes vers le Zaïre — et qu’une fois arrivés au
Zaïre, ils trouvaient des armes en provenance d’une large variété de sources.
15.76. L’Opération Turquoise, comme le permettait le mandat accordé par le Conseil de sécurité, resta sur
place un mois après la prise de pouvoir du nouveau gouvernement à Kigali. Le gouvernement français,
non content de son rôle jusque-là, ne reconnut le nouveau gouvernement que du bout des lèvres et
continua à soutenir ses protégés Hutu. Les autorités françaises permirent aux soldats des ex _FAR de se
déplacer librement entre le Zaïre et la zone de sécurité française. Les Français les aidaient même parfois
dans leurs déplacements : on les a vus faire le plein de carburant des camions des ex _FAR avant que ces
derniers ne reprennent la route vers le Zaïre, chargés de biens volés dans les maisons et les entreprises
locales. Au Zaïre, les soldats français transportaient leurs collègues rwandais dans leurs propres véhicules
et, au moins à une occasion, comme le découvrirent les enquêteurs de l’enquête parlementaire, les soldats
français ont livré dix tonnes de nourriture aux troupes des ex _FAR à Goma[89].
15.77. Tout au long de cette période, les FAR ont continué de recevoir dans la zone de sécurité des armes
qui avaient transité par l’aéroport de Goma au Zaïre voisin. Certains chargements portaient des étiquettes
françaises, même si les documents pertinents prouvaient qu’ils ne provenaient pas de France. D’autres
cependant venaient effectivement de France. Bien que les autorités françaises aient constamment
maintenu que les livraisons d’armes au gouvernement Habyarimana avaient été interrompues
immédiatement après le décès de ce dernier, les preuves les contredisent. Gérard Prunier, l’africaniste
français dont les services avaient été retenus par le gouvernement Mitterrand à titre de conseiller auprès
de l’Opération Turquoise, fut informé le 19 mai par Philippe Jehanne, un ancien agent secret désormais
au service du ministère de la Coopération, que «nous livrons activement des munitions aux FAR via
Goma. Bien entendu, je nierai tout si vous me citez devant la presse[90].»
15.78. Mais même là, les livraisons d’armes n’ont pas cessé. Ayant documenté le réarmement du
gouvernement rwandais au début des années 90, l’organisme Human Rights Watch Arms Project publia
en 1995 un nouveau rapport intitulé Rearming with Impunity: International Support for the Perpetrators
of the Rwandan Genocide. Fondé sur des entrevues et des recherches exhaustives sur le terrain, le rapport
démontre que cinq chargements d’armes ont été expédiés de France à Goma en mai et juin, alors que le
génocide continuait de faire rage. Les troupes du Président Mobutu prirent part à la livraison des armes
aux soldats des FAR de l’autre côté de la frontière. Le consul de France à Goma justifia ces livraisons en
disant qu’il s’agissait de remplir des contrats déjà signés avec le gouvernement du Rwanda[91].
15.79. La France n’a jamais cessé de nier avoir expédié des armes au Rwanda après le début du génocide
et, pourtant, nous savons qu’elle était impliquée. Il est possible que les livraisons d’armes aient été faites
dans le cadre d’une opération secrète, sans l’accord officiel du gouvernement français. Il était de notoriété
publique qu’une faction de l’appareil militaire français était farouchement pro-Hutu et anti-FPR et
capable de poser un tel geste. Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire française signale que
le commerce des armes en France comprend une composante officielle et une composante non officielle,
mais se refuse explicitement à examiner cette dernière. La Commission note également que l’agence para140
gouvernementale française chargée de réglementer le commerce des armes avait établi des normes
rigoureuses à ce chapitre; pourtant, 31 des 36 transactions conduites avec le Rwanda l’ont été «sans
respecter les normes[92].»
15.80. Tout au long de juillet, d’août et de septembre, selon des fonctionnaires des Nations Unies,
l’aviation militaire française transporta un grand nombre de génocidaires vers des destinations inconnues,
dont le leader du génocide, le colonel Théoneste Bagosora, ainsi que des troupes des Interahamwe, des ex
_FAR et des milices[93]. Aucun de ces hommes n’a jamais manifesté le moindre remords. Au contraire,
comme nous le verrons plus loin, ils discutaient candidement et ouvertement des étapes à suivre. Ils
allaient retourner «terminer le travail». Grâce à l’occasion imprévue qui leur était fournie en grande partie
par la France, ils pouvaient maintenant commencer à se réorganiser à partir du Zaïre et d’ailleurs.
15.81. Pendant et après le génocide, la France ne manifesta jamais le moindre repentir et demeura à ses
propres yeux tout à fait irréprochable en ce qui a trait à la tragédie rwandaise. Paris continua de
reconnaître formellement le gouvernement intérimaire pendant dix semaines après qu’il eut engagé le
génocide; par la suite, plusieurs membres de l’establishment français affirmèrent avec amertume que
«leurs» protégés avaient été défaits par ce que le général et chef d’État-major Jacques Lanxade qualifia de
«conspiration anglo-saxonne[94].»
