Fiche du document numéro 35793

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
35793
Date
Octobre 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
7239464
Pages
21
Titre
Les guerres civiles. De la Renaissance à nos jours [Extrait : « Rwanda, 1994 »]
Nom cité
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Source
Extrait de
Les guerres civiles. De la Renaissance à nos jours, sous la direction de Jean-Christophe Buisson et Jean Sévillia, éd. Perrin et Le Figaro magazine, octobre 2025, pp. 351-371.
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Au Rwanda, le massacre des Tautsis par les Hutus, entre
le 6 avril et le 19 Juillet 1994, fi près de 800000 vicrimes
€ cent jours. Cette tragédie à alourdi la ste des géno-
cides commis au Xx° siècle. Elle fut cependant le point
d'orgue d’une histoire séculaire, faite de discriminations,
de massacres et d ‘exils forcés. Toutes Les Communautés du
Rwanda (7 millions d'habitants en 1994, 13 millions en
2025) en furent victimes. Les Tutsis bien sûr (15% de
la population), mais aussi les Hutus, l'ethnie majoritaire
(65%), les métis issus des deux communautés (de 15 à
20% de le population) et les Tivas (1 %), peuple résiduel
de la région des Grands Lacs. Après 1994, il y eut encore
d'autres massacres de masse au cours desquels périrent
entre 300000 et 500000 Hutus où apparentés, au Rwanda
et au Kivu, sur le territoire du Congo voisin (ex-Zaire).

Le Rwanda, pays devenu indépendant en 1962, à
d’abord été une colonie allemande, à la suite de la confé-
rence de Berlin (1885) qui avait attribué cette monarchie
tutsie de la région Grands Lacs de l'Est africain à
l'Empire allemand, dans le cadre du partage de l’Afrique
entre les Européens. Le Rwanda fait alors partie de
l'Afrique orientale allemande (Deutsch-Ostafrika) pen-
dant à peine une trentaine d’années, jusqu’en mai 1916,
lorsque des troupes belges bousculent de maigres forces
allemandes et s'emparent de Kigali, la capitale. Le
20 juillet 1922, au lendemain de la défaite allemande
à l'issue de la Première Guerre mondiale, la Société
des Nations confie à la Belgique un mandat officiel lui
accordant l'administration du Rwanda et de l’Urundi
(le futur Burundi). Il prendra fin le 1° juillet 1962, avec
l'indépendance du Rwanda.

Quand les premiers administrateurs ou colonisa
teurs allemands arrivent, à partir de 1892, l’histoire
du Rwanda remonte déjà à très loin. Le petit « pays
aux mille collines » tient son nom du mot £wanda.
En kinyarwanda, la langue nationale, du groupe des
langues bantoues, ce mot signifie « expansion»,
« accroissement », ce qui traduit une lente construction!
du royaume, commencée à partir de la fin du xr° siècle,
grâce à l'intégration progressive de clans et de cheffe
ries sous l’autorité du monarque tutsi. Ce processusest
quasiment achevé au xIn' siècle, l’apogée du royaumerse
situant au tournant du XVII et du xIx° siècle.

Hommes de la boue
contre hommes de la lance

Les colonisateurs découvrent un trait saïllant du
Rwanda : l’antagonisme immémorial entre les Tutsis et
les Hutus. Éleveurs de bovins auxquels ils vouent un
véritable culte, reconnaissables à leur allure altière, les
Tuütsis sont depuis des siècles les seigneurs incontestés
des Grands Lacs. Leur roi, le « Mwami », règne d’une
main de fer sur le pays. Dans leur tradition, les Tutsis
se considèrent comme des guerriers d’essence divine.
Ils incarnent l'autorité, justifiant ainsi leur tutelle sur
les autres peuples. Ils portent la lance. Agriculteurs, les
Hutus sont en général plus petits, trapus. Ils portent
la houe. Leur vassalité est à la fois politique et psycho-
logique. Elle conditionnera pendant des siècles, jusqu’à
l'indépendance, leur rapport de soumission à l'égard des
Tutsis.

