Fiche du document numéro 35328

Num
35328
Date
Vendredi 22 août 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
81449
Pages
4
Sur titre
Justice
Titre
Génocide des Tutsis au Rwanda : questions sur le non-lieu en faveur d’Agathe Habyarimana, la veuve du président rwandais
Sous titre
Après dix-huit ans d’enquête, deux juges françaises ont décidé de clore l’un des dossiers les plus sulfureux liés au bain de sang de 1994. Le parquet a annoncé jeudi 21 août faire appel de la décision.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Agathe Habyarimana à Paris, en avril 2014. (Bertrand Guay /AFP)

« C’est le début d’une relecture de l’histoire rwandaise », s’est félicité jeudi 21 août, sur le réseau X, Jean-Luc Habyarimana. En exil en France, le fils d’Agathe Habyarimana, veuve du président rwandais assassiné en 1994, commentait ainsi la décision de deux juges d’instruction parisiennes de clore par un non-lieu le dossier qui concerne sa mère.

Installée elle aussi en France depuis trente ans, aujourd’hui âgée de 82 ans, Agathe Habyarimana est depuis 2007 visée par une plainte déposée par des associations de victimes du génocide des Tutsis qui a fait près d’un million de morts en 1994. Une instruction judiciaire avait été ouverte un an plus tard pour « complicité de génocide » et de « crimes contre l’humanité». Depuis 2016, la veuve du président rwandais est placée sous le statut de témoin assisté, et n’a jamais été mise en examen, malgré la récente demande du parquet national antiterroriste (Pnat), en septembre 2024. Elle avait été néanmoins déboutée du droit d’asile en dernière instance par le Conseil d’Etat en 2009, précisément en raison de ces accusations portées contre elle, et sera jugée « indésirable » par la préfecture de l’Essonne, où elle réside, sans pour autant en être expulsée.

Signal déclencheur des massacres



Qui est donc cette femme, qui n’a jamais occupé de fonction officielle, a été évacuée par l’armée française hors de son pays, trois jours après le déclenchement des massacres ? Elle aura attendu près de vingt ans pour bénéficier d’un non-lieu. Lequel est déjà contesté par le Pnat qui a annoncé jeudi son intention de faire appel de cette décision.

L’assassinat de son époux, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, par deux tirs de missiles contre son avion, de retour ce soir-là à Kigali, est considéré comme le signal déclencheur des massacres. L’attentat, jamais revendiqué, servira en effet de prétexte aux tueurs – principalement l’armée rwandaise et les miliciens fidèles au parti présidentiel – pour orchestrer un gigantesque bain de sang.

La veuve du président est-elle la « victime de cet attentat terroriste », comme le proclament les deux juges dans l’ordonnance de non-lieu, délivrée mercredi, et que Libération a pu consulter ? Ou bien a-t-elle joué un rôle majeur dans la dérive mortifère qui va mener au génocide, comme dans les heures qui suivent l’attentat contre son mari ?

Affaire pas encore close



Les juges ont catégoriquement balayé ces soupçons, réfutant un grand nombre de témoignages, même les plus récents apportés par les parties civiles ou le Pnat qui avait sollicité des investigations complémentaires en août 2022 et septembre 2024. S’ensuivra un long bras de fer entre les parties civiles, le parquet et les deux magistrates, Stéphanie Tacheau et Carole Vujasinovic, qui rejetteront les demandes d’actes supplémentaires et délivreront un avis de fin d’instruction le 16 mai. Le deuxième en deux ans.

Sollicitée pour arbitrer entre les deux parties, la cour d’appel s’est réunie à huis clos le 21 mai, mais n’a pas encore rendu son arrêt. Ce qui n’a pas empêché les juges de rendre leur ordonnance de non-lieu, comme elles en ont la possibilité. En attendant une nouvelle audience à la cour d’appel, cette fois sur cette décision. L’affaire n’est donc pas encore close. Mais dans l’immédiat, c’est une évidente victoire pour la veuve du président et ses proches. Permettra-t-elle pour autant de « relire l’histoire » du génocide ?

Le dossier Agathe Habyarimana est l’un des plus complexes, mais aussi l’un des plus symboliques de cette tragédie africaine. La veuve du président quitte le Rwanda le 9 avril 1994. Elle n’est donc pas sur place pendant que se déroule la plus grande partie des massacres.

Reste à déterminer son rôle pendant ces trois premiers jours qui plongent le pays dans les ténèbres, et notamment lors de la soirée de l’attentat. Mais aussi son implication lors de la montée des périls, dans les années qui précèdent le génocide. Les deux juges auraient pu se contenter de prononcer un non-lieu, en invoquant l’absence de preuves tangibles. Dans ce dossier, comme dans beaucoup d’autres qui concernent ce génocide, les charges reposent essentiellement sur des témoignages, en l’absence d’ordres écrits ou de paroles enregistrées. Or les témoignages sont par nature fragiles, peuvent toujours être opposés à d’autres, varient dans le temps, en fonction des intérêts ou de la mémoire des concernés.