15.82. Dès que le FPR prit le contrôle, les autorités françaises déployèrent toute leur influence pour
compliquer la vie au nouveau gouvernement. L’Union européenne avait voté des crédits spéciaux de près
de 200 millions de dollars pour le Rwanda, mais le veto français empêcha de débloquer ces fonds avant la
toute fin de l’année et, même alors, seule une partie des crédits put être versée. À une conférence tenue à
La Haye en septembre, l’ambassadeur français se leva et quitta les lieux lorsque le Président Bizumungu
fit son discours[95]. En novembre, le Sommet franco-africain se déroula sans la présence du Rwanda
qu’on n’avait délibérément pas invité et le Zaïre, invité, y participa. Mobutu fut présent, aux côtés du
Président Mitterrand[96].
15.83. Lorsqu’un journaliste lui posa une question sur le génocide, Mitterrand répondit : «Le génocide, ou
les génocides[97]?» Cette réponse reprenait mot pour mot celle des représentants du Hutu Power : les
Tutsi avaient été tués dans le cours de la guerre, les Tutsi avaient causé autant de pertes de vies humaines
qu’eux-mêmes en avaient subies et, de toute façon, le nombre de Hutu morts dans les camps de l’Est du
Zaïre mettait les deux camps à égalité. En entrevue cinq semaines après la fin du génocide, Alain Juppé,
ministre des Affaires étrangères, définit la position française de façon explicite : «Personne ne peut dire
que le bien était dans le camp du FPR et le mal dans l’autre[98].»
15.84. Alors même qu’il insultait de façon provocante le nouveau gouvernement de Kigali et qu’il
apportait son aide aux dirigeants extrémistes Hutu, le gouvernement français n’hésitait pas à leur faire la
leçon. Avant de recevoir quelque forme d’aide que ce soit, laissa savoir Alain Juppé, le gouvernement
devrait «négocier». «Qu’est-ce que la nation rwandaise?, demanda-t-il. Elle se compose de deux groupes
ethniques, les Hutu et les Tutsi. La paix ne peut être rétablie au Rwanda tant que ces deux groupes
refusent de travailler et de gouverner ensemble […] C’est la solution que la France, avec quelques autres,
tente courageusement de mettre de l’avant[99].» Dans le même ordre d’idées, le ministre de la
Coopération expliqua que «le gouvernement de Kigali est un gouvernement Tutsi anglophone, qui
provient de l’Ouganda [...] Je ne fais que leur demander de faire un pas vers la démocratie, de créer un
système juridique sain, et de fixer une date pour les élections[100].»
15.85. On peut difficilement sous-estimer les conséquences de la politique française. La fuite des
génocidaires au Zaïre engendra, ce qui était presque inévitable, une nouvelle étape plus complexe de la
tragédie rwandaise et la transforma en un conflit qui embrasa rapidement toute l’Afrique centrale. Le fait
que toute la région des Grands Lacs souffrirait d’une déstabilisation était à la fois tragique et, dans une
importante mesure, prévisible. Comme le génocide lui-même, les «catastrophes convergentes[101]» qui
s’ensuivirent ne manquèrent pas de signes annonciateurs. Ce qui est doublement déprimant, c’est que
chaque événement conduisait logiquement et presque inexorablement au suivant. Encore une fois, la
volonté internationale de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à l’escalade fit défaut. Presque
toutes les catastrophes majeures qui ont suivi le génocide ont résulté d’un refus de réagir adéquatement
aux événements qui les avaient précédées, alors que chaque fois, les mesures adéquates à prendre étaient
évidentes[102].
L’Organisation de l’Unité Africaine
15.86. Durant les mois d’avril, mai, juin et juillet, l’OUA comme l’ONU ne furent pas capables d’appeler
le génocide par son nom et refusèrent de prendre parti entre les génocidaires (un terme qu’elles se
refusaient à employer) et le FPR. Le 7 avril, les massacres étaient dénoncés comme «carnage et effusion
de sang» ou massacres et tueries gratuites»[103], mais la condamnation était étrangement partiale; aucun
groupe n’était condamné nommément, ce qui impliquait que les deux parties combattantes étaient
également coupables. Les deux parties étaient vivement conseillées d’accepter un cessez-le-feu et de
revenir à la table de négociation. Le 19 avril, en conférence de presse, le Secrétaire général de l’OUA
adopta la même approche[104], tout comme il le fit à nouveau dans une lettre adressée à Boutros-Ghali le
5 mai[105]. Au début de juin, finalement, 14 chefs d’État africains, chacun pour son compte,
condamnèrent le génocide en l’appelant par son nom, mais quelques jours plus tard, au Sommet de
l’OUA, le gouvernement intérimaire fut accueilli à titre de représentant officiel du Rwanda.