Cette fracture entre les deux peuples est d'autant plus
étonnante qu’ils parlent la même langue, pratiquent la
même religion et se reconnaissent citoyens rwandais. En
arrivant dans Ja région, les colonisateurs allemands, puis
belges, s’appuient aussitôt sur cet « ordre des choses »
qui favorise leur choix d’une administration indirecte :
les Tutsis garderont ainsi le pouvoir, jusqu’à la fin des
années 1950, À ce moment-là, anticipant lindépendance,
la Belgique et l'Église catholique décident de mettre fin
à la monarchie tutsie, avec l'ambition de transformer
le Rwanda en une démocratie d'inspiration chrétienne.
Adoubés par Bruxelles et le clergé, les anciens dominés
Huütus seront les artisans d’une décolonisation qui se veut
exemplaire, C'était sans compter sur un effet pervers de

la démocratie : le vote purement ethnique des électeurs,
qui n’accordent leur voix qu’aux candidats issus de la
même ethnie qu'eux. Largement majoritaires sur le plan
démographique, les Hutus vont ainsi remporter toutes
les élections et s'emparer du pouvoir, re ant les Tutsis
à leur statut de minorité ethnique et politique. Pour la
première fois de leur histoire, les « hommes de la houe »
vont dominer les « hommes de la lance ». Cette raciali-
sation de la vie politique sera la matrice de l’explosion
génocidaire de 1994, précédée par une série d’années
sanglantes — 1959, 1962, 1964, 1973, 1990. Dès 1964,
Radio Vatican dénonçait déjà «le plus grand génocide
depuis la dernière guerre ».

Le souvenir de l’asservissement séculaire des Hutus
par les Tutsis et la surpopulation croissante, aggravée
par la rareté des terres disponibles, avivent ce conflit
quasi existentiel. Dès cette époque, les extrémistes dé
chaque camp se radicalisent. L'exemple du Burundi
voisin exacerbe la peur des Hutus. Leurs cousins y sont
majoritaires, comme dans leur pays, mais ils sont brutas
lement éliminés de tous les postes de responsabilité. Des
dizaines de milliers de Hutus burundais se réfugientau
Rwanda. D’autres sont massacrés par les Tutsis, notams
ment en 1972 (200000 Hutus tués). À Kigali, la capitale
rwandaise, les décideurs hutus s'inquiètent pourleur
avenir, Pour leur survie, ils en viennent à définirune
stratégie d’autodéfense fondée sur la nécessité diune
violence préventive. Les cibles sont naturellementlles
Tutsis. La propagande hutue tente de les déshumanisen
en les désignant sous le terme d’iryerzs (« cafards®)\ces
insectes très communs au Rwanda, répugnants, quon
élimine en les écrasant un par un ou au moyen-dépuis*
sants insecticides.

Historiquement proches des Hutus, l'Église et la
Belgique se taisent, malgré les discours de haine et les
premières violences. Soucieux de décoloniser rapi-
dement, les Belges estiment avoir fait le nécessaire en
remplaçant la monarchie par une démocratie, De son
côté, le clergé ferme les yeux sur les atrocités, soulagé
d’avoir pu contenir Je tropisme américano-évangélique
des Tutsis. Bien des années plus tard, lors d’une visite
du président Paul Kagame! au Vatican, le 20 mars 2017,
le pape François demandera le pardon de Dieu pour
l'attitude de l'Église au Rwanda.

Dès les années 1960, les Hutus ont les pleins pouvoits.
Le système électoral — un homme, une voix — leur offre
la majorité absolue car ils représentent les trois quarts du
Corps électoral. Leur domination est sans partage. Les
Tuütsis sont discriminés, chassés ou massacrés, Environ
300000 d’entre eux, dont les représentants de leurs
élites, s’exilent pour rejoindre leur diaspora en Ouganda.
Cette politique dite de « déguerpissement » aura deux

Braves conséquences : elle privera le Rwanda de compé-
tences utiles; elle renforcera l'opposition armée basée
à l'étranger. Les exilés rejoignent en masse Jes troupes
d'assaut du FPR (Front patriotique rwandais), créé en
1987 pour s'emparer du pays, derrière leur chef naturel,
Paul Kagame. Né en 1957, issu d’un clan aristocratique
rwandais déchu par la démocratie installée à la faveur de
la décolonisation, cet homme de haute stature — parfaite
incarnation du physique tutsi — à fui le Rwanda avec sa
famille en 1961 pour échapper à un massacre. Installé
en Ouganda, il a rejoint très jeune (à vingt-deux ans)

la résistance contre la dictature d’Idi Amin Dada, dans

1. Le nom Kagame se prononce Kagamé.

les rangs de la rébellion dirigée par Yoweri Museveni.
Devenu président en 1986, ce dernier garde auprès de
lui ses compagnons d’armes rwandais. Kagame, devenu
directeur adjoint des services de renseignement militaire,
formé à l’école de commandement de Fort Leavenworth
aux États-Unis, était colonel de l’armée ougandaise
en 1990.