La « petite maison », cercle occulte des faucons



L’ordonnance de non-lieu ne manque pas de souligner les revirements ou les contradictions de certains témoins. Tout en omettant d’en évoquer d’autres bien plus accablants. Mais de façon plus troublante, cette ordonnance remet en cause, et parfois pour la première fois, des postulats établis de longue date par les chercheurs et les historiens.

L’exemple le plus frappant concerne l’Akazu, « la petite maison » en langue kinyarwanda, qui a désigné, bien avant 1994, le cercle occulte des faucons du régime Habyarimana, dont auraient fait partie l’épouse du président mais aussi son frère et ses cousins les plus proches. L’ordonnance conteste l’existence de cette structure informelle. En se basant essentiellement sur un rapport produit devant le tribunal international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les principaux responsables du génocide, par Gaspard Musabyimana.

Comment la remise en cause de l’Akazu peut-elle s’appuyer sur un enquêteur travaillant pour la défense, donc les accusés, au TPIR ? Et qui fut surtout un cadre des services de renseignements rwandais entre 1989 et 1991, puis l’un des actionnaires de la sinistre Radio des Mille Collines, instrument reconnu de la propagande antitutsi dès 1993 ? « Ce concept d’Akazu est donc nécessairement à appréhender avec prudence », concluent cependant les juges après avoir largement cité l’analyse d’un thuriféraire du régime qui nie l’existence de ce cercle occulte. Comme le font tous ceux qui démentent la préparation du génocide, suggérant plutôt une sorte de bain de sang spontané, provoqué par la colère populaire après la mort du président. En ce sens, il s’agit bien d’une « relecture de l’histoire ».

L’ordonnance de non-lieu affirme également que l’existence d’escadrons de la mort dans les années qui précédent le génocide repose sur « une source unique » : « Les déclarations de Janvier Afrika », un célèbre tueur repenti, interrogé par une commission internationale des droits de l’homme en 1993. Laquelle avait découvert des fosses communes, alertant déjà à l’époque sur un risque de génocide contre les Tutsis. Une fois de plus, c’est notamment le rapport de Gaspard Musabiyimana qui est cité, pour dénier toute fiabilité à cette source. Or contrairement à ce qui est écrit dans l’ordonnance de non-lieu, c’est loin d’être la seule.

Dès 1992, un ancien haut fonctionnaire, longtemps proche du régime, Christophe Mfizi, publiait ainsi une lettre ouverte puis un rapport au vitriol, dénonçant des escadrons de la mort constitués par « le réseau zéro », regroupant la femme du président et ses proches. Lesquels, selon lui, auraient pris l’ascendant sur un président de plus en plus isolé et affaibli. Le nom de Mfizi n’apparaît pas dans l’ordonnance de non-lieu qui semble douter de l’existence de ces groupes de tueurs. Comme n’apparaît pas le nom de l’ancien procureur de Kigali François-Xavier Nsanzuwera, qui lui aussi avait dénoncé les escadrons de la mort au service des proches du régime.

Le témoignage des filles du médecin personnel



Pour dédouaner Agathe Habyarimana de toute responsabilité dans le génocide des Tutsis, fallait-il remettre ainsi en cause des éléments de contexte historiques établis par d’innombrables ouvrages de référence ?

Le récit de la soirée qui a suivi l’attentat se révèle tout aussi partiel. L’ordonnance se contente de dénigrer un témoignage indirect, omettant de rappeler que les deux filles du médecin personnel du président, tué lui aussi dans l’attentat du 6 avril, avaient fait un récit effrayant de cette soirée à la résidence présidentielle, où elles se trouvaient elles aussi. En septembre 1994, devant l’auditorat militaire belge, elles avaient raconté comment la veuve du président multipliait les appels au meurtre, dressant des listes des Tutsis mais aussi des opposants hutus à éliminer. Par la suite, elles se sont rétractées, et murées dans le silence, mais leurs témoignages sur procès-verbal font toujours partie des archives disponibles sur les premières heures du déclenchement du génocide.

Les parties civiles disposent également d’au moins deux témoignages sur le meurtre des voisins tutsis de la résidence présidentielle, dans les heures qui ont suivi l’attentat. La veuve du président pouvait-elle ignorer ces tueries orchestrées à quelques mètres de sa maison ? Ce massacre n’est jamais évoqué dans l’ordonnance de non-lieu.

Mais de telles lacunes interrogent aussi sur le travail des avocats des parties civiles qui n’ont peut-être pas toujours été à la hauteur des enjeux d’un tel dossier, donnant parfois l’impression de réagir dans la précipitation quand la menace du non-lieu se profilait. On y est. Avec désormais comme mince perspective pour le parquet et les parties civiles, d’un nouveau recours à la cour d’appel, plus de trente ans après la tragédie.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024