15.87. Dans les circonstances qui prévalaient à l’époque, notre Groupe estime que le silence de l’OUA et
d’une grande majorité de chefs d’État africains constitue un échec moral choquant. La position morale
des chefs d’État africains dans les conseils internationaux aurait été renforcée s’ils avaient sans équivoque
et à l’unanimité déclaré que la guerre contre les Tutsi était un génocide et demandé à la communauté
internationale de traiter la crise en conséquence. Nous ne saurons jamais, bien sûr, si leur influence en
aurait été accrue.
15.88. Mais de la manière dont les choses se sont passées, l’OUA et plusieurs dirigeants africains se sont
hâtés d’essayer de mettre fin au massacre et de régler le conflit le plus rapidement possible. Aucun de ces
efforts n’a malheureusement eu de résultat. Avec la même indifférence qu’elle avait eue envers le
Rwanda lorsque la catastrophe a éclaté, la communauté internationale ne répondit pas aux appels des
chefs d’État africains.
15.89. Le 8 avril, la nature de la crise devenant évidente, le Secrétaire général de l’OUA publia un
communiqué exprimant son indignation suite aux assassinats de la Première ministre Uwilingiyimana, de
ses collègues, de civils rwandais et des dix soldats belges de l’ONU. Trois jours plus tard, le groupe
africain à l’ONU demandait expressément au Conseil de sécurité d’envisager d’étendre le mandat et
l’effectif de la MINUAR. Le Président Mwinyi de Tanzanie, modérateur à Arusha, essaya de réunir
rapidement une conférence sur la paix, laquelle ne put se concrétiser.
15.90. Vers le milieu du mois, les rapports émanant de New York évoquaient des réductions éventuelles
sinon un retrait complet de la MINUAR du Rwanda. L’OUA réagit avec la même incrédulité que notre
Groupe lorsque nous avons examiné la question. «Cela équivalait, comme nous l’a déclaré un haut
dirigeant de l’OUA, à multiplier les tueries. C’était comme dire aux Rwandais qu’ils devaient se
débrouiller tout seuls.» En termes plus diplomatiques mais tout aussi sentis, le Secrétaire général de
l’OUA écrivit à Boutros Boutros-Ghali exprimant sa «grave inquiétude» devant l’éventualité d’une
réduction et à fortiori du retrait de la MINUAR. Les Africains «pourraient» interpréter une telle initiative
«comme un signe d’indifférence […] pour la situation tragique de l’Afrique [… et] un abandon du peuple
du Rwanda, à l’heure du besoin». Ce que l’on attendait de l’ONU, c’était «de faire preuve de plus de
détermination et de résolution dans le traitement de la crise dans ce malheureux pays[106].» Cette requête
fut également inutile.
15.91. Durant les mois d’avril, mai et juin, l’OUA continua de réclamer un engagement accru de l’ONU
au Rwanda tandis que les responsables haut placés à l’OUA eurent une série de réunions avec des
délégations des États-Unis, de Belgique, de France et d’autres pays occidentaux. Le Secrétaire général de
l’OUA tenta également une initiative plus concrète. À Johannesbourg en mai, profitant de l’investiture du
Président Nelson Mandela d’Afrique du Sud, il rencontra les chefs d’État du Zimbabwe, de Zambie, de
Tanzanie, du Ghana, du Nigeria, de Namibie et du Sénégal qui étaient tous prêts à envoyer des
contingents pour renforcer les effectifs de la MINUAR; l’Éthiopie et le Mali offraient également leur
contribution. Le Secrétaire général de l’OUA rencontra ensuite Boutros-Ghali et le vice-président
américain Al Gore, qui étaient venus assister aux cérémonies, et plaida en faveur d’un soutien logistique
pour ces troupes africaines. De nouveau, ses démarches furent inutiles. Alors qu’un «déploiement rapide
de troupes est possible lorsque la volonté existe[107],» les premières troupes africaines de MINUAR II
n’arrivèrent qu’en octobre, trois mois après la fin de la guerre et du génocide.
15.92. Mais la réticence de l’OUA à prendre parti dans le conflit du Rwanda entraîna des pratiques que
notre Groupe trouve inacceptables. Il était déjà grave que le génocide n’ait pas été condamné d’emblée.
Outre cette attitude d’abstention, il y eut le sommet des chefs d’État membres de l’OUA à Tunis au mois
de juin, où la délégation du gouvernement génocidaire, avec à sa tête le Président intérimaire
Sindikubwabo, fut accueillie et traitée comme un membre à part entière de l’Organisation, devant qui elle
représentait visiblement ses citoyens et parlait en leur nom. S’il était intolérable que ce gouvernement soit
autorisé à garder son siège temporaire au Conseil de sécurité à New York tout au long du génocide et que
ses ministres soient accueillis au palais présidentiel français, n’était-il pas encore plus révoltant qu’on l’ait
traité à Tunis avec le même respect et le même décorum que les autres gouvernements africains
légitimes?