La première République du Rwanda est renversée
le 5 juillet 1973, à la suite du coup d’État militaire de
Juvénal Habyarimana. Ce général hutu veut remettre
de l’ordre, ce qu’il va réussir dans un premier temps.
Son régime autoritaire à parti unique arrive à assu-
rer une relative stabilité, à la différence de ses voisins
— l'Ouganda, le Burundi, la Tanzanie, le Zaïre —, mar
qués par leur instabilité quasi permanente, Réputé
être la « petite Suisse » de l'Afrique, le Rwanda en est
récompensé par une aide généreuse de la communauté
internationale et des ONG. Peuplé de chrétiens pieux.
à commencer par le président, fils d’un des premiers
baptisés du Rwanda, et son épouse Agathe, élevée chez
les religieuses, le pays rassure. Mais il ne s’agit que d'une
apparence.

L'ivresse du pouvoir sans partage et la menace latente
des Tutsis ont réveillé les vieux démons claniques et
ethniques. Progressivement, le clan présidentiel se
replie sur une poignée de fidèles, des nordistes, placés
aux commandes des renseignements et de la sécurité.
Ce «cercle de confiance» est animé, dit-on, par la
présidente. Il prend le nom d’Akazu (« petite maison
en kinyarwanda). Pépinière des cerveaux génocidaires:
cette structure activiste prépare le projet d'exterminas
tion des Tutsis.

La démographie galopante aggrave les tensions. Dès
la fin des années 1980, la surpopulation et la pénurie
de terres cultivables deviennent alarmantes. La den-
sité humaine du « pays des mille collines » est passée
de 115 habitants au km? en 1950 à 420 en 1990. Des
sols usés et des méthodes inappropriées font chuter la
production alimentaire, alors que les cours du café et
du thé s’effondrent. En manque de terres, menacés par
la famine, les Hutus désignent les responsables : leurs
voisins tutsis. [ls commencent à se faire justice, à la
machette, en toute impunité.,

Première intervention française en 1990

L'Ouganda et la France portent une part de respon-
sabilité dans cette marche initiale au génocide. Dès le
début des années 1960, l’Ouganda avait accueilli des cen-
taines de milliers de Tutsis chassés du Rwanda. Les plus
qualifiés d’entre eux ont investi la haute administration
et l’armée ougandaises. « Au mois de janvier 1986, relève
lafricaniste Bernard Lugan, au moment de la prise du
pouvoir par Yoweri Museveni, 20 à 25 % des effectifs de
son armée étaient tutsis. Après la victoire, plusieurs hauts
postes leur furent confiés. » Ces militaires tutsis « ougan-
dais » formeront l’ossature de l'armée du FPR. «En
accord avec les autorités de Kampala, précise Lugan,
ils désertèrent de l’armée ougandaise pour attaquer le
Rwanda. »

Fin septembre 1990, quand 3 000 à 4000 combattants
tutsis venus d’Ouganda pénètrent ainsi au Rwanda, la
guerre qui commence va bouleverser le paysage politique
et humain de toute la région. Planifiée par Kampala et le

FPR, soutenue de fait par les États-Unis et le Royaume-
Uni, cette campagne connaît deux phases.

La première phase, d’octobre 1990 à août 1993, com-
mence avec l'offensive tutsie et s’achève sur la première
intervention française destinée à sauver le régime de
Kigali. Appuyée par le Zaïre et la Belgique, la France a
agi pour aider à évacuer des Occidentaux mais elle va
rester, seule (la Belgique et le Zaïre se retirent), pour
apporter son soutien militaire au Rwanda. C’est l’opé-
ration «Noroît» (sur laquelle nous allons revenir).
La stratégie de François Mitterrand, alors président de la
République, est de conforter le régime rwandais de
Juvénal Habyarimana et d’engager une négociation. La
situation est en effet stabilisée. Des accords de paix sont
signés à Arusha (Tanzanie), le 4 août 1993. Paris estime
avoir fait le nécessaire et rapatrie son contingent, rem-
placé par une force des Nations unies.

La seconde phase, du 6 avril au 19 juillet 1994, est
déclenchée par l’assassinat du président rwandais
Habyarimana, aussitôt suivi de la campagne génocidaire
des Hutus. Viendront ensuite la contre-attaque victo»
rieuse du FPR, et, entre juin et août 1994, une nouvellé
intervention française. Encore aujourd’hui controver
sée, cette opération humanitaire « Turquoise » a sauvé
lPhonneur de la France, sans pour autant effacer sun
certain nombre d’erreurs politiques des gouvernements
français.

