Citation
Ouvrir ses archives et reconnaître une partie de ses crimes coloniaux, comme en Algérie, au Cameroun et au Sénégal ces dernières années (et peut-être bientôt à Madagascar), la France d’Emmanuel Macron en est capable dans une certaine mesure. Mais pas en toutes circonstances. Et surtout, pas avec n’importe quel interlocuteur.
Sollicité par des Nigérien·nes se présentant comme des descendant·es des victimes de la « Mission Afrique centrale » (MAC), également connue sous le nom de « colonne Voulet-Chanoine », qui sema la terreur en 1899 sur la route du lac Tchad, le gouvernement français a répondu par une fin de non-recevoir.
Dans une lettre datée du 19 juin, adressée à plusieurs rapporteurs et rapporteuses onusiennes qui s’étaient faits les relais de la plainte nigérienne dans un courrier officiel deux mois plus tôt, la diplomatie française fait comprendre qu’elle ne donnera pas satisfaction à leurs multiples requêtes, hormis – c’est la seule petite ouverture qu’elle accorde – celle concernant une éventuelle restitution d’objets pillés durant cette opération de conquête.
« La France reste ouverte au dialogue bilatéral avec les autorités nigériennes, ainsi qu’à toute collaboration en matière de recherche de provenance ou de coopération patrimoniale », précise-t-elle à la fin de sa réponse. Pour le reste, les autorités françaises n’entendent faire suite à aucune des autres demandes : ni réhabilitation mémorielle, ni réparations, ni compensations financières.
Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1
© Photomontage Mediapart avec captures d'écran du trailer "African Apocalypse" de Rob Lemkin et Youtube
Alors que les rapporteurs et rapporteuses onusiennes lui demandaient, « en vertu des mandats qui [leur] ont été confiés par le Conseil des droits de l’homme », de leur fournir des informations sur les mesures prises afin d’établir « la vérité des faits », mais aussi de « présenter des excuses publiques », d’accorder des réparations aux victimes ou encore d’« informer le grand public », la France répond par des généralités qui cachent mal son inaction, tout en plaidant la non-rétroactivité des conventions internationales mises en avant par les requérant·es, signées bien après 1899. Elle qualifie par ailleurs les accusations des Nigérien·nes de simples « allégations ».
Rupture diplomatique
« Il n’y aura pas de suites, rien ne nous y oblige », indique une source diplomatique. « Sur les questions mémorielles, ajoute-t-elle, il faut un dialogue bilatéral. » Or celui-ci est rompu avec le Niger depuis deux ans et la prise du pouvoir, le 26 juillet 2023 à Niamey, d’une partie de l’armée. Depuis, les militaires français ont été chassés du pays, tout comme le géant du nucléaire Orano, et l’ambassade est fermée.
Au Quai d’Orsay, on indique qu’un dialogue ne sera envisageable que lorsque le président déchu, Mohamed Bazoum, sera libéré avec sa famille. Voilà deux ans que cet « ami » de la France est séquestré par la junte. Paris appelle toujours au « retour rapide à l’ordre constitutionnel ».
« Hormis le fait que la France se dit prête à dialoguer, il n’y a rien de satisfaisant dans ce courrier, déplore Hosseini Tahirou Amadou, l’un des animateurs du Groupe de communautés du Niger pour la justice réparatrice de la colonisation, qui représente plusieurs communautés d’une demi-douzaine de localités meurtries par la MAC. Elle ne reconnaît même pas avoir commis un crime, alors que tout est documenté, notamment par des officiers français ! »
Déployée en janvier 1899, la MAC a pour objectif de s’emparer des territoires situés à l’est du lac Tchad, avant les Britanniques, les Allemands et les Turcs. Elle est placée sous le commandement de deux officiers, le capitaine Paul Voulet et le lieutenant Julien Chanoine, qui se sont « illustrés » quelques mois plus tôt durant l’occupation violente du pays mossi (dans l’actuel Burkina Faso). Ces populations, écrit alors Chanoine, sont « des barbares qui ne comprennent que la force ».
Massacres
Dès qu’elle débute sa marche dans l’ouest de l’actuel Niger, cette colonne impressionnante, forte de quelque 1 700 personnes (dont huit Européens, 600 tirailleurs, 800 porteurs, entre 200 et 400 femmes, pour certaines exploitées en tant qu’esclaves sexuelles…), s’illustre par sa violence extrême, tant pour « mater » les populations récalcitrantes que pour se fournir en vivres, en esclaves et en femmes. En effet, la troupe se nourrit « sur le pays », selon l’expression des militaires rapportée par l’historienne Camille Lefebvre dans son livre, Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel) (Fayard, 2021).
Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2
© Photomontage Mediapart avec captures d'écran du trailer "African Apocalypse" de Rob Lemkin
Les massacres se succèdent : le 9 janvier à Sansané Haoussa, le 17 à Liboré, le 25 à Hamdallaye… La colonne laisse derrière elle des villages calcinés et des corps éventrés. Mi-février, à Dioundiou, 300 personnes sont tuées et toute la ville est détruite. À Lougou, la résistance menée par Sarraounia Mangou, une reine locale, est brisée dans le sang. Le 9 mai, le plus grand massacre est commis à Birnon Konni : au moins mille mort·es et des centaines de femmes et de filles enlevées. Les crimes se poursuivent à Libiri en juin, à Koran-Kalgo en juillet…
« L’ennemi a tenu bon malgré une batterie meurtrière. Un petit village de 600 habitants. L’assaut nous a coûté 2 tués, 14 blessés. Tous les habitants tués, village incendié », annoncent les Français dans une dépêche après la « prise » de cette dernière localité.
« Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été tués, torturés, soumis à des disparitions forcées, violés, mutilés, réduits en esclavage, déplacés de force et dépossédés au cours de la campagne », indique le collectif nigérien, tout en précisant qu’il est impossible de dresser un bilan exact du nombre de victimes.
Malgré le scandale en « métropole » et l’ouverture d’une enquête au sein de l’armée, aucun officier ne sera jugé, et aucune excuse publique ne sera jamais présentée.
Rien de très exceptionnel, souligne Camille Lefebvre. « Les violences de la mission Voulet-Chanoine ne sont que des versions amplifiées de pratiques ordinaires » à cette époque, écrit-elle. « Les immenses colonnes se nourrissant sur le pays, abandonnant blessés et malades sur la route, fusillant les déserteurs, pratiquant des feux de salve sur les populations civiles, tirant au canon sur les villages et les brûlant, sont des phénomènes récurrents. »
Cette fois pourtant, les rapports accablants qui remontent jusqu’à Paris font réagir. En avril, ordre est donné au lieutenant-colonel Jean-François Klobb de partir aux trousses de la mission pour en prendre le commandement. En suivant sa trace, l’officier découvre des villages dévastés, des survivant·es terrorisé·es. « Spectacles macabres », écrit-il. Mais quand il tombe sur la tête de la colonne, il est exécuté.
Trois jours plus tard, Voulet et Chanoine sont tués par leurs propres troupes, elles aussi soumises à un régime de terreur. La mission peut continuer sa route, mais sous un autre commandement. Et la France peut décréter l’impunité : malgré le scandale en « métropole » et l’ouverture d’une enquête au sein de l’armée, aucun officier ne sera jugé, et aucune excuse publique ne sera jamais présentée.
Les « dérives » de cette colonne sont décrites comme l’œuvre de deux fous qui auraient outrepassé les ordres. Une manière d’étouffer toute polémique sur la violence systémique de la conquête coloniale, estime Camille Lefebvre.
Une redécouverte
Comme nombre de Nigérien·nes, Hosseini Tahirou Amadou n’avait une connaissance que très parcellaire des crimes de la colonne Voulet-Chanoine lorsqu’il a rencontré le Britannique Rob Lemkin en 2014. Le premier enseignait l’histoire à Dioundiou, une des villes ravagées par les Français. Le second réalisait un documentaire pour la BBC (African Apocalypse) sur cette mission. « J’ai découvert beaucoup de choses que j’ignorais, et que beaucoup de Nigériens ignoraient. C’est là qu’est née l’idée de la plainte, déposée en 2021 », souligne-t-il.
Cet épisode est pourtant amplement documenté. Camille Lefebvre souligne que le dossier qui lui est consacré dans les archives nationales en France fait plus de mille pages. Elle ajoute que plusieurs historien·nes (français·es et nigérien·nes) ont étudié le sujet, et qu’il a largement débordé du cadre universitaire, puisque des romanciers et des réalisateurs s’en sont inspirés.
En France, « cette affaire revient de manière épisodique sur le devant de la scène : en 1899, dans les années 1930, dans les années 1970… Mais elle disparaît aussitôt et retombe dans l’oubli », constate l’historienne. Il est vrai que si elle est enseignée à l’école primaire au Niger – de manière succincte –, elle est ignorée en France. Dans les collèges et les lycées, « on enseigne la décolonisation – et encore, très rapidement – mais beaucoup moins la colonisation, par manque de temps et en raison de programmes surchargés », déplore-t-elle.
Comme Lemkin dans son documentaire, Lefebvre remarque que les violences de cette colonne ont engendré « un traumatisme profond » dans les régions concernées. « L’héritage des violations subies s’est étendu au-delà des dommages physiques et psychologiques causés aux victimes directes pour inclure de graves dommages matériels et des traumatismes intergénérationnels affectant leurs descendants », écrit le collectif de plaignant·es.
Selon lui, cet héritage ne pourra être dépassé que par l’adoption de mesures fortes. « Il faut réhabiliter la mémoire de ces crimes en les faisant connaître, insiste Hosseini Tahirou Amadou. Mais il faut aussi réparer ces crimes, par exemple en restituant les objets volés, et il faut des compensations financières, sous une forme ou sous une autre. » Malgré la réponse de la France, il ne perd pas espoir : « On voudrait que le gouvernement nigérien profite de la prochaine Assemblée générale des Nations unies [prévue en septembre – ndlr] pour qu’il communique sur cette question. »