15.93. Il était évident que les membres permanents du Conseil de sécurité traitaient avec une certaine
indifférence, sinon un mépris flagrant, l’opinion des Africains sur les questions africaines. On en eut la
preuve éclatante lorsque les Français décidèrent en juin de lancer au Rwanda l’Opération militaire
Turquoise. Lors du Sommet de l’OUA à Tunis ce même mois, le Secrétaire général de l’OUA informa
l’ambassadeur français au Rwanda de l’engagement pris par un certain nombre de gouvernements
africains de fournir des troupes pour MINUAR II; en retour, l’ambassadeur lui promit le soutien de la
France pour l’initiative de l’ONU, sans toutefois faire part au Secrétaire général de l’OUA des plans de
son gouvernement pour l’Opération Turquoise.
15.94. Peu après, les deux hommes se rencontrèrent à nouveau à Addis Abeba, l’ambassadeur de France
demandant maintenant l’appui de l’OUA pour une initiative qui serait placée sous le mandat de l’ONU et
qui ferait intervenir, en plus de la France, des contingents d’Italie, d’Espagne, de Belgique, du Ghana et
du Sénégal. Le Secrétaire général de l’OUA refusa d’apporter sa caution. Au contraire, il exprima
clairement les nombreuses réserves de l’OUA vis-à-vis de l’Opération Turquoise. Pourquoi les Français
proposaient-ils cette initiative alors que le Conseil de sécurité venait juste de décider de créer MINUAR II
et alors que plusieurs États africains avaient engagé des contingents dans cette opération? Pourquoi la
France n’offrait-elle pas un soutien logistique à ses troupes africaines? Pourquoi la France n’offrait-elle
pas ses contingents pour servir dans MINUAR II? Si l’initiative proposée par la France faisait réellement
intervenir des contingents de six pays, pourquoi ne pouvait-elle pas faire partie de la force internationale
de l’ONU?
15.95. La France étant déçue de cette réponse de l’OUA, l’ambassadeur français essaya à nouveau de
mettre l’OUA de son côté. Mais le Secrétaire général de l’OUA réitéra ses préoccupations antérieures.
Les deux hommes se mirent d’accord sur la nécessité d’engager d’autres consultations[108]. Mais dix
jours plus tard, le 29 juin, sans autre consultation avec l’OUA, le Conseil de sécurité endossait
officiellement l’Opération Turquoise et lui donnait un mandat beaucoup plus fort que ce qui avait été
attribuée à MINUAR ou MINUAR II. Les chefs d’État africains étaient furieux d’avoir été ignorés d’une
manière aussi flagrante et cavalière : quelle autre partie du monde, les responsables de l’OUA
demandèrent-ils pour la forme, aurait été traitée avec autant de dédain, de mépris et d’indifférence[109]?
Leur colère redoubla lorsqu’ils s’aperçurent que la force multilatérale était une fiction et que la France
était le seul pays non africain à participer à l’Opération Turquoise, le Ghana n’ayant pas été inclus et la
poignée de troupes du Sénégal (32 contre 2 330 pour la France) étaient financées et armées par la France.
15.96. Dans l’intervalle, réalisant que la victoire du FPR n’était qu’une question de temps, l’OUA prêta
son attention aux causes qui ont provoqué le génocide et spécialement aux problèmes des réfugiés qui
avaient pris des proportions véritablement monumentales. Le génocide dans un pays — et le fait s’avérait
déjà très clairement — était en passe de provoquer une crise aux dimensions continentales.
-------------------------------------------------------------------------------[1] Des Forges, 598.
[2] James Woods, entrevue au Frontline.
[3] Des Forges, 598.
[4] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 14.
[5] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 344.
[6] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 17.
[7] «The Triumph of Evil», PBS, Frontline, États-Unis, 1995; «Rwanda: triumph of a Genocide», CBC,
Prime Time Magazine, Canada, 1994; «Rwanda: the Betrayal Channel», Royaume-Uni, 1995; «The
Bloody Tricolour», BBC, Panorama, Royaume-Uni, 1995.
[8] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 18.
[9] Ibid.
[10] Entrevue avec un informateur crédible.
[11] Adelman, «Role of Non-African States», 23.
[12] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 16-17; Cynthia McKinney, «Two
Families, One Genocide, and the United Nations: Two Families, Victims of Rwanda Genocide, Seek
Reparations from the United Nations for UN Complicity in Murders During the 1994 Rwandan
Genocide», bulletin de C. McKinney, députée au Congrès américain, 15 décembre 1999.
[13] Anyidoho, chap. 5.
[14] James Woods, entrevue au Frontline.
[15] Ibid.
[16] Cité dans US Committee or Refugees, Rwanda: Genocide and the Continuing Cycle of Violence,
présentation au US House of Representatives Committee on International Relations, Sub-Committee on
International Operations and Human Rights, 5 mai 1998.
[17] Ibid.
[18] African Rights, Death, Despair, 1120.
[19] Rapport du Secrétaire général relatif à la résolution 53/35 de l’Assemblée générale, «The Fall of
Srebrenica», 15 novembre 1999, 110 _111.
[20] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 46.
[21] Willum, 10, 15.
[22] Document du Conseil de sécurité, 49e année, 3 377e assemblée, le lundi 16 mai 1994 (S/PV.3377),
5.