Quand la France intervient la première foisen
octobre 1990, le Rwanda n’appartient pas auepté
carré» des anciennes colonies françaises. Larrivéesde
la gauche au pouvoir, en mai 1981, a cependantiaps
proché Paris de Kigali. Pays démocratique ébfrugal le
Rwanda fascine les milieux tiers-mondistes ebehrétiens

Progressistes, très actifs au ministère des Affaires étran-
gères et à la Coopération. François Mitterrand considère
avec bienveillance ce pays francophone isolé dans un
océan anglophone. Il apprécie Habyarimana. Ni la
nature autoritaire du régime ni les violences chroniques
n’altèrent cette perception. Confortée par les ministres
socialistes successifs et « bénie » par l’intelligentsia pro-
gressiste, la coopération française embarque Paris dans
un engrenage fatal.

Tout s’accélère le 20 juin 1990, à la suite d’une déci-
sion personnelle du président socialiste. À La Baule,
dans le cadre de la 16° Conférence des chefs d'État
d'Afrique et de France, Mitterrand somme ses parte-
naires africains d'instaurer la démocratie chez eux, Le
marché est clair : pas d’aide française sans instauration
du multipartisme. C’est un tournant majeur de la poli-
tique africaine de Paris. En total décalage avec la réalité
des sociétés subsahariennes, ce discours de La Baule
électrise aussitôt les pays éligibles aux subsides français.
Le «feu démocratique » gagne une partie du conti-
nent. Au Rwanda comme ailleurs, le nombre des partis
explose. Les oppositions s’enhardissent. Les pouvoirs
s’affolent. Des ambitions personnelles ou claniques se
réveillent. Les peurs collectives aussi, L'ouverture exigée
par Paris a engendré un cycle de déstabilisation et de
violences dont le malheureux Rwanda sera une des prin-
cipales victimes, d’autant plus que François Mitterrand
l’a choisi pour en faire une sorte de « laboratoire de
l'esprit de La Baule », comme le rappellera, plus tard,
le très critique rapport de la Commission de recherche
sur les archives françaises relatives au Rwanda, remis à
l'Élysée en mars 2021.

La montée aux extrêmes

Dès les premiers jours de l'offensive tutsie de sep-
tembre 1990 — deux mois après La Baule! -, l’armée
rwandaise (en majorité hutue) est bousculée. Ni ses chefs
ni ses soldats ne font le poids. Leurs ennemis sont au
contraire de bons guerriers. Le 3 octobre, Kigali appelle
Paris à l’aide. Mitterrand sait qu’il joue son crédit afri-
cain. Il ordonne donc d'aider le Rwanda. L'opération
«Noroît » (entre 600 et 700 soldats français) permet de
sauver le régime, mais son champ d’action est d'emblée
limité par les accords de coopération et de défense signés
entre Paris et Kigali en 1975, sous la présidence de Valéry
Giscard d'Estaing. L'aide militaire directe ne peut en
effet être activée que dans le cas d’une invasion militaire
par un pays étranger. Est-ce le cas? Non.

Le FPR a bien ses bases en Ouganda, Kagame est
bien colonel de l’armée ougandaise, maïs ils ne sont pas
ougandais. Ce sont des Tutsis rwandais. Les parachu-
tistes français ne peuvent donc pas engager le combat
contre eux. Ils n’ont qu’une mission : assurer la sécurité
des ressortissants français. Mitterrand le répète : «Le
FPR n’est pas notre ennemi... La France ne fait pas la
guerre au FPR.» Mais Kagame et ses amis font mine
d'ignorer la subtilité mitterrandienne. Ils accusentAla
France d’être engagée aux côtés de leur ennemi. Mal
interprétée, trop limitée pour être décisive, cette opéras
tion « Noroît » va aggraver le malentendu et la tension
entre Paris et le vindicatif Kagame, surnommé“ele
Khmer noir » pour son opiniâtreté radicale.

Remise en ordre de bataille par des conseillers fran-
çais et bénéficiant de l’appui direct de soldats zaïrois

l'armée rwandaise réussit à rétablir ses positions dès le
4 octobre. Frontalier du Rwanda, le Zaïre s’est engagé
car il redoute la déstabilisation de son flanc oriental, là
où se trouvent ses principales richesses minières. Une
décision imprudente de Paris va gâcher ce succès mili-
taire initial. Dans l’esprit de son discours de La Baule,
Mitterrand oblige son ami Habyarimana à négocier
avec Kagame, replaçant ainsi le FPR au centre du jeu
politique, après l'avoir contenu militairement, Le chef
de l’État français affaiblit considérablement son allié
rwandais. Il a sous-estimé Kagame, dont l'objectif n’a
pas changé : prendre le pouvoir par la force.