[23] African Rights, Death, Despair, 1137.
[24] Enquête indépendante des Nations Unies, recommandation 12, 51.
[25] Michael Barnett, Mission américaine auprès des Nations Unies 1994, entrevue au Frontline.
[26] Secrétaire général des Nations Unies, «Report of the Secretary-General on the situation in Rwanda,
reporting on the political mission he sent to Rwanda to move the warring parties towards a cease-fire and
recommending that the expanded mandate for UNAMIR be authorized for an initial period of six
months», S/1994/640 (31 mai 1994), par. 5.
[27] Ibid., par. 43.
[28] James Woods, entrevue au Frontline.
[29] African Rights, Death, Despair, 1130.
[30] Général Roméo Dallaire, «The End of Innocence: Rwanda 1994», dans Jonathan Moore (éd.), Hard
Choices: Moral Dilemmas in Humanitarian Intervention (Langham, Maryland : Rowman and Littlefield,
1998).
[31] Entrevue avec un informateur crédible.
[32] Entrevue au Frontline.
[33] Secrétaire général des Nations Unies, «Statement on Receiving the Report of the Independent
Inquiry into the Actions of the United Nations during the 1994 Genocide in Rwanda», 16 décembre 1999.
[34] «Triumph of Evil», Frontline, chronologie.
[35] Ibid.
[36] Iqbal Riza, entrevue au Frontline.
[37] Ibid.
[38] Tom Longman, «State, Civil Society and Genocide in Rwanda», dans Richard Joseph (éd.), State,
Conflict and Democracy in Africa (Boulder, Colorado : L. Rienner, 1999).
[39] Ibrahim Gambari, «Guns over Kigali: A Review Article on the Rwandan Genocide», West Africa,
19 octobre – 1er novembre 1998, 747.
[40] Colonel Luc Marchal, entrevue au Frontline.
[41] Prunier, 107.
[42] Colette Braeckman; entrevue avec un informateur crédible.
[43] Sénat de Belgique, «Rapport», 6 décembre 1997.
[44] Philip Gourevitch, entrevue au Frontline.
[45] Des Forges, 620.
[46] Ibid., 615.
[47] Entrevue avec Colette Braeckman.
[48] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 43
[49] Des Forges, 618.
[50] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 44.
[51] Des Forges, 620.
[52] Ibid.
[53] Adelman, «Role of Non-African States», 6.
[54] «Rwanda: Autopsy of a Genocide», CBC, Canada, 1994.
[55] Des Forges, 177; Millwood, Étude 2, 44; Sénat de Belgique, «Rapport», 6 décembre 1997, 525.
[56] Boutros-Ghali, Unvanquished.
[57] Lieutenant Luc Lemaire, entrevue au Frontline.
[58] IRIN, «Belgian Premier apologizes», 7 avril 2000.
[59] Gérard Prunier, «Operation Turquoise: A Humanitarian Escape from a Political Dead End», dans
Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide.
[60] Prunier, «Operation Turquoise».
[61] Entrevue avec le Dr Bradol dans «The Bloody Tricolour», BBC, Panorama, 28 août 1995.
[62] Des Forges, 613; Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 268.
[63] Callamard, 176.
[64] Colonel Luc Marchal, entrevue de la BBC, documentaire télévisé Panorama, «When Good Men do
Nothing», août 1994; Jean de la Gueriviere, «Un officier belge maintient ses déclarations sur l’attitude de
la France lors du génocide rwandais», Le Monde (France), 23 juillet 1995.
[65] Prunier, 281.
[66] Des Forges, 668.
[67] Adelman, «Role of Non-African States», 13.
[68] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.
[69] Organisation de l’Unité Africaine, «The OAU and Rwanda, Background Information», document
présenté au GIEP, novembre 1999, 35-39.
[70] African Rights, Death, Despair, 1142.
[71] «Pas le candidat idéal pour cette opération», Le Monde (France), 23 juin 1994.
[72] Prunier, 287 (note 14).
[73] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.
[74] Boutros-Ghali, Unvanquished.
[75] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47
[76] Prunier, 291.
[77] OUA, «OAU and Rwanda,» 36.
[78] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, Annexe 1, 15.
[79] Millwood, Étude 2, 54-55.
[80] Raymond Bonner, «French establish a base in Rwanda to block rebels», The New York Times, 5
juillet 1994.
[81] Adelman, «Role of Non-African States», 12; Assemblée nationale, Mission d’information
commune, Tome 1 Rapport, 294.
[82] African Rights, Death, Despair, 1148-1150.
[83] Chris McGreal, «French compromised by collaboration in Rwanda», The Guardian (Londres), 1er
juillet 1994.
[84] Ibid.
[85] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 325.
[86] Ibid., Tome 2 Annexes, 454.
[87] Des Forges, 687.
[88] Chris McGreal, «French accused of protecting killers», The Guardian (London), 27 août 1994.
[89] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 172.
[90] Prunier, 278.
[91] Human Rights Watch (Arms Project), «Rearming with impunity: International support for the
perpetrators of the Rwandan genocide», 1995.
[92] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 172.
[93] Des Forges, 688.
[94] «France intervened in Rwanda to curb Anglo-Saxon axis», The Times (Londres), 23 août 1994.
[95] Prunier, 337.
[96] Huliaris, 595.
[97] Prunier, 339.
[98] African Rights, Death, Despair, 1154.
[99] Prunier, 339.
[100] Le Monde (France), 29 décembre 1994.
[101] David Newbury, «Convergent Catastrophes in Central Africa», novembre 1996.
[102] Bonaventure Rutinwa, «The Aftermath of the Rwanda Genocide in the Great Lakes Region», étude
commanditée par le GIEP, 1999.
[103] Déclaration de l’Organe central du Mécanisme de l’OUA pour la prévention, la gestion et le
règlement des conflits, Addis Abeba, 14 avril 1994.
[104] Déclaration à la presse du Dr Salim Ahmed Salim sur les événements tragiques au Rwanda et sur la
conférence de paix proposée à Arusha, Tanzanie, 19 avril 1994.
[105] Lettre de Salim à Boutros-Ghali, 5 mai 1995, CAB/RWANDA/1994.
[106] Salim Salim à Boutros-Ghali, 21 avril 1994.
[107] Entrevue avec un informateur crédible
[108] OAU, «Background Information», 35-39.
[109] Entrevue avec un informateur crédible rencontré par le Groupe qui préfère garder l’anonymat.
RECOMMANDATIONS
24.1. Dans notre rapport, Rwanda : le génocide qu’on aurait pu stopper, après avoir exposé les
événements qui se sont produits avant, durant et depuis le génocide, nous présentons nos
recommandations, nous acquittant ainsi du volet final de notre mandat, à savoir enquêter sur les Accords
de paix d’Arusha de 1993, le meurtre du président Habyarimana du Rwanda en 1994, le génocide qui s’en
est suivi et la crise des réfugiés qui a culminé dans le coup d’État contre le régime Mobutu au Zaïre. Ces
recommandations sont fondées sur les principes enchâssés dans la Charte des Nations Unies et de
nombreuses déclarations subséquentes de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Nous sommes
persuadés que le respect de ces principes, de concert avec la mise en oeuvre des recommandations du
présent rapport, vont non seulement empêcher d’autres tragédies similaires de se produire, mais créeront
également pour l’avenir les fondations de la paix, de la justice et d’un développement équitable.
24.2. C’est donc avec beaucoup d’espoir que nous adressons nos recommandations à trois audiences
distinctes : au peuple du Rwanda lui-même, au reste de l’Afrique, plus particulièrement à la région des
Grands Lacs et enfin à la «communauté internationale», y compris aux Nations Unies. Voici nos
recommandations.
A. RWANDA
I. Édification de la nation
1. Le peuple et le gouvernement rwandais comprennent pleinement quels sont les effets tragiques et
destructeurs de l’ethnicité négative. Cependant nous exhortons les Rwandais à reconnaître les réalités
ethniques qui caractérisent leur société. Ce fait central de la vie rwandaise doit être envisagé de manière
honnête. Prétendre que les groupes ethniques n’existent pas est une stratégie vouée à l’échec. Mais
l’ethnicité du passé, destructrice et semeuse de divisions, doit être remplacée par une nouvelle ethnicité
positive. Nous exhortons le peuple rwandais _ gouvernement et société civile confondus _ à travailler
ensemble à forger une société unie fondée sur la force inhérente et le riche héritage des diverses
communautés ethniques du Rwanda.
2. Des stratégies et des politiques à long terme sont nécessaires pour promouvoir un climat dans lequel
ces valeurs prédominent. L’implication à grande échelle du public dans toutes ces stratégies est
essentielle. Nous croyons qu’il est essentiel que toutes les initiatives gouvernementales, du système de
justice à la politique étrangère, soient élaborées avec le souci constant de leur impact sur la notion
d’ethnicité positive.
3. Toutes les institutions de la société rwandaise partagent l’obligation d’inculquer à tous les citoyens les
valeurs d’unité dans la diversité, de solidarité, de respect des droits de l’homme, d’équité, de tolérance, de
respect mutuel et d’appréciation de l’histoire commune du pays. La responsabilité de cette tâche devrait
incomber également à tous les niveaux du système officiel d’éducation, à toutes les organisations
publiques, à la société civile et aux institutions religieuses.
4. Nous recommandons vivement que le programme d’enseignement scolaire encourage un climat de
compréhension mutuelle entre tous les peuples et instille dans l’esprit des jeunes Rwandais la capacité
d’appréciation critique. La participation active aux discussions libres est un élément essentiel de ce
processus.
5. Un vigoureux programme d’éducation politique doit être mis au point pour transformer la présente
équation d’identités ethniques et politiques. Majorités et minorités ne doivent pas être considérées
simplement sous l’angle ethnique. Chez le peuple rwandais, comme chez tant d’autres, les intérêts et les
éléments identitaires se fondent sur divers aspects de la vie qui vont au-delà de l’ethnicité. Les différences
ethniques sont réelles et devraient être reconnues comme telles, mais tous les groupes ethniques doivent
être considérés comme étant socialement et moralement égaux.