Placé sous la protection de « Noroît », Habyarimana
n'a pas le choix. Dès 1991, sous la pression de l'Élysée,
il doit modifier la Constitution rwandaise pour revenir
au multipartisme, Cette décision sape un peu plus son
autorité. Le pouvoir légal est affaibli, ses soutiens se
radicalisent, ses ennemis tutsis renforcent leurs posi-
ions. La tragédie rwandaise se noue. Dans l’om bre, les
radicaux hutus organisent les prémices du génocide.
Les paysans tutsis sont victimes d’exactions de plus en
plus sauvages. Dès le 15 octobre 1990, Georges Martres,
l'ambassadeur de France à Kigali, a adressé un télé-
gramme à l'amiral Jacques Lanxade, le chef d’état-major
particulier du président de la République. Dans ce docu-
ment cité dans le rapport de la Mission d’information
parlementaire sur le Rwanda ( 1998), ce diplomate che-
vronné, familier de l’Afrique, évoque pour la première
fois « le risque d’un génocide ».

La France est alors la seule puissance occidentale
déployée sur le terrain. Ce huis clos franco-rwandais
nourrira par la suite bien des fantasmes sur la compli-
cité supposée entre Paris et le régime de Kigali, surtout

que l’ambassadeur Georges Martres ne cache pas sa
apathie pour Habyarimana. La propagande tutsie
redouble d'intensité : elle présente l’aide militaire de la
France (effective d’octobre 1990 à avril 1994) comme
un soutien aux futurs génocida ayée par
les intellectuels français, belges et anglo-saxons, cette
ntinue de faire florès, malgré l'absence d'’élé-
ments probants. Les différent nmissions d'enquête
les documents déclassifiés depuis 1994 montrent au
isément
gulière. Cet appui
est resté limité : à peine 64 millions d’euros en moins
de quatre ans, nettement moins que l’aide offerte par
l'Ouganda au FPR tutsi. Les livraisons ont porté sur
des armes légères, des munitions, des pièces détachées,
une douzaine de canons de 105 mm. Pas de blindés,
pas d’hélicoptères, pas de missiles, pas d’avions. « Une
stricte suffisance », disent à l’époque les responsables
français.

Alarmée par le cycle des exactions, la communauté
internationale s’est enfin mobilisée, entre l'été 1992 et
l'été 1993, pour organiser une négociation entre le régime
de Kigali et le FPR à Arusha, dans le nord de la Tanzanie.
Cette ville abritera ensuite, après le génocide, à partir.de
novembre 1994, le siège du Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR). Signés le 4 août 1993, les « accords
d’Arusha » doivent mettre fin aux violences. Ils prévoient
l'intégration politique et militaire des belligérants, le
départ des troupes françaises et le déploiement d’une
Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda
(MINUAR), créée le 5 octobre 1993.

Constituée de 2300 casques bleus (belges, bangla
dais, ghanéens), cette force est un pis-aller Soumise

à l’influence des Américains et des Britanniques très
hostiles à Habyarimana et à la France, elle est mal com-
mandée, sous-équipée, privée des moyens nécessaires
à ses ambitions. Placée sous l’égide de la Charte des
Nations unies, la MINUAR est limitée à une simple
posture d’interposition, sans pouvoir de coercition sur
tel ou tel camp. Ses contingents comme son chef sont
médiocres. L'ONU a désigné à sa tête le général cana-
dien Roméo Dallaire, dont la compétence et la loyauté
seront sujettes à caution. Son comportement et certaines
de ses décisions prises au pic de la crise le feront même
soupçonner de complaisance à l'égard des Tutsis et de
leurs alliés anglo-saxons.

Un appel à éradiquer les Tutsis :
vers un pandémonium de sang et de souffrance

Les accords d’Arusha prévoient le partage du pouvoir
entre les Hutus et les Tutsis, autorisés à être « réintégrés
dans la nation rwandaise ». Ce volet électoral ne sera
jamais mis en œuvre. Il est délibérément saboté par les
Tutsis, qui savent que la réalité ethno-démographique
les condamne à rester « démocratiquement minoritaires ».
Le FPR a choisi une stratégie de rupture : il décrédibilise
les autorités en place et sape l’État légal et ses forces de
sécurité par des assassinats, des attentats, des campagnes
de presse.