II. Structure du pouvoir politique
6. Avant les élections générales prévues pour l’an 2003, le gouvernement rwandais devrait créer une
commission indépendante africaine ou internationale appelée à mettre au point un système politique
démocratique fondé sur les principes suivants : la loi de la majorité politique doit être respectée,
cependant que les droits des minorités doivent être protégés; la gouvernance doit être considérée comme
une question de partenariat entre les peuples du Rwanda; et la structure politique doit tenir compte de
variables comme le sexe, la région et le fait ethnique.
7. Le mérite doit présider à l’organisation des autres institutions publiques comme l’armée, la police et le
système juridique et ce principe doit être pris en compte dans toutes les circonstances qui s’y prêtent.
III. Justice
8. Tous les responsables du génocide doivent être traduits en justice dans les plus brefs délais. Nous
demandons à tous les pays d’extrader tous les dirigeants génocidaires inculpés qu’ils hébergent ou de les
déférer en justice au lieu d’exil conformément aux obligations qu’impose la Convention sur le génocide.
9. Nous encourageons l’introduction du nouveau projet de système judiciaire gacaca. Pour que
fonctionnement du système proposé soit équitable et efficace et qu’il réponde aux exigences d’application
régulière de la loi, nous recommandons instamment qu’il soit généreusement pourvu de ressources
étrangères pour contribuer au renforcement des compétences et à l’amélioration des moyens logistiques.
10. Le Tribunal pénal international d’Arusha en Tanzanie devrait être déménagé au Rwanda dans un délai
raisonnable. En contrepartie, nous demandons au gouvernement du Rwanda de garantir le libre
fonctionnement du Tribunal conformément aux normes internationales.
11. Pour que la population soit persuadée que justice est faite, il faut qu’une culture où tous les abus des
droits de l’homme sont passibles de sanctions pénales se substitue à la culture d’impunité.
IV. Reconstruction économique et sociale
12. Des excuses seules ne suffisent pas. Au nom de la justice et des responsabilités, le Rwanda est en
droit de s’attendre à réparation de la part des acteurs de la communauté internationale pour le rôle qu’ils
ont joué avant, pendant et depuis le génocide. Le cas de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale
est ici pertinent. Nous demandons au Secrétaire général des Nations Unies de créer une commission
chargée de déterminer une formule de réparation et d’identifier les pays qui devraient être tenus de payer
d’après les principes énoncés dans le rapport intitulé Le droit de restitution, de compensations et de
réhabilitation en faveur des victimes de lourdes violations des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, soumis le 18 janvier 2000 au Conseil économique et social des Nations Unies.
13. Les fonds ainsi versés en réparation devraient être consacrés aux besoins urgents de développement
d’infrastructures et d’amélioration des services sociaux au nom de tous les Rwandais.
14. Compte tenu du nombre énorme de familles de survivants du génocide soutenues par le gouvernement
rwandais, la communauté internationale, ONG comprises, devrait contribuer de manière substantielle au
Fonds d’aide aux survivants accumulé avec les cinq pour cent du budget national consacrés chaque année
aux survivants. Parmi les survivants, priorité devrait être accordée aux besoins particuliers des femmes.
15. L’énorme dette du Rwanda, accumulée en grande partie par les gouvernements qui ont planifié et
exécuté le génocide, devrait être immédiatement et intégralement radiée.
16. Dans leurs programmes spéciaux à l’intention des sociétés qui se relèvent d’un conflit, le FMI, la
Banque Mondiale et la Banque Africaine de Développement devraient augmenter sensiblement le
montant des fonds à la disposition du Rwanda sous forme de subventions. Ces subventions devraient être
orientées sur les problèmes graves comme le chômage des jeunes, la rareté des terres et la grande
croissance démographique.
V. Médias
17. Le Parlement rwandais devrait présenter une loi interdisant la propagande haineuse et l’incitation à la
violence et créer un organisme de surveillance des médias, indépendant et suffisamment autonome pour
mettre au point un code de conduite applicable aux médias dans une société libre et démocratique.
B. RÉGION DES GRANDS LACS ET CONTINENT
I. Education
18. Un programme commun d’enseignement des droits de l’homme référant spécifiquement au génocide
et aux leçons qu’il convient d’en tirer devrait être introduit dans les écoles de la région. Ce programme
devrait comprendre des cours sur la paix, la résolution des conflits, les droits de l’homme, les droits de
l’enfant et le droit humanitaire.
II. Réfugiés
19. L’OUA devrait créer un système de surveillance permettant de s’assurer que tous les États membres
adhèrent rigoureusement aux lois et conventions africaines et internationales qui définissent clairement
les normes acceptables en matière de traitement des réfugiés.