Après Arusha, les violences redoublent. Les Tutsis
préparent une nouvelle offensive, les Hutus le savent et
envisagent les options les plus radicales. À Kigali, l’entou-
rage de la présidence milite en faveur du « Hutu Power »,
cette idéologie raciste qui promeut une domination sans

partage au Rwanda. Un « mouvement de défense de la
République » fédère les anti-Tutsis au sein des tristement
célèbres Interahamnve (« personnes qui s'entendent fort
bien » en kinyarwanda). Ce sont les futurs génocidaires à
la machette. Leur principal organe de propagande est la
Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM), créée
en juillet 1993. Fondée et animée par des proches du
régime, cette radio (sans chaîne de télévision) installée
en face du palais présidentiel de Kigali diffuse les thèses
du « Hutu Power », entrecoupées de blagues anti-tutsies
et de musiques zaïroises qui font son succès auprès de
la jeunesse hutue. « Radio Machette», comme la sur-
nt les Tutsis, appelle à éradiquer les « cafards ».
nt des mois, jusqu’en juillet 1994, elle donnera
des noms, des listes de personnes à tuer. Après la chute
du régime hutu, les principaux responsables de RTLM
seront arrêtés et condamnés en 2003 par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda à des peines de trente à
trente-cinq ans de prison pour génocide et incitation au
génocide.

L'effrayant cocktail de haines et de peurs réci
proques accumulées au Rwanda explose au soir du
6 avril 1994 lorsque le Falcon 50 du président rwandais
Habyarimana est abattu par deux missiles SAM 16,
juste avant son atterrissage à Kigali. L'attentat fait une
douzaine de victimes, dont les chefs d’État du Rwanda
du Burundi voyageaient ensemble, avec le chef
d’état-major rwandais, d’autres personnalités du régime
et les trois aviateurs coopérants français de l'équipage:
L'enquête révélera des faits troublants : ces missiles
antiaériens de fabrication soviétique avaient été livrés à
l'Ouganda, puis donnés au FPR; le tir serait parti d'un

camp militaire imprudemment concédé à celui-ci dans
la banlieue de Kigali. Malgré ce faisceau convergent de
responsabilités, la justice n’a jamais su — ou voulu? —
identifier les commanditaires de cet assassinat aux
conséquences catastrophiques.

Dès le 7 avril, les violences gagnent tout le pays. Les
extrémistes des deux camps se déchaînent. Le FPR
a relancé ses opérations sur toute la ligne de front.
À Kigali, la Première ministre rwandaise et une dizaine
d’autres personnalités politiques hutues sont assassi-
nées, dix casques bleus belges sont massacrés. Deux
gendarmes français chargés des transmissions radio sont
tués (avec l'épouse de l’un d’eux). Peu avant leur mort,
ils avaient eu le temps de signaler une activité radio
inhabituelle du FPR.

Devant l'ampleur des massacres et les risques pour
les ressortissants étrangers (dont une vingtaine de
coopérants militaires français encore présents), Paris
déclenche dans la nuit du 8 au 9 avril 1994 une auda-
cieuse mission de sauvetage : l'opération « Amaryllis »
(464 parachutistes aux ordres du général Henri Poncet)
est un succès. En quelques jours, dans un pays livré au
carnage, ils réussissent à évacuer 1628 personnes par
avion, dont 454 Français, 784 étrangers et 390 Rwandais
(60% de Hutus, 40% de Tutsis). Le 14 avril, les der-
niers soldats d’«Amaryllis» rembarquent, mission
accomplie.

Mais le Rwanda a déjà basculé dans un pandémonium
de sang et de souffrances, attisé par la Radio des Mille
Collines. La quasi-totalité des victimes est massacrée
à la machette, au couteau, à coups de fourche ou de
pelle-bêche. Beaucoup de victimes, atrocement bles-
sées, sont enterrées vivantes, noyées ou brûlées vives

dans des cases ou des entrepôts. Le FPR accélère son
offensive et fonce vers Kigali pour s’emparer du pou-
voir. Démoralisée, déstructurée, l’armée rwandaise se
replie vers le sud-ouest du pays, tandis qu’une partie
de la troupe et des cadres massacre tout ce qui est
Tutsi ou proche d’eux (dont des Hutus). À leur tour,
les combattants du FPR se vengent : des villages hutus
sont exterminés. Âu génocide anti-tutsi initial s’ajoute
le début d’un génocide anti-hutu. Aucun chiffre précis
n’a pu être donné mais l'ONU estime que ces cent jours
de folie meurtrière auraient tué jusqu’à 1 million de
Rwandais.

Paralysée, traumatisée par le massacre de ses dix
casques bleus belges, la MINUAR abandonne le pays
à la violence. Le 21 avril, l'ONU réduit ses effectifs à
270 hommes. Ils ne servent plus à rien. Le pays est livré
à lui-même, soldant dans un bain de sang des siècles
de haine ethnique. Quand l’armée rwandaise cesse
le combat, au début juillet, des milliers de ses soldats
refluent en désordre vers le Zaïre. Le 19 juillet, le FPR
a gagné la guerre déclenchée le 6 avril. Devenu général,
Paul Kagame peut déclarer la fin des combats et installer
un régime autoritaire, sans partage. Trente ans plus tard,
il est toujours au pouvoir.

Malgré les massacres, malgré les appels lancés par la
France devant le Conseil de sécurité de l'ONU et l'Union
africaine, le monde a ignoré ces longues semaines de bar-
barie, alors que, dès la fin avril, la MINUAR, puis Paris
parlaient déjà de génocide. Personne n’en a pris acte.
Le 15 juin, la France, toujours aussi isolée, réclame une
intervention humanitaire d’urgence. Rien ne se passe. Il
faudra attendre encore quatre jours pour que le Conseil
de sécurité vote, le 19 juin, la résolution 929 autorisant

les Français à intervenir, cette fois sous couvert du cha-
pitre vii de la Charte des Nations unies qui autorise le
recours à la force.

Paris obtient un mandat de deux mois pour proté-
ger les populations. Le 23 juin, les premiers éléments
de l'opération « Turquoise » (2900 hommes, avec un
renfort de 510 soldats africains envoyés par sept pays)
se déploient. Placée sous le commandement du général
parachutiste Jean-Claude Lafourcade, cette opération
délimite très vite une «zone humanitaire sûre» de
6000 km? dans l’ouest du Rwanda, à la frontière du
Zaïre. Près de 10000 Tutsis viennent aussitôt s'y réfu-
gier, sous la protection de l’armée française. Plus tard
arrivent aussi des dizaines de milliers de Hutus, civils
ou militaires déserteurs, poursuivis par la vengeance des
Tutsis. À leur tour, ils sont protégés par le dispositif de
« Turquoise », ce qui accréditera, très vite, l'accusation
de complicité de la France avec les génocidaires hutus.

À partir du 22 juillet, « Turquoise » doit aussi faire
face à une épouvantable épidémie de choléra dans
les camps de réfugiés de Goma, à la frontière zaïro-
rwandaise : 50000 morts en dix jours! Les «soldats
humanitaires » sont obligés de nourrir, soigner et vacci-
ner, mais aussi d’ensevelir au bulldozer, dans d'immenses
fosses communes, des dizaines de milliers de cadavres de
Hutus, morts du choléra ou de leurs blessures. De nom-
reux soldats de « Turquoise » resteront choqués à vie
par ces journées cauchemardesques, victimes d’un stress
post-traumatique trop tardivement pris en compte.

« Turquoise » : une opération réussie,
un fiasco politique

Menée du 23 juin au 22 août 1994, l’opération
« Turquoise » permet d’enrayer les violences, de créer
une zone protégée et de gérer la grave épidémie de
choléra, en dépit des moyens dérisoires à la disposition
des militaires français. Ces efforts couronnés de succès
furent pourtant presque aussitôt balayés par cette infa-
mante accusation de complicité avec les génocidaires
hutus, propagée par le FPR et ses alliés ougandais et
anglo-saxons, relayée par des médias et des ONG ali-
gnés sur la propagande tutsie. Dès cette époque, des
informations manipulées ou exagérées, des erreurs
d'appréciation, de lieux, de noms, de dates et de graves
carences en matière de communication ont commencé
à dégrader l’image de la France, de son armée, de
« Turquoise ».