20. L’aide financière internationale devrait être accrue au profit des États africains qui portent un fardeau
disproportionné de réfugiés issus de conflits dans d’autres pays.
III. Intégration régionale
21. Pour atténuer le conflit et tirer parti de leurs forces économiques respectives, nous exhortons les États
de la région des Grands Lacs à mettre en oeuvre des politiques d’intégration économique telles que
proposées par le traité d’Abuja et d’autres conventions de l’OUA ainsi que par la Commission
économique des Nations Unies pour l’Afrique.
C. ORGANISATION DE L’UNITÉ AFRICAINE
22. Puisque l’Afrique reconnaît que la responsabilité de la protection de la vie de ses citoyens lui incombe
en premier lieu, nous demandons : a) à l’OUA de créer les structures appropriées qui lui permettront
d’imposer efficacement la paix en situation de conflit; b) à la communauté internationale d’appuyer ces
efforts de l’OUA par un soutien financier, logistique et des capacités.
23. La portée du Mécanisme pour la prévention, la gestion et la résolution des conflits de l’OUA doit être
élargie pour prévoir :
- un système d’alerte rapide permettant de prévenir les conflits de tous ordres et fondé sur une analyse
politique continue et approfondie;
- des techniques de négociation/médiation;
- un pouvoir de maintien de la paix conformément aux recommandations émanant des chefs d’État-major
des forces militaires du continent;
- une capacité de recherche et de cumul de données sur les questions continentales et mondiales,
notamment en matière de tendances économiques et politiques;
- la consolidation des liens avec les organisations sous-régionales;
- une participation accrue des femmes et de la société civile dans la résolution des conflits;
- le renforcement des liens avec l’ONU et ses organismes.
24. La surveillance des violations des droits de l’homme devrait être assumée par la Commission
Africaine des Droits de l’Homme, à laquelle il conviendrait de conférer le statut d’instance autonome de
l’OUA habilitée à exercer ses fonctions de manière pleinement indépendante.
25. L’OUA devrait renforcer ses mécanismes d’information et ses liens avec les médias africains. Des
initiatives devraient également être prises en vue d’intéresser les médias internationaux à la perspective
africaine sur les événements qui se déroulent dans le continent.
26. L’OUA devrait demander à la Commission internationale des juristes d’ouvrir une enquête
indépendante pour déterminer qui est responsable de l’attentat contre l’avion transportant le Président
Juvénal Habyarimana du Rwanda et le Président Cyprien Ntaryamira du Burundi.
D. COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
27. Nous adhérons aux conclusions de la récente Enquête indépendante sur l’action des Nations Unies
durant le génocide de 1994 au Rwanda selon lesquelles le Secrétaire général des Nations Unies devrait
jouer «un rôle vigoureux et indépendant» pour promouvoir une prompte résolution des conflits. Nous
demandons au Secrétaire général d’exercer la prérogative que lui confère l’article 99 de la Charte des
Nations Unies et de porter à l’attention du Conseil de sécurité toute matière pouvant constituer une
menace pour la paix et la sécurité.
28. Nous demandons à toutes les parties qui ont présenté des excuses pour le rôle qu’elles ont joué durant
le génocide — et à toutes celles qui n’en ont pas encore présenté — d’appuyer sans réserve notre
demande au Secrétaire général de nommer une commission chargée de définir les mesures de réparation
dues au Rwanda par la communauté internationale.
29. Nous adhérons à la résolution du Conseil de sécurité de février 2000 demandant la convocation d’une
conférence internationale spéciale sur la sécurité, la paix et le développement dans la région des Grands
Lacs.
30. Nous demandons aux organisations non gouvernementales internationales de mieux coordonner leurs
efforts opérationnels au sein d’un même pays ou d’une même région et d’être plus respectueuses des
préoccupations légitimes du pays d’accueil.
E. CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
31. Nous demandons un réexamen de fond de la Convention de Genève de 1948, notamment sur les plans
suivants :
- définition de génocide;
- mécanisme de prévention du génocide;
- absence des groupes politiques et du sexe dans les catégories génocidaires;
- détermination de l’«intention» des auteurs;
- obligations légales des États une fois le génocide déclaré;
- processus permettant de déterminer lorsqu’il y a effectivement génocide;
- mécanisme destiné à garantir réparation aux victimes de génocide;
- élargissement de la Convention de Genève pour inclure les organisations non gouvernementales en tant
qu’acteurs;
- concept de «compétence universelle», c’est-à-dire le droit de n’importe quel gouvernement
d’appréhender et de déférer en justice une personne pour crime de génocide, où que le crime ait été
commis.
32. Parallèlement au réexamen de la Convention, nous demandons qu’au sein de l’ONU, le mécanisme de
collecte et d’analyse des informations relatives aux situations qui comportent un risque de génocide soit
consolidé. Une mesure possible consisterait à créer, au sein du Bureau du Haut commissaire pour les
droits de l’homme, un poste de Rapporteur spécial de la Convention de Genève chargé de transmettre les
renseignements pertinents au Secrétaire général et au Conseil de sécurité.