Sur les plans politique et militaire, les conditions
initiales de la riposte aux insinuations et aux accusa-
tions sont défavorables. Les justifications politiques
de l’intervention française sont tardives, déficientes.
Pendant les deux années qui suivent l'affaire du Rw
(1994-1996), la classe politique est accaparée par la fin
dut ndisme. Elle vit au rythme de la maladie du
Président (il décédera le 8 janvier 1996) et de la cam-
pagne présidentielle disputée entre Jacques Chirac et
Édouard Balladur (le premier sera élu le 17 mai 1995)
Le Rwanda est passé par pertes et profits. Du côté mil
taire aussi, l'état-major a d’autres priorités : la gestion
complexe de la guerre en Bosnie, les casques bleus fran-
çais pris en otages à Sarajevo, puis, après mai 1995, le

grand mercato des généraux. Les chefs des années 1990-
1994 en poste au moment de la crise rwandaise ont très
vite quitté leurs fonctions. Passés à d’autres dossiers,
leurs successeurs n’ont pas pris la mesure de la gravité
des accusations portées contre l’armée. Sous-estimant
la vaste campagne de désinformation qui vise la France,
ils ordonnent le silence aux officiers mis en cause, Selon
leur analyse, le succès de la mission humanitaire doit
suffire à établir la vérité. Ils découvriront, trop tard,
qu’un succès opérationnel peut se transformer en défaite
informationnelle, donc politique.

Chez les politiques comme chez les militaires, on veut
tourner la page. Cette volonté d'oublier le cauchemar
rwandais laissera le champ libre aux accusateurs. Malgré
trente années d'enquêtes et de procédures et les nom-
breuses décisions de justice favorables à la France et à
son armée, le poison antifrançais n’aura jamais cessé de
se diffuser.

La polémique a encore été relancée en 2021, à la suite
de déclarations imprudentes d’Emmanuel Macron lors
d’un déplacement au Rwanda, des propos réitérés en
avril 2024, à l’occasion des trente ans du début du géno-
cide. En quête d’une réconciliation avec Kigali, le chef
de l’État français a reconnu « des responsabilités acca-
blantes » de la France dans le génocide rwandais, sans
en avoir été « complice ». Il a notamment dénoncé le
tort de Paris d’être « resté aux côtés d’un régime géno-
cidaire » avant avril 1994, «en voulant faire obstacle à
un conflit régional ou une guerre civile ». La France,
a-t-il ajouté, n'aurait pas «su entendre la voix de ceux
qui l’avaient mise en garde, ou bien a-t-elle surestimé sa
force en pensant pouvoir arrêter le pire ». Ces propos

n’auront fait qu’alimenter la polémique qu'ils étaient
pourtant censés éteindre.

Masochisme à la base, trahison au sommet

La publication par la France en mars 2021, sur ordre
de l'Élysée, du rapport de la Commission de recherche
sur les archives françaises relatives au Rwanda devait
permettre d'éclairer et de comprendre les décisions
des dirigeants hexagonaux entre 1990 et 1994. Cette
plongée dans les archives de l'Élysée, des mi
Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération
pouvait aider à rétablir la vérité. L'effet n’a été que
marginal. Les documents et les explications sont sans
doute arrivés trop tardivement, trop longtemps après
les faits pour ébranler des convictions établies de longue
date. Le camp hostile à la France est resté sur ses posi-
tions, n’accordant que très peu de crédit aux archives
enfin ouvertes ou aux témoignages des principaux
responsables civils et militaires de cette époque.

En 1998, dans son audition devant la commission
d'enquête de l’Assemblée nationale sur le Rwanda,
le Pr Bernard Debré, ministre de la Coopération de
novembre 1994 à mai 1995, rapportait des propos très
instructifs sur ce qu’étaient, à la veille du génocide,
les perceptions et les convictions des principaux pro-
tagonistes. Deux témoignages éclairent parfaitement
la logique de violence extrême inscrite au cœur de la
guerre civile du Rwanda. Celui du président rwandais
Habyarimana d’abord, en janvier 1994 : « Il faut m'aider
à calmer les Tutsis et les Hutus extrémistes pour que
je puisse attendre les élections générales qui auront

lieu dans deux ans. Je les gagnerai sans difficulté car
les Hutus représentent 80% des votants. » Puis cette
«confession» de représentants du FPR installés à
Kigali, quelque temps plus tard : « Nous ne pourrons
pas attendre les élections, car nous les perdrons. Nous
prendrons le pouvoir avant, dans le sang s’il le faut. »

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

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1994), rapport de la Mission d’information, Rapport ñ°-1271,
1998.

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Claude Gawsewitch éditeur, 2006.

Duclert Vincent, Rapport de la Commission de recherche sur les
archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis
(1990-1994), Archives nationales, 2021.

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LAFOURCADE Jean-Claude (général) et RIFFAUD Guillaume, Opération
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Onana Charles, Rwanda, la vérité sur l'opération Turquoise.
Quand les archives parlent, L'Artilleur, 2019.

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Védrine Hubert, Les Mondes de François Mitterrand. À l'Élysée de
1981 à 1995, Fayard, 1996.
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